lundi 19 septembre 2016

vous serez réélu - suite = chapitre 2 ... la France contagieuse







Pas l’étranger, l’inconnu. La station du métro parisien : Montrouge, ou celle de Saint-Denis basilique. Surgir entre des bâtiments à la destination incertaine, au béton monocolore, une façon de ruelle introduisant une avenue vers la banlieue au sud de la capitale qui va vers des successions de plus en plus spacieuses de maisons individuelles à jardinets, ou une place immense, déserte, au nord de celle-ci.

Reniac, à ma table de travail
 samedi 17 septembre 2016, 18 heures 23 à …

C’est la nuit… il fait nuit… mais ce qui surgit n’est pas moi. La basilique, à double façade. Le premier plan, presque blanc, couleur plâtre. Et un second plan, ne laissant voir que le convexe du toit, légèrement en recul : il est gris, à peine distinct du ciel sans étoiles, noir. Il n’y a pas de lune. Je dois trouver l’hôtel où j’ai retenu. L’université Paris VIII est indiquée. Familiarité de l’institution, où j’ai enseigné pendant cinq ans, au jour le jour d’une actualité très propice, le fonctionnement des organes européens selon leur genèse : entre 2003 et 2008, la Convention Dehaene-Giscard d’Estaing, si intelligemment menée, tellement en relation avec toutes les contributions possibles, aucune ne devant être institutionnelle ou gouvernementale mais toutes personnelles, ainsi des étudiants à pied d’égalité avec des ministres des Affaires étrangères régnant sur tant de services. Et puis les relations extérieures de l’Union européenne. Entrant à cette université en simple contractuel – j’ai été refusé quatre fois aux agrégations de droit public et de science politique, deux en 1972-1974, la première en polémique donnée dans le Monde avec Pierre Joxe sur les prétentions constitutionnelles du Programme commun de gouvernement, les seules que je contestais, et deux autres en 2004 et 2006… et je n’ai pas non plus été admis en professeur associé – j’avais proposé comme premier thème, le partenariat euro-méditerranéen, ce que l’on appela vite le « processus de Barcelone » h – tellement ignoré malgré sa fécondité, ou plutôt à cause d’une fécondité dont les gouvernements ne se mêlaient pas, déléguant tout aux échanges entre hauts fonctionnaires (belle époque de la télécopie qui laisse quelques archives automatiquement au contraire du téléphone ou de l’internet…) tellement ignoré que Nicolas Sarkozy le proposa dès son élection et qu’il fallut la commission ad hoc de l’Assemblée nationale pour donner de l’habit neuf à ce qui avait déjà l’âge de raison. Dans ces locaux bon marché, s’est maintenue à peu prèss l’une des idées d’Edgar Faure : les « katangais » à Vincennes, déménagés de l’illustre fort et du chêne de saint Louis, aux abords de la basilique autour de laquelle se fonda spirituellement la capitale française parce que nécropole royale avec encore saint Louis et ses commandes de gisants si semblables à ceux des galeries de rois aux façades de nos cathédrales franciliennes.

Lire et débattre à mesure les textes relevés dans les sites européens, avancer selon leur esprit et non la rétractation des gouvernants et l’amnésie des commentateurs. Le plaisir aussi d’enseigner en découvrant ou de découvrir en enseignant, en faisant découvrir la vie et l’apparition des propositions et de leurs agencements. J’apprenais la timide novation, à l’automne de 2007, des contestations et explications en Sorbonne ou à l’Odéon du printemps de 1968. Votre prédécesseur prétendait fonder l’autonomie des universités et faisait signer Valérie Pécresse. La loi d’orientation défendue par Edgar Faure – nommé à l’Education nationale par l’intuition du dernier Premier ministre du général de Gaulle, intuition du même aux Affaires étrangères pour confier quatre ans plus tôt au même la reprise d’une relation franco-chinoise – cette loi fut votée à l’unanimité, véritable phénomène encore plus spirituel que politique sans précédent et sans réédition dans toute l’histoire de nos Républiques. Ce fut dans des amphithéâtres, juste pleins, la même approximation des votes et des possibilités de parler, mais il manquait tout, l’élan, la verve et l’enjeu. Autonomie telle qu’il fut impossible à l’Institut qui m’avait recruté d’obtenir mon prolongement au-delà des soixante-cinq ans constaté par mon acte de naissance.

