lundi 30 septembre 2013
dimanche 29 septembre 2013
version de démarrage - été 1997 ... L'impossible est votre vie cf. feuilleton du début de cet été : version 2000-2001
DISGRACE
Un
jour ordinaire. Votre vie n'est pas ordinaire, c'est la vôtre elle grouille de
projets, d'insatisfactions, de joies. Vous êtes friand de rencontres, vous
parlez facilement avec des gens, des inconnus, ou des familiers que vous avez
le don de mettre, un moment, le temps qu'il fait, en confiance. Ils parlent, on
vous parle. On vous trouve du charme, vous savez écoûter, vous regardez, des
oeuvres d'art mais aussi les passants dans la rue, de l'autre côté des
portières de voiture, vous imaginez des intérieurs, des chambres sous les
toits, des appartements, rien qu'à voir des immeubles, une lampe le soir, une
fenêtre sombre, et vous imaginez aussi la suite de la journée pour cette
adolescente qui traverse, en courant, hors du passage protégé. Va-t-elle retrouver
un amant, en fuit-elle un, va-t-elle à un cours ? Votre existence est banale.
Vous ne vous épanouissez pas au travail, mais vous n'y êtes pas amoindri. Vous
attendez autre chose, vous guettez des visages, pas vraiment des opportunités.
Vous pensez que la suite sera conforme, enfin, à ce que vous attendiez de la
vie durant votre adolescence. Vous admettez que vous n'êtes jamais sorti de
votre adolescence. Vous dites que la plupart des humains sont ainsi, la face au
jour, au bureau, dans les transports en commun, une préservation de l'anonymat
qui couvre mieux l'idendité. On fait semblant d'être adultes, de connaître et
de respecter les règles du jeu, celles de la société, est-ce un jeu ? Question
oiseuse. Les organigrammes, les feuilles de paie, les droits à congé, les
retenues diverses sur le salaire sont codifiés, les mêmes pour tous. Vous êtes
un parmi tous, exceptionnel pour quelques-uns qui vous détestent sans vous
connaître, qui vous aiment en vous connaissant à peine mieux. La société n'est
pas un jeu de miroirs. On s'y voit rarement. Vous ne vous y regardez pas, vous
dites qu'elle ne vous ressemble pas, que vous n'y êtes pas ressemblant. Vous
êtes ce que vous n'êtes pas, votre place dans la société, votre emploi, votre
fonction, votre curriculum vitae, vous dites qu'ils ne vous décrivent
pas. Vous ne souhaitez pas être décrit, et vous commencez à ne plus souhaiter
être ni apprécié, ni aimé. Simplement accepté. Votre vie est ailleurs, elle est
intérieure, vous n'êtes pas de ceux qui murmurent sans cesse un dialogue
intime, mais vos joies sont rarement des moments d'amour-propre, de
reconnaissance sociale, d'augmentation de grades ou d'échelons, elles sont
intérieures, le souvenir y apporte beaucoup, situe presque tout ce que vous
vivez dans une litanie où l'analogue pèse de plus en plus. Les promotions, les
mutations professionnelles, les rencontres d'amour, de paroles, de corps, de
regards, une expérience religieuse intermittente mais sans qu'une certaine foi,
une habitude métaphysique, de l'optimisme vous aient jamais quitté, voilà
probablement ce qui rythme votre existence mais ne la remplit pas. Vous ne
savez ni vous définir ni vous situer, vous êtes embarrassé quand il vous est
demandé : que cherchez-vous ? Vous n'apercevez pas aussitôt que vous n'attendez
rien, mais quelqu'un ? Vous-même, enfin au seuil d'un commencement, au début
d'un accomplissement dont vous croyez qu'il est toujours retardé par votre
distraction autant que par celle des circonstances ? Ou autrui ? Qui est plus
étranger et plus intime à nous-mêmes que Dieu ? Ce n'est pas une réponse, donc.
Vous
vous sentez exceptionnel, donc comme tout le monde. Sans âge, de visage que
pour les habituels, les quelques cinquante personnes, de la plus indifférente à
la plus chère, que chaque jour, au maximum, on cotoie de près de loin.
Evidemment, des réflexes de génération, une génération culturelle, une
structuration personnelle de ce que vous avez vêcu au jour le jour de
l'histoire de votre pays, du pays ; les livres et l'actualité y ajoutent peu ;
réflexes et structuration qui vous signifient un écart, une différence quand la
rencontre est de désir, c'est-à-dire quand l'autre vous importe, que son
opinion a charge et résonnance pour vous. Peut-être guettez-vous une main, pour
- à son dos - y poser la vôtre, un coeur, une intelligence ? Vous avez
expérimenté déjà qu'entre hommes, chacun occupant sa fonction, on se livre peu.
Danger ? Inappétence. On connaît le dossier dit personnel de l'autre, la
curiosité, et vous en avez, ce qui vous distingue assez mais ne vous pose guère
pour beaucoup de vos collègues ou anciens condisciples, ne vous montrerait que
les réactions de votre vis-à-vis, du nouveau venu face aux questions. Celles-ci
seraient banales, mais le fait même des questions inusuel. Comment réagirait-il
cet autre ? Une vue sur la société, un regret amoureux, une manie, un goût,
tout ce qui ne se met guère en fiches, mais qui caractérise, qui rend
intéressant. On ne s'ennuie pas avec vous. Puisque vous écoûtez, dès que vous
avez suscité. Pas d'interrogation en retour. Etes-vous si transparent, votre
regard est-il si parlant qu'on sache tout de vous, implicitement ? Vous seriez
donc, à l'état naturel, en déséquilibre, quoique vous ne fassiez, n'attendiez
rien d'étrange ni d'original. Vous vérifiez que le vocabulaire s'appauvrit, que
vous ne savez plus exprimer ce que vous souhaitez, ce que vous souhaiteriez,
si... Mais les conditions, les circonstances, vous ne savez pas non plus les
définir. Marchez-vous à côté de la vie, de votre vie ? Vous affectionnez le mot
de vocation, vous jugez que nous nous ennuyons au travail, que le bonheur est
en heures supplémentaires, toujours dérobé aux habitudes et à l'enlacement des
horaires, des convenances, des jours avec et des jours sans.
Vous
avez réussi, vous passez pour avoir réussi. Vos fonctions sont intéressantes,
enviées, en vue. Vous n'êtes ni notoire ni inconnu. Ni vraiment jeune, ni déjà
sur la pente déclive. Vous êtes jalousé parce que vous paraissez libre. Sans
doute, un culot relatif, vous n'y tenez pas quand vous avez résolu de séduire,
de conquérir, vous êtes tenace et enveloppant, vous avez de la ressource, vous
pratiquez le boutoir. Vos entreprises cependant n'ont jamais été
sensationnelles. Votre carrière rattrape périodiquement des périodes de
ralentissement. La faveur et la disgrâce, vous savez. Professionnellement, vous
n'êtes technicien de rien et le paradoxe veut que votre métier s'exerce avec
une routine qu'on peut, à son choix, agrémenter d'une personnalité forte,
bigarrée même, ou laisser nue. Vous ne vous maîtrisez guère, vous en cachez ni
vos estimes ni vos dédains ; en réunions, vous changez les dynamiques du
groupe, mais pas les rapports de force, et cela n'illusionne que vous. Vous
comprenez très vite et avec personnalité ce que vous saurez restituer avec
brio, mais vous comprenez aussi que le brio - notre défaut national - nuit et
détruit, non l'adversaire, mais vous. Les résultats sont une addition, jamais
un renversement ou un hasard. Peut-être, n'êtes-vous pas très fiable, au
jugement de votre employeur, et aussi dans l'esprit des femmes que vous avez
arrêtées, retenues de coeur, et qui vous ont laissé, l'esprit gagne toujours
dans les relations humaines. On raisonne, vous raisonnez peu. Vous êtes
remplacé, vous gardez mémoire. Vous n'êtes pas traité comme vous traitez. Vous
plaidez l'exception. peut-être dérangez-vous ? Qu'on parle de vous, vous gêne.
Vous entrendre expliqué, exposé à vous-même - on vous met facilement à nu, vous
ne vous défendez pas, vous ne rétorquez pas, vous ne blessez que par
inadvertance ou par oubli, on vous dit que c'est pire - oui, cela vous gêne.
Vous êtes pudique.
Vous
ne savez pas que tout cela, c'était hier. Un portrait nuancé, un bilan éludé,
la liberté de poursuivre. Sans payer. Soudain, votre dette va vous être
montrée, chiffrée. Vous croirez au lendemain, au futur auquel on fait appel du
jour présent. Vous connaissez vos capacités de retournement, de redressement,
d'enveloppement, de séduction. L'organisation à laquelle vous appartenez a ses
arcanes, sa logique certes, ses chefs et ses cooptations ; elle n'a pas de
tabou, elle a de l'orgueil et de la tolérance, vous lui devez des décennies -
déjà, des décennies - d'une sorte de fidélité réciproque, parfois bougonne,
mais loyale. Vous lui devez qu'elle ne vous a pas nui. Votre originalité a été
tolérée, vous avez été prodigue, dans quelques occurences vous avez vraiment
été utile, personnellement. Cela s'est su et dit. A d'autres, vous avez eu la
chance que les détracteurs et les jaloux durent peu dans une situation où ils
auraient pu vous mettre à mal. Au fond, tout cela vous est demeuré extérieur.
De même que l'argent vous coulait des mains, que les années se succédaient sans
que vous ayez jamais l'obligation de prévoir la suivante, vous respiriez un air
sur mesure. Cela ne vous allait pas mal. Considérés rétrospectivement, vos
soucis étaient nuls, ce qui vous avait accaparé, occupé, inquiété parfois
étaient la contradiction du moment. Tout ce qui vous arrivait, il avait semblé
jusqu'à présent que vous l'aviez machiné : souffrance et bonheur faisaient
somme, à peine des différences.
C'était
hier, mais demain sera comme hier. Aujourd'hui, vous recevez improviste,
tellement improviste que vous lisez, relisez plusieurs fois par minutes, puis à
chaque heure ces quelques lignes. Banales, anodines, si simples. Il n'y a rien
de personnel, pas même votre, c'est votre fonction qui est visée, donc
incidemment votre emploi. Vous êtes remplacé. Voilà, vous êtes remplacé.
Quelqu'un est nommé pour vous succéder, pour être à votre place. Voilà. Cela
n'a rien d'original, c'est courant dans ce métier. L'affectation suivante, on
l'apprend ensuite un peu plus tard, on a le temps, et d'un trapèze à l'autre.
C'est courant. Vous sentez cependant que ce qu'il vous arrive est personnel.
Très personnel. Vraiment personnel. Relire l'avis par lequel vous êtes prié de
préparer - par le vide - la place au successeur ne vous apprend rien, c'est une
intuition. Vous saviez que les temps venaient où il faudrait changer d'affectation,
où cela serait avantageux, en tout cas les propositions qui vous seraient
faites, pluriel ou singulier, avec ou sans délai, mesureraient votre réussite
dans ce que vous êtes chargé d'accomplir, de faire, là où vous êtes. La
fonction vous allait comme si vous l'aviez toujours exercé, de naissance. Elle
n'était sans doute pas votre vocation, niveau trop intermédiaire, ou
orientation encore trop peu personnalisée. Mais vous avez aimé cette fonction.
Depuis ce matin, depuis que le papier, que vous gardez plié dans une poche,
remettez dans l'autre, classez dans votres erviette, reprenez, voici que vous
parlez de cette fonction au passé. Vous avez l'intuition que rien ne vous sera
proposé, qu'il n'y aura pour vous aucune succession dans un emploi, un poste
équivalent. Vous ne saisissez pas ce que cela implique. Inquiet ? Non. Ce qui
se finit est concret, charnel, vous allez des gens, des lieux, des habitudes.
Ce n'est pas exactement demain, mais ce n'est pas selon vos convenances. Vous
êtes seul à savoir, seul avec celui qui vous a porté le papier. Vous n'avez pas
mal réagi. Impassible. Vous avez donné l'impression - convenable - que vous
n'étiez ni surpris ni gêné, mais cependant celle de vous y être attendu. Vous
n'avez rien changé de vos projets et programmes du moment. Votre plus proche
collaborateur, au moins en terme de confiance, va bientôt vous presser pour
votre confort personnel, dans l'intérêt du service, d'annoncer la nouvelle.
Vous vous y prenez vraiment bien. Votre départ est une chance. Bien entendu,
une chance pour vous, mais ce n'est pas à dire. Vos mérites sont si connus, au
moins de vos collaborateurs, sous-ordres, partenaires, visiteurs : quelle
flatteuse rumeur, du moins celle qui vous revient ! Une chance pour tous, pour
le service, pour le travail. Une mission a été accomplie, qu'on y mette fin en
haut lieu c'est signe d'appréciation. C'est évident. ceux qui restent
rebondiront, veilleront à ce que l'acquis demeure. On assure de partout que
vous ne serez pas remplacé ni dans les coeurs ni dans la manière dont vous
procédiez. C'est à un irremplaçable que l'on va succéder. L'avenir a commencé
ce matin, vous ne le préparez pas, vous n'avez jamais été entraîné, forcé à la
prévision. Vos découverts en banque, vous les avez négociés, à des montants
parfois considérables, après coup, la tombe ouverte, et vous en êtes ressorti.
Vous avez de la surface et de la vitesse, même en finance. Professionnellement,
vous êtes dans un créneau lucratif, sous-fiscalisé. Il n'y pas que
l'amour-propre, voire quelques honneurs qui soient appréciables (et que vous
avez appréciés) dans ce métier qui est le vôtre, tout uniment, depuis que vous
avez été diplômé de cette prestigieuse école. Statutairement, rien à craindre ;
ce n'est pas un milieu d'où l'on est exclu et puis il y a une continuité dans
votre carrière et beaucoup se fait par relations. Vous y avez excellé jusqu'à
présent, au moins dans les deuxièmes et troisièmes rangs que ceux du premier
vous concédaient parce qu'ils ne les ont jamais brigués. Oui, vous n'avez
jamais gêné personne.
Vous
accusez réception du message. Vous prenez la fin de votre mission comme un
quitus, un témoignage de félicitations, vous dites une autre évidence, votre
disponibilité pour la suite, votre dévouement, vous insinuez, sans y insistez,
que vous avez acquis quelques mérites. Vous attendez. Il y a une direction du
personnel, vous appelez. On ne vous prend pas au téléphone, cela ne vous étonne
pas, rien ne s'y décide qui soit de votre niveau. Aller ad limina. Aux
nouvelles... Vous êtes encore dans l'autobiographie. Le mouvement de personnel,
c'est l'expression, vous concerne, vous en connaissez les signataires, les
décideurs. Un autre de vos collaborateurs vous dit qu'il était, quant à lui, au
courant depuis l'avant-veille. Un autre encore, qui vous est arrivé il y a
quelques semaines, en avait été averti au moment de son affectation, il y a
déjà quelques mois, et eût juré qu'il vous croyait, dès ce moment-là, au
courant. Vous écrivez, suivant les filières qui vous sont depuis des années
habituelles et surtout bénéfiques, aux gens en place. Ce ne sont plus ceux qui
vous ont nommé, vous faites semblant qu'ils vous sont favirables, qu'ils sont
au moins équitables. Vous vous apercevez que vous ne connaissez plus personne
qui soit directement et personnellement en situation de décider pour vous de la
suite. Vous pensez que votre fonction maintient ouvertes les portes que vous
franchissiez avec avantage, quoiqu'avec modération, il y a si peu encore, que
votre situation, parce qu'elle est banale, est du ressort de sous-ordres. Vous
avez pourtant l'intuition du contraire, et tout renforce votre intuition. Rien
ne vous est proposé pour la suite de votre carrière. Progressivement, vous êtes
amené à passer du compte-rendu de votre mission à une défense de l'exercice de
votre fonction. D'une objectivité aisée parce qu'elle ne traiterait que du
service, de ses nécessités, du point où il se trouvera à votre départ, vous
voici obligé de parler de vous, de vos nécessités personnelles. Ce n'est pas même
le vide qui est fait autour de vous, c'est pire. Vous n'êtes plus du ressort de
votre employeur actuel. Vous êtes renvoyé au précédent. Vous aviez quitté
celui-ci avec honneur, pour lui comme pour vous. Putativement, votre carrière
avait continué de s'y poursuivre, d'autant plus avantageusement, que cela n'y
coûtait plus rien. Votre ancienne maison, vous en étiez fier, vous en êtes
encore fier, mais elle vous avait tout donné et votre bifurcation, quoique
rare, était sage. Vous aviez le profil, tout le monde en était d'accord. Cela
flattait tout le monde. Votre départ de là, votre détachement ici. Maintenant,
l'accord persiste, mais en votre défaveur. Comment cela s'est-il fait ? Vous
n'avez pas le profil, vous l'avez entendu dire, vous l'avez lu, vous n'y avez
pas cru. Vous seriez incapable de changer de manière de faire et d'être, le
voudriez-vous. Ce qui était à votre actif a changé de sens, c'est à votre
débit. Deux des principales autorités de votre maison actuelle vous l'ont
signifié, vous n'y avez pas pris garde. Quelques instants dans un bureau, des
phrases ne correspondant manifestement ni à vos efforts et succès personnels
sur place, ni à la conception que vous vous faites du métier. Vous ne répondez
pas, vous n'avez pas répondu. Vous n'avez aucune expérience de la disgrâce.
Sans doute, des revers, mais précisément vous les aviez surmontés, ce qui a
ajouté à l'estime de vos capacités de navigation. Pas fait pour ce métier,
celui-ci, celui-là qui en était proche ? On vous a, quelques mois plus tard,
non seulement redonné de l'emploi, mais en très supérieur à celui dont vous
aviez été évincé. D'ailleurs, ces deux-là, dont l'un affirme vous protéger
contre la sphère souveraine, et dont l'autre calcule que votre remise à
l'endroit d'où vous êtes venu donnera de la souplesse aux gestions actuelles
d'ayant-droits qui n'ont pas vos positions de repli, ces deux-là ne vous
paraissent pas superbes. Combien sont au pouvoir dont le physique est
abusivement laid, ou, ce qui n'est en rien le contraire, beaucoup trop marqué
par les conventions de vêtements et de beauté personnelle du moment ! Le
premier, au cou gras, au ventre tonnelant, est un dur que vous n'aviez pas
identifié tel. Il est au sommet de la hiérarchie des emplois dans votre
parcours. Ni dans ses fonctions actuelles, ni dans les précédentes, également
très en vue, il ne vous a paru oerformant, vraiment au fait. Or, ces deux
postes sont décisifs. Que vous regardiez ainsi un si haut personnage, et ne
sachiez le celer, est-ce prudent ? Vous ne vous le demanderez que trop tard, et
vous n'eussiez - averti - pas joué autrement. L'autre a le sourire enjôleur de
son appartenance politique, la dégaîne de quelqu'un sans inquiétude. La
photographie, où à peine derrière le nouveau maître des lieux, il sourit à l'avenir,
à la satisfaction d'avoir réussi, peut-être même d'avoir porté le maître là où
il paraît pour cette première fois, aurait dû vous avertir. Il n'est qu'un
parvenu pour se croire tout dû. Vous aviez pris langue avec assurance, vous
aviez pu remonter, le premier de votre caste d'adoption, la mécanique des
audiences particulières, vous l'aviez donc rencontré, préalable de politesse,
vous n'aviez rien vu qui soit stratégique, des fragments maintenant vous
reviennent qu'exploités, vous auriez peut-être mieux réservé votre situation
personnelle, votre emploi. A ce moment-là, quand vous fûtes devant le nouvel
arrivant, rien n'était en question que l'estime que vous lui porteriez. Vous le
jugiez innocent dans la position suprême qu'il commençait d'occuper. Vous
n'avez rien discerné de son caractère, rien deviné qu'il arrivait pour ne plus
jamais redescendre, que les décennies - vous avez à peu près le même âge, tous
les deux, il est même votre cadet de trois ans -les décennies que vous aviez
consacrées, employées à vous cultiver, à cultiver rencontres, libertés et
quelques autres accueils de l'existence, lui, les avaient disposées comme
autant de cartes, l'oeil fixé. Vous n'avez manifesté aucune révérence, vous
n'avez fait aucune allégeance, vous considériez qu'un simple hasard produisait
que vous en fussiez pas à sa place, une place où vous sereiez bien meilleur que
l'impétrant. Tous les ingrédients de la disgrâce sont dans votre regard car
vous admirez l'excellence, mais vous la rencontrez rarement. Vous avez semblé
supérieur, donc inconscient. D'où le papier. Et rien d'autre.
(Plage de Toulasset, à Port-Navalo -
vendredi 28 Février 1997 : 14 heures 20.16 heures)
DESTINEE
Vous
êtes vulnérable, très vulnérable. Chaque retour chez vous, ce peut être sur le
répondeur une mauvaise nouvelle. Chaque jour à la poste, ce peut être une
lettre. Vous n'attendez aucune nouvelle que mauvaise, c'est-à-dire des
injonctions de payer, des rappels de créance, des avis que votre dossier
d'assurance, et vous n'en comptez plus le nombre, est incomplet, qu'il y a à
fournir telle attestation. A la banque, où vous faites le point
quotidiennement, n'ayant plus ni le filet d'un découvert, ni la perspective
d'un mois double, d'une rentrée exceptionnelle mais attendue, vous voulez
donner le change, mais la précision de ce que vous demandez en état des
comptes, en prévision des imputations mensuelles ne doit pas tromper. Ce sont
encore des jours où la traque n'est que sur papier. Vous êtes à une époque où
les contraventions, en quelques semaines, sont en recouvrement d'huissier. Des
services publics quoique répressifs sont devenus des gagne-pains ou des
jack-pots : la fourrière est concédée, le recouvrement parafiscal se fait avec
le serrurier, une redevance de télévision impayée ouvre droit à entrer chez
vous et à se servir pour des reventes au dixième ou au centième qui ne vous
exonèreront pas pour autant du solde d'une dette que grossissent les intérêts.
Vous passez du minuscule à l'énormité, en arithmétique mais surtout dans votre
âme. Mis au ban de la société, vous voyez celle-ci, ce qu'elle est. Non ! ce
qu'elle fait, ce qu'elle vous fait. La phrase de l'Evangile, qui sonne mal
grammaticalement, est si juste : à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il
a. La rue, les avenues, la ville grande ou petite, vous croisez des gens. Ils
sont vivants, ils marchent, ils vont quelque part, leur budget est équilibré,
pas de contraventions ici et le parc public est à cinq francs, vous y avez
laissé votre voiture. Vendre celle-ci ? Echapper au prélèvements des aubergines
à Paris, au contrôle des gendarmes, à tout ce qui est défalqué de la vie
quotidienne ? Devant l'ascenseur, une jeune fille, jeune femme, indifférente
physiquement. Vous vous demandez comment deux êtres humains peuvent coexister à
quelques centimètres l'un de l'autre sans s'agresser, sans avoir à lutter
contre la pulsion de tuer le vis-à-vis. Un sourire, un salut, il est midi, vous
inonde. Un jardin public, un vieil homme brosse ses chiens, répond à votre
salut. Une vendeuse de viennoiseries offre un bout de jambon à votre chienne :
celle-ci attend votre acquiescement, mange, sa physionomie avenante est louée.
Quelques mots sont échangés. Vous souhaitez à la femme, aux cheveux teints en
noir, trop teints, que son geste lui porte chance. Vous continuez, balançant un
thermos de thé à votre main. Un banc, il est midi, des pruniers en fleurs, des
lectures exotiques de votre adolescence vous reviennent, vous fermez les yeux,
vous priez, c'est un autre isolement, un isolement voulu, pour une rencontre.
La suite de votre existence est si proche, les chaussures usées, la chienne là
et fidèle. C'est la crasse, ne pouvoir se laver qui vous angoisse. Marcher pour
où ? vers quoi ? Pour être accueilli quelque part par quelqu'un, un amour
pitoyable pour votre anonymat, comme quelque prisonnier de guerre, devenir
l'homme-à-tout-faire (y compris l'amour le soir dans le lit de celle qui vous
nourrit) de quelque commerçante, receveuse, buraliste, un hameau en France,
quelque lieu au canada ou en Turquie. Marcher vers l'Est mène plus loin depuis
la France. Vous ne pensez plus même que c'est affreux. Vous êtes en dehors de
la vie, en dehors des normes, vous êtes seul, pas même à longer un mur, vous
êtes en pleine mer, tout est obstacle parce qu'il n'y a rien devant vous, pas
même vous-même, votre passé, vos attaches, vos relations, tout a fui, tout
s'est évanoui, rien n'est opérant. Il n'y a aucune solution, aucun recours, aucun
secours : quel calme ! Le banc est crayonné en blanc des habituels serments
d'amour, la rumeur des autos, des mobylettes, le mouvement comme dans une
devanture très bien faite des passants, des voitures au rond-point, tout
devient précis et précieux. La vie vue du dehors détache ses grains
d'existence, sans vous donner la moindre sensation, que celle - très abstraite
- de la vie, la vie des autres, la vie du monde, la vie de la société. Vous
êtes au dehors, vous n'êtes nulle part, détaché de tout, il est certain que
personne ne vous aperçoit plus, le bruit et le mouvement ce sont les autres.
On
vous dit que ne pouvoir envisager une vie inintéressante, c'est le signe de la
dépression. Vous n'envisagez rien, vous avez cessé de contempler les projets,
l'existence, tout ce que vous aviez pensé, vu, visualisé en prolongation
logique du moment que vous viviez quand la rupture, le congédiement est arrivé,
survenu comme un étranger inattendu, sans-gêne, d'une extraordinaire puissance
puisqu'il a pris votre place, a tout réordonné de votre vie, a tout centré sur
lui : tout est devenu évictioon et rupture. Votre vie maintenant a une cause,
un ressort uniques, tout découle de ce qu'il advint, que vous fûtes évincé. Le
moment où cela survint est loin à présent. Vous ne le distinguez qu'en
anecdote, c'est une autre rive qu'il vous a fait quitter dont vous n'avez plus
le souvenir même l'imagination. Vous êtes serein, à présent. Dans l'autre forme
de votre existence, que d'angoisses, que de projets, que de fantasmes, que
d'envies, de désirs ! Mais pas de regrets à ces époques révolues, pas de regret
non plus à cet instant. Revenir en arrière, être replacé aux minutes d'avant la
rupture ne vous donnerait pas davantage prise sur le destin. Parce que le
destin s'est rompu, qu'aucune logique ne vous amenait, tout nu, et tout livré,
à la catastrophe et au dépouillement actuel, et pourtant tout est logique dans
ce renversement. Vous êtes également hors de la logique. Votre rétablissement
prendrait ses fondements sur ce que vous êtes, sur ce que vous fûtes ; il
serait logique. Mais il est tout aussi logique que vous ne vous rétablissiez
jamais, si l'on prolonge la logique actuelle de votre éviction sans cesse plus
grande, aux effets sans cesse plus étendus, contagieux, nouveaux. Le vertige,
vous ne l'avez plus, la croisée des chemins vous n'en avez jamais eu
l'intuition, la prescience et surtout rétrospectivement vous ne voyez que vous
ayez eu le goût ou la possibilité de prendre ailleurs ou de paraître autre. Il
vous reste ainsi cet art de voyager mentalement dans des pays sans date, ni
image, ni personnage. Est-ce la philosophie ?
