mercredi 5 novembre 2014

journal d'il y a cinquante ans


                                             

                                               Jeudi 5 Novembre 1964


L’affaire du « Concorde »

On en parle depuis huit jours. Tout le monde s’accorde à la considérer comme très importante.

Test capital : l’Europe peut-elle concurrencer l’Amérique ? l’Europe peut-elle résister à la puissance économique américaine et à terme, s’en émanciper ? Refuser, ou ne pas pouvoir, construire Concorde, c’est accepter la suprématie américaine, non comme un état transitoire, une conséquence durable mais éphémère de la guerre, mais comme un article de foi éternel. C’est accepter de se laisser peu à peu envahir par les Etats-Unis et dépendre d’eux, pour la moindre production. L’Europe sera-t-elle le Canada ?

L’Angleterre recule : prétexte, la dépense contraire au programme d’austérité. Il semble qu’à deux : France et Angleterre puissent construire Concorde. En fait, l’Angleterre ne veut pas mécontenter les Etats-Unis. On a vraiment l’impression – une fois de plus – que la France est le dernier rempart de l’esprit européen, la dernière carte de l’Europe, même si elle agit pour elle-même.

« On ne voit pas très bien comment une nation pourrait maintenir son indépendance politique si une grande part de ses moyens de concevoir et de produire était subordonnée à des décisions techniques et économiques de forces étrangères, elles-même rattachées au même pavillon. »

Pour l’indépendance de l’Europe, Concorde doit être construit à tout prix. Au besoin, par la France toute seule. Pour des raisons différentes, les syndicats français réclament cette construction, et demandent au gouvernement français de « faire preuve de la plus grande fermeté et de mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose, pour que ce projet franco-anglais ne soit plus remis en cause, au moins dans son principe. Dans le cas où la valeur incontestable du dossier tel qu’il se présente, devrait supporter la carence de nos partenaires… que tous les efforts et tous les sacrifices soient consentis pour mener à bien l’expérimentation de l’idée française qui a la faveur de l’approbation des milieux intéressés internationaux. »

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De Gaulle ne fait jamais plus l’unanimité des Français que lorsqu’il s’agit des relations avec l’Angleterre. Cf. Concorde, Janvier 1963.
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Même s’ils ne l’acceptent pas du fond du cœur, les gouvernements européens acceptent l’hégémonie américaine pour des raisons de sécurité.
1° il est dommage que des nations sacrifient leur identité-même et leur personnalité à terme, pour des raisons de sécurité,
2° on peut se demander si les Etats-Unis assureront toujours la sécurité de l’Europe,
3° l’URSS est-elle désireuse de s’emparer de l’Europe ? Ne se contenterait-elle pas d’une neutralisation ou d’une neutralité : l’Europe indépendante ne s’alignerait pas forcément sur les Etats-Unis, d’où il suit que l’URSS a plus intérêt que les Etats-Unis à l’unification européenne.

Pour les Etats-Unis, le maintien de la division européenne et la subjugation économique, puis politique de l’Europe, est la condition de leur hégémonie mondiale. Pour l’Europe, l’unification est la condition de sa survie. Devenir la première ou la deuxième puissance mondiale, ou périr.

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Les Etats européens sont plus dociles aux Etats-Unis sur le plan politique que sur le plan économique. Tout porte à croire que, tôt ou tard, les sentiments européens l’emporteront. De Gaulle aura – en attendant – préservé et peut être gagné l’essentiel. Le Times le faisait remarquer aujourd’hui : le plus sérieux adversaire de Johnson (et des Etats-Unis), c’est de Gaulle. (On peut penser que pas un gouvernement français ne se sentirait assez sûr de lui, de ses vues, de son soutien, que de Gaulle. De Gaulle est donc le seul à pouvoir assumer ce rôle). Qui gagnera ? Le seul fait que la résistance gaulliste se prolonge, donne aux autres gouvernements le temps de réfléchir.


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Toute la politique internationale est dominée par le problème de l’unification européenne et par les rapports entre les Etats-Unis et l’Europe. On peut être inquiet mais doit être optimiste. « La France, pour la seule raison qu’elle est la France… »


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Aujourd’hui, j’ai rangé ma chambre. Rencontré Mr. N. [1]dans la rue. Inquiet de l’évolution des SDF [2].

Notre-Dame, patronne des vocations.

Me rends compte combien je suis faible et vaniteux, et pécheur. Que je ne progresse nullement, que je refuse tout sacrifice.

J’écarte de moi toute pensée concernant l’avenir.

Lundi prochain, résultats de l’écrit de l’ENA [3].

Nommé moniteur, hier [4]

Coup de téléphone long et sympathique de Christian à midi.

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J’ai parfois l’impression que pour voir clair, il me suffitrait de le vouloir, et qu’une décision franche et nette pour la vie religieuse (ou son refus définitif) dégagerait d’un seul coup tout mon univers, et tout mon horizon.

Faut-il faire une retraite ?
Pb. peut-être mal posé. Au lieu de me demander si j’ai ou non la vocation, si Dieu m’appelle ou non, me demander où tout me mène, ce vers quoi je penche le plus manifestement, et DECIDER.

Le moindre encouragement de Boyau – ou même de quelqu’un d’autre – me ferait me décider, et répondre présent.

Cette incapacité présente à décider, est-elle signe
– que je n’ai pas les éléments pour décider (pas d’appel net, pour le moment, etc…)
ou                        – que je ne déciderai jamais (pas de volonté, pas de générosité)





[1] - père d’un de « mes » plus jeunes scouts : Marc

[2] - Scouts de France

[3] - Ecole Nationale d’Administration

[4] - assistant d’un chargé de travaux dirigés, en faculté de droit et des sciences économiques à Paris – je ne me souviens plus en quelle matière, peut-être était-ce pour l’ensemble de celles donnant lieu à ces « TDs » ; menu salaire et familiarité plus grande avec le corps professoral et enseignant

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