A lire les contributions, puis les textes arrêtés, qui durent beaucoup à mon camarade de promotion à l’E.N.A., Alain Lamassoure qui, m’encensant en réunion et commissions des ambassadeurs à l’automne de 1994, ne savait pas plus que moi qu’il chantait mon oraison funèbre car il n’en disait sur aucun autre de mes homologues – je comprenais combien un texte peut être fécond ou tout empêcher. Le traité de Lisbonne – prétentieux, puisqu’il a abrigé et remplacé tout ce qui l’avait précédé depuis Mai 1950 compris, et bâclé au point que la sécession d’un Etat-membre fut traité d’avance à la discrétion de celui-ci : c’est à la Grande-Bretagne depuis son referendum sur le brexit d’initier les palabres sur les conditions de so,n départ. J’avais vu dans ce projet de Constitution pour l’Europe la disposition décisive : désormais, les textes européens se réviseraient, s’amenderaient selon leurs propres dispositions, et non selon la négociation entre gouvernements. Absente du texte de Lisbonne, c’est cette disposition qui à terme aurait tranquillement digéré ce qui perd l’entreprise européenne depuis Maastricht : la gestion seulement intergouvernementale de l’identité du Vieux Monde. Y a-t-il identité ? expression quand il n’y a pas la voix ? une voix unique, la voix. En bonne pédagogie, une classe de la trentaine d’élèves n’est pas vraiment dynamique ni porteuse de tous, surtout quand il y a des différences de niveau et de capacité. De même, nous le savons, vous le savez, un gouvernement de près de quarante membres aux responsabilités et moyens très disparates ne peut être collégial, c’est une énième chambre d’enregistrement de la parole ou des bons mots de celui qui le préside, les haines, contestations ou complicités se font au regard, mais il ne peut en sortir une pensée commune, plus ferme et innovante, plus vraie que l’addition de trois dizaines d’avis et opinions. Une pensée qui opère.

J’appris aussi que « mes » étudiants, pour la plupart travaillaient afin de se loger, de se nourrir. A mon époque, il y cinquante-six ans, Sciences-Po – Paris, rue Saint-Guillaume – ne coûtait qu’à peine plus que les cotisations sociales, mais quand il s’est  agi d’évaluer la contribution de Descoings à une compétition hors sujet avec des universités d’outre-Atlantique alors que nous cherchons les cades aujourd’hui de la République comme en 1875 on avait trouvé à les formerl’excellence de la formation, ne découvrit-on pas que les frais de scolarité – là – tournait autour de 14.000 euros et sans qu’au conseil d’administration soient admis s’informer et à délibérer quelques représentants des scolarisés ! J’ai supplié Pierre-René Lemas que l’on réfléchit à une réorientation dont seul une personnalité, non héritière du système, serait capable. Les cadres de la République, les animateurs du service public. Vainement. Je constate d’ailleurs dans la version actuelle du collège des Pères Jésuites à Paris – l’école saint Louis de Gonzague dont les plus importants bâtiments jouxtent l’immeuble où vivait et écrivait Georges Clemenceau, réputé anti-clérical, mais excellent voisin – c’est aussi le miroir aux alouettes » de l’excellence, c’est-à-dire de l’abandon de ce qui nous a plusieurs fois fait renaître. Nous n’imitons pas bien, nous savons inventer, c’est une science qui ne se transmet mais qui exige un réceptacle et une ambiance : la liberté et la prise de conscience d’une nécessité vitale. Une très jolie de mes élèves, tous les soirs et jusqu’après minuit, servait ainsi dans un bar au Quartier Latin, bien des autres, filles et garçons, dormaient peu, pas du tout par dissipation mais en gagne-pain nocturne. Comme ils étaient pauvres et que je le suis devenu, nous comprenions ce qu’il faut changer.