(Vannes, square des Anciens combattants
d'Indochine
- mardi 11 Mars 1997 : 11 heures 45.12
heures 15)
DISPARITION
Votre
repos, c'est le vide. Votre drame, c'est le vide. Vide, repos, drame, tout à la
fois : vacuité. Vous vivez à contre-sens, le temps n'a pas de sens, les
saisons, la lumière, l'obscurité non plus. C'est confus et précis, vous
pourriez l'exprimer d'un mot, mais ce mot est changeant. La souffrance est
installée, c'est votre état de vie, elle se repose en vous, elle se réveille,
votre rythme c'est son rythme. Le seul étonnement que vous éprouviez parfois
n'est pas le répit qu'elle vous laisse, mais la mémoire - de plus en plus
complexe - qu'elle ait pu ne pas être, que vous ayez pu, en d'autres temps, ce
vous semble une existence tellement étrangère à la vôtre que c'est seulement la
logique, ou quelque principe d'identité que vous ne savez pas élucider, qui
vous assure qu'en une autre existence vous n'étiez pas ce que vous êtes à
présent. A présent ? Qu'est-ce que le présent s'il n'y a plus de passé, s'il
n'y a pas d'avenir, si le lendemain sera exactement aujourd'hui ? C'est très
simple à dire, ce que vous êtes, où vous êtes, qui vous êtes. C'est tellement
simple, ce n'est que vous, c'est tout vous, c'est impossible à concevoir si
l'on n'est pas vous, impossible à recevoir et à entendre. Alors, vous ne le
dites pas. Vous l'avez dit, vous avez crié quand il y avait encore des marches
à descendre, que vous aviez encore des espérances, de la dignité, des
apparences à conserver, à ménager, à ne pas sacrifier. Vous restez
précautionneux des personnes, des autres, vous leur donnez des circonstances
atténuantes dont la principale est qu'étant faiut et fabriqué colmme vous, ils
pouyrraient être à votre place, vous ne sauriez pas qu'ils y sont, vous ne
sauriez sans doute pas avoir le mot, la geste, l'attitude qu'il faut, que vous
avez attendus d'eux, qu'ils n'ont pas eus. Personne ne sauve personne, on se
sauve à peine soi-même quand on se sauve. Alors, ils sont à plaindre autant que
vous, les autres qui ne sont pas là où vous êtes ni qui vous êtes. Puisque ce
qu'il vous est arrivé, peut leur arriver à tout moment. La seule différence
entre vous et eux, c'est que eux ils ne savent pas que cela peut leur arriver,
ils sont convaincus d'être d'une autre race que vous, et que par conséquent
cela ne peut pas leur arriver, qu'en somme si cela vous est arrivé à vous,
c'est bien que vous avez dû faire quelque chose, que vous êtes coupable en
quelque point, quelque part en vous, ou dans votre existence?. Une existence
antérieure qui portait déjà la charge de ce qui vous a tué, qui était déjà en
quelque point : noire de la nuit qui est tombé sur vous. C'est certainement ce
qu'ils pensent. Que pensent-ils ? d'ailleurs. Pas à vous qui avez perdu, qui
avait été botté hors du train en marche, qui êtes si loin d'eux, et
heureusement pour eux. Eux, ils continuent d'être, d'avancer. D'avancer,
croient-ils ? C'est ce que vous avez découvert, c'est ce que vous vivez, c'est
ce qui vous rend inapte - pas d'appétit, du tout.. - au futur. Vous avez bu la
comédie, l'illusion de tout ce qui fait sérieux, de toiut ce qui constitue la
vie des autres, de ce qui faisait la vôtre : du factice, du décor, des
attelles, des vêtements qui tienneut mieu de coquille, de squelette, des
protections. Les avoirs qui gagent l'existence, quii dispensent de toute
intropsectuion, de toute évaluation. On est ce que l'on a et l'on a ce qu'on
paraît être. Il n'y a aucune hiérarchie, que des positions, des situations -
dont vous savez qu'elles sont précaires relativement à celui qui l'occupe, mais
implacables et invulnérables relativement à celui qui ne la possédant, ne s'y
trouvant pas, est en situation, en obligation de solliciter, d'attendre et donc
d'importuner, de se faire rejeter un peu plus bas, toujours plus bas, toujours
plus loin. Ce n'est pas d'une table de festin que vous entendez la rumeur ou
dont vous avez souvenirs : flambeaux et discours, c'est d'un univers factice
que vous entrevoyez encore l'éclat, le scintillement.
Ce
temps-ci vous libère autant qu'il vous enchaîne. Vous savez désormais que tout
est faux de ce qui constitue le monde dont vous avez été exclu. Tout est faux
parce qu'il s'agit de dissimuler la nature des choses, la vérité des gens, la
réalité pure, simple, inodore et impalcable, une réalité concoctée par les
hommes et faisant leur stérilité et leur laideur. Peut-être en toutes époques,
mais celle qui vous intéresse, c'est celle-ci qui vous a mis où vous êtes. Une
telle impuissance de chacun dans la collectivité que personne n'a prise sur
quoi que ce soit mais qu'il convient de sembler - pour quelques-uns - d'avoir
cette prise, de la conquérir, de l'utiliser, de s'en servir. Les puissants, il
y en a partout et à tous les niveaux de toutes les institutions. Ce sont eux
qui doivent faire semblant de pouvoir gratifier, sauver, ce sont qui jettent
dehors, qui punissent, qui vous font revenir en vous-mêmes jusqu'à ce que vous
leur donniez raison : l'exclusion vous sanctionne personnellement,
proportionnellement à votre inadaptation aux tâches qui vous étaient confiées.
C'est votre faute. Il y a les purs, ceux d'en haut, et l'on finirait - par cette
géographie - à croire à quelque ciel, à quelque terre promise si vous espérez
encore revenir à la surface, à nouveau exister au sens social du mot, au sens
éprouvé, vêcu dans votre existence antérieure. Et les impurs, les nauséabonds,
les exclus, les autres, ceux qui étaient les autres, la théorie, la possibilité
qu'il y ait les autres, d'autres : les ratés, les finis, les inutiles, les
zéros. Des animaux à qui quelque lieu o dormir, quelque pitance quotidienne
doivent suffire ; l'âme n'a besoin de rien, la dignité n'est pas une notion
commune, les dimensions où évolue l'esprit, les joies de l'imagination et de la
mémoire, c'est précisément pour n'en avoir pas la moindre expérience que ceux
qui gagnent, gagnent. Tout entiers à l'emploi de survivre pour eux-mêmes, de
s'entrevoir les uns les autres, de se compater, se serrer, s'assurer les uns
les autres d'une certaine science à avoir obtenu le poste, la situation, la
chaise, le strapontin, les avantages en nature, le travail : quoi ! et l'on
s'entr'admire non de ce que l'on fait, non de l'utilité de soi qu'on démontre à
la société, à l'entreprise, au groupe, mais crûment de ce talent qu'on a à se
maintenir là où l'on est parvenu, il y a longtemps, ou hier.
Voilà,
manifestement : vous n'êtes pas eux. Vous les méprisez en un sens, ils vous
paraissent tellement à côté de la question. Quelle question ? Vous qui êtes
dans la situation du désespéré, c'est pourtant vous qui avez une idée
alternative du monde, de l'univers, de l'homme, c'est pourtant vous qui croyez
en la beauté, et votre désespérance tient à ceci que cette idée -si forte en
vous qu'elle doit bien répondre à quelque réalité, à la vérité, quelque part...
- n'a pas le moindre commencement dans ce qui vous environne et a eu raison de
vous, a raison de vous chaque jour. Raison de vous, oui ! Car, non content de
vous avoir privé d'avenir, on périme votre passé. Si vous êtes dehors, c'est
que vous n'avez pas su rester dedans. Vous n'avez pas compris les règles, les
usages, les révérences. Vous ajoutez que vous n'avez surtout jamais su voir ni
comprendre que les règles apparentes, surtout quand elles paraissent contraires
au but auxquelles elles sont censés concourir, ne doivent être contestées ou
transgressées que moyennant de solides assurances. Rien ne doit se faire ni se
penser sans contre-partie. Vous n'avez pas su nager, vous avez donné dans tous
les obstacles, vous avez gêné, vous n'étiez pas indpensable, vous étiez même
dangereux. Votre vidage est un diagnostic de personnalité et de capacité. Du moins,
pour vous, et vous avez tout le loisir de le peaufiner, de vous analyser, de
vous connaître. De vous connaître en quoi ? en situation antérieure et de
résoudre la question : pourquoi avez-vous été exclu ? vidé ? détruit ? car
personne ne vous dira ou ne vous avoeura que vous fûtes débarqué tout
simplement parce que vous n'étiez pas assez fort ni intimidant. Vous connaître
a posteriori comme inadapté au milieu où vous étiez autrefois ? Cela ne vous
servirait à rien aujourd'hui. Vous ne remonterez pas le temps jusqu'à l'instant
et au lieu où se prononça l'arrêt, et à supposer que vous le puissiez, que
l'univers humain rejoigne quelques contes philosophiques dont ont fait une
grande oeuvre en noir et blanc (la photographie y rend mieux, la sensation de
manichéisme et donc de hasard, mais c'est toujours le même hasard dans le même
sens, y est plus nette), oui, à supposer que vous puissiez revenir devant vis
juges, le tribunal aura été démonté, les juges à leur tour vidés, ou partis
pour autre chose. C'est trop tard et d'ailleurs, c'était - précisément sans
appel. Vous connaître maintenant, tel que vous êtes. Oui, mais cela ne demande
aucun effort. Vous n'êtes, dans l'état où vous êtes, dans l'état que vous
incarnez, l'état de post-humain ou d'in-humain, ou d'inhumé, peut-être... que
vous devenez plus parfaitement chaque jour, vous n'êtes capable d'aucun effort.
Et c'est juste, c'est correct. Car tout vous est présent, immédiat. La société
sans décor, sans acteurs, toute nue, vous la voyez, elle est devant vous, vous
en êtes le produit. Tout ce qui vous avait constitué, votre éducation, vos
affections, vos espoirs, votre parcours, le CV, le rappel biographique, tout a
trouvé sqa réalité, toiut a rejoint la vériyté, une vérité qui attendait votre
chute pour que vous la rencontriiez ; elle était là. Parfois, bien autrefois,
le vertige très bref : à quoi suis-je bon ? quelle est ma vocation ? mais
l'avenir aspirait tout. Votre passé, si interrogatif, si inachevé qu'il soit
jour après jour ne témoignait pas contre vous, il ne répétait que votre
attente, l'espace précisément était au loin mais commençait à vous, à cet
instant. De quoi continuer, de quoi courir. Vous n'espériez même pas, vous
viviez, les instants étaient happés, les plaisirs, les séductions, les succès,
l'ouvrage. Tout vous suffisait puisque l'appel au lendemain, dsans cesse, était
loisible, et vous rapprochait de cet accomplissement de vous-même, assez vague
pour vous combler d'avance. Quelle joie de vivre, quelle assurance. Mais aussi
quelle envie vous suscitiez. Vous suscitez encore, rétrospectivement ! Ce qui
justifie l'analyse de qui vous regarde et à qui vous ne pouvez plus parler,
puisque vous ne lui parliez que selon la grande logique de l'espérance. Oui,
vous êtes coupable de votre inadaptation, de votre insouciance, de n'avoir pas
fait de votre emploi, de la collecte des assurances, contre-assurances,
précautions et contre-parties votre occupation principale et en temps réeel, en
forces d'imagination aussi. Vous ne vous avez pas consacré à survivre. Encore
moins à la préparer. Vous étiez heureux précisément à ne vous satisfaire de
rien, à être assuré d'une suite envoûtante et bien plus riche. C'est ce rien
qu'on vous a enlevé, c'est ce néant dont vous aviez l'intuition et qui vous a
été arraché, mais l'épreuve actuelle c'est précisément de comprendre, de savoir
désormais qu'on ne peut survivre, qu'on ne peut vivre dans ce néant, que
vous-même, rien d'exceptionnel en vous et à ce que vous expérimentez
maintenant, ne pouvez survivre sans ce néant... Votre mal est de vous voir
dépendant de ce néant, de savoir que vous ne pouvez continuer de vivre sans ce
retour à cela, et pourtant vous savez que vous ne reviendrez pas, car revenant
vous serez tout autre : vous aurez vu et compris ce néant, et vous redouterez
d'être à nouveau botté dehors. Vous ne recouvrez rien et tout vous sera
précaire. Autrefois, vous jouiiez de la vie et des mots, qu'importait ce néant
! au contraire, combien il valait pour faire attendre plus fort et plus drû un
accomplisement, un achèvement qui ne serait pas une conclusuion, mais une
véritable entrée en commencement, un véritable accès à toutes les dimensions de
l'existence.
La
réussite des autres, d'autres, ceux qui s'éclatent, ceux qui se font plaisir,
les grands survivants qui consolident à tâtons la société s'écroûlant, parce
que dans les époques où l'écart des chances et des conditions copncrètes de
bien-être est trop immense, il doit rester le rêve de parvenir, la foi en une
possible sortie du lot de misère. Ce sont des gens du spectacle, et même s'ils
n'évoluent pas strictement dans ce qu'il est convenu d'appeler le spectacle,
ils n'ont de prix et de valeur d'assurance pour la société entière que par la
transparence de leur réssite, que par l'évidence constamment mise en image de
leur réussite. Les images du couple, les images de la beauté, du pouvoir, de
l'argent, de la disposition de soi. Cette réussite, peut-être même pour un
entourage qui ne vous était sensible que comme entourage l'avez-vous incarné
d'une certaine manière et au niveau qui étaient le vôtre et celui de votre
entourage ? cette réussite, l'avez-vous souhaité ? Non en tant que telle ni
pour telle, mais parce que vous pensiez en faire meilleur usage que ceux qui
l'avaient atteinte. Vous la preniez pour ce qu'elle n'est pas, pour extérieure
à ceux qu'elle couvrait de diamants, les diamants du sourire en couverture des
magazines. Et vous vous trompiez, ils ne sont - ceux-là - que cette réussite.
Ils sont leur propre réussite, ils ont façonné leur personnage, ils y ont mis
leur existence entière jusqu'au moment où vous les saisissez dans le cliché de
leur réussite. Ils y ont tout sacrifié, et c'est au sacrifie que vous étiez
sensible, et dont vous jugiez qu'on pouvait les évitrer, qu'on serait
d'ailleurs plus réussi en ne s'étant pas mutilé comme sils le paraissent si
manifestement, odieusement. Car le loisir, la plume, le temps respiré, l'amour
choisi, le dialogue vous ne les discernez dans aucun de leurs gestes, leurs
écrits, leurs discours, le travail même qu'ils sont censés fournir et qui est
le fondement de la position qu'ils occupent, rien ne vous paraît personnel,
marqué d'un sceau personnel : tout est convenu, figé, mort. Oui, mais cette
leçon qui était sans doute lue dans vos yeux, que votre aisance proclamait,
étonnante tant vous vous mouviez en iconoclaste, elle vous condamnait. A ne
pratiquer pas l'adaptation conventionnelle, à ne pas respecter les parcours,
les montées, les ascensions, les gloires consacrant ces adaptations les plus
impeccables, et donc notoires, vous ne compreniez rien à l'existence en
société. Vous n'avez pas été exclu, vous vous êtes exclu. On n'a tranché, qu'à
peine, le fil si ténu de l'emploi que vous teniez pour peu, que vous ne
cultiviez qu'à peine, dans cette logique d'attente de la suite qui a toujours
été la vôtre. Et vous voilà sans ressources ni voix, ni souffle. Pas même un
pleur. Seul. Tout simplement seul.
Seul
parce que seul par rapport à vous-même. Posé de force, maintenu sans trêve sur
une sorte d'île impossible à décrire, mais si véhémente à vivre, dont le sol,
les sables, et les vents qui la balaient ou la constituent. Une île parce que
le présent n'a plus de sens ni de mouvement faute de passé, faute d'avenir.
Incapable de recevoir le souffle du baiser, du regard parce que trop coupable,
vivez-vous, trop coupable d'être si nul, si pauvre, si incapable de vérité, de
situation. Votre identité, quoique vous proclamiez n'être pas du tout dupe des
apparences et des fonctionnements d'artifice de notre société, votre identité,
c'était votre apparence. Et vous acceptiez cette apparence, elle ne vous était
pas dévarorable. L'âge qui est l'âge de la jeunesse, et par conséquent d'une
relativisation permanente, absolue de tout votre passé, de tout le moment
présent, de toutes circonstances dans lesquells vous étiez vu et rencontré,
puisque l'avenir arracherait les défauts et les gangues, vous arracherait de
vous-même, vous accoucherait de ce qui était latent en vous, qui attachait
autrui, le protecteur, l'amante, les familiers, qui vous faisait vous pardonnez
à vous-même de ne pas déjà coincider, de ne pas encore avoir épousé votre
propre personnage, votre personnalité vraie, de tant tarder ; vous pouviez
plaider opour vous-même, ne pas souffrir des médisances, ne pas voir les
jalousies, vous ne trébuchiez que pour rebondir ; vous étiez en puissance de
vous-même, ô combien aimable, donc ! peut-être parla-t-on de destin, mais vous ne
saviez pas qui vous étiez, vous ne formuliez rien, l'avenir était un mystère,
mais la beauté étaut dedans. Oui, les apparences désinvoltes et peu résistibles
d'une allure physique, d'une vitesse intellectuelle, d'un visage, du poste
occupé, du prochain que vous auriez et il y avait vos lectures, vos écritures,
vos papiers, les livres, les phjotographies, un prêt immense, diversifié, un
gigantesque pêle-mêle qui vous était prêté et que votre désordre, votre
éparpillement autorisait. Vous étiez riche et pas seulement de vous-même,
qu'à-demi insupportable et donc aimé, protégé. Les envieux étaient, à cette
époque de votre chemin, bien petits. Il en reste quelque chose car les mêmes ou
leurs successeurs, façon aussi terne de se mouvoir et de parler, mais ils payent
quotidiennement le tribut et le font valoir : ils s'en vengent en vous écrasant
de leur propre esclavage, oui, ceux-là pressentant que votre abaissement peut
encore vous nourrir, que vous en faites quelque chose, sans doute aucun, vous
envient et jalousent encore. Votre exclusion vous place hors de pair, votre
inactivité, votre inemploi vous offrent assurément la philosophie. Peut-être
devenez-vous enfin utile, même selon leurs critères à eux. Vous êtes rejeté,
sanction de votre pétition d'originalité, alors vous voilà en bonne situation.
La société a besoin de son envers, la réussite aussi ; il y a un juste
pressentiment dans cette fonction que d'aucuns vous trouveraient. On a quelque
part besoin des pauvres et la parabole sur leur richesse est au fond bien
méchante. Vous le savez maintenant.
Et
voici que vous avez une autre apparence, l'exacte contraire. Est-ce davantage
encore une apparence, un habit, une transition, ou bien est-ce votre état
véritable ? Les circonstances en décideraient, de même qu'elles vous y ont
amené, quelle existence serait digne d'être acceptée comme le don de la vie, si
ce n'était que circonstance. Nous avons déjà tant de mal à nous identifier
nous-mêmes et vous êtes en train d'apprendre qu'à cela il faut consacrer bien moins
de force et de soi qu'à acquérir la maitrise des recettes pour le maintien en
société. Il est permis de s'attacher aux biens matériels, il est même
recommandé de les convoiter à peine de passer pour suspect ; il est ingénieux,
et parfois très considéré de convoiter et de concevoir les biens spirituels,
mais à la condition que cette quête ait les mêmes ressorts que la course la
plus habituellement humaine aux honneurs et aux prébendes. Le spirituel rest
analogue au matériel, on peut l'embrasser, l'étreindre, le dénombrer, les
éditions et le public ne manquent pas pour transmuter en matériel ce qui est
spirituel et les lois de l'élection et du gouvernement, du Vatican au plus
humble couvent de quelques quatre ou cinq modestes femmes, sont les mêmes, les
chefs, les inspirés, les honorés et les autres. Tout est carrière... bien peu
est renoncement. Le roi serait le créateur - a fortiori, avec une majuscule
ornant son titre - puisqu'il serait indépendant, pourvu, rétribué ; il vivrait
de son art et pour son art, dépendant seulement de son talent (il est vrai,
jusqu'à l'horreur parfois, quand sonne et tinte l'aigre pressentiment de la
stérilité, version achevée de l'impuissance). Mais vous n'êtes ni roi ni
créateur, vous n'étiez que vous-même et vous estimiez mériter une rétribution
rien qu'à cette raison. Vision optimiste et qui fondait votre optimisme.
L'amour, vous ne le donniez qu'en attente d'un autre amour. Vos capacités
intellectuelles : votre force de travail dans le genre professionnel que vous
aviez été conduit à adopter, vous les donniez tout aussi distraitement, sans
véritabvle investissement, mais comparé, pensiez-vous, à la production de vos
homologues, c'était aussi bien, c'était même mieux. Vous protestiez qu'à
demi-emploi de vous-même, qu'à vitesse très réduite relativement à celle dont
vous vous sentez capable en plein emploi, vous produisez cependant beaucoup
plus et beaucoup mieux. Il ne vous venait que par rares instants à l'esprit que
ce qui vous était demandé n'était pas l'estime de vous-même ou un certain
travail, mais bien : une manière de travailler, telle que les instuitituions,
le syst-me, vos commendsaux en seraient gratifiés, confortés, justifiés. Soit !
mais alors, vous ne savez pas faire. On ne vous l'envoya pas dire. Vous n'étiez
pas adéquat, le miracle que considéraient les envieux n'était ni votre personne
ni votre position, mais bien que vous y soyez parvenu et que vous vous y
mainteniez ; en cela, vous étiez tout à fait dans le ton. Mais cette intrusion
dans le système d'un côté par le mimétisme et de l'autre par la dénonciation du
mimétisme, vous fait éjecter. Votre ambition était aussi évidente que votre
dépendance. C'est le fait-même d'un système que d'échapper, à la longue, non
seulement à ceux qui le comprennent et à ceux qui en vivent, mais surtout à
ceux qui le contestent parce que cette contestation-là les avait fait y entrer
et en vivre à leur tour et tout aussi bien. Cette lacune ferait s'effondrer le
systèlme, la porte fut mûrée par où vous étiez, distraitement entré, ce qui
avait paru à l'époque un exploit pour d'autres, une justice naturelle à vos
propres yeux.
On
vous a fait choisir le rôle de votre logique. Vous voici à terre et vos
apparences sont celles d'un perdant, d'un perdu. Vous ne donnez plus même le
souvenir que vous fûtes en selle, glorieux et transporté. Vous étiez déjà en
chute évidente quand vous vous croyiez en pleine ascension. Vous faisiez rire
et sourire ceux qui voyaient votre fragilité. Vous fûtes apprécié ou aimé pour
des qualités qui ne furent pas celels que vous croyiez. Vous étiez un masque,
vous en êtes un autre, avez-vous jamais eu un visage. Cela vous est dit au
mauvais moment de l'existence humaine. Jadis, il s'écoulait des années entre
votre découvre d'un premier indice de votre vieillissement, et aussitôt cet
indice était gommé, doucement, subtilement, vraiment, par quelque cadeau du
sort et de cet amour qui n'est pas que de femme ou que de fortune, qui fait
vraiment songer - regard aux étoiles, sans perception d'aucune solitude... - à quelque
bienveillance plus universelle que divine - ce premier indice, finalement moins
effacé qu'il n'y avait d'abord paru, et un second, plus sérieux et qui -
celui-là - disparaîtrait moins. Mais tout demeurait léger parce que tout
continuait. La main, votre main, celle de vos trente ans à peine, si vieille
soudain parce qu'elle a reposé sur la main d'une très jeune fille, mais dans
les heures qui avaient suivi, la jeune fille tendait en arc un ventre déjà
expert à son plaisir, contre la lumière de la lune que laissait passer, grande
ouverte, la fenêtre et dans la chambre, vous caressiez et faisiez l'amour à la
jeunesse ; celle-ci ne vous quittait donc pas. Au miroir d'une salle-de-bains
d'hier, ce n'est plus au bord du Tage mais du Danube, votre dos a la peau qui
plisse et tombe à la naissance des hanches. Vous avez dix ans de plus,
peut-être était-ce toujours ainsi, cette sorte de graisse ou d'épaisseur de
peau qui plisse en symétrie derrière vous, mais derrière vous c'est vous, ce
n'erst pas beau, c'est vieux, comme ces plissures et cet aspect grêle aux
coudes quand le bras est tendu. Les crèmes que s'appliquent longuement celles
de vos femmes qui étaient attentives aux commissures des lèvres, à l'entour des
yeux. La peau sous les vôtres, si fine, précisément parce qu'elle est si fine,
elle fait maintenant poche et ligne courbe à votre éveil, à votre coucher,
l'oeil diminue, la joue se creuse, l'os apparaît, la ligne du visage n'est plus
d'un seul trait, il y a des tracés secondaires, des tombées, vous vous touchez
le cou, la peau se distingue de la chair, vous apercevez que la graisse encore,
ou la peau parce que là elle est épaisse, plissse en collier, rebrousse même un
peu, monte du dos à l'attache du cou. Vous êtes un homme qui vieillissez, un
homme vieillissant, vous êtes un homme qui fait vieux, vous allez être un vieil
homme. Des vêtements vous vieillissent, vous avez commencé à ne plus apprécier
des photographies de vous qu'on vous monte, vous allez bientôt cvraindre qu'on,
vous photographie, voius ne voulez plus voir, il est perdu cet homme que vous
fûtes ou surtout que vous pensiez redevenir à volonté quand le bonheur seraiut
venu, quand ilk faudrait en prendre la tenue, une jeunesse et une maturité
fondues dans la statue unique d'un époux, d'un grand homme, d'une puissance
masculine et aisée. Il n'y a plus que des parties de vous qui soient jeunes ou
dont on dise qu'elles sont belles, vous ne pouvez plus vous montrer entier et
la psychologie que vous inflige votre corps, justifie désormais tant de mensonges
et d'à-peu-près aux époques où vous attendiez fort de tout, et d'abord de votre
jeunesse. Il n'y a plus de recours. Votre âme au miroir a votre âge ; immobile,
au spectacle du désastre ; muette, sans discuter avec vous du point oiseaux des
responsabilités. Vous êtes finalement ce que vous deveniez évidemment et depuis
longtemps.
