Me porter fort de mon pays.
Si souvent dans chacune de mes affectations diplomatiques, selon des fonctions
théoriquement non politique et seulement d’application : notre commerce
extérieur, ses prospections, ses offres, ses financements, ses contentieux, je
l’ai fait sans instructions mais sans difficulté non plus. N’être que moi-même
mais assuré intimement d’être dans le vrai en disant la disponibilité de la
France à ce pays qui m’accueille et dont les responsables, me trouvant
peut-être sympathique à eux, au leur, à leurs perplexités, se confie beaucoup à
moi. Je rends compte à ceux auprès de qui la publication de mes opinions dans
le plus influent de nos journaux, m’a accrédité. Raymond Barre, devenu pour
quelques mois mon ministre, sans doute pour préparer Matignon et Rivoli
ensemble, accueille le plaidoyer portugais sans précaution et sans le crible de
notre ministère des Affaires Etrangères. Celui du Portugal est sis au palais
des Nécessités… Je l’avertis aussi de la main mise probable de l’Allemagne (censément
la nôtre, surtout avec Helmut Schmidt à la chancellerie) sur des gisements
d’uranium importants. Plus tard, et en meilleure position hiérarchique et
surtout en confiante amitié, je plaide aussi bien la levée d’un ostracisme
méprisant pour l’Autriche, celui pesant sur Kurt Waldheim, son président
fédéral, depuis des dénonciations et présomptions à propos de ce qu’il aurait
perpétré à Thessalonique pendant la guerre hitlérienne, que l’accueil dans la
Communauté européenne, d’un pays et d’un peuple qui en a envie, qui est capable
en tout d’honorer sa signature, ce qui a toujours été rare de la première
candidature britannique en Août 1961 à celles de toutes les anciennes colonies
soviétiques d’Europe centrale et de l’est, qui surtout nous apporte, avant la
« chute du mur » et l’implosion à Moscou, une connaissance, une
capillarité avec cet ensemble qu’aucun pays occidental n’a à ce point.
Je crois bien qu’en parlant
avec cette femme et en l’assurant que la mauvaise passe actuelle ne durera pas,
que passeront aussi les suspicions et les simplismes manifestés par beaucoup de
Français envers toute personne qui ne se costume pas à leur habitude ou envers
une religion dont ils ont d’autant moins idée qu’ils ne savent même plus celle
qui leur fut censément native ne sont pas le fond de notre caractère, je me
porte encore davantage fort de nous qu’en fonction diplomatique, fort de cette
nation que vous présidez actuellement, que vous avez voulu diriger. Je lui dis
cette France à laquelle elle est attachée mais dont elle craint d’en être
incomprise et repoussée.
Elle me dit alors son père
arrivé d’Algérie à douze ans, il en a maintenant quatre-vingt-sept. Je ne
calcule qu’en vous écrivant maintenant. Il est venu avec les armées de notre
libération ou autrement, ce n’est pas à cause de la sienne et de la guerre du
F.L.N. Elle est allée là-bas, elle ne peut dire qu’elle y est retournée, elle a
été bien accueillie et depuis elle apprend, avec quelques amies mais ici,
l’arabe, au moins pour lire les noms de rue à Alger. Elle veut remonter à ses
origines, les connaître, elle dit le plus naturel : la double culture,
alors même qu’elle ne sait pas parler la langue de ses grands-parents, de son
père. Naturellement, au travail (elle est employée à la mairie de Clamart), elle
n’est pas en mellafa, mais au dehors, dans la rue, ici, elle s’estime en droit
de porter ce qu’elle porte. Elle est connue de ses collègues pour sa religion,
elle a été parfois sinon moquée du moins mésestimée uniquement pour cette
origine qui se voit pourtant si peu. Elle sourit, nous sommes vraiment à
l’aise, je lui dis ne pas connaître l’Algérie quoique – juste avant les
élections donnant peut-être le pouvoir démocratiquement au F.I. S. et dont
le second tour fut empêché par l’armée [1]
– j’allais y être invité par l’évêque d’Oran et aussi d’anciens élèves en
faculté de droit, dont j’encadrais les
travaux dirigés juste après les « événements de Mai », mais je suis
familier d’un pays proche, la Mauritanie, où j’ai atterri à mes vingt-et-un
ans. Quand la porte du consultant s’ouvre inopinément, l’appelle – d’un nom
français, m’a-t-il semblé – je n’ai pas le réflexe que j’ai à toute rencontre,
le plus fréquemment, c’est dans les transports publics, de lui demande son
adresse internet, elle me sourit encore, je la perds mais elle demeure. Je suis
certain que nous pouvions aller plus loin, moi pas dans l’assurance d’une paix
française, consensuelle entre toutes nos diversités d’origine et même de
mœurs : cela n’était pas à redire, mais sera à vivre, mais elle dans une
introduction qui me fait encore défaut. Sa vie de famille et de couple en ce
qu’elle identifie une des composantes de notre nation maintenant, l’éducation
des enfants, la pratique religieuse et, à ce propos, ce qu’elle entend par
islam, ce qu’elle s’approprie : est-ce identitaire ? est-ce sa vie
spirituelle ? si elle ne parle pas l’arabe, ne sait pas lire la toponymie
algérienne, comment lit-elle le Coran ? dans le plus concret de la
lecture, de la méditation, de la prière, surtout si elle est alors seule à
chercher Dieu, à s’entretenir avec Celui-ci, y a-t-il analogie avec ce que je
vis, pratique en chrétien ? Je voudrais qu’elle m’aide à vivre par elle ce
qu’est vivre en France quand on est une femme de religion musulmane,
d’ascendance algérienne. Je ne le sais pas, mais je crois bien que nous avons à
nous entr’aider entre compatriotes pour nous connaître mutuellement, pour
vouloir nous connaître ainsi. Ne pas cohabiter, mais être ensemble. Ce n’est
pas affaire d’expertise, de veille sécuritaire face à de possibles
« radicalisation », pas non plus de police de proximité ou de
médiation, surtout pas une géographie de répartitions ethniques.
