Pas l’étranger, l’inconnu.
La station du métro parisien : Montrouge, ou celle de Saint-Denis
basilique. Surgir entre des bâtiments à la destination incertaine, au béton
monocolore, une façon de ruelle introduisant une avenue vers la banlieue au sud
de la capitale qui va vers des successions de plus en plus spacieuses de
maisons individuelles à jardinets, ou une place immense, déserte, au nord de
celle-ci.
Reniac, à ma table de travail
samedi 17 septembre 2016, 18 heures 23 à …
C’est la nuit… il fait nuit…
mais ce qui surgit n’est pas moi. La basilique, à double façade. Le premier
plan, presque blanc, couleur plâtre. Et un second plan, ne laissant voir que le
convexe du toit, légèrement en recul : il est gris, à peine distinct du
ciel sans étoiles, noir. Il n’y a pas de lune. Je dois trouver l’hôtel où j’ai
retenu. L’université Paris VIII est indiquée. Familiarité de l’institution, où
j’ai enseigné pendant cinq ans, au jour le jour d’une actualité très propice,
le fonctionnement des organes européens selon leur genèse : entre 2003 et
2008, la Convention Dehaene-Giscard d’Estaing, si intelligemment menée,
tellement en relation avec toutes les contributions possibles, aucune ne devant
être institutionnelle ou gouvernementale mais toutes personnelles, ainsi des
étudiants à pied d’égalité avec des ministres des Affaires étrangères régnant
sur tant de services. Et puis les relations extérieures de l’Union européenne.
Entrant à cette université en simple contractuel – j’ai été refusé quatre fois
aux agrégations de droit public et de science politique, deux en 1972-1974, la
première en polémique donnée dans le Monde avec Pierre Joxe sur les prétentions
constitutionnelles du Programme commun de gouvernement, les seules que je
contestais, et deux autres en 2004 et 2006… et je n’ai pas non plus été admis
en professeur associé – j’avais proposé comme premier thème, le partenariat
euro-méditerranéen, ce que l’on appela vite le « processus de
Barcelone » h – tellement ignoré malgré sa fécondité, ou plutôt à cause d’une
fécondité dont les gouvernements ne se mêlaient pas, déléguant tout aux
échanges entre hauts fonctionnaires (belle époque de la télécopie qui laisse
quelques archives automatiquement au contraire du téléphone ou de l’internet…)
tellement ignoré que Nicolas Sarkozy le proposa dès son élection et qu’il
fallut la commission ad hoc de l’Assemblée nationale pour donner de l’habit
neuf à ce qui avait déjà l’âge de raison. Dans ces locaux bon marché, s’est
maintenue à peu prèss l’une des idées d’Edgar Faure : les
« katangais » à Vincennes, déménagés de l’illustre fort et du chêne
de saint Louis, aux abords de la basilique autour de laquelle se fonda
spirituellement la capitale française parce que nécropole royale avec encore
saint Louis et ses commandes de gisants si semblables à ceux des galeries de
rois aux façades de nos cathédrales franciliennes.
Lire et débattre à mesure
les textes relevés dans les sites européens, avancer selon leur esprit et non
la rétractation des gouvernants et l’amnésie des commentateurs. Le plaisir
aussi d’enseigner en découvrant ou de découvrir en enseignant, en faisant
découvrir la vie et l’apparition des propositions et de leurs agencements.
J’apprenais la timide novation, à l’automne de 2007, des contestations et
explications en Sorbonne ou à l’Odéon du printemps de 1968. Votre prédécesseur
prétendait fonder l’autonomie des universités et faisait signer Valérie
Pécresse. La loi d’orientation défendue par Edgar Faure – nommé à l’Education
nationale par l’intuition du dernier Premier ministre du général de Gaulle,
intuition du même aux Affaires étrangères pour confier quatre ans plus tôt au
même la reprise d’une relation franco-chinoise – cette loi fut votée à
l’unanimité, véritable phénomène encore plus spirituel que politique sans précédent
et sans réédition dans toute l’histoire de nos Républiques. Ce fut dans des
amphithéâtres, juste pleins, la même approximation des votes et des
possibilités de parler, mais il manquait tout, l’élan, la verve et l’enjeu.
