dimanche 16 novembre 2014

journal d'il y a cinquante ans


Lundi 16 Novembre 1964


en bibliothèque, rue Saint-Guillaume

Réflexions pour 1985 – j’en lis l’analyse dans Paris-Match.

– la culture primant le savoir. Ce que Duverger disait il y a trois ou quatre jours : tout comprendre et non pas tout savoir. Ce qui suppose des gens beaucoup plus intelligents, mais aussi toute une autre éducation. La priorité donnée aux voyages, aux lectures (non des manuels juridiques ou scientifique, mais des grandes œuvres ou d’ouvrages de vulgarisation : Fred Hoyle, ou de synthèse : Teilhard)

– croyance que le progrès va vite. En fait, je n’ai pas cette impression. Depuis Napoléon, on mange toujours du pain, nous nous asseyons toujours devant une table pour manger, nous dormons dans des lits peut-être plus confortables mais qui sont toujours à quatre pieds. Les villes sont de plus en plus laides, et, dans le quotidien, on se déplace aussi lentement (on met certainement plus de temps pour aller de l’Etoile à Sciences-Po., que du temps de Napoléon III). Je crois donc qu’en 1985, notre vie quotidienne ne sera pas tellement changée par rapport à 1965. Le confort sera plus répandu. Peut-être vivrons-nous dans des maisons particulières ? Mais… les projections faites dans le livre auraient pu être faites, il y a vingt-cinq ans pour notre époque, et notre époque les a démenties.

– optimisme démesuré. Croyance que la Beauté sera répandue. En fait, la beauté dont l’homme d’aujourd’hui est le plus avide, c’est la nature, d’où le week-end à la campagne, les sports d’hiver, le scoutisme (de Baden-Powel).

– l’homme est-il heureux ? réponse : « J’existe. Plus aujourd’hui qu’hier. J’existe plus fort. Je maîtrise mieux l’univers. Quoi d’autre ? ».  Cela ne répond pas à la question. L’homme est-il plus près de Dieu ? Reprendre Daniélou. Quel sera le paganisme de demain que l’Eglise purifiera, transfigurera, dans la Révélation du Christ.

– reprendre ce que disait Daniélou à Jambville : on ne manquera pas de techniciens, mais d’hommes de prière, de moines, de prêtres, de moines. Frappant qu’aux Etats, pays-pilote pour la civilisation de 1985 (et qui le vit déjà peut-être), il y ait un tel élan de monachisme. Cf. Merton, Gethsémani passant de 60 à 200 frères en deux ans.

– manque de pensée, de contingent, de sens de l’effort dans ce monde tel qu’il est décrit (et tel qu’il n’existera pas).
La politique sera toujours « la tragédie de notre temps », elle l’était du temps des Grecs, elle le sera encore dans vingt ans. Et peut-être même plus, car il faudra des hommes qui fassent la synthèse de leur temps, et des options que le monde prendra plus ou moins consciemment.
Le rôle du politique sera même de faire naître l’alternative. Là où aucun choix ne se présente, c’est le totalitarisme de la machine (demain) ou de l’homme (hier).
Le politique sera celui qui créera, non pas une solution de rechange, mais qui mettra en question, en doute, des orientations. (La conscience naît de la remise en question). Il est frappant de voir qu’avant 1958, l’OTAN était en vogue, et la coupure du monde en deux un fait irréversible. Aujourd’hui, on envisage très calmement – et à juste titre – de sortir du sillage américain, de confectionner un autre bateau – entièrement indépendant – ou encore de s’allier aux Russes. Là où il n’y avait qu’une orientation, de Gaulle a posé une alternative.

Dieu n’agit-il pas de même dans nos vies ? en remettant sans cesse en cause l’orientation que nous avons vouku donner à notre vie, sans nous soucier de l’alternative qu’il nous propose : tout ou rien, son amour ou le désespoir.

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A certains moments, surtout quand je travaille, j’ai l’impression de n’avoir jamais « flagorné », de n’avoir jamais lancé à fond toute mon énergie, toute ma puissance, toute mon imagination, qu’il y a une puissance formidable en moi, et qu’un avenir très lourd et dense m’est promis.