Vous
criez à l'injustice parce que vos contemporains et vos voisins vous semblent
dispensés de l'épreuve, qu'ils n'ont pas à se voir, qu'ils ne sont pas
contraints, forcés, obligés de se voir, de se regarder, de s'étudier ainsi nus.
Eux ne sont pas ainsi dépouillés de leur jeune temps, de leur attente, de leurs
espérances, de leurs croyances en une justice
distributive et en une éternité convenable de leurs attributs. Ils sont
habillés en costume de société, de famille, d'amour, de réputation, de
généalogie ; leurs avoirs tintinnabulent à leur taille, à leur nuque, à leurs
mollets et avant-bras, au cou de l'épouse, au livret scolaire de leurs enfants,
à la plaque minéralogique de leur voiture, à leur portefeuille et
compte-en-banques, à leur harrassement des fin d'après-midi quand il faut
encore aller ici, fiugurer là, dîner ailleurs, revenir enfin. ceux-là ne sont
sages que par une cécité don ils ne se relèveront jamais, mais vous aviez un
peu de leur maladie et ce qui vous a empêché d'être des leurs ne vous approche
pas pour autant des vrais rescapés. Ces métiers que vous n'avez jamais sus, qui
ne sont ni du verbe, ni de la plume, ni de l'animation, ni de l'enseignement, ni
de la conjecture, ceux qu'on appela les paysans et les ouvriers, ceux qu'on
appelle les gens à revenus modestes ou les moins favorisés. De ceux-là, vous
avez toujours su qu'ils étaient les meilleurs, le bon sens du pays, l'expertise
en fonctionnement d'une société pas trop méchante et toujours accueillante pour
quelque tendresse qu'on donne d'un mot, d'un geste sans répétition, ostentation
ni savoir-faire, parce que c'est un milieu où les mots ne servent qu'à servir
mais pas à étiqueter ni à désigner. Vous n'êtes pourtant pas des leurs, vous
êtes spéculatif et abstrait, vous maniez la pelle ou la faux, vous vous
fatiguez et suez entre les herbes, les arbres, les boutures, les plantations,
vous restez en dehors de la nature, vous ne savez pas que la pluie ne profite
qu'à tel mois de l'année, qu'autrement elle s'évapore, qu'une terre assoiffée
absorbe sans prendre ni commencer ses alchimies. Ceux qui conquièrent et
défendent leur dignité au travail, et les anecdotes sont belles, savoureuses,
dans un vocabulaire et avec un rythme de récit que personne dans votre milieu
natif ou de la profession qui fût vôtre, ne sauraient reconstituer, même
écrivain, ceux-là vous séduisent par la robustesse de leur vie, mais ils sont
en sécurité, au bout du compte, il y a eu leur syndicat, il y a cette manière,
innée, sociologique, d'entrer en amitié, rudement, simplement, définitivement,
franchement, et d'y être accepté. Ils réussissent dans leur genre, et bien
bellement. Ceux-là sont vrais. Ils ont es visagres, des yteux, un accent, une
langue la poignée de leur main est distincte et personnelle, ils sont vêtus en
travailleur, pour leur travail, même quand ils se reposent et sont en fin de
leur journée ou de leur temps. Jamais déguisés, jamais déplacés, entièrement
eux-mêmes, le sachgant sans doute, mais les mots ils les réservent à autre
chose qu'à s'intriguer eux-mêmes oiu qu'à regarder les autres. Ils s'emploient
judicieusement, ils ne font que vivre. Vous les enviez mais ne pourriez leur
ressembler. La naissance se fit autrement, votre jeu est diffcile, si le leur
fut pénible. Vous ne communiqueriez avec eux que dans la détresse, vous êtes en
détresse et celui qui se soutient, debout, au chambranle de ces menuiseruies
d'aluminum d'aujourd'hui : lieux encore publics que sont les bureaux de poste,
les halls de gare, les cafés parfois, à vendre son aspect de solliciteur, à
tendre la main, à cacher le coeur et le discours, celui-là seul est votre
frère. Vous avez encore la pièce à donner et sait-il que vous vivez comme lui
mais n'en faites pas profession. Profession, sale profession, profession de
sale : la détresse ; profession : le monologue ; profession : une certaine
saleté dont il doit être conscient, dont vous êtes conscient, votre saleté.
Cette saleté qui n'est pas de la crasse, des productions et sécrétions d'un
corps coincidant avec sa fatigue. Cet état de saleté, parce qu'on est de
l'intérieur pris et sali, plus qu'abîmé : on est, il est, vous êtes sale parce
que vous êtes, il est, on est vieilli et sans charme ni couleur, que vous
n'avez qu'un texte, qu'une idée au coeur, dans la tête, ces monotones et
courtes questions sans contenu ni attente d'une réponse. Cette saleté mentale,
cette saleté d'âme, oui ! d'âme. L'âme est atteinte. Et hébété intimement, il
doit se dire, si même il a encore conscience de se dire quoi que ce ce soit, se
dire et mendier parce que tout est devenu statique et indifférent,: pourquoi ?
comment ? Pourquoi ? Comment ? Non pas : pourquoi ai-je perdu ? pourquoi
suis-je ainsi et suis-je là ? comment cela m'est-il arrivé ? comment m'en
sortirai-je ? Surtout pas : comment m'en sortirai-je ? Ces questions, ces
interrogations, il les a celui-là, il les montre, les affiche, c'est tout son
discours, toute sa phrase, son seul mot. Vous le regardez. Il est jeune, très
jeune, mais c'est aussi irréversible que la vieillesse, cet état où il se
trouve, cet état où il est, qu'il est devenu depuis quelques jours ou quelques
mois, coche-t-il quelque part les jours et les mois pour garder quelque
calendrier personnel, quelque référence en ultime réserve pour une mémoire à
garder disponible, de son état antérieur ? A-t-il eu un état antérieur ?
Peut-on lui parler d'existence ? Vous bredouillez quelque mot, peut-être même
lui indiquez-vous quelque porte où frapper. Pure logique du bien-portant qui a
encore des yeux pour distinguer les étiquettes des flacons disponibles en
pharmacie. Il ne les pas, lui, et cela ne le réconforterait en rien que de
savoir que vous êtes son frère en détresse. Mais lui, n'est-il pas résigné ? Se
résigne-t-on ? est-il humain, est-ce d'un homme de se résigner. Il est jeune
biologiquement, son vuisage, sa peau, son maintien le disent. Mais rien d'autre
n'est jeune en lui, sur lui, sa jeunesse y tiendra-t-elle encore longtemps ? Sa
jeunesse lui aura-t-elle jamais appartenu, qui s'accroche, déjà comme un
vêtement, et qui ne fut jamais lui ? Il a écrit qu'il a faim, qu'il est sans
travail, qu'il se contenterauit de n'importe quoi, et sans doute se
contente-t-il de n'importe quoi, puisqu'il est tout bonnement là, le dos à un
mur, au chambranle d'aluminium d'un bureau de poste, ou d'un hal de gare.
Vertige que de supputer ce que sera sa nuit, une nuit qui lui est imposée opar
les circonstances parce qu'il y a des nuits parce que les nuits, lui, il ne peut
les passer qu'ainsi et où ? dans l'inimaginable ? ou dans quelque coin de la
ville si c'est encore l'été, déjà le printemps. la nuit qu'il n'a pas guettée,
ou d'avance chérie, parce que ce serait le repos ou l'amour, la nuit sans se
dévpetir, sans se laver, la nuit recroquevillé sans voisinga d'un autre corps,
sans souvenir d'une journée, sans prévision d'une autre. Tout se ressemble, il
est sale, peut-être une chambren, peut-être la charité de quelque lieu. Mais se
trainer, ne rien attendre, se trainer dans l'existence c'est tout autre que se
déambuler dans une ville, que marcher sur une route. Il ya ceux qui ont un but
et ceux qui n'en ont pas, n'en ont plus, ne peuvent pas en avoir, avoir un but.
La première psosession de soi, et à terme de l'univers, la première étape, le
premier barreau de l'échelle sauveteuse, c'est d'avoir un but. Si tout but est
impossible. Si l'on ne veut plus, si l'on ne peut plus vouloir les buts que des
charitables, des amants, une famille résiduelle, pour laquelle on s'est fait propre
et muet, leger presque, le temps de la recevoir ou de la visiter, une
maîtresse, quelque bonne volonté en passnat, vous proposeraient tout de même,
si l'on n'a très précisément plus aucun but, parce que vous avez été mûtilé,
amputé de cette incapacité d'avoir un but qui vous soit propre, d'espérer un
bonheur qui ne soit que le vôtre, à vos mesures, qui soit vous, et non un
emprunt, un raccroc, une propposition, une suggestion de l'extérieur. Vous ne
voulez pas de cette charité, de ce qui serait le summum, la caricature absolue
de la charité : qu'on veuille votre bien, votre existence à votre place deopuis
que vous êtes toimbé, depuis que vous êtes dans la détresse et qu'en
conséquence, vous êtes stigmatisé, vous portez la marque de votre incapacité totale
à vouloir ce qui est bien et à éviter ce qui est mal. Incapacité évidente
puisque vous avez perdu, puisque vous êtes clochard.
Rien
à faire, rien à vivre, rien à décider que partir. Partir... Ce devient une
logique, votre logique. La logique, forcément un jour, ce soir, demain au plus
tard, la logique de ce frère qui était au chambranle à faire la manche. Parce
qu'on ne peut vivre ainsi, sans espérance, uniquement occupé par la nécessité
de donner quelque aliment et quelque coup à boire à ce corps qui est vôtre, qui
vous colle à l'âme, ce corps qui eût pu être beau, qui eût pu être jeune,
demeurer jeune, retrouver jeunesse par choix d'un tiers, par chance amoureuse,
par lumière imprévue, ce corps qui est censé - si mensongèrement en fait - vous
exprimer : quel état vous donne-t-il quand vous en tendez une main, quand il
emprisonne votre vie, votre dignité, votre âme, vos ressources de bonheur et
d'imagination d'un monde alternatif o^vous auriez votre place, où vous seriez
reconnu, utile, apprécié, attendu. Non, il est logique que vous partuiez,
colmme il est logique que ce frère-là. Et si ce frère est une femme, une femme
encore jeune, la saleté, l'alcool, la bouteille de rouge sont encore plus
puants et abjects, ne pas pouvoir se dévêtir, ou alors l'horreur à midi d'une
vieille à la chair boursouflée et encore jeune qui se déguise en nudité pour se
gratter ou pour passer un autre chandail sans linge sur le buste, au trottoir
d'une avenue parisienne et les gens passent, sans hâte ni regard, devant la tortale
misère qui n'a plus même conscience de soi, ni force d'appeler à quelque
secours que ce soit. Vous avez vu cela, vous savez que c'est possible,
c'est-à-dire que vous savez combien proche est la déchéance quand on a
colmmencé de déchoir. Il n'y a rien à imaginer, ni personne que vous. Vous êtes
celui-là au chambranle, à exister toute une journée, la main tendue, le carton
ondulé sous les pieds quand il fait froid, ou au cou l'étiquette rappelant en
majuscules et en couleurs l'évidence, que vous ne savez plus même quoi
demander. Logique, vous devez partir. Mais partir, c'est marcher et bouger ce
qui n'ouvre pas plus d'avenir, de rédemption que de rester prostré. ce donyt
vous ne voulez plus, c'est que cela continue, cela ? ce que vous vivez, ce que
vous êtes devenu. Vous coincidez totalement avec votre vie, vous qui aux temps
réputés heureux et faciles : faciles parce qu'il y avait le matériel, heureux
parce qu'il y avait l'attente et l'espérance, manquiez tant de cette unité
puisque vous attendiez, puisque vous ne vous sentiez pas conforme à ce que vous
parisiez être. déjà vous refusiez les propositions de la vie, parce qu'elels
vous semblaient faites pour d'autres ou pour le tout venant, pas pour vous.
Vore état, votre mise au-dehors vous a unifié, vous n'e^tes plusq ue vous-même
et votre existence de l'instant, vous n'êtes plus ni la mémoire de qui vous
fûtes ni l'espérance de ce que vous vouliez être et ne saviez dire ni définir.
Vous êtes votre propre désespoir. Survivre, ce serait s'alimenter, mais l'aliment
est pour l'âme. Vous ne pouvez rester sur place, dans cette existence. Partir
vraiment, c'est quitter au moins cette société, d'ailleurs vous n'en faites
plus partie. La société, c'est un emploi, même une famille, même celle de votre
sang et de votre semence, même celle de l'amour et sûrement celle de la
fratrie, vous quittent si vous n'avez pas d'emploi. L'emploi, c'est l'utilité
démontrée et sans qu'on est à s'interroger sur elle, ni à la démontrer,
l'emploi, c'est la dignité minimale et maximale, c'est l'identité, c'est
l'existence. Que faites-vous, c'est-à-dire qui êtes vous ? Un héritier
dépossédé par son frère d'un quelconque fauteuil dans l'entreprise n'avait plus
que son argent. On voulait, de partout le lui faire placer, et le rapport l'eût
largement fait vivre, avec même et en plus de quoi bambocher, gaspiller ou
réinvestir. ce qu'il voulait était tout autre que personne ne lui offrit :
diriger, animer, avoir au moins quelque place dans l'équipe qui gèrerait son
argent. Pas de femme, ni de mignon dans sa vie, quelque réticence même à payer
l'addition si l'on venait s'entretenir avec lui, lui proposer quelque emploi,
mais c'était de son argent et non de lui-même. Le visage était banal, on vide
un canal quand une enfant disparaît, mais un milliardaire qui s'envola pour
Hong-Kong un été et qui ne répond à aucun courrier jusqu'aux deux étés
suivants, personne ne s'en inquiète qu'une femme désespérée de naissance et
qu'un vieil adolescent à la côte qui avaient pensé multiplier par trois les
avoirs de chacun. Partir, quitter, conclure. D'où vous êtes, à l'ouest, ce
serait vite la mer. Difficile de se noyer volontairement quand on sait nager,
horriblke de partir d'une plage bretonne une nuit, et tout habillé, surtout si
vous avez un chien, et de s'enfoncer ainsi, en flottant longtemps, dans la mer
parce qu'à l'ouest d'où vous êtes, il n'y a plus davantage. Alors marcher vers
l'est, à pied d'ici au Pacifique, une existence pourrait s'écouler. Laissées là
les traites, les dettes, les mémoires, les choses, les passions. Afin de ne
rien emporter, avoir la force singulière de ne rien choisir, car ce serait
partir chargé, or il faut partir pour quitter non pour conserver. Pas même un
portable par lequel tenir journal. Le chien, encore, qu'on tuera d'abord si finalement
il n'y avait que l'autre sortie. Logique ! Pas de testament, car ce serait
partir en ayant encore souci de l'arrière ; pas d'explication puisque ce serait
encore considérer que vous avez quelque utilité puisque vous vous adresseriez
par là à quelque personne à qui vous importez. Mourir à deux ou partir seul.
Mourir de ne pouvoir aimer, de ne pouvoir être aidé. Partir d'impuissance. La
vie à l'état nu, l'aventure sans projet, le risque tout à fait aboli. Aimer la
vie à ce point, aimer quelqu'un à ce point qu'on éprouve en totalité
bouleversante, irréparable que la vie doit être autre, est autre que celle
proposée et expérimentée, que l'être humain, cet homme, cette femme qu'on aime
trop pour savoir qu'on ne l'iame pas assez, et qu'il n'est de marque d'amour,
de vérité d'amour que d'attendre et devoir son bonheur d'un autre, alors tout
est valorisé, alors tout vaut la peine, faute de quoi claquer la porte ensemble
en mourant d'insuffisance de votre propre amour, claquer la porte sans prévenir
pour laisser l'existence claquer son dernier coup de hasard et de résolution.
Oui, mais ainsi partir, est-ce le fossé le premier soir, est-ce une compagnie,
une table, un lit, une maison banale de rencontre le second soir et l'engrenage
tôt remonté d'une même absurdité puisque l'existence n'est pas davantage
choisie que celle que vous avez quittée, parde qu'elle vous était imposée,
qu'on vous avait ôté les moyens de choisir celle que vous auriez voulu si vous
aviez su les mots et les images pour la dire. la société, dès que vous
l'abordâtes au sortir du cocon, vous avait donc condamné au moment présent qui
est le vôtre puisqu'elle ne sur vous donner les mots pour désigner, puis faire
ce que vous vouliez en termes de bonheur, de beauté et de vie. Raté par
mégalomanie, par rêve, par naïveté, raté par foi. Un raté qui n'en est pas un
tant qu'il a du linge propre. Un sous-humain dès que vous aurez dormi troois
soirs à belle étoile, un déchet passant de porte en porte pour mendier dans les
campagnes votre pitance, l'errance aimante du chien à vos trousses,
l'expatriement chaque minute de plus, vos papiers déchirés, ne rien conserver,
pas de notaire ni de camp de base, marcher vers l'est puisque le Pacifique est
plus éloigné que l'Atlantique, pas même un crayon et vos sentiments, vos
aventures, quelques zestes de rire ou de plaisir, vous ne les écririez pas
même. Aucune récupération, surtout pas le prodige d'écrire un livre mentalement
en l'apprenant par coeur à mesure de sa composition, ce serait encore espérer
d'enfanter quelque chose; une oeuvre et vous avez décidé de garder la crasse
entre vos orteils, de n'avoir plus que le rechange de ce que vous aurez obtenu
en faisant pitié, ne pas raconter votre histoire, ce serait encore un succès,
ne plus prier, ne plus vous incliner, vous coucher doucement dans le sens de la
vraie pente, la folie. Qui dispense même de la corde à la poutre, ou de
l'erreur de posologie ou de ce qu'on n'imagine ni ne raconte quand un suicide a
été réussi, qui était le vôtre mais on n'est jamais là pour le dire. Et ce qui
s'imagine ne se fait pas. La logique, oui, est constructive. L'issue : partir,
tandis que la folie, c'est à domicile. On lâche, on se voit lâchant, vous
sortez d'un cinéma, votre chien vous y fait depuis des mois entrer gratuitement,
il y est aimé, vieille femme qui boit sans doute, qui ne vous embrasse pas
quand vous lui feriez volontiers cadeau d'un peu de votre souffle et de votre
peau, relativement plus jeunes, elle dit qu'elle a mangé de la morue, qu'elle
exhale l'ail, vous sortez, c'était un navet, c'est l'été, il faut plein jour,
de l'autre côté de la chaussée, une librarie, un étal inactuel, de la
philosophie, des titres et des noms, rien qui vous fasse rêver que d'écrire et
de publier, mais cela ne vous est jamais arrivé, et ce que vous écririez,
l'intime, le lisant, en tomberait encore plus chagrin et désespéré que vous,
puisque vous en êtes aimé, et le consommateur-producteur-éditeur n'en aura que
faire puisque la mode - solvable - par construction n'est pas le désespoir. La
culpabilité discutée et douteuse, la vôtre, n'est ni un thème ni une solution.
L'étal, vous vous en éloignez, un café de votre adolescence étudiante, est en
réfection, des palissades. Là, vous savez que la déprime revient, vous êtes
hébergé, vous êtes aimé, vous désespérez parce que vous êtes désespérér, plus
rien à donner, plus rien à recevoir que vous taire, ne pas rentrer, ne pas
revenir, lové dans la dépression, tout au creux, l'avion dans le cyclone, le
noir absolu, la décision qui vous frôle, ne plus revenir, revenir d'où ?
revenir où ? Celui qui se suicida d'un coup dun pistolet de son garde du corps.
Un canal, une débâcle électorale, une vie sans sens parce que trop chargée de
sens, l'esoérance de tout un parcours et un aboutissement soudain ressenti comme
irrépressible, il s'est suicidé parce qu'on l'achevait de force, qu'on
l'achevait, lui, son parcours, son âm,e ce qu'il avait voulu, ce qu'il avait
espéré. Il ne saurait pas qu'il incarnerait aussitôt après ces élections
perdues leur troisième tour - celui-là gagnant et triomphal, chaleureux aux
larmes et aux roses rouges - quand la foule défila, cernant le Val-de-Grâce à
Paris, tout un dimanche 2 Mai 1993, et qu'il allait ensuite symboliser tout
l'immense débât qu'autodidacte de l'économie, de la politique, mais pas de la
conviction il avait ouvert par ses gestions courageuses puis impopulaires. La
politique fait mort d'homme quand il y a morale et honneur. Cet homme vous
protégea, il vous manque, c'est votre histoire personnelle, la mort apparaît analogue
à toutes les morts, sa manière de procéder et d'immobiliser est si humaine
qu'on voit encore frémir le cadavre qu'on fixe de celle qu'on pleure. Le
chômage n'est statistique que pour le commentateur qu'on n'a pas encore
dépossédé de sa tribune, de ses colonnes et de son emploi, que pour le
gouvernant d'opinion ou d'entreprise, c'est, pour chacun de ceux qui en sont
atteints... une histoire personnelle dont le début se perd et dont la fin ne
s'espère plus. Il n'y a pas de salaire, d'allocation mimimum pas plus qu'il ne peut se concevoir un chomage
partiel ou atténué. Dans la société d'artifice et d'argent que nous ne
renversons toujours pas, l'utopie est secrète, elle est souvent appelée
bonheur, art, amour, engendrement, prière même, mais le chômage a ceci d'absolu
qu'il ôte à sa victime, presqu'aussitôt, l'utopie, le secret personnel de
l'être, l'appartenance à lui-même. Exclure quelqu'un de l'emploi, de son
emploi n'est nullement le renvoyer à ses foyers ou aux queues d'agences
publiques ou spécialisées ; ce n'est nullement le faire passer des budgets
d'une entreprise ou d'une administration aux frais généraux de la collectivité
nationale sous le titre : sécurité sociale, solidarité et emploi, second poste
dans l'ordre protocolaire ; ce n'est pas davantage appliquer quelque baume
assouplissant une économie et musclant pour un nouveau métier. C'est détruire
une personnalité, c'est la situer, désormais figée, en unique contemplation
d'elle-même, de son désastre et de la seule culpabilité pouvant expliquer
l'échec, et c'est, à plus ou moins long délai, amener une vie humaine à
s'estimer invivable, indigne. Au mieux, elle gît dévêtue de tout parce que
l'estime d'elle-même et chacune de ses dimensions intimes auront été niées, et
très savamment la société l'aura fait se nier d'elle-même sans rien lui dicter
ni lui imposer. La dislocation personnelle est le fait d'un système. En dresser
les typologies serait peut-être ouvrir une échoppe et vous inventer un métier à votre second âge.
Le système, il n'est pas à décrire, exuste-t-il même ? Une relation avec la
société, avec autrui, avec les grands thèmes structurant une pscyhologie et
dont le défaut ou la falsification sont la pire souffrance, un désossement à
vif, voilà ce que font examiner l'exclusion et le cynisme à celui qui en est
l'objet, le ressasement auquel il est circonstanciellement contraint. La
culture et les souvenirs, l'autobiographie de chacun diffèrent, mais l'analogie
décisive est cet arrêt-sur-image qui bloque tout mouvement, empêche tout rebond
; alors, la vie pourrit d'elle-même, par elle-même, sur elle-même. Certains
parviennent à sortir de l'autisme ou en sont secourus. D'autres, au faîte de
leur existence, mais toujours au mauvais âge, toujours au point où l'équilibre
ne pouvait durer que par mouvement et vitesse, y sont poussés. Ceux, qu'on
regarde souvent dans ces images (semblant clandestines, uniques, mais si
répétitives) du "jamais-plus" - soi-disant ! - ceux qu'on pousse, en
troupe et par de la troupe, à qui l'on fait creuser leur tombe, et puis... La
mise au ban fait mourir en pleine conscience et de l'intérieur, par l'âme. La
mise au ban pour inutilité, pour surplus, pour embarras, comme solution...
C'est
votre cas, votre histoire. Ce genre d'histoire qui est sans histoire parce qu'il
n'y a ni progrès ni événement qu'un
état, un coma tout éveillé, tout loquace, mais vous êtes mort puisque vous êtes
dehors. Parfois vous êtes visité par quelque chose - un sentiment, ou
miséricordiseuement et un instant ? par l'oubli - alors l'universel vous touche
car ce que vous vivez, c'est dans une tombe translucide et vous devinez que
vous êtes en train d'apprendre un langage, une communion sans voix ni
expression, ceux de tous les malheureux, celui qui tombe au bord de son canal
-, cette femme grosse se changeant dans la rue à midi -, ce garçon ou presque,
parfois aussi cette jeune fille qui quêtent à la remontée de la voie Pompidou
vers le Châtelet et à qui vous donnez, quand vous avez, car il est beau mais
épaouvantable de ne pas même se prostituer et ils en auraient la chalandise -,
ces répliques à tant d'exemplaires mais chacun est une vie, une âme, encore
peut-être une biographie qui tendent la main ou ouvrent les yeux sur vous quand
vous tournez le coin de l'avenue, sortez de la poste, rentrez chez vous. Mis à
la porte, à toutes les portes.