Autonomie telle qu’il fut impossible à l’Institut qui m’avait recruté d’obtenir
mon prolongement au-delà des soixante-cinq ans constaté par mon acte de
naissance.
A lire les contributions,
puis les textes arrêtés, qui durent beaucoup à mon camarade de promotion à
l’E.N.A., Alain Lamassoure qui, m’encensant en réunion et commissions des
ambassadeurs à l’automne de 1994, ne savait pas plus que moi qu’il chantait mon
oraison funèbre car il n’en disait sur aucun autre de mes homologues – je
comprenais combien un texte peut être fécond ou tout empêcher. Le traité de
Lisbonne – prétentieux, puisqu’il a abrigé et remplacé tout ce qui l’avait
précédé depuis Mai 1950 compris, et bâclé au point que la sécession d’un
Etat-membre fut traité d’avance à la discrétion de celui-ci : c’est à la
Grande-Bretagne depuis son referendum sur le brexit d’initier les palabres sur les conditions de so,n départ.
J’avais vu dans ce projet de Constitution pour l’Europe la disposition
décisive : désormais, les textes européens se réviseraient, s’amenderaient
selon leurs propres dispositions, et non selon la négociation entre
gouvernements. Absente du texte de Lisbonne, c’est cette disposition qui à
terme aurait tranquillement digéré ce qui perd l’entreprise européenne depuis
Maastricht : la gestion seulement intergouvernementale de l’identité du
Vieux Monde. Y a-t-il identité ? expression quand il n’y a pas la
voix ? une voix unique, la voix. En bonne pédagogie, une classe de la
trentaine d’élèves n’est pas vraiment dynamique ni porteuse de tous, surtout
quand il y a des différences de niveau et de capacité. De même, nous le savons,
vous le savez, un gouvernement de près de quarante membres aux responsabilités
et moyens très disparates ne peut être collégial, c’est une énième chambre
d’enregistrement de la parole ou des bons mots de celui qui le préside, les
haines, contestations ou complicités se font au regard, mais il ne peut en
sortir une pensée commune, plus ferme et innovante, plus vraie que l’addition
de trois dizaines d’avis et opinions. Une pensée qui opère.
J’appris aussi que
« mes » étudiants, pour la plupart travaillaient afin de se loger, de
se nourrir. A mon époque, il y cinquante-six ans, Sciences-Po – Paris, rue
Saint-Guillaume – ne coûtait qu’à peine plus que les cotisations sociales, mais
quand il s’est agi d’évaluer la
contribution de Descoings à une compétition hors sujet avec des universités
d’outre-Atlantique alors que nous cherchons les cades aujourd’hui de la
République comme en 1875 on avait trouvé à les formerl’excellence de la
formation, ne découvrit-on pas que les frais de scolarité – là – tournait
autour de 14.000 euros et sans qu’au conseil d’administration soient admis
s’informer et à délibérer quelques représentants des scolarisés ! J’ai
supplié Pierre-René Lemas que l’on réfléchit à une réorientation dont seul une
personnalité, non héritière du système, serait capable. Les cadres de la
République, les animateurs du service public. Vainement. Je constate d’ailleurs
dans la version actuelle du collège des Pères Jésuites à Paris – l’école saint
Louis de Gonzague dont les plus importants bâtiments jouxtent l’immeuble où
vivait et écrivait Georges Clemenceau, réputé anti-clérical, mais excellent
voisin – c’est aussi le miroir aux alouettes » de l’excellence,
c’est-à-dire de l’abandon de ce qui nous a plusieurs fois fait renaître. Nous
n’imitons pas bien, nous savons inventer, c’est une science qui ne se transmet
mais qui exige un réceptacle et une ambiance : la liberté et la prise de
conscience d’une nécessité vitale. Une très jolie de mes élèves, tous les soirs
et jusqu’après minuit, servait ainsi dans un bar au Quartier Latin, bien des
autres, filles et garçons, dormaient peu, pas du tout par dissipation mais en
gagne-pain nocturne. Comme ils étaient pauvres et que je le suis devenu, nous
comprenions ce qu’il faut changer.