Mais je sens aussi que cette puissance est diverse, éparse, qu’elle ne pourra se donner à plein – que si elle unifiée, stimulée, subjuguée, canalisée, que les multiples possibles ne pourront se résoudre qu’en une vie, que seul le Christ peut me permettre de me réaliser, et que sans Dieu, et son plan sur moi, je ne puis rien, qu’un souffle dans le soir, alors que je pourrais être l’ouragan qui balaie – ou le vent qui fait tourner mille moulins.

J’ai l’impression que beaucoup de recherche et de tâtonnements m’ont été évités par la Providence, que tout de suite, elle m’a fait pressentir la vérité, ce pour quoi je suis fait, que l’existence vaut la peine, parce qu’elle mène à Dieu.

Mais je sais aussi qu’elle ne m’a pas encore permis de résoudre l’avenir. Et que les décisions sont à prendre. Jusqu’à présent, j’ai été façonné, avec plus ou moins de collaboration de ma part, et plus ou moins de conscience de l’œuvre de Dieu.

Maintenant, il faut que je réponde.

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Il y a deux cultures :
– celle que je suis en train de mettre en fiches, qui est à la portée de quiconque
– celle que donne la vie : cette capacité de s’émerveiller, ces multiples paysages, ces visages d’amis, ces âmes entraperçues, ces sourires du corps et du cœur, ces rencontres, ces vies vécues. Tout cela n’est que don de la Providence, et chercher cette culture (au beau sens du terme, puisqu’elle nous façonne, puisque Dieu nous façonne, nous « cultive » par les événements), c’est s’exposer à ne jamais l’atteindre, et à perdre celle que l’on a déjà. On ne reçoit qu’en donnant. Et donner, c’est parfois accepter de recevoir.


A la maison, 22 heures

Bien souvent, je crois des regards pleins de tristesse ou de non-espoir, des regards vides, qui appellent de quoi les remplir. Et je ne sais que leur répondre, et je baisse les yeux. Un peu honteux de mon bonheur.

Il n’est pas facile de regarder en face mon ami, et de contempler sa certitude, sa richesse, son amour, la plénitude de son regard, pas ce que ce regard contemple déjà, ce qui peut seul le remplir pour l’éternité, que de regarder ces yeux gris, fixés dans le vague, ces yeux de couleur indéfinissable, qui me supplient, qui me disent : je suis malheureux, tout craque en moi, ces yeux qui sont ouverts sur un vide intérieur vertigineux, que creuse le sentiment que la vie est absurde et n’a aucun sens.

Seigneur, j’ai parfois peur de ces regards. Et c’est le regard de presque tous tes frères : les hommes. Seigneur, aurais-tu apporté la lumière pour rien ?

Et lux in tenebras lucet. J’ai compris. Tu ne peux remplir que ce qui est vide, tu ne peux éclairer que l’obscur. Ces regards vides t’attendent. Cette angoisse de ceux que je cotoie, c’est l’angoisse de ton absence. Mais Seigneur, tu viens en ce monde, sécher les larmes et faire voir les aveugles. Seigneur, je te prie pour ceux que j’ai croisé aujourd’hui et dont je n’ai regarder le regard san gêne. Seigneur, ce sont mes frères et demain ils verront la même lumière que moi, et tu les appelleras, au même bonheur, et à la même joie éternelle.

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Tombé sur quelques vers, cet après-midi, en faisant mes fiches.
« Il fallait y croire il fallait
Croire que l’homme a le pouvoir
D’être libre d’être meilleur
Que le destin qui lui est fait… »            Eluard.

Si l’on retranche le dernier vers, c’est parfaitement chrétien. Et tout l’optimisme de la Révélation s’y retrouve. Mais il y a ce déterminisme et cette damnation, dans le dernier vers, qui est faux.

J’ai surtout beaucoup ces vers de Robert Desnos.
« J’ai rêvé tellement fort de toi, 
j’ai tellement marché, tellement parlé,
tellement aimé ton ombre,
qu’il ne me reste plus rien de toi… »

C’est là la différence entre l’amour humain (dans la mesure où la mort le condamne, pour les incroyants il ne me reste plus rien de toi, qu’un corps mort) et l’amour divin : le dernier vers est alors en trop.
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Reçu une lettre d’André. Me laisse entendre que lui et sa famille croient que j’ai la vocation. Me parle de la Foi qui balaie tout. Et la Foi est un don de Dieu. Deo gratias.

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