Et vous, Monsieur le Président de la République, avez-vous enseigné dans le plein-air d’une université de banlieue, avec beaucoup d’étrangers, certes à peu près francophones mais mieux que Français, voulant recevoir de nous quelque entrée dans le monde du souhaitable. Les sujets d’Europe dont je m’étais chargé, qui n’avaient pas de programme par arrêté ministériel, ni manuel leur correspondant classiquement, m’ont alors paru le souhaitable. Je n’avais pas toujours placé l’Europe en fin autant qu’en moyen de la pensée, de l’action et de toute dialectique politique ou économique. Tant que la France paraissait se tenir, et j’avais quinze ans quand le miracle recommença de s’opérer, la coopération européenne, le poids des possibles divergences ou timidités de nos partenaires m’avaient paru encombrants, mais depuis qu’il s’est avéré que la France, par des gouvernants de moins en moins indépendants et inventifs mentalement, tournait à la nostalgie ou la simple image dans le regard d’autres, j’ai pensé que l’Europe nous offrait, si nous la saisissions, de revenir à nos plus fortes ambitions, aux plus fondées.

Tandis que se tait, semble-t-il pour moi seul, cette façade en deux plans, en deux épaisseurs, aux lumières révélant bien la différence des matériaux, des destinations, je suis fasciné par une nudité sans apprêt, sans sculptures faisant par elles-mêmes monument. Du mur valant par sa luminescence, par son coutour, les lignes plus simples, du crayon sur papier, à la règle et c’est debout. L’Université, l’enseignement magistral, l’apostrophe des étudiants, leurs questions ; leurs réponses, les mise aux voix se fondent dans la question de m’orienter sans le moindre souvenir. En cinq ans, je ne suis pas même retourné à la basilique, encore moins suis-je allé en ville. Celle-ci commence par cette place où les passants, minuscules en proportion de la surface désertique, sans arbres, sont rares. Et je commence à apprendre.

Quand, l’an dernier, au milieu de 2015, vous êtes, avec les édiles, vous informer sur les projets et les avancements de restaurations, de travaux, certaines imaginations mêmes, où êtes vous allé : pendant votre visite, puis ensuite et d’où veniez-vous ? J’arrive, cette nuit, de la Bretagne océane et du premier chapitre de cet essai de livre qui vous est destiné. Sans mandat, sans modestie, sans orgueil, simplement parce que j’ai mon âge et mes amours, celui de mes aimées, épouse et petite fille, celui de notre pays, il me semble tout porter de nos héritages, de notre vieillesse à tant de moments si rayonnante et forte, d’une jeunesse que je sens pour demain, y compris la mienne retrouvée si cet écrit aboutit, et si l’ordalie que je souhaite pour la fin de mon existence formelle ici-bas. Et vous quand la portière arrière de votre voiture s’ouvre – la prochaine, celle de votre campagne, bien imprudemment exposée devant le siège de votre famille politique d’origine, une Volkswagen, a des portières coulissantes pour que, a-t-on expliqué, vous puissiez être « extrait » plus aisément, plus rapidement – vous donc, quand vous arrivez, que des garde-à-vous font haie et qu’il vous faut affecter le bonheur de vous trouver, de corps ? mais d’esprit ? là où l’on vous accueille, à quoi pensez-vous ? quelles associations faites-vous en vous-mêmes. Avez-vous marché dans les rues de Saint-Denis, la nuit, seul ? Le mot de Jean-Pierre Chevènement – si malheureux et n’exprimant aucune véritable expérience, sinon lamentablement tronquée – juste après sa montée sur scène pour inventer ou pacifier ce qui ne peut s’appeler, de l’extérieur, un Islam, ou l’Islam de France, ne me revient pas ce soir. Je demande mon chemin, un compatriote d’origine subsaharienne ?  me répond, me sourit, c’est clair, je pars, je tire une petite valise carénée, noire à roulettes. De plus en plus, je me sens dans deux pays à la fois, et qui me sont étrangers, bien plus que deux même. Des pays-villes alors que depuis vingt ans je vis entouré d’arbres, naturellement là depuis peut-être un siècle, ou que j’ai plantés, il y a aussi des rosiers, des ronces, plusieurs prés, chacun partant vers un des méandres du ria, non loin duquel, et de la mer aussi, nos longères ont été bâties il y a cent cinquante ans, et reconstruites par moi, il y en a vingt. Je suis éclairé par la lune ou j’entends autant mon cœur que des hullulements. Nos chiens dorment avant nous. Ce n’est pas la ville, cela n’a ni nom ni qualificatif. Géographiquement, c’est en France, selon les acceptions actuelles. Où que j’ai vécu quand c’était davantage que quelques heures et que l’appropriation faisait son alliance, puis sa combinaison entre les lieux et la conscience, les sensations d’y être, je crois bien que j’ai été la France. Il m’a donc été toujours aisé de la représenter quand j’en étais formellement chargé, mais aussi quand je ne l’étais pas. De même que professionnellement, il me fut aussitôt naturel de représenter l’intérêt commun en réunion ou en négociations. C’est d’ailleurs dans cette situation qu’apparaissait évidemment l’Europe. Les pays à Saint-Denis sont donc la ville, mais aussi les gens, l’absence de gens, l’allure et l’ethnicité des gens. Je ne parle ce soir qu’à celui qui s’est arrêté à mon interpellation et m’a renseigné. Je continue, il y a autant d’Africains, de ce nord-ouest africain que j’ai connu à mes vingt ans, qu’il y en a, la nuit tombée, à Saint-Louis, au pourtour de Dakar. On parle la nuit, assis, sans rien mangern ni boire, c’était avant. L’essentiel et qui se consomme, c’est la nuit et d’être ensemble. Or Saint-Denis est une ville française. Les moeurs, les vêtements, suis-je l’étranger ? avec ma valise, ses roulettes, et mon inquiétude d’arriver enfin tandis que ceux me faisant entourage, haie, et qui sont tranquilles, ne vivent-ils pas ici : chez eux ?