Et vous, Monsieur le
Président de la République, avez-vous enseigné dans le plein-air d’une
université de banlieue, avec beaucoup d’étrangers, certes à peu près
francophones mais mieux que Français, voulant recevoir de nous quelque entrée
dans le monde du souhaitable. Les sujets d’Europe dont je m’étais chargé, qui
n’avaient pas de programme par arrêté ministériel, ni manuel leur correspondant
classiquement, m’ont alors paru le souhaitable. Je n’avais pas toujours placé
l’Europe en fin autant qu’en moyen de la pensée, de l’action et de toute
dialectique politique ou économique. Tant que la France paraissait se tenir, et
j’avais quinze ans quand le miracle recommença de s’opérer, la coopération
européenne, le poids des possibles divergences ou timidités de nos
partenaires m’avaient paru encombrants, mais depuis qu’il s’est avéré que
la France, par des gouvernants de moins en moins indépendants et inventifs
mentalement, tournait à la nostalgie ou la simple image dans le regard d’autres,
j’ai pensé que l’Europe nous offrait, si nous la saisissions, de revenir à nos
plus fortes ambitions, aux plus fondées.
Tandis que se tait,
semble-t-il pour moi seul, cette façade en deux plans, en deux épaisseurs, aux
lumières révélant bien la différence des matériaux, des destinations, je suis
fasciné par une nudité sans apprêt, sans sculptures faisant par elles-mêmes
monument. Du mur valant par sa luminescence, par son coutour, les lignes plus
simples, du crayon sur papier, à la règle et c’est debout. L’Université,
l’enseignement magistral, l’apostrophe des étudiants, leurs questions ;
leurs réponses, les mise aux voix se fondent dans la question de m’orienter
sans le moindre souvenir. En cinq ans, je ne suis pas même retourné à la
basilique, encore moins suis-je allé en ville. Celle-ci commence par cette
place où les passants, minuscules en proportion de la surface désertique, sans
arbres, sont rares. Et je commence à apprendre.
Quand, l’an dernier, au
milieu de 2015, vous êtes, avec les édiles, vous informer sur les projets et
les avancements de restaurations, de travaux, certaines imaginations mêmes, où
êtes vous allé : pendant votre visite, puis ensuite et d’où
veniez-vous ? J’arrive, cette nuit, de la Bretagne océane et du premier
chapitre de cet essai de livre qui vous est destiné. Sans mandat, sans
modestie, sans orgueil, simplement parce que j’ai mon âge et mes amours, celui
de mes aimées, épouse et petite fille, celui de notre pays, il me semble tout
porter de nos héritages, de notre vieillesse à tant de moments si rayonnante et
forte, d’une jeunesse que je sens pour demain, y compris la mienne retrouvée si
cet écrit aboutit, et si l’ordalie que je souhaite pour la fin de mon existence
formelle ici-bas. Et vous quand la portière arrière de votre voiture s’ouvre –
la prochaine, celle de votre campagne, bien imprudemment exposée devant le
siège de votre famille politique d’origine, une Volkswagen, a des portières
coulissantes pour que, a-t-on expliqué, vous puissiez être « extrait »
plus aisément, plus rapidement – vous donc, quand vous arrivez, que des
garde-à-vous font haie et qu’il vous faut affecter le bonheur de vous trouver,
de corps ? mais d’esprit ? là où l’on vous accueille, à quoi
pensez-vous ? quelles associations faites-vous en vous-mêmes. Avez-vous
marché dans les rues de Saint-Denis, la nuit, seul ? Le mot de Jean-Pierre
Chevènement – si malheureux et n’exprimant aucune véritable expérience, sinon
lamentablement tronquée – juste après sa montée sur scène pour inventer ou pacifier
ce qui ne peut s’appeler, de l’extérieur, un Islam, ou l’Islam de France, ne me
revient pas ce soir. Je demande mon chemin, un compatriote d’origine
subsaharienne ? me répond, me
sourit, c’est clair, je pars, je tire une petite valise carénée, noire à roulettes.
