jeudi 20 novembre 2014

journal d'il y a cinquante ans


23 heures 10                     Vendredi 20 Novembre 1964


Impression de chaleur, d’étouffement. Depuis quelques jours, démarche plus lourde, traits tirés. Peu d’humour. Trop de sérieux. C’est le concours. Le travail est abrutissant, même si la matière (comme ce soir, la littérature française) ne l’est pas.

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Vu le Père Lamande, mercredi soir.
Au début, j’ai eu l’impression que nous ne nous comprenions pas. N’avait pas lu mes notes. (Les lira avant Noël). Lorsque je lui ai donné les résultats de l’écrit, ma dit qu’il n’y avait plus de problème. Je lui ai expliqué qu’il demeurait
– m’a montré tous les risques, et les désagréments de la vocation, tout ce à quoi il me faut renoncer (carrière, femme)
– a insisté sur le fait que mon choix devait être total, irréversible, définitif
– que la vocation était l’AMOUR, un amour pour Dieu, et c’est tout.
M’a dit
– qu’il refusait de me parler de la période où il m’a le mieux connu : Petit Collège
– de ne pas prendre de décision avant le service militaire, que le service me ferait beaucoup de bien.

A la fin de notre entretien, je crois qu’il avait compris combien ma position est parfois inconfortable, et qu’il est des moments où je souffre réellement de ne pas voir clair, d’errer dans un couloir où toutes les portes sont fermées.

En lisant mon analyse d’écriture, a déclaré
– que je serai très dangereux comme supérieur religieux (cf. Boyau)
– qu’il était indispensable que je sois bien dirigé.
Qu’au fond, je n’étais pas encore en possession de ma personnalité (ce qui est normal à mon âge) et que le bien et le mal étaient tous deux latents en moi.


Trajets, en revenant de l’INS, mardi et mercredi derniers, avec Olivier F.
– est simple, et lui-même. Pas besoin de prendre des gants. Dit facilement ce qu’il pense, simplement. Beaucoup de finesse et de délicatesse. Séduisant au fond.
– pratiquement pas d’idées bien personnelles. Ce qu’il avoue lui-même. N’a au fond guère de caractère. A conscience, et ne regrette pas, d’être le prototype-même de l’élève de l’ENA, semblable à d’autres
– vg. politiquement au centre, mais la politique de l’intéresse pas. C’est l’administration, la gestion qui l’intéresse. Epouser une femme riche, est pour lui une ambition véritable. Ne semble pas avoir de « problèmes ». Guère de profondeur. Mais infiniment de gentillesse, et une intelligence simplifiant les choseds. Je ne lui ai pas posé de questions sur ses croyances.
  chose curieuse (du moins je le crois), s’est assez ouvert à moi, sans que je lui ai fait tellement de confidences en retour.

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Conférence de Hallstein [1], hier soir, à la Faculté. Très applaudie. Le mot « politique » particulièrement. Unité politique. Communauté politique. Prise de position capitale : la dégense devra être intégrée si l’on veut faire l’Europe, contre toute menace de désintégration à l’intérieur ou d’écrasement à l’extérieur. En quoi, rejoint les thèses gaullistes.

Je suis de très près ces questions, conscient de l’enjeu formidable de la partie qui se joue. Les Etats-Unis ont tout intérêt – ils l’ont bien compris maintenant – à ce que l’Europe ne se fasse pas. Pour cela, ils dévoyent systématiquement l’Allemagne [2]. La force multilatérale n’a d’autre but que d’amarrer définitivement une partie de l’Europe à l’Amérique, laissant de côté toute l’Europe de l’Est, et compromettant considérablement tout projet d’Europe.

Il faut choisir : l’Europe atlantique n’existe pas. Il faut choisir la Communauté atlantique ou la Communauté européenne. Je choisis la Communauté européenne, dussè-je dire non à la Communauté atlantique.