Cour intérieure, ni pavement ni goudron, du lisse sans couleurs, pas d’arbre ni même quelquesbacs à verdure, quatre étages, plus de cent alvéoles distribuées le long de coursives  à la façon des bateaux pour voyageurs à bas prix, l’hôtel ressemble à une prison. C’est pis que de la peur, c’est un autre monde. Les repères d’un urbanisme habituel soit dans la capitale soit dans ses banlieues ont disparu. Je n’ai rien. La chambre me rappelle justement un mauvais souvenir des environs de Dakar où je devais attendre le milieu du matin suivant de mon arrivée nocturne, la jeune fille qui intensément me tenait lieu de premier amour, elle avait été déjà mon premier baiser, elle devenait mon premier chagrin, car auparavant tout avait été avec la seule précédente tellement peu existant, vivant, chaleureux que j’avais cru au baiser et à un encensement mutuel. L’almour après l’indifférence ou l’impossibilité. Il me reste ce soir que le souvenir d’une solitude jumelle, d’une fatigue jumelle, le lit a quasiment les dimensions de la pièce. J’ai dormi facilement, car la suite – contrôle médical à subir vite – importait.

Ce qui commence, ce matin, n’a aucun précédent dans ma vie. Chacune de mes arrivées dans un pays nouveau, généralement celui d’une affectation suivant une autre que j’ai quittée à grand regret, était une obligation de m’initier, de comprendre et de rapidement structurer une mentalité, une construction nationale, des habitudes, c’était statistique et ensuite surgiraient des gens, et des gens quelques personnes, des mentors, grands politiques ou chefs économiques, des amours aussi. Les rapports à rédiger, les entrées à découvrir puis maintenir pour les donner à nos entreprises, à nos idées, à vos prédécesseurs, Monsieur le Président de la République, me forçaient enfin à considérer et posséder cet espace schématisé sur les cartes et mappemondes, comme mien.

Ce matin en quelques minutes, je vais vivre tout le contraire.
 