De plus en plus, je me sens dans deux pays à la fois, et qui me sont étrangers,
bien plus que deux même. Des pays-villes alors que depuis vingt ans je vis
entouré d’arbres, naturellement là depuis peut-être un siècle, ou que j’ai
plantés, il y a aussi des rosiers, des ronces, plusieurs prés, chacun partant
vers un des méandres du ria, non loin duquel, et de la mer aussi, nos longères
ont été bâties il y a cent cinquante ans, et reconstruites par moi, il y en a
vingt. Je suis éclairé par la lune ou j’entends autant mon cœur que des
hullulements. Nos chiens dorment avant nous. Ce n’est pas la ville, cela n’a ni
nom ni qualificatif. Géographiquement, c’est en France, selon les acceptions
actuelles. Où que j’ai vécu quand c’était davantage que quelques heures et que
l’appropriation faisait son alliance, puis sa combinaison entre les lieux et la
conscience, les sensations d’y être, je crois bien que j’ai été la France. Il
m’a donc été toujours aisé de la représenter quand j’en étais formellement
chargé, mais aussi quand je ne l’étais pas. De même que professionnellement, il
me fut aussitôt naturel de représenter l’intérêt commun en réunion ou en
négociations. C’est d’ailleurs dans cette situation qu’apparaissait évidemment
l’Europe. Les pays à Saint-Denis sont donc la ville, mais aussi les gens,
l’absence de gens, l’allure et l’ethnicité des gens. Je ne parle ce soir qu’à
celui qui s’est arrêté à mon interpellation et m’a renseigné. Je continue, il y
a autant d’Africains, de ce nord-ouest africain que j’ai connu à mes vingt ans,
qu’il y en a, la nuit tombée, à Saint-Louis, au pourtour de Dakar. On parle la
nuit, assis, sans rien mangern ni boire, c’était avant. L’essentiel et qui se
consomme, c’est la nuit et d’être ensemble. Or Saint-Denis est une ville française.
Les moeurs, les vêtements, suis-je l’étranger ? avec ma valise, ses
roulettes, et mon inquiétude d’arriver enfin tandis que ceux me faisant
entourage, haie, et qui sont tranquilles, ne vivent-ils pas ici : chez
eux ?
Cour intérieure, ni pavement
ni goudron, du lisse sans couleurs, pas d’arbre ni même quelquesbacs à verdure,
quatre étages, plus de cent alvéoles distribuées le long de coursives à la façon des bateaux pour voyageurs à bas
prix, l’hôtel ressemble à une prison. C’est pis que de la peur, c’est un autre
monde. Les repères d’un urbanisme habituel soit dans la capitale soit dans ses
banlieues ont disparu. Je n’ai rien. La chambre me rappelle justement un
mauvais souvenir des environs de Dakar où je devais attendre le milieu du matin
suivant de mon arrivée nocturne, la jeune fille qui intensément me tenait lieu
de premier amour, elle avait été déjà mon premier baiser, elle devenait mon
premier chagrin, car auparavant tout avait été avec la seule précédente
tellement peu existant, vivant, chaleureux que j’avais cru au baiser et à un
encensement mutuel. L’almour après l’indifférence ou l’impossibilité. Il me
reste ce soir que le souvenir d’une solitude jumelle, d’une fatigue jumelle, le
lit a quasiment les dimensions de la pièce. J’ai dormi facilement, car la suite
– contrôle médical à subir vite – importait.
Ce qui commence, ce matin,
n’a aucun précédent dans ma vie. Chacune de mes arrivées dans un pays nouveau,
généralement celui d’une affectation suivant une autre que j’ai quittée à grand
regret, était une obligation de m’initier, de comprendre et de rapidement
structurer une mentalité, une construction nationale, des habitudes, c’était
statistique et ensuite surgiraient des gens, et des gens quelques personnes,
des mentors, grands politiques ou chefs économiques, des amours aussi. Les
rapports à rédiger, les entrées à découvrir puis maintenir pour les donner à
nos entreprises, à nos idées, à vos prédécesseurs, Monsieur le Président de la
République, me forçaient enfin à considérer et posséder cet espace schématisé
sur les cartes et mappemondes, comme mien.
Ce matin en quelques
minutes, je vais vivre tout le contraire.