(devant le paysage du Penerf, samedi 21
Juin 1997 - 13 heures 15.17 heures 50)
DESASTRE (1)
Sa
joie. Vous êtes enfant, le couloir, le si long couloir, avec ses coudes et
redents ; dans le noir, votre frère aîné, dont vous respirez la présence, s'est
caché, va bondir sur vous, la peur. Vous avez peur. Votre peur. Vous êtes
adolescent, sa joie. Au téléphone, dont il a pris l'appareil dans ce couloir,
vous entendez, vous comprenez, c'est un primesaut de votre peur, jamais vous ne
l'avez entendu parler ainsi. L'inconnu au bout du fil comme l'on dit, mais
c'est lui qui était au bout du fil, un fil démesurément allongé vers le bas,
vers le précipice, qui pendait au bout du fil. Il parle comme votre femme vous
a parfois dit qu'on parlait dans sa famille à lui, comme vous avez entendu
parler chez votre tante, la soeur de votre père. le soulagemenbt, la volubilité,
plus que la courbe du dos, de tout le corps, de l'âme. Votre père remercie,
remercie encore. Les " cher ami " sont répétés, redits. Sauvé, il est
sauvé, vous êtes sauvés. Vous ne savez pas bien ce que cela signifie, vous
voyez l'abaissement de votre père, vous voyez qu'il s'est abaissé,
démesurément. Personne ne dit sur le moment, qu'il est sauvé, que vous êtes
sauvés, que la famille est sauvée. Vous ne sauriez ce que cela signife, vous ne
savez pas davantage ce que signifie la famille. Vous vivez, vous en vivez, vous
en faites partie, parents, enfants, famille, bureau du père, puissance du père,
règne de votre mère, de votre mère surtout. Cher ami... qui est cet ami ? C'est
le soir, l'électricité dans le couloir. Quelque temps auparavant, le soir déjà,
la cuisine, plus de domestiques, de cuisinière depuis longtemps déjà. Cette
scène à table, un dimanche sans doute puisque personne n'était pressé, pas la
course de retour au collège, mais le salon comme d'habitude, la cigarette de
votre père qui fait un filet et la cendre s'allonge et la tête baisse et
penche. mais non ! je ne dors pas, mais voyons, je ne dors pas... Votre mère
impérieuse. le salon, le roulement du train de ceinture, la belle adresse. On
pouvait nuitamment lire son journal sur le trottoir, c'est ainsi que vous avez
été présenté, comme en confidence, le nouvel appartement. Le jardin du Ranelagh
de l'autre côté de la voie ferrée électrique. Enfance, maintenant
l'adolescence. l'enfance où vous ne sentiez pas le baiser maternel, la lumuière
éteinte, le lit bordé, l'édredon tiré, sans doute, mais vous n'aviez pas senti
le baiser, et vous réclamiez une fente de lumière, la porte légèrement
entr'ouverte. Le baiser et la porte. Votre mère revenait, immanquablement, mais
la première fois était manquée, presque toujours. Impérieuse, lointaine,
quoique vous fussiez à sa gauche, la table ronde de la salle-à-manger avant le
déménagement de Neuilly à Paris très occidental. Belle situation, belle
automobile, l'Otchkiss d'occasion, puis la Vedette, toutes deux chauffaient
dans les côtes, le col de la Forclaz mais les voyages au long cours, les
Sables-d'Olonne, Saint-Tropez, enfin la voiture offerte par la société, une
deux-portes, une Ford à toit blanc ivoire et carrosserie noire, les pneus comme
le toit, les portières à fermeture automatique à cause deds enfants, on y entre
en renversant les sièges-avant. Les vacances, la voiture chargée, votre père,
vos conversations, l'intimité, les recommandations de votre mère, ne pas
dépasser le 110, l'autoroute qui se termine - provisoirement à Avallon, la
messe de 06 heures chez les Soeurs, la route toute la journée, la
cocotte-minute entre vos jambes nues, les culottes courtes jusqu'en Seconde,
jusqu'en Première, ou des pantalons dits de golf! l'hiver popur le ski comme
pour la rue de Passy vers le collège. La belle situation, l'aisance, quoiqu'on
reprisât les chaussettes et les chandails. Les chaussures montaient, vous les
laciez. Le coca-cola à la kermesse vous parut un péché et pas meilleur
que la première cigarette un peu plus tard, avoir une contenance. Votre père
attendant en double file, votre mère qui revient d'un magasin et qui traverse.
Le murmure de votre père, comme elle est belle, vois comme elle belle. sa main,
une fois, aux cuisses de votre mère, là où le bas est retenu par quelque chose.
Vous ne détaillez pas. ce soir, à la cuisine, vous êtes entré. La porte vitrée
est fermée quand votre mère, après le repas, fait la cuisine. La scène où votre
mère vous avait fait taire, une demande de quelque argent, à la cantonnade, un
livre, une dinky-toy peut-être, elle vous avait fait taire. Tu ne vois
donc pas. Il n'y avait plus rien, c'était cela qu'il fallait voir. On était
allé, comme chaque été - quand ce n'était pas La Baule - à Saint-Tropez. cette
fois-là, un bungalow pour les huit ou dix que vous êtes en famille, certains
chez les amis, la grande maison, les amis de toujours, partager les frais, les
diminuer, les amenuiser. Mais le rite est respecté, les cinq ou six semaines de
vacances. Le soleil est là, le bungalow minuscule sans grâce ni ombre, mais on
traverse le chemin et l'on est chez les grands amis, des amis de longue date,
elle, elle est marraine d'une de vos soeurs, qui en recevra maints bijoux, de
vrais et magnifiques pièces, lui, il a été Ambassadeur, des petits postes, mais
une carrière habilement reconstituée en s'étant tenu coi sous Vichy, quand tout
le monde revint d'Egypte, tout le monde, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas
"gaullistes". Vous auriez pu naître en Egypte, le temps de légende
amoureuse et sociale de vos parents, des photos bistre, admirablement précises
racontent le bonheur, les appartements, les palmiers, le Sporting, la
colonie, les réceptions. Votre père se recasa facilement. Il avait dirigé la
filiale au Caire, il revenait à la maison-mère. Ce fut facile. Il a toujours
tout eu, facilement. Polytechnique, nul en physique, 20 en mathématiques, le
concours des actuaires, comme cela. L'un des meilleurs actuaires de France, le
calcul des probabilités, Pascal, le risque, le jeu. Ils avaient dû quitter
l'Egypte par ce fabuleux prétexte, une opinion politique, pourquoi pas ? le
train dit diplomatique via Beyrouth puis Stamboul. déjà, il avait dû jouer, il
jiuait certainement, mais on ne le disait pas à votre mère. Simplement, parfois
un silence dans ces réceptions. Leur bonheur, le couple idéal, parfait, leur
beauté ensemble, le front très haut, le nez un peu trop fort et qu'elle
n'aimait pas votre mère, mais la grande allure, le regard magnifique, la
tendresse conjugale, amoureuse, votre mère a eu des rapports conjugaux ou
fatreneles avec chacun de ses enfants. ceux-ci, pour la plupart s'y sont
dérobés en grandissant, trop difficiles ces rapports. Votre mère ne savait pas
être mère, elle était compagne, amie, femme. Peut-être parce qu'à ses cinquante
ans, pas le bon âge... soudain, l'homme, le mari a craqué, pf.. disparu. Il
jouait, il ne pouvait être qu'en second, un technicien, un excellent
technicien, mais pas un meneur. On le ridiculisait, vois-tu. Ses subordonnés le
ridiculisaient en public, dans les congrès, je le sentais, je le voyais, j'en
fus témoin. Tant que son Président fut là, tout alla, il était aimé, protégé,
protégé de lui-même, une des plus importantes situations de Paris, l'adresse
aussi, le boulevard, la rumeur du trafic sur les pavés, le parc Monceau, les
grilles dorées à la feuille, de l'autre côté, l'immense bureau au premier
étage, l'escalier qui y conduit, aussi prestigieux, aussi large, des rampes
aussi fastueuses, des tapis comme dans l'immeuble. Tout allait si bien, il
n'avait qu'à se laisser mener. Du jour au lendemain, il me dit qu'il ne me
rendrait plus de comptes, qu'il me donnerait l'argent comme cela de la main à
la main, tout l'argent que je voudrais, dont j'avais besoin. Votre mère pleure,
c'est encore l'époque des éviers en pierre marron et luisante, un peu grasse,
des robinets en cuivre et qui verdissent, des cuisinières à charbon relayées,
pas toujours par le gaz, il y a la machine à laver qui dans un cabinet de
toilette tombe en panne et inonde jusqu'au couloir et aux chambres. C'est le
confort, chacun a sa chambre ou presque, vous avez la vôtre, celle de votre
aîné parti au service militaire, l'Afrique saharienne lui faisant éviter
l'Algérie, le prestige de votre aîné, le prestige de votre père, du couple de
vos parents vont de soi. Votre mère a pleuré, la dot y était passée,
l'automobile avait été mise en vente, rouillant et dégonflant ses pneus au
garage dont naguère l'emplacement de stationnement était loué fort cher. Vous y
alliez en courant, tout enfant, derrière votre père, manteau et veston volant
au vent comme des ailes, vous arriviez en retard, ponctuellement en retard,
chaque jour, l'angoisse, vous étiez allés chercher la voiture au garage
ensemble pour gagner du temps. La voiture, il aura fallu quatre ans peut-être
pour qu'elle soit vendue, par sa transformation en véhicule de remorquage.
Votre grand-père sort de la chambre de votre aîné, une chambre qui avait été la
vôtre enfant, celle de vos oreillons, de vos premiers Tintin, des trois
principaux cauchemars qui vous hantent encore, une descente aux enfers, le lit
porté par un fleuve de feu et d'étincelles, à travers des tunnels et boyaux
sans fin, une grotte qui pourrait sembler celle de l'Apothicairerie à
Belle-Ile, vous êtes au fond, la mer dans l'anfractuosité triangulaire, le
premier plan est sombre, le fond est clair, lumineux mais la mer arrive, entre,
se répand, envahit, et vous êtes au fond de la grotte, enfin des nuits sans
éveil ni sommeil, le plaofond qui se hausse, dans l'angle de cette chambre,
votre lit qui se rapetisse et vous avec, les pas sonores, immenses,
engloutissant de bruit, votre père qui se rapproche et qui arrive. Votre père
sort de la chambre, à la suite de votre grand-père, le couloir finit là, il y a
votre chambre du moment, la salle-de-bains des enfants, le chauffe-eau, réduit
sombre et mystérieux, chaud et sans fenêtre, et la chambre donnant sur le
jardin intérieur commun à plusieurs immeubles. Albert LEBRUN habita là, SERMOY
fut arrêté sous ce nom d'emprunt, le président de la Société des Mines de Fer
de ... loge aussi ici, les beaux-parents de votre aîné qui va épouser une
héritière sont de ces locataires. Des relations brillantes, des voisinages, des
dîners que donennt vos parents et dont vous épiez par la fente d'une porte,
parfois, la lumière, la luisance, le brouhaha. Une porte à l'autre bout du
couloir, vers l'entrée et les salons, car il y a plusieurs salons. La gloire.
La gloire que vous eûtes, une cérémonie religieuse fêtée profanement en agapes
et listes des cadeaux déposés, alignés, répertoriés sur des tables et aussi sur
le lit conjugal, toutes les pièces d'apparat ouvertes. Vous plastronnez, un
costume neuf, des chaussettes blanches jusqu'aux genoux, des souliers beiges,
le brassard de famille, la raie à gauche, vos projets d'avenir, non,
probablement pas la profession de votre père, des noms d'écoles prestigieuses
sont murmurés, vous êtes le centre, il y a les adultes. C'est un univers qui
vous va bien, qui vous est prédit, des gens plutôt plus âgés que vous,
admùiratifs et bienveillants. Une cellule familiale dont vous n'avez pas
conscience, dont les dimensions sont poussées loin, vous avez de la place, vous
en prenez, votre mère vous rabroue, vous juge, vous connaît, et maintenant vous
allez la connaître. La tendresse de votre père, il a grossi, perdu ses cheveux,
ses mains sont jaunes, oranges de nicotine, les ongles coupés trop ras, mais le
nez, le front sont superbes. Vous aurez ce nez et ce front, et beaucoup de ces
yeux, de ce caractère, de cette faiblesse, de ce dos rond, de ce regard
implorant la tendresse, la confiance, la pitié, l'estime, la protection, et
pourtant la reconnaissance que vous êtes quelqu'un. Depuis, l'altitude vous
fait peur, l'ascension vous fait peur, votre mère a toujours cru à la guigne,
croit l'avoir toujours eu, le pneu qui crève prochainement si l'on en a évoqué
l'éventualité, le hasard. Ils étaient montés si haut et si bien, les cadeaux
qu'ils répandaient chaque été au retour d'Egypte pour les vacances, les envieux
qu'ils avaient fait. Votre grand-père reçoit le détail et les chiffres. On va
vendre tout ce qu'il est possible de vendre, l'appartement qu'on comptait
offrir ou louer aux jeunes mariés, les fiançailles sont naturellement rompues,
votre père avait même tapé celui de la future, il y aura aussi la villa de La
Baule, parce que votre père recommencera, continuera. Il gagne parfois, c'est
un as des martingales, les mots croisés et les martingales. Joseph FONTANET
sera assassiné d'avoir compris que les tables de ce casino-là, l'un des plus
fréquentés par votre père, étaient truquées. Le calcul des probabilités ou le
pari sur Dieu n'intègrent pas cette évenutalité. Les tricheurs ne sont pas des
escrocs, les naïfs payent. Communauté de biens, votre mère solidaire, chez
votre tante, du côté de votre père, les heures et la menace, tous les
chantages, elle doit signer. Les larmes. Quelques millions de plus sont ainsi
mobilisés. La reconnaissance de dette à détruire à ma mort, la soeur de votre
père est belle joueuse. Elle a tous les motifs de détester votre mère qui la
considérait abusive, ayant dévertébré son futur mari, lui ayant inculqué
d'avance peur et impuissance. L'Egypte fut providentielle, sinon nous
divorcions. Grand-mère : idéale dans le grand âge, implacable et pas intelligente
à notre mariage. Ma mère juge durement, elle reçoit maintenant la monnaie de
tant de pièces. La mère de votre père vend son appartement, on la rétrécit, on
reconstitue plus près de chez sa fille les deux pièces où elle vivait
d'habitude. Il y aura encore quelque chose à réaliser quand votre père tombera
une énième fois. On ne se guérit pas du jeu, on a tout essayé, il est interdit.
On a eu tort de lui éviter la prison, mais déjà il avait vieilli, la cervelle
ne devait plus tenir, on a pu plaider cela, les experts en étaient d'accord.
Vos parents ont divorcé quand il y a eu récdive, mettre les meubles de la
communauté au seul nom de votre père ne garantissait rien. On s'aperçut, votre
mère s'aperçut mais non les avocats, ceux qu'on paye à prix d'or, et le
collaborateur ne vous reçoit qu'aux heures premières de la nuit déjà tombée,
c'est du côté de la Madeleine. Les rendez-vous sollicités, les banques dont les
relevés sont redemandés, les découverts partout, la chute, puis la rechute. Les
placements en bourse qui étaient détournés ou autrement provisionnés, le jeu
était ample dans sa première version. Dans la seconde, situation de bien
moindre apparence, mais le cher ami qui repêchait votre père, était parvenu à
obtenir qu'il soit rétribué autant que dans son emploi précédent - son grand
emploi qu'il avait perdu, alors le loyer était majoré pour les comptes rendus
au siège outre-Rhin, le chéquier de société utilisé, un infarctus et une
hospitalisation de plusieurs semaines, celés anxieusement, pour que personne ne
vint regarder des comptabilités qui, par surprise, n'avaient pu être arrêtées.
Votre mère avait pu déménager de nouveau. L'appartement du Ranelagh, en le
quittant pour réduire les loyers, on en avait obtenu une reprise. L'autre côté
de la famille, celui de votre mère, n'avait pas eu la générosité de l'ancêtre.
L'obtention de la reprise était vitale, il fallait dédommager un oncle,
cultivateur dans le midi et dont la fortune de génération en génération ne
souffrait aucune spéculation, les terres rendaient mais n'appartenaient qu'en
un usufruit dynastique qui peut faire la grande tradition française. Votre
cousine ne se mariant pas à la campagne, en fit un appartement parisien et de
sa mère une subventionnée au mois le mois. L'oncle de son vivant tenait à cet
argent, censé ne pas lui appartenir, il en avait réclamé capital et intérêts
capitalisés dès que la déconfiture de votre père fut déclarée. Des amis
d'enfance avaient vendu pour sauver vos parents des titres, qu'il fallut
soudain présenter à date de conseil d'administration, l'enjeu étant la propre
situation du prêteur. Votre père avait ainsi fabriqué une chaîne de
catastrophes, tout était solidaire, vos soeurs changèrent d'institution,
certaines, et vos frères également, furent désormais gardés gratuitement là où
vos parents avaient été longtemps des bienfaiteurs de kermesses, de fondations
en Afrique et d'embellissement de l'église paroissiale.
(devant le paysage du Penerf, dimanche 22
Juin 1997 - 16 heures 15.17 heures 30)
DESASTRE (2)
La
résurrection fut de courte durée, l'expiation longue jusqu'à l'éternité que
closent seuls les croque-morts après l'ultime regard et le mot de permission
des proches. Votre père mourut dans son sommeil, à la veille d'être amputé, le
mois juste où par mensualités d'une grande quinzaine d'années, tout avait fini
d'être payé. Il avait emprunté à sa logeuse de quoi payer une petite voiture
son dernier luxe. Comme Max JACOB ou Léonce de GRANDMAISON, il avait trouvé
asile au seuil d'un monastère bénédictin, l'accueil avait été long, prudent,
peu généreux, mais il avait auparavant spolié les Petits Frères des Pauvres et
tellement trainé dans les rues parisiennes pour, parti aux aurores de
l'appartement crânement reconstitué par votre mère dès qu'elle l'avait pu, n'y
revenir qu'à la nuit très tombée, s'y nourrir seul et dormir dans une
salle-à-manger dont il obturait les portes vitrées d'un tissu grossièrement
punaisé. Il était retombé à peine sauvé. Quelle avait été sa pente, son
raisonnement, son instinct pour - précisément - ne pas se tenir tranquille,
pour tenter par quelque coup du sort de tout reconquérir, y compris votre mère.
L'argent, le flot d'argent qu'aurait poussé en jetons devant lui le croupier et
la gloire serait revenue, une gloire toute de tendresse familiale et de
rapports recouvrés avec des enfants qui se mariaient sans qu'il fut au rang de
la paternité. Certaines fois, vous l'aperceviez furtif entre les colonnes de
l'église Saint-Philippe du Roule. D'autres fois, mais ce n'était plus des
mariages, vous l'entrevoyez au transept de Notre-Dame, une ombre, un déni de
tout droit, une épave qu'avait écartée sa femme, votre mère qui pendant
peut-être dix ans s'interdit de regarder la moindre devanture et marchait, elle
aussi, dans les rues sans but autre que de faire tourner les aiguilles des
horloges, des pendules et de sa montre, la tête dans les épaules désormais, le
visage camouflé par le parapluie baissé. La famille en rajoutait, avait
reconstitué le drame, sauf votre grand-père maternel et votre tante paternelle.
Votre père, c'était évident, avait voulu s'affirmer, et n'avait trouvé que le
jeu, simple n'est-ce pas ? La coupable de ce dérèglement du comportement était
votre mère, trop fière, trop impavide qui avait réduit cet homme, l'empêchait
de faire quelque sieste après le déjeuner, ne lui concédait oas une pièce ou
une table qui fut à lui dans les successifs appartements, des personnalités de
force inégale, trop d'enfants peut-être, l'homme avait craqué, svelte et beau,
il avait peut-être dissimulé, il avait eu ses chances, et aussi -
malheureusement - des gains. L'Egypte avait bien tourné, peut-être d'autres
occurences aussi. Puis les protections patriarcales dans la vieille société
s'étaient retirées, un financier était apparu, une direction s'étauit
modernisé, il n'avait pu suivren, il ne s'était pas imposé, son travers était
resté seul sous la lampe à examen, la place était belle, elle fut convoitée et
prise, il n'y eût pas de ménagement mais comme il avait quelques réserves, des
apparences inentamées, il dura et camoufla sa disgrâce, sa lise au chômage,
emprunta avec promesse que sa femme ne serait pas mise au courant. Il recula,
avait reculé et le miracle n'était pas venu, ou lutôt le rétablissement ne vint
qu'après les aveux, et la chute, qu'après la rupture. La rechute s'opéra à nu,
il n'y eût pas de recours, il attendit, chercha et l'on alla jusqu'à envisager
d'affreuses expatriations mais lucratives qui l'auraient fait complètement
changer d'identité et d'existence, ainsi d'organiser le système de saprofession
dans un Etat d'Afrique noire anglophone, presque septuagénaire et cardiaque, se
trainant à la boîte postale pour y distinguer - la petite grille numérotée de
ces casiers outre-mer - que l'enveloppe-avion de la femme aimée, votre mère n'y
était une fois de plus, pas parvenue. Il vous regarda quand, fidèle à votre
inspiration du premier soir, où dans la cuisine familiale aux carrelages 1900
jaunes et rouges délavés et douteux malgré serpillère et prooduits, vous aviez
appris la chute, vous lui avez dit, à sa seconde abdication que vous ne le
verriez désormais plus, ne lui parleriez plus. Votre mère conservait quelque
équilibre à ce prix-là, que certains autour d'elle lui rendissent justice et
discriminassent entre coupable et victime. Vous saviez déjà que chacun était
victime, non de l'autre, mais de cette société que l'aisance affûte plus encore
dans la cruauté des charités sur agenda et par virements périodiques, les
camarades de promotion à l'X et les amis d'Egypte se cotisaient avec conscience
mais déléguaient un curateur, que votre mère refusa mais que votre aîné
poussait quoique lui-même fut piètrement estimé par la belle-famille que la
ténacité de sa fiancée avait contrainte à s'ouvrir. Ouverture par la porte de
côté, réunions de famille aussi empreintes de racisme qu'une rencontre entre
sociétés et couleurs opposées. Parce qu'il avait perdu, et pas seulement au
jeu, votre père vous avait tous introduit dans ce cercle qui ne se ferme que de
l'extérieur une fois qu'on est dedans, ce cercle où l'hérédité règne autant
qu'à lextérieur et que dans la réussite, mais à l'inverse. Une opprobe vous
suivrait ou vous précéderait. Vous n'auriez pas d'ascendant, pas de référence,
donc pas d'appui, la solitude commencerait ainsi. Vous y étiez si peu préparé
que vous en avez, à l'époque, rajouté.
L'esprit
de collection et d'accumulation, des cartes postales au musée du Prado - vous
étiez en Espagne à apprendre la langue, un été, celui de vos principaux succès
scolaires, les mentions au baccalauréat de l'époque et à relire les oeuvres que
le pays et la saison, la lumière avaient inspiré à cet écrivain qu'on fusilla à
pas trente-cinq ans malgré François MAURIAC et parce qu'un directeur du
cabinet, rue Saint-Dominique, c'étauit le premier dimanche de Février 1945,
glissa dans le dossier qu'allait examiner le Général de GAULLE, une photo de
DORIOT en uniforme, or le poète de Fresne pouvait, lunettes rondes et front
aussi, ressembler au "chef". Des cartes postales chipées à l'étal du
musée, des volumes de la collection Que sais-je ?, puis deux ou trois
livres du'n prix un peu supérieur, volés à la librairie de votre école
préparatoire à l'autre, si prestigieuse à l'époque, dont vous êtes sorti. Il y
a longtemps. Votre nom qui est dit à voix forte, votre reddition immédiate, le
retour en métro, votre mère chez le directeur, la plainte et le casier évités,
mais les amitiés naissantes, les esquisses amoureuses d'un seul coup
interdites, les couloirs qu'on ne prend plus, l'argent de poche encore plus
mesuré puisque votre père, lui aussi, vous autant que lui, vous deux, peut-être
d'autres larcins dans la biographie que vous ne connaissez pas, de vos frères
et soeurs, les bêtises et les manques, pour eux, pour elles, sans conséquences,
apparemment. Ils se marient, ont leurs difficultés, leur histoire propre, pas
vraiment de déconfiture, des enfants et des conjoints, une ligne traverse et
soutient des vies, à peu près droite. La vôtre hésite, se reprend, plonge. Il y
a l'oubli, mais il y a ce premier blanc dans votre chronologie intime.
L'associé-gérant de la grande banque d'affaires, celle qui accueille les
perdants d'un des tours au manège ronflant du pouvoir politique, les plus
haut-placés dans la hiérarchie qui vient de passer la main mais la reprendra au
coup suivant. Camarade de votre promotion à l'école dont vous fûtes suspendu,
il avait commis à peu près la même chose, sans doute pour travailler plus à
l'aise, autre forme d'esprit, carrière du coup plus discrète une fois que le
pouvoir dont il avait fait partie au bon endroit, fut remplacé par un autre. Il
vous reçoit. Ce sont les premiers mois de votre disgrâce, ce n'est encore
qu'une disgrâce, ce n'est pas la pente, la glissade, la descente, vous avez
encore tous vos moyens, votre lustre, votre sourire et l'emploi que vous avez
perdu, vous en avez encore tout le souvenir, l'habitude, assez pour converser,
pour ne pas demander, mais proposer. La salle est de conférences, les fenêtres
sur le boulevard Haussmann sont camouflées, les tables sont lisses, l'argent ne
se voit pas, les chiffres ne se disent pas, quelle politesse ! Vous
n'intéressez pas. Vous êtes ballotté vers un autre rendez-vous, vous devriez
faire valoir les entrées que vous aviez par fonction, là-bas, vous donneriez
d'abord, prouveriez surtout, on vous gratifierait ensuite. Secrétaire général
adjoint de la Présidence de la République, une autre y entre peu après votre
tentative. Elle s'y prend autrement, elle prend, tellement vite et tellement
qu'en quelques semaines le père de famille, régnant encore sur la banque des
deux côtés de l'Atlantique, n'a plus le choix qu'entre elle et son gendre. Vous
écrivez et cela suit à New-York votre écoeurement de telles moeurs. Entretemps,
les emplois que vous aviez sollicités chez le premier électricien-téléphoniste
de France et peut-être d'Europe, que vous connaissez par votre expérience de
ses grands marchés à l'exportation, sont pourvus au bénéfice de l'ingénieuse.