Direction ? je ne la retiens pas, mais l’arrêt auquel descendre pour atteindre ce centre de radiologie : théâtre Gérard Philipe. Fanfan la tulipe, Louis XV et les retournements du front en noir et blanc, mieux que les Indiens et les cow-boys, pas de cris, peu de chevaux. La Comédie-Française, cette obscure clarté qui tombe des éoiles… nous partîmes cinq-cent, nous étions trois mille en arrivant au port… l’entier de la scène, l’acteur … ce n’est pas de l’éclat, ce n’est pas de la lumière, ce n’est pas du texte, ce n’est pas même de la présence, c’est une totalité sans nom ni son, nous sommes parterre, poulailler et loges – quel âge ai-je ? peu importe – tous le même chef d’œuvre, le même Gérard Philipe, bien plus que le temps d’un soupir, l’immortalité doit être là pour que nous soyons ainsi, ne respirant pas, tellement nous existons. Le civisme des rues, des avenues des lieux en banlieue.

Lignes parallèles, les quatre rails, les trottoirs, les abris, tout est impeccable. Il ne pleut pas, tout à l’heure, il pleuvra. Pas un papier qui traîne, pas un Français, une Française habituels, les robes du Maghreb, de l’Indochine, de l’Afrique noire, la couleur, les peaux, les regards, les hommes sont de tous âges, la jeunesse est moins belle que la maturité, pas de jeunes filles. Comme je me sens heureux et à l’aise, parmi ces quelques tous. Je ne me sens pas différent. J’ai ma petite valise à roulettes comme hier soir, chemise sans dessous, une veste façon tyrolienne, mes cheveux sont blancs, mon teint est tantôt pâle, tantôt rouge. Je ne me porte pas toujours très bien, mes jambes sont souvent lourdes. C’est une ville qui est d’abord une succession d’espace au moins depuis cette place du Marché que longe la rue ou l’avenue Gabriel Péri ; D’ailleurs, par le métro on arrive en étapes successives, toutes contemporaines dans notre regard et par l’uniformité de l’alphabet R.A.T.P., en histoire de France. Il y a la déclaration de Saint-Ouen il y a les martyrs de l’Occupation, il y a des saints et des écrivains. C’est très sensible, plus qu’à pied, et a fortiori en voiture où l’on n’entrevoit que les voisins de côté, de devant, de derrière seulement. Chaque station a son nom mis en valeur par les intervalles de tunnel et par la répétition aux murs incurvés, au-dessus des affichages ou entre eux, c’est plus qu’une date, plus qu’un personnage, c’est nous avant nous. Guy Môquet et saint Denis. A ma gauche, une femme sans âge, teint bistre, enveloppée et capuchonnée d’orange à ramages, elle lit un petit livre, c’est de l’arabe, ce doit être religieux, ou de la poésie, mais quoi de plus poétique si la poésie choisit d’être véhémente pour me prendre ? je dis tranquillement à la dame que son petit livre est bien beau, il est usé, c’est du papier fort, c’est son livre, exactement comme depuis un an, chaque fois que je suis au volant, l’habitude me saisit de cette récitation. Je m’étais engagé à une neuvaine dont il fallait répartir en jours, en personnes, et en thèmes les centaines de Je vous salue, Marie ! et leurs encadrements en Notre Père ! Je ne compte pas, quelque temps j’ai mémorisé sur mes doigts et leurs intervalles, maintenant au bout d’un temps ou selon le ressac d’une imprégnation indistincte mais qui me fait découvrir beaucoup dans ce si peu de mots, je décrète le Gloire au Père !, et puis je passe à la suite. Elle me regarde et acquiesce, me remercie. Du français : parfait. Elle est bilingue, sereine, heureuse que je l’ai remarqué, son livre, pas tellement elle, quoiqu’elle soit bien le livre, nous n’insistons pas. Si à cet arrêt du tramway, je la revois – quand ? – je lui dirai qu’il y eut ce moment et que je voulais lui demander le sens, non de ce qu’elle faisait, mais de ce qu’elle lisait.