Direction ? je ne la
retiens pas, mais l’arrêt auquel descendre pour atteindre ce centre de
radiologie : théâtre Gérard Philipe. Fanfan la tulipe, Louis XV et les
retournements du front en noir et blanc, mieux que les Indiens et les cow-boys,
pas de cris, peu de chevaux. La Comédie-Française, cette obscure clarté qui
tombe des éoiles… nous partîmes cinq-cent, nous étions trois mille en arrivant
au port… l’entier de la scène, l’acteur … ce n’est pas de l’éclat, ce n’est pas
de la lumière, ce n’est pas du texte, ce n’est pas même de la présence, c’est
une totalité sans nom ni son, nous sommes parterre, poulailler et loges – quel âge
ai-je ? peu importe – tous le même chef d’œuvre, le même Gérard Philipe,
bien plus que le temps d’un soupir,
l’immortalité doit être là pour que nous soyons ainsi, ne respirant pas,
tellement nous existons. Le civisme des rues, des avenues des lieux en banlieue.
Lignes parallèles, les
quatre rails, les trottoirs, les abris, tout est impeccable. Il ne pleut pas,
tout à l’heure, il pleuvra. Pas un papier qui traîne, pas un Français, une
Française habituels, les robes du Maghreb, de l’Indochine, de l’Afrique noire,
la couleur, les peaux, les regards, les hommes sont de tous âges, la jeunesse
est moins belle que la maturité, pas de jeunes filles. Comme je me sens heureux
et à l’aise, parmi ces quelques tous. Je ne me sens pas différent. J’ai ma
petite valise à roulettes comme hier soir, chemise sans dessous, une veste
façon tyrolienne, mes cheveux sont blancs, mon teint est tantôt pâle, tantôt
rouge. Je ne me porte pas toujours très bien, mes jambes sont souvent lourdes.
C’est une ville qui est d’abord une succession d’espace au moins depuis cette
place du Marché que longe la rue ou l’avenue Gabriel Péri ; D’ailleurs,
par le métro on arrive en étapes successives, toutes contemporaines dans notre
regard et par l’uniformité de l’alphabet R.A.T.P., en histoire de France. Il y
a la déclaration de Saint-Ouen il y a les martyrs de l’Occupation, il y a des
saints et des écrivains. C’est très sensible, plus qu’à pied, et a fortiori en
voiture où l’on n’entrevoit que les voisins de côté, de devant, de derrière
seulement. Chaque station a son nom mis en valeur par les intervalles de tunnel
et par la répétition aux murs incurvés, au-dessus des affichages ou entre eux,
c’est plus qu’une date, plus qu’un personnage, c’est nous avant nous. Guy
Môquet et saint Denis. A ma gauche, une femme sans âge, teint bistre,
enveloppée et capuchonnée d’orange à ramages, elle lit un petit livre, c’est de
l’arabe, ce doit être religieux, ou de la poésie, mais quoi de plus poétique si
la poésie choisit d’être véhémente pour me prendre ? je dis tranquillement
à la dame que son petit livre est bien beau, il est usé, c’est du papier fort,
c’est son livre, exactement comme depuis un an, chaque fois que je suis au
volant, l’habitude me saisit de cette récitation. Je m’étais engagé à une
neuvaine dont il fallait répartir en jours, en personnes, et en thèmes les
centaines de Je vous salue, Marie !
et leurs encadrements en Notre
Père ! Je ne compte pas, quelque temps j’ai mémorisé sur mes doigts et
leurs intervalles, maintenant au bout d’un temps ou selon le ressac d’une
imprégnation indistincte mais qui me fait découvrir beaucoup dans ce si peu de
mots, je décrète le Gloire au Père !, et puis je passe à la suite. Elle me
regarde et acquiesce, me remercie. Du français : parfait. Elle est
bilingue, sereine, heureuse que je l’ai remarqué, son livre, pas tellement
elle, quoiqu’elle soit bien le livre, nous n’insistons pas. Si à cet arrêt du
tramway, je la revois – quand ? – je lui dirai qu’il y eut ce moment et
que je voulais lui demander le sens, non de ce qu’elle faisait, mais de ce
qu’elle lisait.