Elle est ingénieur, vous ne l'êtes pas. Qu'est-ce qu'un diplomate que barre le
Quai d'Orsay et que ne veut plus ré-employer à l'étranger le ministère du
Commerce Extérieur ? Boulevard Haussmann, vous apprenez cependant que le nouvel
Ambassadeur aux Etats-Unis y émargea, cumulant aussi la traite sur son avenir
qu'escomptait le banquier des privatisations avec une officine de consultant,
et qu'il prétendit même garder son strapontin après un retour en grâce qui
avait tenu tout simplement à l'élection présidentielle de 1995. Vend-on du
savoir-faire, de l'écriture et de la pensée sur page blanche et sans fond de
dossier ? ou un carnet d'adresses et une liste de numéros rouges mais en ligne
directe ? Cinquante ans pour apprendre la réponse, mais l'eussiez-vous connue à
vos origines professionnelles que c'était déjà trop tard, les relations sont
héréditaires et le talent pour les cultiver, les augmenter en nombre et en
puisance d'intimidation ou de protection, est inné. Votre père ne vous a légué
que du charme et un besoin d'être aimé. Dans le métro qui balance vers les
stations Muette et Ranelagh, vous êtes perdu mais vous avez encore quatre jours
pour avouer, danser une dernière fois et limiter la casse par les supplications
qu'aura portées votre mère chez le directeur de cete école. Vous êtes seul,
vous êtes fatigué, en un seul instant, comme un gigantesque piège qui depuis
longtemps avait dû vous guetter, tout s'est refermé. Il n'y a plus rien. Puis
la blessure se referma, il y eût d'autres jours, d'autres années. C'est cela
jeunesse, la réserve que la vie ouvre périodiquement, à un rythme généreux,
presque prévisible, la réserve d'opportunités et de bifurcations. Vos chances,
vous ne les aviez pas encore vraiment eues, elles vous vinrent, vous ne prîtes
pas garde à ce que vous enlevé ce passé et un père radié des cadres. Votre
attitude détonnait parmi les vôtres, exactement comme vos parents avaient trop
ébloui les leurs. Des intimités avec votre mère, une réussite et un métier
apportant lustre, voyage, notoriété vous mettaient deux fois hors de pair, et
l'on ne vous disait ce qu'on voyait et murmurait de vous, que vous marchiez et
folâtriez sur une corde, pour l'heure, pour ces heures et ces années, bien
tendue certes, mais que vous ne saviez pas la précarité des choses, de
l'existence et de l'argent-même que vous gagniiez. Et vous ne faisiez rien pour
vous assurer. Quelques protecteurs vous suffisaient, une correspondance avec le
Président de la République qui allait doubler son septennat, beaucoup de notes
personnelles, des élucubrations sur le charme de l'existence, de grandes
facilités amoureuses. L'univers scintillait de tant de paysages. Aux revers de
vos parents, chacun de vos frères et soeurs avaient trouvé leur explication,
une explication par le péché et non par la société. Maintenant que vous êtes à
terre, l'explication fonctionne à nouveau : vous n'êtes pas innocent puisque
vous paraissiez heureux et fortuné.
L'image
vous a quitté, l'image de chacun de vos parents. L'image vêcue de votre père,
l'image de l'homme abaissé, l'image du père dont vos frères et dont vos soeurs,
ceux, celles qui lui parlaient, l'invitaient, le visitaient, n'avaient que
pitié, qu'affection animale, mais plus admiration et estime. Ou alors cette
estime du curateur et des amis quand il y avait cotisation et que le donateur
se magnifie en appréciant lka sainteté de sa victime bénéficiaire. Vous aimiez
votre père, vous saviez, vous deviniez l'attente des lettres et des visites,
l'espérance surtout d'un retour d'amour. L'amour ne surprend que l'amoureux,
que le débutant incrédule de son mérite. La réciprocité de gratification est
telle qu'aucun n'a peine à aimer, on s'entr'aime et l'on ne mélange ni ne
partage que des bulles. Mais le retour d'amour, c'est la grande preuven, c'est
la gratuité, c'est le " tout bien pesé ", c'est le choix, vous êtes
choisi, elle voulait être choisie. Rien de tel au monde que d'être accepté, et
qui vous accepte en totalité sinon celui, celle qui vous choisit, et qui s'y
tient, s'y est tenu. Votre père perdant doucement l'orientation de sa
souffrance, de sa privation et se nourissant modestement, humblement d'une
tendance très affective à un mysticisme qu'il ne sut exprimer - vous en êtes
sûr - qu'en une seule vraie circonstance. Vous aviez voulu, conseil de votre
aîné et correspondance avec celui en service militaire au Sahara, vous ouvrir à
vos géniteurs d'une question que la vie vous posait mais ne résolvait pas : une
vocation religieuse peut-être. Votre père qui ne prenait jamais la parole sur
les grands sujets, d'ailleurs ceux-ci étaient rares, opina de lui-même et vous
dit la condition parentale ; le couple de vos parents n'était plus d'un homme
et d'une femme, dans la grande chambre de cet appartement où tout se passa de
vos enfance et adolescence, il était d'amour vêcu, difficile, splendide et il
en sourdait quelques mots d'or. Vous n'aviez pas de réponse, encore moins
d'encouragement dans l'itinéraire dont vous aviez l'impression qu'il vous était
présenté, vous n'aviez aucune expérience d'une vie ou d'une rencontre
spirituelle, mais vous veniez de voir la situation humaine : vcotre père venait
de l'articuler avec ses mots à lui, précieux comme du sang, lourd comme un
coeur battant encore, tout chaud. Ce même homme ne pouvait donc être réduit,
tout humilié qu'il fût, tout repoussé par son unique épouse, tout écarté de
vous que vous l'ayez placé et de force, il resta d'or. Voûté charnellement,
hésitant dans ses derniers pas, banal pour ses dernières paroles, il avait
manifestement trouvé la dimension que seule confère la nudité. Votre père,
qu'il fût riche, doté, aimé, situé ou qu'il soit tombé miséreux, à peine
habillé, déconsidéré ou pitoyable, avait toujours régné par une immédiateté
d'existence, le sens du scandale et celui, plus encore, de l'amour. Cela
prédispose plus à la prison de l'exil ou au martyre qu'à la vieillesse pompeuse
et avare des beaux-pères en santé ou en grabat, pas méchants d'ailleurs mais
inculte côté vie, côté tendresse, côté aveu d'une faiblesse, donc d'une
ouverture d'âme. Votre père avait ce chemin d'origine en lui. Votre mère le
parcourut par contrainte, en souffrit jusqu'à casser, elle vous légua autre
chose, la fierté plus que l'espérance, car devenue pieuse, elle ne croyait
pourtant à rien qu'à ceux qu'elle aimait, ses enfants, son mari mais sans plus
jamais le dire, et elle n'était pas plus dupe de ceux-ci que de celui-là. Tous
deux ont su pleurer.
L'autre
soir, au cinéma, vous aussi l'avez su. L'au-delà de la détresse et de la
solitude, l'au-delà de toute morbidité, l'au-delà de toute supputation sur
votre échec, l'au-delà de vous-même avec qui pactiser, en vous rendant, en
cessant le combat, en vous effondrant, en vous laissant vous effondrer. Les
situations et dialogues du film y sont-ils pour quelque chose, l'enfant inhibé,
renfoncé, empêché et pourtant son talent, bien plus que l'éventualité d'un
granduiose et exceptionnel accomplissement, une évidence de son don, telle que
le père en est révulsé, renvoyé à son propre malheur, à une origine qu'il veut
renouveler et inculquer à son fils. L'autre consent à force d'être violé dans
le plus intime de sa volonté, de son identité. le chef d'oeuvre pourtant, il
arrive à l'extraire de lui-même mais la dernière note donnée, maintenue et les
applaudissements venus et hurlés, il craque, il est craqué, la folie l'a
relayé, il survivra parce qu'il est mort. On le portera, on le fera jouer plus
tard et beaucoup plus tard à nouveau, mais il aura la sagesse, l'enfance, le
réflexe de demeurer dans sa folie. Le chômage est statistique pour ceux qui
l'administrent ou en répondent, comme on doit accepter une cote de popularité
ou un bilan comptable ; il est une longue, savante, très adaptée et
personnalisée mise à mort de celui qu'il atteint. La folie lui est analogue,
d'ailleurs l'un produit l'autre, même si cela ne se voit pas tout de suite,
même si le malade d'exclusion et de désemploi n'en ressent pas aussitôt la
première griffure, celle qui annonce qu'il sera rongé vivant jusqu'à l'os,
disloqué vivant et lucide jusqu'aux racines de tout récit et du dialogue
intérieurs. La folie est personnelle. Pas d'autre qui lui ressemble, c'est vous
qui êtes fou, il n'y a pas de folie à l'état endémique ou par abstraction. Vous
pleurez, vous écoutez ces secousses du coeur aux épaules, de l'intime, du
non-dit, du si peu charnel jusqu'aux jointures de votre corps, vous pleurez.
Pitié de vous enfin. Autrefois, pleurer c'était encore dire ou exprimer à
l'autre quelque imposibilité, quelque aveu d'une faiblesse d'amour, pleurer
c'étaut supplier et bien mieux qu'en parole ou en geste. Maintenant, tandis
qu'à lécran tout continue, organisé mais bien joué, très vrai, vous pleurez sur
vouis-même, vous pleurez totalement sans sujet ni objet, sans vis-à-vis ni
souvenir, sans fin. Vous avez cinquante et d'autres années, autour de vous
comme une mare qu'auraient produite en fondant votre corps, votre vie, comme du
linge, ceux que l'amour fait glisser aux pieds des amants et dont on enjambe le
cercle pour se porter, se tirer l'un l'autre jusqu'au lit, autour de vous sans
joie ni tristesse, il y a la cendre de ce que vous fûtes et qui est léger.
Survivre, en être encore à ce stade terrestre quand tout vous a été ôté.
L'emploi, la chance, le crédit, le projet, la projection, la crédbilité, la
fortune, la réputation se sont envolés, vous n'y avez pas cru d'abord et
longtemps, et maintenant vous le constatez si fort qu'il n'y a plus place pour
lm'instant à venir. Voilà pourquoi et en quoi vous pleurez, voilà comment,
sorti d'un autre cinéma dans une autre ville, la capitale, vous avez saisi que
la folie vous revenait, que l'incohérence seule pourrait peut-être vous guider
encore. C'est maintenant votre image, votre propre image, l'image de vous-même
bien décapée par les circonstances, qui vous hante, vous habite, vous rejoint à
chacun de vos réveils, se renvoit et se multiplie dans les regards que vous
croisez. Vous êtes deviné et identifié. perdu, vous êtes perdu, vous avez
perdu. C'est l'après de la bataille et l'horreur d'y avoir survêcu, d'avoir
donc à contempler votre mort. Vivant, décidément vivant, mais pas de son
vouloir propre, le mort ne souyrit pas, il se meut, bouge encore pour bien se
persuader, pour bien démontrer que ses mouvements ne mènent à rien, ne changent
rien à sa mort. L'autre image qui vous hanta était celle de votre mère. Bien
onirique celle-là, mais affreuse. L'image de votre père, elle pouvait être
aimée, épousée, l'homme qui finissait, mais qui recueillait pour finir la
caresse la plus belle, la plus digne, il avait été bon et aimant. Image
acceptable, enviable. De votre mère dont vous vous étiez fait le protecteur dès
le soir aux aveux dans la cuisine, vous redoutiez que sa fin fût physique et
atroce : piétinée par une foule, la foule des circonstances, des enchainements,
des malchances et des envies, des haines que les sentiments filiaux déguisent -
souvent très mal - en déférence
affectueuse. Une sorte de lynchage sans raison, à moins que cette image que
vous vous étiez forgée, dont vous redoutiez tant qu'elle ne fut pas un
cauchemar mais un pressentiment, vous eût été la parabole nécessaire pour que
votre mère soit aimable, aimée et que vous soyez l'utile compagnon, le
protecteur ? Votre mère détruisit cette image puisqu'elle est morte en beauté,
souriante. D'autres de vos frères et soeurs disent qu'elle fut longue à mourir,
vous, vous eûtes le temps d'espérer, d'espérer à nouveau et de prier à son
chevet, d'éprouver avec elle qui regardait encore mais ne bougeait plus que
pour se débattre ou s'arracher les perfusions, d'éprouver avec une douceur
merveilleuse que la vie, votre vie en sa compagnie, avait eu un plein
accomplisement, tellement complet que le dialogue pourrait se poursuivre de
part d'autre de la mort et de la pierre tombale. Ce n'est qu'à présent qu'elle
s'est absentée, qu'elle nie votre détresse, qu'elle inspire une espérance
fastueuse mais négative, qu'elle vous souffle du même murmure de l'aphasie qui
vous introduisit tous à sa mort et lui indiqua à elle qu'avait sonné l'heure du
départ : l'impossible est notre vie... alors ce que vous vivez ou ce dont vous
mourrez. Futur et présent s'emmêlent jusqu'au constat clinique ou au permis
d'inhumer. Les respirations s'arrêtent alors, étaient-elles depuis longtemps
illusoires, illusion d'optique, frémissements qu'à nos superficies anime donc
l'espérance. Heureusement, vous ne voyez pas votre image. La certitude d'un
désamour vous l'apporterait, vous l'a apporté, mais c'est encore confus. Cela
fait partie du lot. Car la mise au rancart vous enseigne d'abord que vous étiez
surévalué. Mais le décapage qui s'ensuit produit une tout autre constatation,
ce n'est pas vous qui êtes nul, mais bien l'univers, seulement on ne gagne pas
seul contre le monde. L'un est de trop, or supprimer le monde, l'entourage, la
société qui étouffent parce qu'ils vous ont mis à leur dehors absolument, c'est
impossible sauf en se supprimant soi-même.
Rablé,
vu une dernière fois de dos, censément coupable puisqu'il est malheureux, il
n'a pas le front de ceux qu'on dit alors ses semblables, qu'on lui impose comme
ses semblables, qui écrivent des romans en prison, qui jouent des comédies
avant d'être écroués, qui supplient ppour que la condamnation ne soit qu'avec
sursis, qui pleurent d'être séparés de leur ours et de leur poupée. Il ne dit
rien tant il est seul, votre grand frère de dilection et d'adoption. Il n'était
pas encore mort, mais déjà déchu quand vous fîtes à votre cousin plier de rage
ey de contradiction sa serviette, c'était dans un restaurant de poissons, et
les filins battaient des vergues d'aluminium, une nuit de vacances de Pâques
tôt venue. La conversation à la politique avait mal tourné, le commensal que
vous traitiez, votre propre frère aîné en tires, celui de sang, les opinions
différaient, vous étiez désolé intérieurement, l'élection était faite, la
sanction politique administrée mais selon vous : injuste. Vous n'aviez ni écrit
ni téléphoné à l'ancien Premier Ministre, peut-être alliez-vous le faire, le
temps vous et lui l'aviez désormais. Votre cousin parla de pourriture, de vol,
de détournement, vous ne pûtes - très simplement, brutalement - le laisser
continuer. Braqué en une telle course, il n'eût que le silence d'un retrait.
Puissant et hurlé. Peu après, c'étaient le canal et le 1°
Mai. Dans la chambre aux fenêtres verrouillées parce que - paraît-il - les
malades parfois sont saisis d'une possession suicidaire, vous vous étiez
tranquillement assoupi dans une assimilation à votre mère. Peut-être le même
cancer, celui qui éradiqué du colon ira au lobe frontal gauche et la main
droite, le don de la parole tout se taira, inerte. Il y eût les radios, les
contradictions entre Nevers et l'Elysée, la fin de l'après-midi, la nuit, la
fin. Dans une vie, les morts s'appellent entre elles, font tâche d'huile et
d'amour. Vous avez téléphoné l'ordre de mettre en Asie centrale, si près à vol
d'oiseau de la Chine et du Pic Staline, le drapeau en berne. A l'Ambassade. Un
de vos collègues, encarté, intégré, en poste dans une vieille capitale
quasiment scandinave et dont vous aviez refusé qu'elle vous fut attribuée parce
que trop analogue à deux autres pour que la France y eût une politique
distincte, demanda au premier matin ouvrable, des instructions. Il lui fut
répondu d'en attendre. Ainsi, le drapeau ne salua l'ancien Premier Ministre,
mort pour l'honneur qu'en un seul site à l'étranger. Comme l'immeuble - cela
faisait partie de votre contrat et de votre embauche à l'essai - était commun à
deux autres représentations euriopéennes, la garde fut montée entre
Britanniques et Allemands. Ce qui ne se pardonne pas. L'arbre à perfusion
roulant à votre gauche, vous fûtes dans la salle où avait été préparé le corps.
Vous ne vous en êtes pas approché. Sous un velum blanc, avec des miroirs muraux
comme dans une salle-de-bains d'homme vieillissant qui accueille des jeunsses
et prépare tout à cet effet (de spectacle davantage que d'union), le Premier
Ministre vous avait reçu : c'était le bureau de son prédécesseur, la première
femme à avoir été nommé à ce poste. Il ne se sentait pas en force de le
changer, le décor n'allait pas, évidemment, mais les rumeurs les ayant
constamment opposés, ne redoubleraient-elles pas s'il réinstallait l'exercice
des fonctions suprêmes dans le salon des traditions et des ors fânés qui ne
choqueront jamais ? Il collectionnait les médailles, celles de notre Hôtel de
la Monnaie et d'autres, et quand, au temps inaugural des cohabitations, vous
veniez parler chez lui tête-à-tête et que vous étiez tous deux assis à même la
moquette d'un appartement bien modeste malgré l'adresse, vous aviez conçu de
lui en offrir une. Vous l'avez rapportée de Boston, c'était l'effigie de
KENNEDY, il vous dit, maintenant qu'il avait atteint le suprême d'une carrière
d'homme sans hérédité que la modestie et l'honnêteté, combien les révélations
d'alors sur le Président assassiné, le blessaient personnellement. La
conversation avait filé vers des éventualités d'élections présidentielles où
d'un âge déjà certain, il pourrait représenter la gauche sans qu'on appréhenda
de quelque part que ce soit qu'il s'incrusterait Président de la République.
Bref, il ne vous prit pas comme son conseiller diplomatique, mais l'intimité,
la proximité s'en renforçaient encore, le temps s'ouvrait à tout, et quand, un
court semestre ensuite, vous revîntes aux mêmes lieux, un groupe entier de vos
homologues ne pouvait vous empêché d'être en amitié, superbement, évidemment à
l'aise. Le cornac vous pinça au sang parce que librement vous aviez interrompu
le Chef du Gouvernement, à l'instar de ce que vous aviez tant de fois vêcu dans
vos dialogues avec lui. Cornac qui fut le dernier attaché de presse du Général,
l'un des plus émouvants témoins de ses dernières années, et qui avait, en
principe, toutes raisons, de connaître en vous un de ses plus fervents et
intégraux zélateurs. Cette aisance non plus ne se pardonne pas. La vie ne se
pardonne pas, quand elle colore trop votre voix, votre regard. Les modèles sont
rares, et les fréquenter, en être aimé de leur vivant, comment s'en priver si
cela vous est donné ? Ce vous était donné. Tu es tout de même bien content !
d'être appelé : Monsieur l'Ambassadeur, avait coupé votre mère tant vous aviez
le succès triste. Il est possible que l'inquiétude à votre endroit, le
pressentiment de ce que vous vivez maintenant, aient provoqué, presqu'à votre
prise de fonctions, les métastases, l'aphasie, l'hémiplégie. Au loin, dans la
salle de rez-de-chaussée au Val-de-Grâce, le corps, les pieds devant ; vous
étiez, hors la famille, peut-être même avant, le premier à être là. A
l'hôpital, opéré tout exprès tant la tâche était dure là-bas où vous aviez été
nommé, où il vous avait nommé, on eût dit que vous l'y attendiez. Le Président
tient beaucoup à cette nomination. Un projet de décret fut barré de toute sa
page, et pour l'ensemble des propositions qui ne concernaient pas que ce poste,
parce que vous n'y figuriez pas pour celui-ci. On vous trouva à Zagreb, le soir
de ce mercredi-là, d'une carte postale toute libre, vous aviez confirmé votre
voeu et l'expression de votre confiance. Le Conseil des Ministres suivant vous
adouba : trente mois, l'intelligence en révolte, et depuis vous avez pleuré,
seul, dans une salle de cinéma, ancienne gare terminus d'un chemin de fer
d'intérêt local, la mer juste ensuite, parfois agressive, parfois plate, des
îles plus loin. Unité de lieu, unité de vie, unité de manière d'aimer et d'être
détesté. Cela va ensemble. L'exclusion donne du temps quand elle est rencontrée
par qui ne la connaît pas d'expérience.
Celui, qui du dedans colle ses paumes à l'opacité l'entourant, n'a pas
de temps, parce qu'il n'a pas d'espérance.
(devant le paysage du Penerf, dimanche 22
Juin 1997 - 20 heures.23 heures 10)
DETOUR
Il
se jette du pont d'Aquitaine, le violé, c'est lui. Sa famille, laquelle ?
avait-il femme et enfants ? N'était-il que pédophile ? homosexuel ? Les
siens... L'enseignement n'est ni un lieu ni une occasion. La tendresse n'a pas
d'âge, elle n'existe pas si elle n'est réciproque. L'attirance, l'attrait par
occasion ou par penchant, puis par penchant ? Le secret ? pourquoi le secret.
Honte vis-à-vis de soi-même, le respect de soi transgressé par soi-même ? Ou la
conscience que la société ne permet pas. Ne permet pas, quoi ? Le bonheur, la
tendresse, l'assouvissement ? Ne conçoit pas l'exception, l'originalité, la
singularité. C'est la société d'amalgame. L'amour doit être ceci, ne pas être
cela. Si des jeunes poussent à l'eau le septuagénaire de l'Indre, c'est un
crime, mais la faute à qui ? Si les familles étouffent et donc excluent et
repoussent ceux qu'elles ont fait naître, n'est-ce pas que l'amour n'y était
pas, que le couple jamais ne s'était formé, que les formes actuelles ou
héritées ne conviennent plus, que la nature est révoltée qui stérilise et se
venge. Nos relations affectives codées et insuffisantes, la complexité de nos
coeurs, le sira re aveu de ce dont nous avons envoie, de ce qui nous attire ou
nous révulse. On passe sous les fourches caudines, on fait semblant
d'apprécier, d'aimer, de savourer, on regarde ailleurs et d'ailleurs rien ne
vient. Si quelque lumière point, elle sera interdite, tout est dangereux qui
n'était pas permis ni codé, obligé, obligatoire. Une sorte de mode, parfois
millénaire, parfois de l'an dernier, nous régit tous. L'économie, l'argent ne
sont pas originels, le mimétisme : si ! Forçait-il ses victimes ? cet
instituteur, ou ce maître-nageur, ou ce prêtre ? Celle, celui qui les dénoncent,
qu'ont-ils vêcu ? Ont-ils compris ? N'ont-ils qu'eu peur ? Abus ? ou
consentement, séduction mutuels, amitié que l'âge empêchera ensuite, la
quasi-enfance les permettait, en était lourde, y trouvait ce fruit naturel que
les autres jugent insolite, vénéneux, l'adolescence, le vieillissement dès les
dix-huit ou vingt ans, ces critères qui transfèrent les cas et les individus de
la brigade des mineurs à la mondaine ou aux procédures de divorce, changent
tout. Une spontanéité bien polus difficile à rencontrer puis à vivre est
maintenant requise. On l'appelle l'amour, parce qu'on ne doit pas appeler amour
ce qu'il se passe dans une tête, un coeur, un corps, un sexe d'enfant. C'est si
long à expliquer, c'est si vite tranché et condamné, cela ne peut se comprendre
si on ne l'a approché ou vêcu. Alors, il saute du pont d'Aquitaine, d'ailleurs
il a été interdit la veille de tout exercice professionnel et sa vie, toute son
existence va être livrée à l'explication la plus simple : ainsi, il était... il
en était. Il saute, on ne le retrouvera pas. C'est ce qu'il voulait.
Tout
autre, celui qui sorti de prison terrorrise, oblige, menace, capture, celui qui
a guetté et combiné. Rien à voir avec l'amitié, le dialogue, la douceur. Amputé
d'un sens, celui de la commisération, qui est celui de la réalité, le sens de
la réalité qui ferait du puissant d'un moment, du faiseur de sort et de
carrière, du violeur d'enfant, de conscience, du maître-chanteur pour chacun de
ces cas d'espèce, dans chacun de ces rapports de force, un véritable humain se
sachant de fibre et d'âme analogue à celui, celle qu'il détruit, dont il
dispose. De quelle sorte d'humanité était le suicidé d'Aquitaine ; qu'il ait
choisi cette issue-là porte la réponse. Il vêcut du côté des victimes. Vous savez
ce qu'est la page blanche, ce qu'est l'âme qui ne sait rien de la laideur et
des approximations que l'âge adulte est contraint - horriblement contraint -
d'apprendre par contagion : ce qu'on appelle le réalisme, l'adaptation à la
réalité. Mais certains - les bourreaux - concourent à l'horreur, à la
sécheresse, à la monstruosité de cette réalité. Leur réalisme, c'est de f... à
la porte, c'est d'obliger, c'est de s'estimer plus haut parce qu'ils dominent.
Le clivage - tout moral - à actes apparemment identiques, à carrières
analogues, se dessine entre ceux qui se croient d'une race supérieure et ceux
qu'ils détruisent par leur auto-estime. La forfanterie sentencieuse de l'hôte
principal dont la stratégie d'entreprise est de licencier et de fermer - par grandes
masses statistiques - renforce l'admiration des peaux qui se sont déguisées et
poudrées en hommes et femmes autour de cette table à dîner, mais au tribunal de
la souffrance infligée, délibérément, sans discussion ni exposé préalable, il
présente le faciès moche du primitif qui a tordu les poignets, ligoté les corps
pour... La même jouissance a giclé des deux visages, des mêmes tripes ; la loi,
c'est eux. Que les bornes, par excès de révérence sociale et mondaine, ils les
franchissent parce qu'ils sont devenus négligents, les voilà démontés devant la
barre, niant que les factures de la salle-de-bains aient été au compte de leur
groupe industriel ; ils ne crânent que pour argumenter en rois leur droit
divin, ils payaient bien au contraire de ce que l'accusation prétend puisque
leurs émoluments mensuels équivalent à plus de cinq cent salaires minima ou
encore à un ou deux sondages de popularité commandés Hotel de Matignon...
Bruxelles, la Belgique entière défilent contre DUTROUX, pédophile, à juste
titre, contre la justice quile protégeait et le Roi intervient : la société va
périr, périssait. La même Belgique et l'Hotel de Matignon, quoiqu'ayant changé
d'hôte, se contentent d'une expertise quand quatre mille ouvriers, parfois de
vingt-cinq de vie à ce travail, sont f... dehors et le président d'entreprise
qui en a décidé, reste assis. Et celui qui, avouant au moins trois résidences,
faisait payer ses réinstallations sur comptes de société, ne couche pas en
prison et fait pleurer d'avoir eu sa retraite anticipée, il n'a pas enjambé le
parapet du pont d'Aquitaine.