Il y a peut-être ? déjà dix ans. Le T.G.V. de Paris à Quimper. Pas grand monde dans le wagon, c’est un début de matinée. Une dizaine de jeunes gens, que des garçons. Sautent et dialoguent d’un fauteuil à l’autre. Vocabulaire incompréhensible, mais grammaire française. Du beur, surtout l’accent, les intonations, une indolence véhémente. Il semble s’agir du baccalauréat. Cela dure, ce n’est pas monotone, je commence à comprendre, cela dure bien une heure, ils se fatiguent, se taisent, font du silence et leur chef, selon toute apparence, vient s’asseoir près de moi. Je lui dis que j’admire la richesse du vocabulaire, l’inventivité du vocabulaire. L’allemand, version dialectale en Alsace, garde sa grammaire, certes, mais tout le vocabulaire, le visuel et la senteur du quotidien, les plantes et les ustensiles, les nuances aussi de l’affection par tant de diminutifs qui font grelots ou clochettes ne sont qu’alsaciens, un plein-air qui ne peut être clos mais qui a tellement de racines, et vit encore tellement même si les existences et les références ont changé et changeront plus encore, que c’est un univers complet à soi-seul. Cette langue, dite beur, est aussi une dérive de la vie dans la structure mentale française : la grammaire. L’identité, c’est la structure, l’ossature, pas l’habillement ni la confection. Oui, j’admire cette contagion française dans un milieu et un genre de vie qui, de naissance, sont tout autres que nos habituelles arborescences.

Voici qu’il me répond, un français de Sorbonne. Il est bilingue, beur et agrégation de lettres. Oui, c’est bien de bac. qu’ils s’entretenaient, de l’histoire qu’on leur fait passer et subir. Il est autant français que moi, d’esprit et de langue, mais il voudrait que soit mis autant d’application, autant d’art pour transmettre son histoire particulière et celle de ses compagnons, ou d’autres villages dans nos banlieues, ou d’autres groupes. Il ajoute même que ces histoires particulières, quoique de relents nationaux, de nationalité qui ne sont pas la nôtre, je veux dire la mienne, ou celle qu’il a adoptée et apprécie, manifestement, valent d’être enseignées, de faire partie de nos enseignements parce qu’elles sont un apport, exactement comme leurs locuteurs apportent une force et un nombre, une population de plus. Et voici qu’il m’apprend, qu’au moment-même des massacres de Sétif [1], il y en eut d’aussi horribles, fortuits ou ordonnés, à Gorée. L’île-escale-base de départ pour les esclaves d’une terre dite française à une autre, tout autant française… L’enseigner autant que les Gaulois. Même si c’est consacrer, mémoriser ce qui salit notre âme, fait tache.

J’acquiesce et lui répond qu’il tombe bien. Ayant alors – encore pendant aujourd’hui, mais reporté comme tant d’autres de mes projets d’écriture – l’idée de documenter un essai sur cinq Français et l’Allemagne [2], j’ai compilé le dossier du procès de jspeh Caillaux en Haute Cour, procès en pacifisme férocement diligenté par une rare mais très efficace entente de Poincaré avec Clemenceau, on fut en 1917. Et dans les cartons, j’ai lu l’histoire d’un rgeoupe important numériquement de Russes « blancs » qui refusèrent de marcher au combat sous un uniforme étranger, par exemple la Légion, et qui voulaient se battre sous notre uniforme. Ce refus fut considéré par la justice militaire comme une mûtinerie, exécutions donc. Or, le Conseil d’Etat saisi par qui ? et selon quels moyens ? condamna l’Etat français, ses hiérarchies, ses références et ces… condamnations. Sans lui faire sentir que j’avais beau jeu et tenais un exemple solide, je dis à mon homme que ces silences de l’Histoire n’ont rien à voir avec le racisme, c’est tout bonnement une conception éthérée des événements. Cette conception ne sert personne, il faut certainement en sortir, ces Russes, ces tirailleurs sénégalais ont été des héros, sans eux peut-être nous n’aurions pas été en nombre ou suffisants pour vaincre la grande Allemagne.                       

Le train continua, ils descendraient plus loin que moi, groupe de « rapeurs » archi-connus, accueillis peu auparavant par Ardisson, ils commençaient une nouvelle tournée. A la station Marché du tramway, une femme noire, des yeux très grands, fendus et doux, un bébé sur la poitrne, ils sont à ma droite, l’enfant me regarde, m’examine, je demande son âge, il se prénomme Mattéo, deux T mais pas d’H. Je félicite, le tramway arrive. Je me sens très bien. Personne de race, si une arrivante qui court, personne sauf elle, et moi, mais toute la rame française, vivant ici et parlant ici, la langue d’ici et qui n’a rien de banlieue.       