Il y a peut-être ? déjà
dix ans. Le T.G.V. de Paris à Quimper. Pas grand monde dans le wagon, c’est un
début de matinée. Une dizaine de jeunes gens, que des garçons. Sautent et
dialoguent d’un fauteuil à l’autre. Vocabulaire incompréhensible, mais
grammaire française. Du beur, surtout l’accent, les intonations, une indolence
véhémente. Il semble s’agir du baccalauréat. Cela dure, ce n’est pas monotone,
je commence à comprendre, cela dure bien une heure, ils se fatiguent, se
taisent, font du silence et leur chef, selon toute apparence, vient s’asseoir
près de moi. Je lui dis que j’admire la richesse du vocabulaire, l’inventivité
du vocabulaire. L’allemand, version dialectale en Alsace, garde sa grammaire,
certes, mais tout le vocabulaire, le visuel et la senteur du quotidien, les
plantes et les ustensiles, les nuances aussi de l’affection par tant de
diminutifs qui font grelots ou clochettes ne sont qu’alsaciens, un plein-air
qui ne peut être clos mais qui a tellement de racines, et vit encore tellement
même si les existences et les références ont changé et changeront plus encore,
que c’est un univers complet à soi-seul. Cette langue, dite beur, est aussi une
dérive de la vie dans la structure mentale française : la grammaire.
L’identité, c’est la structure, l’ossature, pas l’habillement ni la confection.
Oui, j’admire cette contagion française dans un milieu et un genre de vie qui,
de naissance, sont tout autres que nos habituelles arborescences.
Voici qu’il me répond, un
français de Sorbonne. Il est bilingue, beur et agrégation de lettres. Oui,
c’est bien de bac. qu’ils s’entretenaient, de l’histoire qu’on leur fait passer
et subir. Il est autant français que moi, d’esprit et de langue, mais il
voudrait que soit mis autant d’application, autant d’art pour transmettre son
histoire particulière et celle de ses compagnons, ou d’autres villages dans nos
banlieues, ou d’autres groupes. Il ajoute même que ces histoires particulières,
quoique de relents nationaux, de nationalité qui ne sont pas la nôtre, je veux
dire la mienne, ou celle qu’il a adoptée et apprécie, manifestement, valent
d’être enseignées, de faire partie de nos enseignements parce qu’elles sont un
apport, exactement comme leurs locuteurs apportent une force et un nombre, une
population de plus. Et voici qu’il m’apprend, qu’au moment-même des massacres
de Sétif [1],
il y en eut d’aussi horribles, fortuits ou ordonnés, à Gorée. L’île-escale-base
de départ pour les esclaves d’une terre dite française à une autre, tout autant
française… L’enseigner autant que les Gaulois. Même si c’est consacrer,
mémoriser ce qui salit notre âme, fait tache.
J’acquiesce et lui répond
qu’il tombe bien. Ayant alors – encore pendant aujourd’hui, mais reporté comme
tant d’autres de mes projets d’écriture – l’idée de documenter un essai sur
cinq Français et l’Allemagne [2],
j’ai compilé le dossier du procès de jspeh Caillaux en Haute Cour, procès en
pacifisme férocement diligenté par une rare mais très efficace entente de Poincaré
avec Clemenceau, on fut en 1917. Et dans les cartons, j’ai lu l’histoire d’un
rgeoupe important numériquement de Russes « blancs » qui refusèrent
de marcher au combat sous un uniforme étranger, par exemple la Légion, et qui
voulaient se battre sous notre uniforme. Ce refus fut considéré par la justice
militaire comme une mûtinerie, exécutions donc. Or, le Conseil d’Etat saisi par
qui ? et selon quels moyens ? condamna l’Etat français, ses
hiérarchies, ses références et ces… condamnations. Sans lui faire sentir que j’avais
beau jeu et tenais un exemple solide, je dis à mon homme que ces silences de
l’Histoire n’ont rien à voir avec le racisme, c’est tout bonnement une
conception éthérée des événements. Cette conception ne sert personne, il faut
certainement en sortir, ces Russes, ces tirailleurs sénégalais ont été des
héros, sans eux peut-être nous n’aurions pas été en nombre ou suffisants pour
vaincre la grande Allemagne.
Le train continua, ils
descendraient plus loin que moi, groupe de « rapeurs » archi-connus,
accueillis peu auparavant par Ardisson, ils commençaient une nouvelle tournée.