Ne
rien faire, ne rien dire, ne rien montrer, ne rien insinuer même qui puisse
blesser et choquer ce qui a la pureté de l'enfance, de l'ignorance encore,
laisser sa chance à ce bonheur-là d'une virginité qui ne connaîtrait que le
jour et le sommeil, jamais le noir ni la nuit. Est-ce la relation de l'adulte à
l'enfant, d'un homme déjà bien mûr auquel soudain une adolescente propose le
mariage puis l'amour ? Etait-ce la règle familiale des entreprises antan, dont
l'ambiance, certes féodale et paternaliste, avait succédé à celle des seigneurs
et paysans, celle des abbayes et des serfs tous en rond autour de la
forteresse, de l'autorité tutélaire et la sécurité sociale et l'emploi,
c'étaient cela. Votre père le vêcût, la confiance en un homme qui dirige, qui
est responsable, de l'entreprise bien sûr, mais de ceux qui y concourent, la
femme de ménage et la concierge qui ont ouvert l'immeuble et les bureaux les
premières, et le directeur-général adjoint, votre père, ceux qu'on salue et
ceux qui saluent. Alors, il n'arrive rien, la crise, on l'affronte ensemble,
les affaires on les imagine à plusieurs. Si cela tourne à l'impossible, il y a
une fin d'après-midi, le retour du patiarche chez lui, le porto avec
l'épouse, peut-être aussi l'aîné des enfants, on est un peu plus pâle que
d'habitude, mais cela va, cela ira mieux, l'hôtel particulier ou le grand et
lumineux appartement, de famille aussi. On passe à côté, le petit salon, le
bureau, seul un instant, avant le dîner, l'épouse, l'aîné se regardent, le
patriarche a quelque souci. Pas vraiment un bruit, pas non plus une rumeur,
puisque ce fut bref. Quelque chose comme un soupir, ou un meuble qu'on a
légèrement dérangé, par inadvertance, peut-être a-t-on trébuché. Ils ont ouvert
la porte, le corps balance doucement, les yeux sont fixes. On se suicidait pour
une faillite. Ruiné par une concurrence asiatique qu'il n'avait pas venu alors
que ses trois usines ne faisaient que dans les composants électroniques et de
télévision, celui qui faillit être votre beau-père et vous introduisait ainsi
dans la première famille industrielle de France, mais qui prit à temps ses
renseignements - concluants - sur les alentours de votre père, vendit la
bibliothèque héritée, une des plus belles au monde sur la chasse, vendit aussi
l'hôtel particulier, vendit tout et retarda les licenciements et fermetures. Il
recevait ponctuellement le dernier paru des volumes de la Pleiade, dont
aucune des enveloppes transparentes n'étaient ôté, il exécrait de GAULLE depuis
que l'amendement VALLON pouvait passer, riait des amours de sa fille et
celle-ci, culotte intime en laine, ne se laissa pas pénétrer davantage qu'il ne
vous en accorda la main. Les patrons étaient autres, la théorie était sociale.
Il n'y avait pas non plus de réseaux pédophiles, Marion et Corine ne
disparaissaient pas et l'une de vos soeurs qui fugua chez son maître-nageur, en
resta peut-être marqué pour toujours parce que l'homme nu peut horrifier en
certaines lumières et en certains lieux, vos parents ne portèrent pas plainte :
elle était si consentante qu'elle y avait couru, y était allée. Votre histoire
avait été brève et cruelle, vous aviez été mis à la porte, une petite porte et
la fiancée fut pour un autre, à tête de comptable. Tout événement marque, mais
c'est la contrainte qui abîme, le virage qui vous est imposé, le face-à-face à
votre solitude une fois le projet éventé, éreinté, une fois le rideau tombé
quand les acteurs, croyiez-vous, jouaient encore, à moitié du texte. Cette joie
des autres, bien repérable, aussi vicieuse que l'anonymat prudent et pluriel de
leur jugement, quand, vidé des étriers, vous tentez humblement quelque
remontée. Une femme qui fut quinze ans la vôtre, mais seulement comme si elle
avait été la vôtre, puisque vous lui aviez imposé un avortement, que jusqu'à
l'instant de l'"opération", elle avait attendu, espéré votre cri, la
halte au crime, mais vous aviez repris et continué, sans savoir l'un l'autre
que vous en étiez déjà mort de cet enfant qui aurait aujourd'hui vingt ans ;
alors, elle vous quitta, vous interdit, livra vos affaires et la valise à même
un sol, chez une gardienne, changea les serrures, vous ne la vîtes plus qu'une
nuit, du bas de l'immeuble, côté cour, une lampe à l'atelier de couture qui est
le sien, puis à la salle-de-bains, le quatrième étage et la silhouette découpée
comme dans ces cartons d'enfant et l'on colle des transparents de couleur en
papier-vitrail là où un jour a été ménagé, le visage de profil, les épaules,
presque le sein quand elle se passe aux joues, au front une crème avant de
dormir. Vous aviez téléphoné à la voisine du dessus, le Nouvel An, avoir des
nouvelles, donner un message, la voisine avait ri, triomphante, la joie
d'entendre votre chagrin. La même métallisation de l'existence humaine, le
néant apparu que vous n'aviez soupçonné des quinze ans de correspondances, de
caresses, de retrouvailles, d'existence parfois jusqu'à une sensation d'être à
vous deux le cosmos dans tous les temps et toutes les dimensions confondus, si
unis de sueur et d'épuisement, si prolongés l'un par l'autre au retour de
l'orgasme : votre mère agonisait, il est vrai qu'elle ne fût jamais tendre pour
cette prétendante que vous aimiez, et celle-ci se prit à rire, elle refusait
que vous ayez changé, mûri par souffrance, par malheur, par ce bonheur qui
vient du malheur, étrangement bonificateur et propice à des communions
insensées, elle riait que votre mère mourût et qu'elle, qui s'était refusée à
vous revoir depuis quatre ans, vous l'aimiez encore et que de cette mort et de
ce revoir, vous soyez - là - à pleurer. Oui, elle riait, comme la voisine du
dessus. Quand l'ancien ministre, celui qui avait voulu et fondé tous ces
bâtiments, leur enjambement jusqu'au fleuve, la grandeur d'un amas de vaisseaux
de verre et de béton propre à faire basculer tout l'urbanisme parisien vers un
nouvel équilibre, et vous verriez bien se continuer la logique de Bercy jusqu'à
installer tout le Gouvernement à Vincennes, non loin du chêne que chaque
génération se propose, sans s'y prendre vraiment, en modèle d'un pouvoir
respectueux, tempérament, arbitral, royalement consensuel et protecteur, quand
il revint quelques jours après avoir été électoralement chassé de l'Hôtel de
Matignon où il était brièvement parvenu, il vit s'élargir le cercle de ceux qui
s'éloignaient de lui, se voulaient loin de lui. A son Parti, c'était de même,
tout s'écartait ce qui est pire que d'être quitté ou rejeté, le vide se faisait
comme se ralentit jusqu'à disparaître une respiration qu'on voulait retenir.
L'humilité qu'il avait alors, la timidité qui l'enveloppait maintenant, votre
timidité à vous de revenir sur les lieux où vous passiez et entriez en amant ou
en Ambassadeur, en invité ou en confident privilégiés, ce devenait un principat,
la beauté vers laquelle va toute vie quand elle est conséquente mais ni trop
réfléchie ni vraiment consciente. Celui qui va mourir ne voit pas la gloire
d'avoir chuté et de rejoindre, dans le langage universel, le grand lit de la
souffrance et de ceux qu'on écrase. Ecorché, tout le touche, il manque de tout,
il n'a plus rien de lui-même, écarté des autres par les autres et de soi tout
autant. Souffre-t-on ensemble ? ou souffre-t-on chacun ?
La
fidélité et le don par accident, ce que vous aviez échangé et, avouez-le,
cherché et provoqué avec curiosité et égoisme, ce goût qu'on croit de sperme
dans la bouche quand on convoite. Une plage immense, longue du banc d'Arguin à
l'embouchure du fleuve Sénégal et des festivités locales un milieu d'Août. Donc
la plage et la sensation que celui qui vous a offert de partager la voiture
officielle avec chauffeur pour y aller, est disponible à quelque chose que vous
ne savez pas. Quelque chose d'offert, comme à votre première expérience d'une
femme et du sexe féminin, quelque chose qui se présente, facultatif mais
instructif, probablement agréable, intéressant. Quelque chose qui complèterait,
que vous ne connaissez pas, mais qui ne vous nullement poursuivi. Cela se
trouve là. Vous ne refusez pas, et vous voys y mettez. Le dos masculin courbé,
vous êtes tous deux assis sur le sable, la mer est simple, partout. Le sable et
la mer, c'est l'Afrique, il a peur qu'on vous voit, lui et vous, s'il a cette
précaution et ce réflexe, c'est qu'aileurs vous allez continuer. A votre hôtel,
modeste, les claires-voies, la douche dans la chambre, le matelas sans sommier,
la chaleur, les draps vont des voiles, vous ne saviez pas, vous êtes celui qui
prend, qui caresse et fait grossir, rien de fulgurant, rien d'inattendu sinon
que vous êtes resté l'homme, que vous êtes l'homme, que vous avez conduit tout
l'épisode, il se lève, son sexe est curieusement courbé, tous deux avez des
corps sans graisse ni laideur, il ne semble pas habitué, autant que vous, à
être nu, il va à la douche, le sexe encore tendu, vous n'avez eu cure du vôtre,
vous vous êtes succédé dans l'ardeur, lui d'abord à votre initiative, de
l'extérieur et du manuel. Le lendemain soir, il est malade, vous êtes venu le
chercher à son hôtel, vous avez envie de lui, de recommencer cette fois en
connaissance, en attente de cause, mais il est malade, une colique, il est
vaseux, pâle, s'efface. Vous vivez soudainement autre chose, vous avez la
sensation que désirer cet amant d'hier, c'est entrer dans un monde particulier,
au vu et au su de tous, qu'une appartenance nouvelle va vous situer autrement,
va vous exclure, vous irez vous enfermer dans ce désir, vous allez être montré,
catalogué, vous changerez d'identité, d'une certaine manière, vous changerez de
sexe. Vous le sentez à votre propre comportement, à votre douceur pour ce
garçon à peine plus jeune que vos propres trente ans. La chance est près de
vous, l'aventure en reste là, vous recevrez de lui une ou deux lettres, une
sorte de rappel amical et qui n'était pas allusif. Parce que l'Ambassadeur
d'Italie prise vos traductions pour des soirées audio-visuelles qu'il veut
oecuméniques, qu'il vous rend visite sous un parapluie, chauffeur attendant en
contre-bas, qu'il a la réputation d'homosexualité, vous êtes par quelque rumeur
que propage un des usagers de votre emploi à l'étranger considéré comme en
étant. L'arme est dangereuse et vous avez toujours plu, même à présent, à ceux
des hommes qui aiment les hommes, vous les reconnaissez d'ailleurs. D'instinct,
vous savez que ce serait l'exclusion, et comme vous n'en avez pas non plus le
penchant, l'homosexualité est une société et un mode de vie que vous n'aurez et
n'avez jamais fréquentés, mais ils vous ont rencontré. Gentiment ou laidement.
Jules César, les prénoms au Brésil, monte au client les tableaux achetés dans
la galerie au rez-de-chaussée de la résidence où vous devez attendre un
logement plus définitif. Vous avez souhaité qu'il montât, à l'achat vous avez
vu ses yeux, cette probable douceur. Vous lui montrez des albums de photographies,
de belles images, des femmes phtographiées nues et qui émeuvent, il a la
culotte et le sexe consentants, a-t-il quinze ans ? la peau est mate,
l'expression de son visage vous ne l'oublierez jamais quand votre sperme gicle
sur ses yeux entrouverts, c'est un triomphe figé et extatique, il vous a donné
le plaisir et il en est aspergé. Il ne jouit pas autrement ni visiblement, vous
l'avez reconduit aux favellas lointaines qui encerclent la capitale
fédérales, vous ne parvenez pas à lui trouver quelque menu emploi autour du
vôtre ou de ceux de vos collègues, vous ne recommencez pas ; plus tard, dans
l'immense théatre où s'est donné un spectacle monacal et vibrant : des Asiates
poudrés et vêtus de blanc aux immobilités achevées, rarement modifiées, vous le
revoyez, accompagnant un adulte qui n'est pas vous. Ni argent, ni quoi que ce
soit, c'est le début de sa vie et ce sont ses rencontres. Dans son regard, la
question : il vous eût préféré.
La
vie tout autre si le beau-père putatif vous avait adopté, en échange de quoi
vos études et votre formation lui eusent évité la faillite, il eût vu à temps
les nécessités d'un partage préventif du marché ou d'une association salvifique
et profitable -, la vie tout autre si Germain ou Jules César avaient été vos
affections, votre tropisme, le corps à caresser puis habiter -, la vie tout
autre si vous n'aviez été rappelé, évincé, écarté de votre emploi, puis de tout
emploi à vos cinquante ans bien passés. Vous y gagnez la saveur d'avoir tout vu
et quand les hirondelles volent bas dans votre paysage, que l'écriture vous
absorbe une fois franchi le seuil, péniblement, d'avoir à écrire les premières
lignes, d'avoir à déterminer le sujet et choisir les angles d'attaque, vous
songez que le bonheur, c'est peut-être cela. Sans contenu ni figure. Au loin
peut rouler le temps, au loin peut encore bruire la nostalgie : votre drogue
est là. Vous avez dû être chassé parce qu'on discernait en vous cette saveur
d'avoir tout vu et tout vêcu, parce que cette drogue vous émancipant de contenu,
de visage et même de la solitude exhalait trop fort ce qui est si rare : la
liberté.
(devant le paysage du Penerf, lundi 23
Juin 1997 - 11 heures.13 heures 45)
DEDAIN
Ceux
qui n'ont pas besoin de vous, ceux que vous sollicitez et que vous ennuyez,
vous ne les gênez même pas, vous êtes de trop, vous êtes superflu, vous
n'existez pas ; ceux qui vous attirent, que vous voudriez regarder de près,
voir et entendre, à qui vous demanderiez conseil, ou le secret de leur art, ou
la somme de leur expérience, cette expérience, cette épaisseur soufrante,
rarement jubilante sauf à ces moments de vie qu'on ne peut guère dire et qui
donnent sensation d'arriver au terme, et ne plus rien y pouvoir est le début
d'un repos, d'un abandon, du regard peut-être. Des sommes et des soustractions
d'expériences et d'épreuves, des gens, des hommes, des femmes, qui vous
attirent parce qu'ils vivent ces gens, ces hommes, ces femmes, parce qu'ils ont
vêcu, parce qu'ils existent. Mouvement intérieur tout autre que celui inspiré
par l'attirance esthétique, par un soudain bris intime et sensuel, par une
sensation étrange et irrépressible de communion et de réciprocité, parce que ce
n'est pas le produit d'une rencontre, déjà d'un dévisagement, d'une vibration.
Non, c'est tout simplement avant une rencontre, le désir qu'elle ait lieu. A
égalité, dans l'analogie probable de la condition humaine, de la sensation
d'être vivant et humain et que répètent les circonstances et les tierces
rencontres. Ni amour, ni curiosité, ni plan, ni préjugé, pas même l'opportunité
d'une exploitation quelconque. Voir un autre et comment il s'y prend pour être
et continuer de devenir lui-même, en débattre avec lui, ce sera plus fructueux,
peut-être aisé qu'en débattrre avec soi, c'est cela que vous voudriez pouvroir
placer en exergue du prochain moment, lors de l'entretien, de l'audience.
L'écrivain-éditeur, le Président de la République, la femme-ancien ministre,
l'employeur éventuel ce sont des humains, ils ont leur hygiène physique et morale,
leurs ressorts, leurs défaillances, le tissu dont ils sont faits, leurs
aventures et ces déboires qu'ils ne disent pas mais qui les contraignent et
expliquent pour toujours. Cette manière de regarder les gens, de vous adresser
à eux, d'écrire votre placet, surtout depuis que vous avez pris de l'âge
et perdu cheveu donc de l'avenir à exacte proportion de ce que votre passé n'a
pas produit, surtout si vous passiez autrefois pour un des hommes de demain,
cette manière-là ne vous sert pas. Elle a plu antan, elle faisait
"désintéressé" et hors-classe, elle est pris maintenant pour une
indiscipline, une inconscience, la société a des hiérarchies, il y a des gens
placés et qui le sont par leur propre mérite, par une carrière et des ténacités
que vous n'avez pas eues, que vous avez négligé - follement - d'avoir, et
cherchant en eux l'homlme, la femme, la contingence, le hasard, le lendemain
qui sera peut-être plus solitaire et moins brillant que le moment où vous les
sollicitez, les regardant déjà trop attentivement, oui, vous dérangez. Non
seulement, vous n'apportez rien puisque vous n'avez ni réseau ni expertise, ni
particulière ou ponctuelle information en exclusivité, puisque vous n'êtes que
vous-même et votre sollicitation, mais vous êtes déplacé, vous ne coincidez
avec rien de la vie quotidienne, de l'agenda de celui que vous visez. Votre
acharnement à vous estimer, en quelque lieu d'âme ou de démocratie, son égal
achève de vous discréditer sans même qu'on vous ait encore considéré. Vos
lauriez d'antan, ils étaient encore ras et ne valaient que par la promesse de
leur développement, aujourd'hui ils sont à charge, n'avoir pas joué sa carte,
sa chance est pire que n'en avoir eu aucune. Quand vous alourdissez votre
demande par quelques précautions qui ne sont pas d'amour-propre mais de
considération que l'alliance que vous propposerez n'a de valeur qu'en venant
d'un homme libre et pas trop dans le besoin, vous devenez ridicule : débitez
votre affaire, on l'examinera - peut-être - et déguerpissez. Celui qui fait la
manche, qui aux arrêts de voitures vend la revue dont le titre bat, sous
plastique, à l'endroit du coeur, celui qui tente le coup chez un boucher ou
aborde carrément le chaland en fixant le
montant minimal de l'aumône, vous en avez la dégaine, sauf que vous êtes encore
fringué, que cela se passe via le bureau de poste ou une secrétaire au
téléphone, et que cela se joue en intérieur. Le reste d'orgueil, l'espérance
d'une relation équitable et pas trop oublieuse de la commune dignité humaine,
ils les ont comme vous quand vous pesez les termes de votre cinquantième lettre
à l'élu de Mai 1995. Les conseils, en politique, si vous n'êtes ni rival ni
acteur vous-même, qui en a cure. Partout où vous allez, partout où vous entrez,
les jeux sont faits, les équipes constituées. Les rédactions du magazine à
paraître, avant que l'idée en ait été mise sur le papier ou chiffrée en banque,
elles étaient déjà composées. Il semble que le monde soit de deux races, de
deux rives, les professionnels d'un côté, les amateurs, c'est-à-dire les
demandeurs d'emploi de l'autre. Les placés et les non-placés, ceux auxquels on
fait appel, auxquels on pense, et les casse-pieds, les pauvres, les mêmes qui
s'essoufflent mais font la queue et le pied de grues à chaque changement, à
chaque révolution, à chaque commencement de quelque chose car ils ont cru que
la fin de ce qui avait régné et ne les avait pas nourris, accueuillis,
signifaient enfin leur chance, ou bien encore une chance, un peu moindre, mais
tout de même. Combien de fois cette espérance, cette occurence peut-elle être
vêcue dans une existence humaine ? trois, quatre, cinq ? La nouveauté, celle
que vous n'avez pas vêcue, qui n'a pas encore été racontée, sans doute parce
qu'elle n'a pas d'équivalent, donc se dérobe aux comparaisons, au vocabulaire,
un vocabulaire, des mots qui n'existent pas, parce que la situation ne devrait
pas exister. Le jeune demandeur d'emploi. Il n'a aucune expérience d'une règle
du jeu, d'une ambiance ayant précédé celles où il arrive et demande ; ni
mémoire ni référence, qu'un gigantesque, impavide et crésant moment, le sien.
La façade de la société ainsi faite, muette, il commence par être de hors et
par s'entendre ire qu'il est de trop, pas prévu, et attendre ne signfie rien,
puisqu'il ne s'agit pas de se rétablir mais d'entrer. Il n'étauit jamais entré.
Ils se suicidaient avant le brevet parce que rien ne les mettait en appétit
d'amour ni d'illusion, vont-ils se suicider parce que les poils venus au menton
et ailleurs, ils ne sont adultes que biologiquement et pour le reste ne seront
que nourrisons du hasard, des allocations, des prolongements d'études, des
stages. Une nourriture d'âme et de société qui ne seraient que d'alimentaion
minimum, vous ne l'avez pas connu, mais ce dont vous souffrez, ce n'est pas que
la portion soit congrue, votre affaire n'est plus question d'appétit, ce dont
vous souffrez c'est de ne plus rien valoir. Non, que vous ayez valu, à vos yeux
ou à ceux des autres, de la société, de vos employeurs, des jaloux, des aimées,
jamais vous ne songiez à vous évaluer, ni que vous étiez évalué, et que de
cette évaluation dépendrait tout. Ou rien, puisque si vous étiez fort, quoique
nul, vous resteriez demandé. Vous avez changé de registre, vous n'êtes pas
descendu d'un cra, vous êtes passé ailleurs, et vous n'avez pas vu la ligne de
démarcation. Jeune, c'est un autre auquel vous ne pouvez ressembler, votre
dénuement, votre impuissance sont en tout différentes. Si le monde ne convient
pas, si rien n'en sort ni ne se présente, jeune, vous en bâtirez un autre.
Comment ? vous ne vous posez pas la question, les jours et les nuits passent,
le besoin est d'affection, le temps est à profusion, il y a des ombres qui ne
viennent jamsis vous couvrir, vous êtes trop grand, vous êtes trop jeune.
Découragé, vous seriez déjà vieux. Mais, vous, c'est parce que vous êtes vieux,
parce que vous étiez encore jeune, encore assez jeune, encore un peu jeune, pas
encore vieux, mais qu'en vous pousant dehors ou vous a fait vieillir, on vous
dit et regardé : vieux, c'est pour cela que vous êtes découragé. Aviez-vous
jamais eu du courage, c'était évident, inné, on ne se retournait pas les poches
pour se chercher du courage, encore quelques réserves d'énergie à croquer !
Non, on vivait, vous marchiez, l'espérance, l'allant, l'enthousiasme,
l'imagination, la foi allaient tout ensemble, sans détail, c'étaient autant de
prête-noms pour l'amateur de catalogue et d'abstraction, on n'épluche pas les
composantes du vivant, d'une psychologie en ordre de mouvement. Maintenant, il
vous faut une recharge, il vous faut quelque endroit où accueilli, vous
poseriez votre apparence physique, tâteriez votre âme, entendriez du fin fond
d'un jour que vous ne voyez plus qu'à peine ces mots magiques : oui !
asseyez-vous là, vous serez utile, et puis vous serez en sécurité,
reposeez-vous, calmez-vous, ne doutez pas, vous êtes employé. Sauvé, vous ne le
savez pas, vous êtes entré là, en si pitoiyable état. Est-ce que cela se voit ?
Vous interrogeriez n'importe qui ? Les couloirs où à la consultation les
patients azttendent. Ai-je bonne mine, l'oreille va-t-elle encore ? Des
brancards passent, des canes tapent, l'antichambre de quoi ? Personne ne
viendra à vous, spontanément, vous avez déjà servi, après usage, hors d'usage.
Il vous faut prendre - solliciter plutôt - rendez-vous. Faire semblant d'être
encore propre, plus jeune que vous n'êtes, surtout plus frais ; ne donner
l'impressioin ni de l'urgence ni de la nécessité, il ne s'agit pourtant que de
cela, quoique confusément vous savez déjà que votre passage de l'autre côté est
iréversible, on ne revient pas de ce côté-là où vous êtes. Ce nb'est pas que la
société ou la chance le refusent, c'est que vous n'en avez plus goût ni envie,
et cela se voit. La société, la vie ne recrutent que des volontaires, on vous a
ôté l'envie. Voilà tout, l'envie toute vive, toute joyeuse, on vous l'a
enlevée. La lucidité, le démontage des mécanismes et des orgueils, le scalpel
sur les psychologies, les petitesses, la bêtise et la vanité des palais
nationaux à la section locale d'un parti ou en rivalité d'intérêts foinciers
lors d'une enqupete publique, rien ne vous manque, ces facultés-là qui ne
nourrissent personne, ne s'éteignent ni ne s'atrophient, cela occupe comme de
regarder, assis à la terrrase de l'Espolon à Burgos, le défilé aller et retour
des passants les longuers find'après-midi d'été quand il y a les étudiants en
langue qui sont là et qu'on parle le castillan moins que le petit nègre. Ce
n'est pas la vie, ce n'est qu'un moment vague et disponible. Quand on n'a plus
envie, plus rien ne ranime la disponibilité et aucune proposition n'entrera
plus dans votre machine intérieure, vous êtes déglingué. Alors, pour faire
plaisir aux circonstances, puisque vous êtes toujours là, en vie apparente,
vous faites machinalement ce que vous auriez fait, ce que vous avez déjà fait
autrefois, quand cela marchait. Vieil acteur récitant pour une ultime embauche
des rôles de jeunesse, persone n'y croit, surtout pas lui, la voix n'y est
plus, le costume est propre mais très usé. Des finesses sur la pièce, sur la
société, sur l'éventuelle chalandise, vous et lui en êtes encore capable, mais
vous n'en avez plsu envie, voilà. C'est gagné, en face, c'est gagné, vous n'en
voulez plus et si'ils ne vous veulent plus, s'ils ne vous ont plus voulu à
lh'eure de votre gloire et de vos désirs, de votre vulnérabilité, ils en sont
maintenant déculpabilisés. Vous faites mieux que consentir à votre mise au
rancart, vous la souhaitez, vous ne voyez plus aucun raport entre ce à quoi ils
vous ont réduit et ce que vous fûtes, alors vous coincidez avec ce qu'ils sont
fait de vous, et vous vous reposez parce que être de l'autre côté ne fait plus
aucune différence. D'ailleurs, si d'aventure, par quelque ressort inconnu, un
éveil en pleine nuit, vous vous secouiiez, si une identité vous revenait,
lequel de vos tâtons rencontrerait du réel, du solide, un accueil ?
Par
quel miracle de génération spontanée ou quelle extraordinaire convergence de
correspondances sans cesse maintenue, raffermie, resserré ? surgissent aussitôt
les gouvernements, les cabinets ministériels, les équipes de rédaction, les
entourages de direction d'entreprises. Vous aviez pourtant écrit, vous vous
étiez manifesté, on était déjà trop occupé à préparer ou à s'agiter dans le
flot du combat ou de la brigue pour vous recevoir, d'autres, ce que vous
n'uessiez pas conjecturé, étaient déjà pressentis, autant dire placés. Vous
étiez ridicule et naïf de ne pas le savoir. Vous l'êtes en chaque occasion où
se rebattent les cartes, dans un pays, une époque où seuls gagnent leur vie en
toute indépendance le boulanger au commerce bien situé et qui fait aussi dans
la patisserie et la restauration rapide le midi, ou bien le tourneur sur bois
dans les Cévennes à condition que son paysage soit tout son loisir et le
dessert aussi. Cela se rencontre. Les rois sont presque ainsi. Le nôtre pendant
dix siècles ne se définissait pas par son pouvoir ou son or, ni même l'étendue
de ses terres personnelles, =héréditaires ou inféodées ; non ! seulement par
son indépendance vis-à-vis de quiconque, sauf de Dieu, mais Celui-ci est d'un
autre ordre. peut-être du vôtre, puisque c'est en Sa recherche ou en
déespérance de Lui, en pratique parfois de Ses inattendues visites ou
gratifications, qu'on éprouve, que vous avez souvent éprouvé qu'il n'y a, de
nos vivants, ni spécialiste, ni saint, ni connaisseur au succès de rencontre
divine garantie. Les réputations sont même, le plus fréquemment, à l'inverse de
la véritable expérience. Oui, ce sont les rois que vous aimez rencontrer, et
que vous soyez devenu mendiant, n'indispose que les usurpateurs.
