lundi 3 novembre 2014

journal d'il y a cinquante ans


                                             Mardi 3 Novembre 1964


Vu le Père Boyer-Chammard, à 18 heures 15. – Je lui avais passé les notes que j’ai prises depuis la fin d’Août et les lettres écrites à Carcassonne pour Michel, André, Bruno, le Père Hôtelier de Solesmes.                            

Ce qu’il m’a dit :

– Dans l’état actuel : pas de signes nets de vocation. Fermer le dossier « vocation ». Ne pas poser de questions à Dieu : il n’a rien à me dire. Apprendre à vivre en chrétien « comme tout le monde ». Si un événement nouveau survient, il sera temps de le saisir. Si Dieu m’appelait, il est probable que ce ne serait pas en continuité avec ce qui s’est passé précédemment, mais d’une tout autre manière.

– Il a ajouté, et m’a beaucoup moins convaincu. Ne me voit pas du tout dans la vie religieuse. Me voit très bien, dans le mariage. Conclut que je n’ai pas la vocation (alors que quelques minutes auparavant, il laissait la porte ouverte à toute éventualité).

– Vis-à-vis des jeunes filles, perdre l’idée de vocation ; Plus de protection par la vocation. Donc, plus de touche à tout, de kaléidoscope féminin. Voir la chose avec sérieux. S’engager pour la vie. Se donner réellement.

– Garde une idée très arrêtée sur ce que j’ai fait à la Troupe : une histoire de la Troupe racontée par une dizaine de parents et de garçons n’aurait pas du tout la même tournure que celle que je fais. (c’est vrai et faux. Vrai : car j’idéalise à des fins de propagande et d’éducation, cf. journaux de camps, et que l’on est toujours tenté de voir les choses du bon côté en pareil cas. Faux : car je me rends très bien compte de mes insuffisances et de mes défauts. Personnalisation, local, égocentrisme, manque d’attention aux garçons, contacts insuffisants avec les parents).

– Me conseille : fermer le dossier vocation, n’y plus penser, organiser ma vie en fonction d’une vie laïque, du mariage.

Suis personnellement d’accord sur
– ne pas me creuser la cervelle à propos de « ma vocation », pas de discernement des humeurs (par opposition au discernement des esprits). Correspond à ce que je pense depuis trois ou quatre mois : l’heure n’est pas à la décision. Cette heure est peut-être très proche, mais elle n’est pas encore là.n
– nécessité vivre « comme tout le monde », comprendre le sens de la vocation universelle des baptisés.

Suis en désaccord sur

– toute projection sur l’avenir. Reste convaincu que ma vie débouchera dans la vie religieuse et sacerdotale. Mais ne sais ni quand ni comment. Et cela ne change rien au présent.

En fin de compte :
Boyau m’a fait l’impression d’être très lucide au début de son entretien (lisant les notes prises après la lecture des miennes) et de revenir à son leit-motiv, et à une espèce de schéma qu’il a sur moi, depuis quatre ans. Je lui ai d’ailleurs dit qu’au fond, il n’avait pas changé d’opinion depuis quatre ans.

– S’est demandé si je ne ferai pas bien de montrer aussi ce que je lui ai montré au Père Hôtelier de Solesmes.

En somme, nous en sommes revenus à la position que nous avions en Juillet 1963 (après Manrèse [1]), Juin 1964 (après l’analyse d’écriture) :
– pas de vocation
– vivre une vie chrétienne pleine et réaliste, en contact avec les réalités du monde, des autres, de Dieu.

Boyau m’invite à faire une véritable révolution en moi
– ne plus structurer l’avenir en fonction du sacerdoce (ce que d’ailleurs je ne fais pas nettement)
– aborder carrément le fait que je ne serai pas prêtre mais dans le monde
– vivre dès à présent dans cette optique

A vrai dire :
je ne vis dans une des deux perspectives ou dans l’une et dans l’autre à la fois. J’ai toujours l’impression de deux voies ouvertes, toutes deux aussi faites pour moi. Celle du sacerdoce m’attire infiniment plus. Mais je ne me sens pas en mesure de décider bien que mon désir et mon amour soient du côté du sacerdoce.

Une question se pose :

Boyau voit-il clair ? car en fait, tout ce qu’il me dit, ne me satisfait pas. Ce manque de satisfaction vient-il de ce qu’il ne répond pas à mon désir, ou au contraire, parce qu’il ne correspond à la réalité, à la vérité.

En tout cas, et de toutes façons

– ne pas ressasser le « problème » vocation
– ne pas me poser de questions à ce sujet, sans cesse
– vivre l’aujourd’hui de Dieu

– rien ne m’oblige (tout au moins aucun « fait » - je ne considère comme « fait » spirituel, et comme véritable, que les pages écrites par Boyau, et non la conversation qui a suivi) à croire que je n’aurai jamais la vocation,
mais je ne peux pas conclure actuellement que je l’ai.

Faut-il que je « renonce » à toute idée de vocation ? Faut-il que j’abandonne ce à quoi j’ai pensé pendant douze ans (à intervalles parfois espacés) comme on s’arrache des illusions, ou du pays des rêves. Je ne sais pas.


[1] - du 30 Juin au 5 Juillet 1963, j’ai fait une « retraite d’élection » sous la direction de Jean Gouvernaire, jésuite, au Centre Manrèse à Clamart où depuis les années 1880-1890 sont donnés les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola – Charles de Foucauld y est venu

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