A la station Marché du tramway, une femme noire, des yeux très grands, fendus
et doux, un bébé sur la poitrne, ils sont à ma droite, l’enfant me regarde, m’examine,
je demande son âge, il se prénomme Mattéo, deux T mais pas d’H. Je félicite, le
tramway arrive. Je me sens très bien. Personne de race, si une arrivante qui
court, personne sauf elle, et moi, mais toute la rame française, vivant ici et
parlant ici, la langue d’ici et qui n’a rien de banlieue.
Monsieur le Président de la
République, je me suis dit que la France est contagieuse pour tellement passer
dans la langue et donc l’esprit des gens. Mais de nous, les anciens en extraits
de naissance et ascendance – vous êtes du XVIIème siècle, et votre prédécesseur
ainsi que l’actuel de vos Premiers ministres sont de la seconde moitié du XXème
– oui, de nous, quelles que soient les générations et leur nombre dont nous
sommes issus, doivent arriver quelque chose, un geste, une réciprocité, soudre
une mise en commun. L’adoption doit être mutuelle, chacun ajoutant à l’autre.
Je commence à théoriser ainsi quand c’est déjà la station suivante : une
école communale fait l’angle de l’avenue Paul Eluard avec la rue Jules Vallès.
Fronton cassant l’angle : « l’instruction est la grandeur d’une
nation . MDCCCLXXV ». La République débat encore les lois
constitutionnelles, mais déjà c’est cela qui se grave et va se faire. L’heure
est aux rentrées en classe, Babel, arche de Noé, tous quartiers ?
peut-être, mais les comportements sont de toujours, les poussettes, les enfants
sont analogues, je passe, je suis croisé, davantage de mamans que de papas. Rue
Elsa Triolet. Le Parti communiste, encadrement ou ossature, la « ceinture
rouge » de Paris ou le peuple qui habite et qu’Haussmann a mis hors les
murs, que la Commune a tenté de remettre en possession de la ville, et
puis… La rue est nouvelle pour moi, ce
sont des immeubles nets, de hauteur parisienne, mais de dessin, de facture
autres. Il y a certainement un héritage ici autant qu’ailleurs et moins commun
qu’ailleurs, un héritage pas de monuments de la puissance ou de la statuaire,
encore que les écoles, un gymnase Maurice Baquet et surtout le théâtre Gérard
Philipe en fin de l’avenue Carnot, soient de pierre de taille ou de matériau
XXème siècle Pompidou ou Malraux. Oui, il y a un patrimoine dans nos banlieues,
et celles-ci ne sont pas de la non-ville, de la non-capitale, ce sont des
agglomérations, des centres d’existences, de rencontres et de traditions
multiples. Il y a un mois, montant de Monrouge vers Plessis-Robinson et de
niveaux en niveaux de vie, je vivais aussi d’autres déclinaisons de notre goût
de ba^tir et d’habiter aussi respectables et parfois plus chaleureux, plus
intimistes, secrets même que les avenues ou les cotoiements de parc où mon
enfance a marché, duré : la Muette et son jardin du Ranelagh, la rue de
Passy, le Trocadéro puis l’avenue Hoche, la rue de Courcelles, le parc Monceau.
Et aujourd’hui, comme j’aimerai quelques combles, mais avec ascenseur pour mes
années octante à si bientôt venir, qui ne soient pas loin du jardin du
Luxembourg et de … c’est être Parisien
sans doute, mais il n’y a pas que Paris, qui soit la France. Combien la
« province », les provinces nous l’ont reproché. Parachuté,
inéligible sauf parrains et militants sur ordre, tout nouveau venu, et pourtant
comme elle se brise aisément la glace. Je l’ai vécu dans le Haut-Doubs, mais…
pas là où je vis, habite, femme, enfants, chiens, chèvres, poissons rouges, en
Bretagne du sud, le long de la mer. Nouveau venu, dépendant, j’ai pu être aimé.
Propriétaire, des hectares, l’interdiction que nous opposons, ma femme et moi,
aux chasseurs : je ne suis pas accepté, depuis vingt-cinq ans, sauf un
sexennat municipal parce qu’il fallait empêcher un autre, natif de plusieurs
siècles, pas aimé, alors je fus élu à dix contre un, je crus à un choix,
j’avais été un outil. Mais oui, c’est notre pays.
Reniac, à ma table de travail
lundi 19
septembre 2016, 17 heures 35 à 20 heures 58
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