Quand je sors d’un DC4 pour
aller monter dans un DC3, que la carcasse en bois du hangar de Mermoz n’est pas
loin, qu’il fait froid quoique nous venions d’atterrir au Sahara mais au bord
de l’océan, sans que se discerne au sol par quelques lumières une ville, puis
de la piste que ne borde aucun bâtiment, ne s’aperçoive un minimum d’urbanisme,
je ne sais rien de là où je vais vivre au moins un an. Service encore dit
militaire, coopération pour les appelés diplômés de l’enseignement supérieur.
Reçus par concours à l’Ecole nationale d’administration, nous formons à nous
seuls une compagnie, au 5ème régiment d’infanterie, stationné au
camp de Frileuse, des bouleaux, des baraquements en bois, j’imagine le
« repaire du loup » en Prusse orientale, puis la rue Monsieur
(le secrétariat d’Etat à la Coopération) nous dispose selon nos premiers ou
seconds choix dans les Etats de l’éphémère Communauté française : les
E.N.A. qui s’y instituent sous des dénominations diverses ont besoin
d’enseignants à tout donner. Je voulais Madagascar pour me distancer des miens,
pour commencer je ne sais quoi de la vie. M’interrogeant sur une vocation
religieuse, j’avais accueilli avec tristesse mon succès à ce concours réputé
difficile et que je n’avais préparé qu’en lectures de ma fantaisie (idées
politiques nous décrivant ou nous ayant enfantés, politique économique
allemande, celle de l’ordo-libéralisme, Roepke notamment, mis en œuvre par
Ludwig Erhard) : je me croyais appelé à une autre vie. Chance, nous avions
à composer sur « dirigisme et libéralisme en France depuis 1945 » –
ce qui demeure d’actualité – et j’avais servi de l’Allemagne en comparaison
sinon en modèle. Madagascar a déjà été promis à plus recommandé que moi, les
grandes capitales ne me tentent pas, je préfère être le seul
« énarque » là où j’aurai à me produire. Donc la Mauritanie. Je ne
réalise qu’alors combien tout m’y convient, notre parenté avec l’ermite de
Tamanrasset et la cure de désert, au sens spirituel, que me recommande un moine
de Solesmes avec lequel je suis en train de me lier [2].
Reniac, à ma table de travail
après-midi du dimanche 25 septembre 2016,
17 heures 48 à 19 heures 35
L’inconnu, l’étrangeté, ce
vont être le pays non les hommes quoique ceux-ci soient si différents de moi.