Si à court terme, l’on peut être pessimiste, on peut être optimiste pour l’avenir. Les Etats-Unis éveillent de plus en plus de méfiance. Il n’y a plus de lien sentimental avec eux (seul Kennedy aurait pu les maintenir). La conscience (ou le nationalisme) européen se fait de plus en plus sentir. Tôt ou tard, l’Europe se fera, contre les Etats-Unis, s’il le faut.

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Guère le temps de penser à la vocation. Ne la désire que dans la mesure où c’est le plan de Dieu sur moi. Sinon, je souhaite que la question soit enterrée. Mais je ne peux l’enterrer. La question reste latente sans pour autant que je puisse la résoudre. Je fais confiance à Dieu pour m’aider à la résoudre quand il m’indiquera de lui poser la question. J’attends calmement. Et la vie religieuse me devient indifférente. Que Dieu tranche en moi. Après tout, c’est lui qui m’a choisi et non pas moi. Il ne m’abandonnera pas. J’ai la foi et cela commande tout mon avenir, mais pas encore assez mon présent.

En tout cas, faire la volonté de Dieu est ma raison d’être. Et je ne serai pas heureux sans cela. C’est cela qui est capital. Quelle est la volonté de Dieu sur moi ? que je ne puisse jamais dire, comme Gide : « C’est à ma taille aussi que j’avais taillé mon bonheur… Mais j’ai grandi. A présent, mon bonheur me serre. Parfois, j’en suis pres étranglé ! ».

Mon Seigneur !
Je n’ai guère la force de te prier.
Je suis fatigué, aveugle.
Je ne vois plus rien.
Le concours barre tout.
Je ne sais plus rien.
Si ce n’est que Tu m’aimes.
Et que j’ai choisi de Te suivre partout.
Et que la vie n’a de sens qu’en Toi.
Et que je ne peux – et ne veux – être heureux qu’en toi.
Je confie, comme tous les soirs, à Ta mère
ma vocation
Si Tu m’appelles, fais-le moi savoir, et donne-moi la force de Te suivre.
Seigneur, exauce-moi. Même si je ne puis ce soir, formuler ma prière. Viens la chercher au fond de mon cœur.
Je ne peux l’élever jusqu’à toi.
Tant, je suis fatigué, et sans horizon.

Seigneur, je Te confie tout mon être, tout mon avenir,
tout mon présent. Cette nuit et ce demain.
Et ces oraux de l’ENA.
Et l’effort de mes camarades, et leur appréhension.
Et mon effort et mon appréhension.
Seigneur, sans Toi je ne puis rien.
Je m’accroche à Toi, et je sens de plus en plus,
que si j’ai la Foi, c’est bien grâce à Toi qui T’es révélé
à moi, à moi qui ne suis qu’un pécheur et
qu’un égoïste forcené.

Credo in unum Deum,
je crois à Ton amour.
Je crois en Toi, unique source de tout amour,
Toi qui es Amour, Toi qui es tout
et qui fais mon bonheur.
Toi, Seigneur, que je veux suivre
dans quelque état que ce soit.

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[1] - Walter Hallstein, président de la Commission du Marché commun, à Bruxelles. Il inaugure ces fonctions et cette institution après avoir été ministre des Affaires étrangères de son pays, la République fédérale d’Allemagne, sous l’autorité du chancelier Adenauer. Il avait alors inauguré aussi ces fonctions pour l’Allemagne d’après-guerre et énoncé la doctrine qui porte son nom : rupture avec tout Etat qui reconnaîtrait la République démocratique allemande (on disait alors le régime de Pankow). C’est l’époque où la discussion ne porte pas sur un amoindrissement des compétences de la Commission, mais sur la définition-même de l’entreprise européenne : politique ou pas ? ce qui constitue le débat : fédéralisme ou pas

[2] - dirigée depuis Septembre 1963 par le chancelier Ludwig Erhard, sans la moindre affinité avec le général de Gaulle

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