Malheureusement de ceux-ci vous dépendez, mais les authentiques vous
dédommagent. Discrètement car vous n'êtes pas encore assez pauvre ni écrasé
pour être passé du savoir à la vie, à la disponbilité bien nue, bien
dépouillée, bien ouverte, jambes ouvertes, coeur ouvert, intelligence dévastée
et dépoussiérée, déstructurée, discrètement car aucun n'a mandat, aucun n'a
sceptre, aucun ne vit subtantiellement davantage que vous, que d'autres, oui,
discrètement, ils vous font signe ceux-là : il y a encore un autre côté, une
énième rive où aborder, et alors on vit. mais de quoi ? et comment ? Faut-il
être mort ? Ceux-là n'ont pas eu vos errances dans les paysages compliquées et
factices où chacque année compte comme une ligne de plus au bilan, à la
biographie. Nés sans âge, titulaires d'un seul talent, humbles et directs. Vous
leur ressemblez par certaines façons, par votre dédain relatif de ce qui est
coûteux, social, acquis et cela vous a empêché d'ahérer à aucun réseau, a rendu
aussitôt sec le pot d'où pouvait pousser votre arbre généalogique. Mais vous
n'êtes non plus leur frère, leur analogue. Sympathique étranger, vous passez,
vous entendez et voyez, mais ce n'est pas non plus votre milieu. Ces rencontres
que vous ne sollicitez pas, que vous n'auriez jamais supposées, viennent à
vous, gratuites, d'aucune utilité, montures qui ne se sellent, d'ailleurs vous
êtes piètre cavalier. Des rencontres aussi, bien rares, mais dont vous gardez
le remords de ne pas les avoir acceptées. Vous vous êtes empêtré dans votre
profession de sortie d'école, de "grande" école, et vos successions
d'affections vous ont fait négliger l'amitié sans opour autant contracter
quelque durable, longiligne alliance d'amour et de conjugalité. N'ayant noué
votre corde nulle part, la laissant s'écouler, parfois longue, à la suite de
votre barque ou s'empoussiérer de votre course sur des chemins que vous aviez
cru généreux, vous êtes insaisissable. Pour le système, pour les système, les
groupes, les partis. Vos rencontres sont tête-à-tête, vos défaites cors-à-corps
mais le partenaire, l'adversaire vous ne l'individualisez pas, toute l'espèce
féminine est présente à votre peur, à votre don de vous-même, toute
l'administration nationale ou la grande industrie, la finance encore sont dans
le fauteuil en face du vôtre quand vous êtes entré dans le bureau du soir, en
dernier visiteur. Vous commencez recruté, fiancé, vous prenez congé assuré,
puis le silence vous fait, après longtemps, comprendre. Vous vous êtes trompé
de rencontre et vous n'avez su ni évaluer le vis-à-vis ni échapper à sa jauge.
Tout était visible, mais vous croyant dans la place, vous n'étiez qu'à l'essai,
au premier enregistrement, vous étiez interchangeable, n'aviez qu'un numéro
d'ordre, n'étiez rien ; pourtant, tandis que filaient les paroles, se donnaient
les regards, se prenaient les vôtres, vos yeux et vos mots, vous vous étonniez
du prix et de la densité dont vous pensiez qu'ils vous avaient été attribués
dès le seuil de l'autre franchi par vous, et cet étonnement vous confortait :
sûrement, vous étiez dans le vrai, l'entretien d'emblée était conclusif, vous
eussiez protesté de l'estime qu'on vous manifestait que vous auriez menti.
Récusant, vous auriez attendu la redondance, tant vous avez cru, cette fois-ci,
renouer avec autrefois quand vous étiez reçu d'égal à égal, civilité et amitié,
banalité et utilité : trente ans, de l'avenir ; quarante, de l'"épaisseur
et le plein emploi. Quelle saveur que le retour de ce goût d'être accepté,
d'être du sérail, quelle subtile vibration dans le bureau où vous êtes reçu !
si vite vous avez oublié les années et les jours d'attente. Tout a recommencé,
tout recommence, votre costume, vos souliers vont bien ; c'est si simple, et
vous phrasez, les mots de l'autre, vous en jouez, vous faites valoir en le
faisant valoir, avec un à-propos sûrement délicieux. Vous êtes de plain-pied.
Vous entendiez tellement les mots que vous ne distinguiez pas s'ils étaient
effectivement prononcés. Vous ne protestiez pas, de fait vous n'avez pas fait
l'affaire ! Vous êtes revenu, après chaque tentative, chaque bonheur, chaque
assurance qu'un moment vous décernait, vous êtes revenu à ce siège souvent
raide que dispose pour chacun la vieillesse quand on n'a mas su la nantir à
temps, au temps des prolongements de la jeunesse. Là où vous êtes, à votre âge,
à celui de votre méditation, de votre regard sur vous-même - et qu'avez vous à
faire, revenu à ce siège dont vous ne partez plus jamais longtemps, sinon à méditer,
à regarder, sujets imposés, vos chaussures et l'existence qui a fui. Votre
corps affalé, sans sculpture ni structure que vous voyez dans la grande glace,
choisie pour d'autres reflets, posée par vous pour d'autres, pour l'autre.
Voussures et ballonnements, blancheurs et obscurités que vous devez bien
accepter de n'oser plus les imposer à personne. Oui, désir de femme et besoin
d'emploi sont la même affection culbutant lentement, comme le piston du temps,
dans votre tête. Vous en êtes là, oui ! de plus en plus vite, vous passez du
feu au froid, de l'entretien obtenu, préparé, à peine appréhendé, vêcu encore
selon la machinerie de naguère, à la longueur des entretemps, des suites dont
vous comptez l'égrènement, mais vous êtes seul à les compter, avez-vous jamais
figurer, là-bas d'où vous croyez arriver encore ? Pays d'amour et d'emploi,
pays où sont étiquettés les prix. Pays de votre imagination et de la réalité
des autres, de certains autres. Vous ne crayonnez, ne conservez aucun portrait,
ce travers dont vous n'aviez pas les moyens de regarder les autres comme s'ils
n'étaient pas plus que vous-mêmes, et parfois moins bien dotés, médiocres
usufruitiers de leur position. Entre hommes au marché de l'emploi, demandeur,
pourvoyeur, vous étiez dans la peau de l'autre et le marché nullement votre
lieu, le dialogue emplissait le moment, déglutissait des mots, des images, vous
restiez inerte, et la femme vous l'acceptiez pour moins esseulé, plus
confortablement, peut-être assez intelligemment, en attendre une autre. Des
décennies ainsi. Peut-être, ne commencez-vous de bouger et de réaliser qu'au
chômage et trahi ?
(devant le paysage du Penerf, mercredi 25
Juin 1997 - 13 heures 20.15 heures 35)
DEMANDE (1)
Elles
se ressemblent toutes, ces audiences. L'étreinte amoureuse, presque toujours,
toujours, est nouvelle, les circonstances la colorent tellement, le corps est
plus changeant que l'intelligence et les mots, le thème échappe parce que le
chemin parcouru en vous entraidant nus et sexués importe davantage par chacun
de ses instants, par l'incertitude de son aboutissement et de l'endroit où il
vous laissera, vous séparera ou vous unira tous deux, vous deux, importe bien
plus que ce que vous vous demandez l'un à l'autre, faites et ne dites pas. Dans
l'audience, il faut ne rien dire certes, mais cependant tout indiquer ; tout le
chemin, c'est vous qui le parcourez, l'avez déjà parcouru pour parvenir à la
page d'agenda, à la feuille du calendrier, à la porte qui est ouverte, à la
poignée de main et au bénéfice de ce geste qui débute la séance, la disposition
du siège qui sera le vôtre, base de départ inconnue de vous, habituelle pour
l'hôte. Il en a toujours été ainsi, et vous vous êtes toujours imaginé qu'il fallait
entrer dans les vues de l'autre plutôt que le faire entrer dans les vôtres, que
vous seriez ainsi mieux compris, vous-même, mieuix pardonén d'être vous-même,
et qu'en somme ce que vous sollicitez serait enregistré, mais subrepticement
pour ne pas gêner le donateur putatif, pour ne pas vous diminuer à ses yeux. Ce
système a donné, en vingt ans, fort peu de résultat. Le couloir n'est pas votre
fort. Votre profession - défense et illustration à l'étranger - est pourtant
cela, de la pression, du couloir, de la séduction, de la démonstration.
Peut-être... Ce qui marche en amour ne va pas en politique, en administration,
en recherche ou défense d'emploi. Peut-être aussi parce qu'il n'y a pas de
corps-à-corps, ou parce que le corps-à-corps de ce genre, vous n'en savez rien.
Etre aussitôt valeureux, pénétrer aussitôt par le bon côté, par l'interstice,
là où vous serez perçu, reçu comme utile, indispensable, celui qu'on cherchait
ou attendait. Cette faille de la personne d'importance, ce qui, bien plus que
l'accord d'une main avec une autre, lie parce qu'une complémentarité, des
besoins se sont reconnus et admis, s'organisent. Cela ne vous est jamais
arrivé, ne vous a jamais été donné, sauf trois fois, les trois fois d'une
adolescence qui n'en finissait pas avec vous, et qui peut-être vous ont, pour
la suite, fait croire que vous saviez danser. Depuis, vous n'avez plus jamais
su vous introduire ainsi, comme si une langue que vous aviez parlé dans votre
enfance, vous l'aviez perdu en quittant ce pays si spécial, si particulier,
celui où tout vous était promis, acquis d'avance. D'autres disent que c'est le
pays de l'enfance. Vous vous êtes introduit, certes, mais nulle part, vous êtes
resté dehors, et vous ne l'avez pas su. Déjà dehors, donc des emplois de
vestibule, dont beaucoup voudraient, se contenteraient, vous n'êtes entré dans
l'esprit d'aucun grand employeur, ni dans sa cour non plus, alors que vos
correspondances et assiduités furent souvent courtisanes, parfois envers
plusieurs de la même époque, l'époque de vos besoins, d'ambitions anxieuses de
parrainage, l'époque de votre intelligence mettant à pied égal les
approximations de chacun. Ne jugeant personne comme unique ou providentiel dans
son propre emploi, vous n'en avez donc pas reçu la promotion qui était de ce
pouvoir-là, vous n'avez pas été adopté. Pas de réseau pas de patron. Mais que
de rencontres à votre demande et, aujourd'hui, quelle lassitude !
La
première s'organise par le frère du Président. A douze ans de distance, celui
de la République islamique de Mauritanie, celui qui se fait déjà appeler ainsi
sans doute en souvenir de la Convention des Institutions Républicaines. Les
frères sont courtois. Le Mauritanien, émacié, voix basse et douce, vous a jugé
apte - il est Ambassadeur à Paris - à vous glisser dans son pays, à y être vite
aussi heureux que compréhensif, c'est le discours des réalités locales et de ce
qui ne se transpose pas. Il vous recommande son pays et à son frère. De fait,
le sable rouge, les mouches selon l'harmattan, un ciel sans relief que
le vol, pas fréquent, des oies sauvages ; vous montez des marches déjà
ébréchées, des volets ne remontent déjà plus aux ouvertures du palais
présidentiel aux pierres brunes, le drapeau à trop claquer dans des brumes
beiges et granuleuses si souvent s'effiloche, vous attendez peu dans un
antichambre petit et confidentiel, le sable et le désert sont encore là mais
qu'il est cordial le sourire, cette venue à vous depuis une grande et longue
table de travail, l'homme est petit, très mat, son silence et son attention,
ses joies à vous voir, puis revoir vous attachent autant que sa silhouette
rigoureuse et son discours lent quand il fait ses tournées dites de prise de
contact par centaines de kilomètres en voiture tous-terrains sur des pistes
impossibles, sans eau courante ni électricité à l'étape, que les tentes de
laine sombre ; c'est une seconde naissance que vous vivez là, votre jeunesse,
vos diplômes, votre allure, votre naïveté autant qu'un entregent que procure
seulement l'ignorance des conventions et de toute peur du ridicule ou de
l'échec. Vous passez. L'Ambassadeur de la France vous considère, futur
ministre, futur Académicien, mais déjà trompé par sa première femme, laquelle
eût été votre initiatrice que c'eût été sans conséquence pour le ménage en vue
et de beaucoup d'avancée pratique pour vous. Vous considère, corrige vos notes
- exécrables parce que la hirérachie, son classicisme et sa jalousie sont déjà
à l'oeuvre rien qu'à vous voir si peu soucieux - et en fait vous croit de son
espèce puisque vous reçoit le Chef de l'Etat local. Celui-ci vous prend vite
aussi pour l'un des siens, en convception de la politique, de la moralité
publique, d'ailleurs il vous l'enseigne rien qu'en parlant devant vous qui
écrivez presque sous la dictée, la geste de son règne, les épisodes et les
contraintes, plus de mentalité et de l'esprit du temps et des lieux que de
finances ou de politique à l'occidentale. Parce qu'elle se fait aux origines de
cette République, aux débuts encore d'une carrière et d'un pouvoir ainsi qu'à
vos propres origines et débuts, la rencontre est aussitôt définitive. Vous
prenez fait et cause, vous cherchez votre utilité. Le rituel, apparemment, ne
cache rien. Vous êtes reçu à vos dates ou presque, chaque fois que vous le
demandez, vous jouissez - au premier degré - de la confiance et de la
confidence, de ces minutes, parfois de ces heures où une délibération se fait,
hésitante de ton, assurée de fond et de dialectique ; elle vous est commune,
c'est un partage, sans doute la matière n'étaut pas la vôtre, ni le pays, mais
vos questions, votre extra-tribalité servent votre ami et vous en recevez la
gloire d'être un des rares à le savoir et à l'expérimenter si éminent. Il y a
peu, une certaine figure contemporaine qui fut longtemps grande et indiscutée,
vous diagnostique, à voir tant de merveille chez ceux que vous rencontrez, vous
trouvez le moyen de vous valoriser. Plus modeste, vous verriez les autres plus
médiocres. Vous n'avez pas le sens du relatif, vous éludez les avanies ou les
manques quand il y en a, et il y en a. La primeur de certaines décisions dont
vous auriez pu être le porteur et le commentateur dans des colonnes
parisiennes, vous ne l'avez pas, alors que vous l'aviez putativement
sollicitée. N'étant pas journaliste de profession, vous n'avez pas inspiré la
confiance espérée. L'exil de votre ami survenu, l'oeuvre du mémorialiste est
possible. A deux, vous y mettre, vous avez donné des matériaux et sans doute du
fil. Vous êtes refusé à ce seuil. Cela se comprend, vous le comprenez, mais
vous n'êtes pas préféré, d'ailleurs il n'y aura pas d'oeuvre et vous-même
n'avez pas écrit, passé progressivement d'un exercice scientifique à la mémoire
de l'affection, des événements, des dunes, des visages et d'une vie qui avait
augmenté la vôtre. Il vous reste ces fins de journée étouffantes de ce qui
serait le printemps en Europe et de ce qui était l'épilogue de vifs incidents
raciaux, le Président de la République et vous, en sueur, sans ventilation ni
climatisation dans un bureau vaste, à claustras mais monacal, méditation sur
les acteurs du jeu, sur les hantises et incompréhensions mutuelles. Plus tard,
fort de ce canevas, d'autres éléments de l'enquête, la tente, d'anciens
ministres, des récits à la fois de politique et de bouvier, des grandeurs dans
une immensité naturelle et spiruituelle, le Sahara occidental et l'Islam, là où
ne se cicatrise toujours pas la plaie ouverte par la traite arabe des Noirs et
pour autant une cohésion affective, psychique, sociale sans faille, le silence,
les yeux de ceux qui écoutent sans comprendre car en Afrique francophone le
français reste rare... longtemps la rumeur des chameaux et à la lumière solaire
celle du cordage de cuir limant une poutre jaune au puits, pour faire venir du
fond, à quelques cent mètres de trot d'âne, le seau mou et l'eau balançant
dedans. Ce bain vous fut natif, les ingratitudes, les oublis n'évacueront rien
; longtemps votre sommeil aussi avait ces images, ces dialogues et quand Moktar
ould DADDAH fut détroné un lundi 10 Juillet par son aide-de-camp et qu'il crut
son armée appliquée seulement, moyenant sa mort politique, à continuer le
combat d'une unité territoriale assez compliquée, vous vêcûtes jour par jour
son emprisonnement entre les murs décorés de brun et de blanc à Oualata, qui ne
protègent pas du vent de sable et les revues qui lui étaient apoportées, on en
avait déchiré les pages choisies par ses geôliers. Convalescent, flottant dans
des costumes qui n'étaient plus de son désert, il vous eut comme compagnon deux
semaines, vous parliez, il parlait, vous consigniiez. D'autres, fort célèbres,
furent ainsi à Sainte-Hélène. Il vous a manqué cependant les derniers actes que
ne préparait aucune des assurances et des interprêtations d'une situation
diplomatique ambigue quand commença la guerre contre le Polisario. L'entretien
avec BOUMEDIENNE à Colomb-Béchar, la surprise militaire à La Guerra, les coups
de main jusqu'à l'abord de la capitale, l'ambiance qui dû y prévaloir, la fin
du règne, quoi ! Etre le conseiller étranger détaché auprès de lui à sa
demande, il vous le suggéra, vous le déclinâtes. Il y a en vous, quand étiez si jeune, bien
moins de risque que ceux aujourd'hui que vous prendriez.
Le
Premier Secrétaire du Parti socialiste, vous le sondiez pour être sûr qu'à le
soutenir, vous ne trahissiez pas de GAULLE. Place du Palais-Bourbon tandis
qu'un entretien se préoparait, projecteurs et balladeurs, pour la télévision.
Sous les combles, rue de Bièvre, au sortir de l'ascenseur, nez-à-nez avec
Marie-Claire PAPEGAY qui toujours mettra sous les yeux de François MITTERRAND
vos lettres, la photo encadrée façon chevalet et dédicacée François MAURIAC,
beaucoup de livres et le décompte rétrospectif des voix de 1974. Il est si
posé, si proche, si confident dans ce qu'il vous expose de ses doutes de ne
jamais gagner parce que la France et les électeurs sont ainsi et que les
récentes législatives, avant lesquelles vous il vous avait, pour la première
fois, reçu, que vous pensez être l'un des rares à le voir. Vous ne vous
présentez pas en croyant ni en soutien, vous ne pouvez être un ami, êtes-vous
même curieux d'une personalité qui, Elysée ou pas, a tout de même de l'Histoire
à son actif. Non ! il vous paraît normal à vous, et sans doute à lui,
pouvez-vous croire, de vous entretenir, et vous ne demandez rien. Une aide pour
vous placer dans une élection législative partielle à la succession d'Edgar
FAURE en Franche-Comté, vous n'y avez pas même songé. Il vous l'a fait
remarquer quand vous êtes trop tard venu. Edgar FAURE, au contraire, vous l'avez
toujours vu la main tendue, la sienne, disposé à vous recevoir mais jamais à
vous écouter, déjà sur le point de quitter son bureau, celui de l'appartement
du boulevard Flandrin encombré de courtisans ausi immobiles que les meubles
dans des antichambres plus nombreux que les pièces de travail ou de réception,
celui de l'hôtel particulier du ministre du Travail, réplique de celui de
RODIN, une parallèle avant en arrivant de la Seine, celui de la rue bizontine
où le Conseil régional est à lui, celui de l'hôtel de Lassay où Lucie à qui
vous demandez conseil vous répond qu'il y a d'abord à caser Jacques SALLEBERT
et qu'aux présidentielles de la mort de Georges POMPIDOU, la candidature se
révéla aussitôt impossible : matériellement. Le Président costumé de marron arriva
alors, appelant son épouse : mon petit chat, alors qu'assurément il était amusé
déjà ailleurs. Ce sont des moments d'intelligence et vous n'y posez rien avec
l'ancien Président du Conseil, tandis qu'avec le candidat de toute la gauche au
printemps de 1981, vous croyez un instant que l'Histoire vous happera, un tout
petit rôle vous suffira, celui d'avoir donné quelques idées, quelques thèmes,
l'administration est un métier et l'organigramme est déjà acquis. Deux ans
durant, vous écrivez en réponse à une lettre manuscrite d'entre-les-deux tours
: de toute manière à bientôt. Rien ne se fait que de vive voix, à la
descente de l'avion présidentiel, c'est à Hellénikon, vous êtes
l'antepénultième de l'immense ligne que tracent en trois côtés d'un rectangle la
foule des personnalités grecques et françaises. Il est impassible, le teint du
musée Grévin, mais en sous-sol de l'hôtel Astir-Vouliagmeni, flanqué
d'Andreas PAPANDREOU, sosie de votre professeur d'humanités chez les Jésuites
parisiens, il vous rappelle de ne pas manquer de venir le voir... Aux mêmes
années, peut-être semaines, de vos premières poignées de main, des ministres,
un conseiller spécial, un tout prochain Secrétaire général, un bientôt Premier
Ministre, rencontraient, avaient rencontré le même homme, le même personnage.
C'est vous qui n'étiez pas le même qu'eux. Au haut des terrasses qui ne sont
pas loin du Pao de Açucar, le Président de la République vous félicite
de votre royaume et s'enquiert de votre bonheur : le Brésil, il y a de quoi,
effectivement... mais qu'y êtes vous ? Un homme libre, et cela ne vous suffit
pas ? On crie après l'Ambassadeur, des ministres sont bousculés, celui des
Affaires Etrangères avec le Chef de l'Etat-major particulier qu'on croirait
jouer par Jacques TATI, sait se tenir coi, assis tous deux en silence, dos au
mur sur des bancs peut-être d'église, Jack LANG brille, et vous voudriez être
de ceux-là. Pierre PFLIMLIN vient, qui ne dira jamais rien sur les entretiens
du 23 Mai 1958 ; Gaston DEFFERRE accompagne Danielle MITTERRAND pour que la
France s'associe aux hommages à Tancredo NEVES, glorieux de toutes éventualités
puisque les militaires remettent le pouvoir aux civils sans que change la
Constitution pour autant ni ne désemplissent les prisons ni les favellas
: vous l'aviez entrevu quand commença abruptement la campagne présidentielle de
1974, puis au Pirée puisque Marseille aussi est un port méditerranéen ; Michel
ROCARD puis Raymond BARRE se posent quelques heures à Brasilia, du premier
beaucoup de confidences très assurées sur une légitimité présidentielle qui va
se vérifier. Et vous êtes débarqué de votre poste administratif, ce qui vous
vaut deux ans d'entretiens, un par trimestre, sur la cohabitation, avec
Jean-Louis BIANCO, mais pas de remise en selle. Le texte vous suffit, vous
commencez de comprendre que vous n'obtiendrez rien. Il y a le niveau de vos
combats, de vos avancements et rétrogradations, celui de vos pleurs parfois,
d'homme seul, et puis il y a celui de cet Etat que vous visitez de temps en
temps, comme si c'était dimanche et le jour du costume. C'est le bureau
qu'occupait, en angle, Valéry GISCARD d'ESTAING. De celui-ci, vous aviez eu la
relation avec un de ses conseillers, pas des moindres, Jean SERISE, du texte
aussi, moins de vénération ou de traits édifiants, mais des démonstrations d'un
petit personnage aux lunettes sévères qui semblait vous apprécier et tournait
derrière votre siège, marchant, déclamant presque ses raisons de l'excellence
porésidentielle qu'il servait et inspirait, dans une pièce minuscule, peu
flatteuse pour son rang et pour son visiteur. C'était passionnant, de décennie
en décennie mais vous ne pouviez ainsi changer ni de réplique ni de grade, vous
étiez reçu, pris à témoin, félicité d'exister et de revenir... Reconnaissez que
cela vous suffisait, soit que ce fut le début - prometteur, estimiez-vous -
d'un cycle nouveau, soit que ce fut de l'entretien, du placement à long terme
et de l'agrément pour l'immédiat, de l'information parfois dans un milieu - le
votr en administration - où l'on écrit tellement qu'on ne retient que ce que
l'on entend. On y lit d'ailleurs peu. Le fleuron de ces séries d'audiences fut
celles du Président de la République, es qualités avec circulation de l'agenda
du Chef de l'Etat dans tout Paris interministériel : votre hiérarchie
poireautait depuis dix-huit mois... Vous : trois fois en tête-à-tête, chaque
trimestre déjà quand vous étiez en Grèce, étoile supposée montante, faisant
attendre en Janvier Gaston THORN, en Avril le Premier Ministre du moment et celui
de l'Education Nationale, et à l'automne Shimon PERES, arrivé au Palais en
avance et donc en même temps que vous. Des textes sont essayés sur vous, mais
vous en avez peut-être la primeur, LAVAL plutôt que PETAIN, LENINE s'il avait
dû se retirer après des municipales ou des législatives il eût laissé les
usines en feu et la terre brûlée, je pourrai le faire et le système monétaire
européen n'est pas un doigme ; qui nommeriez-vous Premier Ministre ? Le canapé
n'est pas partagé, doré et somptueux comme toute la vaste pièce, votre fauteuil
est Empire, vous avez une photographie, celle que vous avez prise de lui à
Athènes, à faire signer, dédicacer. C'est incongru, il s'exécute et pas
seulement de son nom souligné : rarissime. C'est cinquante ans tout juste après
la prise de pouvoir de HITLER et l'investiture de DALADIER, mais c'est sans
lendemain, une Ambassade toujours pas, le Secrétaire général du Quai d'Orsay
lève les bras au ciel, vous êtes un poète, un rêveur et prétend que vous êtes
venu en retard à un rendez-vous qu'il vous avait donné. Vous le connaissiez
pourtant de réunions politiques où il ne brillait que dans la coulisse parce
qu'il avait tenu longtemps la main à Michel JOBERT. A quel moment n'avez-vous
pas assez plu pour être associé ? et cependant par quel paradoxe a-t-on
continué de vous priser, un peu ? Car un Président du Conseil Constitutionnel
et un Président de l'Assemblée Nationale vous assurent que François MITTERRAND
vous estimait, vous appréciait. Mais vous le savez, c'est un séducteur, vous
étiez séduit, il était sûr de vous, et il passait, continuait. Des présidents
parlent du Président. Vous avez demandé à l'accompagner - c'était vingt ans
après... - au Canada, puis l'année suivante en Irlande, logique suite de ces
pélerinages aux voeux du Général de GAULLE à ces indépendances et réunification
qui ne se font pas. Le roman de vos carnets sur le terrain s'épaissit. Jacques
CHIRAC, à l'époque initiatique de votre tentative aux chausses d'Egar FAURE, il
neiga tôt cet automne de 1980 dans le Haut-Doubs, vous reçut, vous
subventionna, déclina sa haine du Président sortant, vous proposa sur
indication de Jacques TOUBON la circonscription de Thionville, vos convictions
étant d'hostilité au "giscardisme" mais de respect de toute gauche,
vous ne pouviez donner suite puis quand le rideau s'ouvrit sur la campagne de
1981 et que le maire de Paris vous laisa pour les journalistes, c'était le
lancement de sa campagne, vous fûtes acheminé vers un jeune homme en qui il
avait grtande confiance et qui dirigerait tout : vous échangeâtes avec celui-ci
des politesses, il ne vous fit aucune impression et vous ne vous êtes pas
demandé laquelle vous lui aviez faite, n'était-il pas au second rang ?
n'étiez-vous pas un fonctionnaire de place encore moindre certes, mais un
chroniqueur lu et annoncé dans de très prestigieuses, immensément prestigieuses
colonnes ?