Le pays, d’abord, ne m’accueille pas, les hommes au contraire m’entourent,
m’écoutent, me sourient : je suis leur enseignant, ils sont contents,
heureux que je les enseigne, continuellement je leur demande des exemples selon
eux de ce que j’essaye de leur apprendre, et très vite je perçois que je ne
vais leur être utile que si je leur apprends – avec mes outils d’étudiant de
Sciences-Po. et de futur élève à l’E.N.A. française – leur propre pays. L’outil
principal que je leur propose, est la curiosité, une curiosité bâtisseuse,
cherchant les structures dans le vague ou l’imperfection, les tâtonnements,
même la nudité apparente : les institutions et l’économie d’une République
Islamique de Mauritanie qui commence tout juste la cinquième année de son
indépendance. Je leur apporte comment connaître et comment assimiler, rendre
productif ce qu’en résumant, en grossissant, en expliquant ils savent déjà et
découvrent à présent de leur pays neuf. Je les encourage à en être fiers. Eux,
simplement, me font confiance. Je suis chez eux. Physiquement, affectivement,
je ne peux vivre sans leur aide, sans eux. Ce que je comprends de ce qu’il commence
d’être courant, d’appeler leur « construction nationale »,
m’intéresse très vite. Tout est si squelettiques dans un pays qui n’a pas un
million d’habitants, dont la capitale n’en a pas dix mille, où tout est sable
rouge, silence et lenteur, les pantalons et chemises n’étant qu’européens – on
ne dit d’ailleurs pas : français, mais européens – que regarder, penser en
termes de structures, d’ingrédients, de matériaux s’impose à l’évidence. Ce
m’est bien plus sensible que me situer en Afrique et parmi des musulmans. Je ne
vois que des peaux bronzées ou noires, des vêtements amples et ouverts au vent
comme des voiles, je ne ressens qu’une bonne volonté générale. Le plus immature
de tous, c’est moi, pleurant les miens, mes parents, et bientôt la verdure, le
climat de France. J’avais commencé, peu avant le concours, de tenir un journal,
de grands cahiers manuscrits, y consignant mes lectures et les allers-retours
d’une décision qui ne venait pas : celle d’ « entrer dans les
ordres », plus un amour frigide, sans texte ni gestes. Le premier mois ne
s’enregistra qu’en références bibliques, j’enseignais, allais à la messe, une
des pièces d’une des villas-patios des cadres expatriés faisant chapelle,
jouxtant la chambre à coucher d’un spiritain sans grade, je déjeunais et dînais
au restaurant du plus représentatif des deux hôtels de la capitale. Pas de
trottoirs, pas d’ascenseur. Et le centre de formation administive s’abritait
sous le hangar où avait d’abord travaillé et délibéré, notamment sur
l’autonomie interne puis l’indépendance une assemblée terrioriale, élue sous le
régime colonial et devenue nationale : pas cinquante députés, tous en
sandales, boubous et haouli, sentant le cuir, pacifiques au possible,
naturellement francophones. Je vivais, jour après jour, machinalement, dormant
dans l’hôtel réservé aux députés, mais où le gouvernement, accueillant ma
coopération et mon savoir, honorait son engagement de me loger, sa
contrepartie. L’eau, une heure par jour, puisqu’elle arrivait par
camions-citernes du fleuve Sénégal faisant la frontière méridionale, à deux
cent kilomètres de là. L’ampoule au plafond supposait le vissage d’un plomb au
commutateur, il fallait l’apporter et l’emporter avec soi. Existence sans
attente, journées et nuits simplement quotidiennes, j’étais machinal, sans
sentiments et désormais sans question. J’étais étranger à l’étranger, mais ma
langue était courante partout où j’avais à me trouver : classes et
restaurant. Le paysage n’était pas même étrange puisqu’il n’y avait aucun point
de vue sur l’ensemble de ce qui n’était qu’une possible agglomération, rien
n’avait plus de deux étages, aucun relief qu’un imperceptible moutonnement, le
sable figé mais qu’avait modelé le vent d’une saison précédente. Le ciel
n’était ni bas ni haut, luminescent, grisâtre. Il fallait vraiment être né là
pour y vivre, mais – paradoxalement – personne ou presque de cette petite
agglomération pour cadres d’un Etat commençant, n’était né à Nouakchott. Moi,
j’allais naître à une conception de la politique au sens créatif, la race et la
religion – quoique, là, ce n’étaient pas du tout les miennes – je n’aurai
à les considérer comme différenciantes, voire belligènes que dans notre France
de maintenant, celle à qui allez demander votre réélection. Car il n’y pas
trois ans que l’islamophobie est devenue une dimension du mal-être français
quand on croyait que seul le chômage l’était vraiment, que la méfiance entre
ethnies appelait quelques-uns à une guerre civile préventive ou à des
expulsions massives, quand on avait cru si longtemps que seule la lutte des
classes faisait l’Histoire.
ibidem, le soir du même dimanche 25
septembre 2016,
21 heures à 21 heures 40
[1] - date et circonstances en
1992
[2] - Dom
Jacques Meugniot 1927-2011 . expert au concile Vatican II de son Abbé, supérieur
majeur : la congrégation bénédictine de Solesmes : il choisit la
Mauritanie selon ce que je lui en ai rapporté pour vivre en ermite. Il se sent
perturbateur de sa communauté (il y est entré à la fin de 1943) s’il y demeure,
en ayant eu une forte influence sur beaucoup de ses cadets, en philosophie
notamment. De 1975 à 2005, il est donc là-bas tandis que je n’y vais plus
jusqu’en 2001
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