Monsieur le Président de la République, je me suis dit que la France est contagieuse pour tellement passer dans la langue et donc l’esprit des gens. Mais de nous, les anciens en extraits de naissance et ascendance – vous êtes du XVIIème siècle, et votre prédécesseur ainsi que l’actuel de vos Premiers ministres sont de la seconde moitié du XXème – oui, de nous, quelles que soient les générations et leur nombre dont nous sommes issus, doivent arriver quelque chose, un geste, une réciprocité, soudre une mise en commun. L’adoption doit être mutuelle, chacun ajoutant à l’autre. Je commence à théoriser ainsi quand c’est déjà la station suivante : une école communale fait l’angle de l’avenue Paul Eluard avec la rue Jules Vallès. Fronton cassant l’angle : « l’instruction est la grandeur d’une nation . MDCCCLXXV ». La République débat encore les lois constitutionnelles, mais déjà c’est cela qui se grave et va se faire. L’heure est aux rentrées en classe, Babel, arche de Noé, tous quartiers ? peut-être, mais les comportements sont de toujours, les poussettes, les enfants sont analogues, je passe, je suis croisé, davantage de mamans que de papas. Rue Elsa Triolet. Le Parti communiste, encadrement ou ossature, la « ceinture rouge » de Paris ou le peuple qui habite et qu’Haussmann a mis hors les murs, que la Commune a tenté de remettre en possession de la ville, et puis…  La rue est nouvelle pour moi, ce sont des immeubles nets, de hauteur parisienne, mais de dessin, de facture autres. Il y a certainement un héritage ici autant qu’ailleurs et moins commun qu’ailleurs, un héritage pas de monuments de la puissance ou de la statuaire, encore que les écoles, un gymnase Maurice Baquet et surtout le théâtre Gérard Philipe en fin de l’avenue Carnot, soient de pierre de taille ou de matériau XXème siècle Pompidou ou Malraux. Oui, il y a un patrimoine dans nos banlieues, et celles-ci ne sont pas de la non-ville, de la non-capitale, ce sont des agglomérations, des centres d’existences, de rencontres et de traditions multiples. Il y a un mois, montant de Monrouge vers Plessis-Robinson et de niveaux en niveaux de vie, je vivais aussi d’autres déclinaisons de notre goût de ba^tir et d’habiter aussi respectables et parfois plus chaleureux, plus intimistes, secrets même que les avenues ou les cotoiements de parc où mon enfance a marché, duré : la Muette et son jardin du Ranelagh, la rue de Passy, le Trocadéro puis l’avenue Hoche, la rue de Courcelles, le parc Monceau. Et aujourd’hui, comme j’aimerai quelques combles, mais avec ascenseur pour mes années octante à si bientôt venir, qui ne soient pas loin du jardin du Luxembourg et de …  c’est être Parisien sans doute, mais il n’y a pas que Paris, qui soit la France. Combien la « province », les provinces nous l’ont reproché. Parachuté, inéligible sauf parrains et militants sur ordre, tout nouveau venu, et pourtant comme elle se brise aisément la glace. Je l’ai vécu dans le Haut-Doubs, mais… pas là où je vis, habite, femme, enfants, chiens, chèvres, poissons rouges, en Bretagne du sud, le long de la mer. Nouveau venu, dépendant, j’ai pu être aimé. Propriétaire, des hectares, l’interdiction que nous opposons, ma femme et moi, aux chasseurs : je ne suis pas accepté, depuis vingt-cinq ans, sauf un sexennat municipal parce qu’il fallait empêcher un autre, natif de plusieurs siècles, pas aimé, alors je fus élu à dix contre un, je crus à un choix, j’avais été un outil. Mais oui, c’est notre pays.

Reniac, à ma table de travail
lundi 19 septembre 2016, 17 heures 35 à 20 heures 58


[1] -

[2] - titre et schéma qui ont été, avec bonheur, ceux de Jean Lacouture, notamment pour raconter, par des portraits, notre décolonisation, en fait des estimes mutuelles mais déchirantes

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