Vous
êtes devenu Ambassadeur de France là-bas, ce n'est pas mal. Vous êtes le
premier, dans votre emploi, qu'il reçoive, lui, le nouveau Ministre des Affaires
Etrangères. Il a eu La tentation de Venise, c'est-à-dire qu'il a
commis par écrit des imprudences étonnantes s'il avait été lu : l'élocution du
Président de la République au soir du dernier "coup" communiste à
Moscou, des histoires de salle-à-manger du Ministre avec edouard BALLADUR rue
de Bercy. Dans l'enfilade des salons de DROUYN de LHUYS, que vous connaissez,
un petit groupe s'éloigne après que vous étiez déjà beaucoup attendu : des
silhouettes dont vous présumez que certaines ne vous sont pas amicales, car
vous ne faites pas partie de la corporation. On vous fait entrer, vous n'entrez
que pour le vis-à-vis, vous êtes concentré. Le lundi suivant la mort de Georges
POMPIDOU, Michel JOBERT vous avait reçu là. L'un des deux seuls cas où une
relation s'est nouée par une simple lettre. L'autre, tandis que le
Cardinal-Archevêque de Paris avait mis un million de personnes dans la rue pour
l'école dite libre et pour la droite qui n'avait plus ni troupes ni programme,
fut Pierre BEREGOVOY. D'un gaulliste, catholique pratiquant, vos quelques
lignes partageant, mais d'une tout autre manière que la socialiste et la
partisane, le souci gouvernemental d'un certain service public et tout
bonnement d'une équité à l'endroit d'Alain SAVARY, avaient touché cet homme que
vous ne pensiez ni politique ni habile, mais tout simplement : sûr. Vous n'avez
deviné que deux fois dans ce qui n'est ni une carrière ni une vie, mais le
parcours sincère de quelqu'un qui ne se reconnaîtrait vraiment nulle part chez
soi ou au chaud. Toujours de passage, toujours à guetter l'accrochage, ce qui
fait que vous êtes resenti comme volatile. Au nouveau ministre de Georges
POMPIDOU, vous prédisez qu'il se distinguera forcément du maître de ce
moment-là et qu'il reviendra donc à de GAULLE, événement pour l'époque mais que
les circonstances favorisent, suggèrent très fortement. Là : vous avez su
écrire bref, juste, sans opinion, qu'intuitif. A Alain JUPPE, vous déplaisez,
sans doute l'ordre du jour que vous lui proposez pour vingt minutes ensemble,
est triple, sans doute est-ce précis, la succession soviétique, les moyens de
notre Ambassade et la circonscription du Morbihan où vous venez d'acheter et
dont est sa femme : sarzotine. La fiche du Ministre ne vous pas été faite, sa
froideur n'est pas encore proverbiale et comme il a l'accent des Landes ou du
confit, elle n'est pas perçue. Il ne vous paraît informé de rien d'essentiel
mais fermé sur vos appétits budgétaires et puis il a divorcé et va se remarier,
son parti, qu'il dirige nonosbtant ses nouvelles responsabilités, est aux mains
d'un quatorzième duc du nom, maire d'un village dont il a le prénom. La France
et les Etats-Unis ont ceci de commun, quoique décalé dans le temps que
certaines familles n'individualisent leurs générations que par des chiffres.
Ainsi, avant de naître, a-t-on déjà des rues ou des villes à porter votre nom.
Le directeur du cabinet vous a ménagé l'entretien autant qu'une relation très
indirecte avec l'une des secrétaires du nouveau maître des lieux (et de votre
carrière). Dominique de VILLEPIN ne vous a pas fait davantage impression. Son
bureau est le même, KESSEDJIAN et Jacques ANDREANI vous y ont accueilli avec
toutes les apparences de l'égalité, cordialité dûe à un futur et à des
proteections, des entrées que vous savez furtives, mais peut-être celles des
autres le sont autant ? La flatterie est plus nette, toujours attachée à vos
anciennes performances de presse, le père de l'impétrant, vous le connaissez de
vos précédents emplois. Vous n'avez en rien discerné un groupe parvenant au
pouvoir et la manière dont vous vous y êtes vous-même pris, le jeu des
familles, ne vous a pas fait pressentir les nouvelles d'un jeu que vous ne
connaissiez pas non plus dans son ancienne version. Ce métier ne vous plaît
qu'exercé, vêcu là-bas. Dans ces couloirs et ces enfilades, les seuls vraiment
sypathiques portent chaîne et queue de pies, les huissiers qui vous
connaissent, pointent votre nom sur un véritable évangéliaire où manque
seulement l'aigle de saint Jean. Les précédents ministres des Affaires
Etrangères, que c'était facile, rien à demander qui ne fut ou bien acquis, ou
bien hors de question. Vous veniez à l'information, ayant des convictions
arrêtées, celles toutes simples qui dans le soufflet d'un wagon des chemins de
fer allemands entre Hambourg et peut-être Hanovre ou Cassel, s'agrégèrent
soudaian : vous étiez en voygae d'études, votre promotion en école de
classement, on y supputait, en Avril 1967, la composition des cabinets
ministériels lors d'un énième Gouvernement POMPIDOU avec autant de civisme et
de gaullisme, à l'époque un peu plus discuté qu'à ses commencements algériens
qu'on décrèterait, en assemblée d'élèves : Mai 1968 la suppression des "
grands Corps " puis qu'on guetterait quelque ministre survivant que ce
soit pour que tout de même les arrêtés y affectant soient enfin signés. Ces
convictions étaient et demeurent aussi peu technocratiques, informées et
actualisées que possible, vous croyez en votre pays, vous supposez et éprouvez
qu'il est de nature plus historique qu'ethnique et qu'il vaut mieux pour lui
être généreux et contestataire qu'égoiste, vantard et lèche-botte. Le premier
ministre que vous vîtes dans ce bureau, avait été Michel JOBERT -le premier à
vous accueillir, en place - car l'inimitable Maurice COUVE de MURVILLE, vous
accueillait périodiquement en commentaire privé d'actualités sobrement
caractérisées, sans s'être vraiment fait prier, comme d'ailleurs tous les
autres anciens ministres du Général auprès de qui vous faisiez votre enquête en
recherche de testament, de legs et aussi de traîtres survivant avec peu de
vergogne mais un appétit que les successions gouvernementales, puis l'âge
n'affaiblirent pas. Le successeur de l'homme du 18 Juin était mort tôt mais à
son tour, son très proche collaborateur était silencieux, vous le fûtes, le
chagrin par procuration, lecture alors de ce qui serait dit à la tribune des
Nations-Unies où il y avait juste quelque chose, l'année suivante, le Ministre
vous ferait passer par les colonnes qu'on vous prêtait le soirn, des notes
prises par Robert GALLEY lors du dernier Conseil des Ministres de cette époque,
devenue de transition ès qu'il y eût quelques mois de recul. Vous aviez ainsi
contracté une curieuse façon d'être en politique et en administration, cela
vous réussissait parce que cela ne vous donnait aucune place, aucun grade qui
ne fussent strictement le vôtre au sens très réglementé des avancements de
carrière. Peut-être même des jalousies presque littéraires vous pénalisaient en
commissions paritaires mais être connu, reçu et pouvoir opiner publiquement
vous payait de tout. Alain JUPPE étudiait encore rue des Saints-Pères.
Peut-être, le prîtes-vous de haut. Roland DUMAS avait, sur un chevalet, un
portrait du Général, grand dessin à la plume, quelques couleurs, encadrement de
goût. Si vous n'alliez pas là-bas, car il y aurait des résistances, le fin
Ministre d'Etat s'y connaissait, peut-être iriez-vous à Bagdad. Les portes du
Ministre s'ouvrant, quelles précautions auriez-vous donc prises. Louis de
GUIRINGAUD vous avait assuré que vous valiez mieux que le poste de votre
administration à la Représentation permanente de Manhattan, ne vous voulant pas
plus que Jean-Pierre CHEVENEMENT qui n'avait jamais rallié son affectation
new-yorkaise ; habile, négatif, mais bien dit, ce qui vous arrangeait car vous
teniez alors à demeurer en France, pour précisément enquêter, publier, faire de
l'Histoire évenbtuelle ou rétrospective, à défaut de l'Histoire du moment. Jean
FRANCOIS-PONCET avait des talons hauts et consultait, à presque chacune de ses
phrases ou des vôtres, car vous aviez mentionné le Portugal et le "
Cinquième Empire ", un atlas sur antiphonaire. Jean-Bernard RAIMOND, dont
un doigt vous restait dans la paume longtemps : il l'a gardé depuis, ainsi que
sa tête de médecin de quartier ayant fini par réussir, ne pouvait vous confier
cette mission d'enquête sur l'avenir des institutions euyropéenens tel que le
projetait chavcun de nos partenaires, déjà membre. Le voyage ne vous eût pas
déplu, les relations d'Ambassades, quand elles sont multiples et solides, parce
que vous ne coûtez rien à qui vous reçoit et ne l'inquiétez pas, si débutant
que vous êtes, auraient pu vous avancer. C'était donné à un disgrâcié d'avant
la "cohabitation" qui, peu averti, pour faire sa cour à Michel JOBERT,
venu au Commerce extérieur avec la gauche, mais plus du tout au pouvoir, vous
avait battu très froid quand aviez fait venir celui-ci à Munich. Vous les aviez
donc tous vu, le nouveau se caractérisa bien vite : une réunion annuelle,
voyage au frais des convoqués, et un applaudissement continu, frénétique et
exquis de l'employeur par ceux qui dépendent totalement de lui. Vous n'aviez
pas la moindre idée de ce qu'est, sauf dans les traités de vos maîtres BURDEAU,
de LAUBADERE et DRAGO, un emploi à la discrétion du Gouvernement. Vous avez
recommencé, là-bas, mais pour le Président de la république, ce que vous aviez
monté, chaque fois que possible pour votre ami Michel JOBERT. Alain JUPPE
débarqua maussade, on venait de Séoul, on tardait donc à revenir en France,
Gérard LONGUET était avec épouse, François FILLON était souriant,
presqu'étudiant, lui était seul, embusqué comme un meunier qui chercherait le
trou dans les sacs ou dans les comptes. Les conseillers du Président n'avaient
prudemment fait que le voyage de reconnaissance protocolaire, courageux
vis-à-vis de Paris, ils l'avaient été moins en face de vos interlocuteurs
locaux habituels que vous pensiez, par cette occasion où ils étaient demandeurs
des medias mondiaux encore rares pour les montrer dix-huit mois seulement après
la fin de l'Union Soviétique, acculer à ouvrir quelques sites stratégiques. Le
protocole n'imaginait ni prolongement des conversations d'Etat, ni aperçu de
capacités significatives, routine et débarras. Le voyage se faisant mais le
Président un peu attendu, vous fîtes visiter vos lieux au Ministre ; ils
étaient déserts malheureusement car vos troupes s'étaient pressés au-devant du
cortège présidentiel, tout parut spacieux à votre supérieur, rien de ce que
vous aviez aménagé pour que ce fut beau ou digne ne retint son attention, il
marchait en silence et irradiait le peu de cas qu'il faisiat de vous, il
déjeuna au petit couvert avec ses collaborateurs et les vôtres, vous avait mis
en demeure, au milieu de la nuit précédente, à props d'oeufs au plat dont la
venue à point cuits et à heure précise lui paraissait douteuse si l'on ne s'en
tenait qu'au personnel de nos hôtes. L'histoire de votre disgrâce s'est écrite
ainsi dans votre dos et vous fûtes - intensément soulagé - quand décolla l'énorme
appareil ; l'opportunité de le faire visiter au sol, tant l'Airbus haut
de gamme peut remporter tous les suffrages s'il est bien présenté, ne fut pas
saisie. Le Président de cette République où j'étais accrédité ne vit que de
loin Sophie MARCEAU, bottines montantes et à lacets, donner l'échelle du gros
transport quand elle y monta, il la suivait des yeux et le président, cheveux
plus gris encore que les vôtres, du Crédit Industriel et Commercial, l'avait
chapeautée, heure par heure, du moins à votre connaissance. La jeune héroïne de
La Boum - pas encore trop femme, et cou déjà tendu pour la valse
à laquelle sera conviée Anna Karénine -craignait, cet automne-là, de tomber en
panne de scenario, vous prîtes son adresse à des fins toutes littéraires d'autant
qu'elle habite dans le quartier des éditeurs, vous lui proposeriez quelque
chose. Vous vîtes la vanité de votre fonction quand ceux qui vous nomment sont
sur place, par exception, et vous ne comprîtes pas que le souvenir qu'ils en
ont, perdure jusqu'à votre assasinat qu'on perpètre à distance. De vos aînés,
mais eux sont de " la carrière ", vidés tout autant, vous vîtes la
course, l'amertume et surtout lm'exhaliaon de sentiments, de mépris, de rage,
d'étonnement et dépit dont l'ensemble compréhensible et cohérent n'a pas encore
trouivé son vocable dans la langue française, pourtant réputée si longtemps
comme celle - obligée - des diplomates. L'un et l'autre quittèrent Londres et
Rome sur communiqué lu du perron de l'Elysée ; il paraît que cela ne se fait
pas. Mais le service extraordinaire au Conseil d'Etat, la dignité d'Ambassadeur
de France pour celui qui ne l'avait pas encore furent royalement accordés.
L'épouse de Jean-Bernard RAIMOND, parce qu'il cessait d'être ministre, décrocha
pour lui -elle avait une demi-minute d'audience présidentielle - l'Ambassade
près le Vatican, qui vaut bien la députation des Bouches-du-Rhône ou à peu
près. Trente mois, après votre éviction, téléphonant aux nouvelles, à l'un des
plus hauts-fonctionnaires de votre petite administration, mine d'explorer ce
qu'il se passerait au cas où vous redemanderiez du service, nonobstant tous les
subterfuges que les débâcles inspirent parfois s'il n'y a plus que les meubles
à sauver, vous entendîtes l'essentiel. Non pas l'essentiel de ce qui allait
vous concerner éventuellement et au cas où... mais l'essentiel d'un bien sapé,
bien polissé, assez doué pour le croquis de sociologie et bon mime du
désintéressement cynique à force de mérite et de brio : le directeur adjoint
avait été de vos thuriféaires tout le temps que vous montiez, puis quand vous
arrivâtes et que vous avez un peu duré. Il fit partie des délégations qui
là-bas venaient voir le Président de la République française sur fond de Palais
du Peuple et chaînes alpestres faisant frontière avec la Chine : présence,
participation indispensables ! mais compliments entre désoeuvrés, le
Directeur-adjoint l'état donc et un Ambassadeur l'est toujours, hors jeu tout
le temps de la visite officielle pour laquelle il a tout fait, du principe qu'elle
ait lieu, jusqu'à la dispositon des cuuillers à café et des jus d'orange sur le
guéridon des principaux, oui : ces compliments vous avaient fait plaisir et
même renseigné. Eloigné si longtemps de votre métier originel, un métier qui...
et que... se mouvementant et changeant (en bien) beaucoup plus vite que vous,
vous ne pourriez plus servir, à votre reprise des rames, qu'en second. D'un
Ambassadeur, chef de mission diplomatique ? Non, non... d'un des collaborateurs
de celui-ci, mais ne vous inquiétez pas, ce n'est pas le premier poste qui
compte, nous nous évertuons à le faire comprendre aux jeunes qui choisissent le
Corps. La population française imagine que les lauréats et autres suivants de
cette école en trois lettres se tiennent les coudes, forment corporation. Le Woh's
who ? rétorque et affiche, ladite école est mentionén een rubrique de
carrière. Elle enregistre le départ de la course, et il n'y a que deux
arrivées, la haute politique ou l'argent à la tête des grands montages
industriels et institutions financières. L'équipe à l'Elysée, sous François
MITTERRAND quand il vous parlait chez lui, ce qui est bien différent de vous
adresser la parole en prppos de table ou en descente d'hélicoptères devant des
ruines irlmandaises qu'on eût cru un décor pour Tintin débarquant sur L'île
noire - ce que vous dîtes, car quoi dire d'autre, à l'improviste, mais
avait-il lu HERGE ? - l'équipe était restreinte, vous voys y seriez ennuyé, on
y fait pas grand-chose, le Quai d'Orsay vous ira mieux, c'est ainsi qu'en 1983,
se décida l'hyperbole d'un quadra. de sexe masculin, non encarté, non intégré
et qui avait perdu les colonnes d'un grand quotidien du soir. L'hyperbole
commence et finit bas. Vous étiez chef d'un poste à compétence économique et
commerciale, Athènes, les Cyclades et l'Epire, deux ans n'y avaient pas suffi
mais c'étaient les commencements ; pour les fins, vous iriez - proche avenir -
apprendre, pour émargement budgétaire, l'emploi d'attaché de préfecture. Rien
de négligeable cet emploi, puisque vous sollicitez ces jours-ci l'accès au
dossier d'une vieille enquête d'utilité publique, pour arranger l'argumentaire
d'un de vos amis intéressé à ce qu'on ne pollue pas le ria (ou aber
précisait votre manuel de géographie en 5ème puis en 2ème) où baignent vos prairies
et ses chantiers ostreïcoles. Vous êtes donc fait pour tout, mais se l'entendre
dire par vos amis de la mer ou de ces cultures vaut le plus grand éloge, tandis
que d'un Directeur-adjoint, à équivalence budgétaire de Chef de service,
pantalon plissé au fer et quittant tard les bureaux parce qu'ainsi va
l'administration française aux digestions lourdes à midi et aux épouses
résignées ou absentes la nuit... c'est assez différent. Topique ! Un ancien
ministre, romancier quand il est en prison, acteur quand il en sort ou avant
d'y retourner, avait annoté, à l'époque où vous aviez accompagné le Président
de la République au Canada, comme son invité personnel (parmi d'autres); la
demande de rétablissement professionnel que vous lui aviez présenté :
qu'il... et je l'emploierai tous azimuts. Votre administration était encore
Quai Branly, là où Léo LAGRANGE, au Front Populaire, posa du provisoire, où
Pierre MENDES FRANCE eût ses services pour l'Economie Nationale, à la
Libération, quoique son antichambre et sa table de travail fussent au
Rond-Point des Champs Elysées avant que ne lui succède Jours de France.
On y fit circuler un bristol que le Directeur d'un moment avait surchargé, une
invitation à laquelle il ne pouvait se rendre : me représenter à bas niveau.
Ce qui fut attribué à une jeune arrivée, mais de la grande école, et qu'il ne
dédaigna pas ensuite de courtiser (sans succès).
C'était
un soir, précisément quand on quitte le Rond-Point et qu'on prend l'avenue
Montaigne, qu'on pourra aller jusqu'à l'Alma et ensuite il y aura ce Quai
Branly, maintenant bien différent, campement pour salons, enjeu financier entre
la Ville et l'Etat, à l'appui du Conseil supérieur de la Magistrature et des
anciennes écuries et palefrenies de la Présidence de la République, quelques
appartements y sont réservés et Michel JOBERT, quand il occupa le bureau
faisant façade des bâtiments à présent rasés, sut - car c'est son talent
d'attirer la confidence de ce genre de détail - ce qu'on en faisait. Un soir, à
la lumière des nuits parisiennes, donc bien loin de l'été, un homme sans âge
exposait sous plastique des coupures de journaux : le récit de sa gloire
passée, il fallait se pencher pour en lire quelques anecdotes mais les
photographies, on l'y reconnaissait, montraient vraiment qu'il avait été. Il ne
demandait strictement rien, il ne parlait pas, répondait à peine ; vous
comprîtes qu'il était sans-logis, il n'avait pas même de chien ni de cravate,
pas même une vieille sacoche, plate d'écolier, pour tenir ses coupures,
peut-être avait-il commencé d'en perdre déjà. Le trésor filerait et sa mémoire
n'aurait plus de preuves. Il était dehors : à cet endroit, l'un des plus
centraux et des mieux éclairés - pour qu'on vit bien les preuves, pas celle de
sa déchéance, celles attestant qu'il avait été. Quelqu'un. C'était il y a
quelques années, déjà.
(devant le paysage du Penerf, jeudi 26
Juin 1997 - 16 heures 15.22 heures 45)
DEPART
Tout
vous coûte, rien ne vous dit. Il n'y a donc plus personne, pas même vous.
L'effort, changer de pensée, quitter cette pensée, toujours la même, quelques
facettes sans doute mais répétées l'une par l'autre, renvoyant la même pensée.
Plus rien ne vous dit, plus rien ne vous met en appétit, plus rien ne vous
provoque. De provocation qu'à la vie, à davantage de goût et de curiosité de
vivre. Vous n'êtes pas provoqué, vous êtes conduit à la mort, en toute logique.
La vie, elle est heureuse tandis qu'on la vit, ou elle est supportable parce
qu'on l'imagine, la conjecture, la prépare, l'attend meilleure, plus riante,
conforme à des promesses qu'elle vous a faites d'origine, et par droit de cité,
puisque vous êtes né de race humaine, plus riante, conforme à des promesses que
vous vous étiez données au vu de vos ressources, de vos adéquations à l'époque
ou à la société, non sans logique, plus riante, enfin et vraiment riante,
passionnée, passionnante, douce et forte par des promesses qu'on vous avait
faites et auxquelles vous aviez cru, tellement cru qu'il n'y avait besoin ni de
paroles, ni de textes, ni de gestes. Quelqu'un, à soi seul, par son existence,
son apparition, constituait d'un seul coup, imprévisiblement, la promesse,
l'objet autant que le moyen que soit réalisée la promesse. Ces considérations,
auxquelles vous vous attachâtes longtemps, c'était votre carrière, ce fut un
projet de mariage, il vous a fallu des mois pour que vous en soyez arraché.
C'était déjà l'échec, vous étiez déjà abandonné, à l'évidence, aucun retour en
grâce ni amoureuse ni professionnelle n'était plus logique, n'était plus
prévisible, mais il vous restait le témoignage - quelle douceur, encore ! - que
demeure en vous cette foi, cette attente, attente du retour d'amour, attente de
la vérité dépouillée d'un amour qui persistait à se dissimuler, mais dans sa
dissimulation-même existait encore à vos yeux du moins, sinon pour des prières
qui n'avaient plus d'accueil ni d'effet sensibles pour vous. L'exclusion
professisonnelle avait été une relégation, une appréciation sans retour de
votre inutilité, vous étiez renvoyé à vous-même, à vous de vous employer par
vous-même. Des cyniques, à l'époque au pouvoir, non loin de ceux qui nomment et
ne songent plus qu'ils sont soumis eux-mêmes à élection, vous avaient conseillé
d'écrire, de rédiger. Des mémoires, des rapports, mais pour qui ? Vous n'étiez
déjà plus à chercher un lecteur, vous saviez n'avoir plus d'interlocuteur,
aucun thème n'avait de vertu propre, vous étiez déjà reclus, sur le tas du fumier
de Job à entendre ceux qui ne peuvent concevoir une chute, une solitude, un
exil sans une culpabilité certaine, quoique cachée, de celui qui les subit.
L'abandon par l'aimée est une autre forme d'exclusion, vous vous en étiez
soudain aperçu, et elle est probablement pire parce que l'aimée, tant qu'on
l'aime, n'est pas interchangeable, que son silence et son désamour sont sans
remèdes, que la persistance en vous du désir, de la nostalgie et du projet ne
sont qu'un aiguillon retourné vers vous seul car la belle est ailleurs,
ailleurs de lieu peut-être, ailleurs surtout de pensée, d'occupation et sans
doute d'amant en succession, et de fait en totale remplacement. Les gens qui
nomment et qui dégomment sont tôt ou tard remplacés, la question étant de savoir
quand, puisque la réponse induit votre propre état de fraicheur ou de
décrépitude si revient l'heure de quelque bienviellance. Vous avez le mauvais
âge, l'âge qui démode, l'âge qui enlaidit. Toutes ces considérations, vous
pourriez les réciter, ajouter des faits - pas à propos d'amour car qui vous
écoute vous aime et il n'est pire injure que de parler d'un autre amour à qui
vous aime d'attention, de sollicitude, de tristesse, d'amour, de communion de
partage, d'amour donc ! - mais cette récitation, vous ne la vivez plus même,
c'est une identité, une histoire - pourtant récente et non sans influence sur
ce que vous vivez à présent - et cette identité, cette histoire vous ont
quitté. Vous n'êtes plus qu'un sentiment, plus même un corps, plus même un tube
digestif ou une machine à écrire, le sentiment que vous voulez partir. Excès de
souffrance ? pas même. C'est pire, vous êtes vide. Il est dérisoire de
continuer d'aspirer l'air de ce temps, l'air contemporain de votre existence
chronologique et située. Sentiment ? sensation ? vous ne sauriez même
l'expliciter.
C'est
en cela que tout vous coûte. Vous avez été prodigue, parce que vous désiriez
tout, vous désiriez tout, les cuisses de la passante qui vous avait, même
visage fermé, mis un sourire au coeur, le tableau qui vous avait happé, avait
happé votre regard, vous avait fait vous asseoir pour le dévisager, l'étudier,
car il y a un visage dans toute peinture, le vôtre, qui s'idéalise, s'exalte,
se transporte et comprend l'unievrs, les plus intimes et gfrandioses
manchineries de la vie, de son sens, de ses fins, de son déploiement, de sa
pulsation : tout, en cet instant où la toile vous paraît. Vous désiriez tout,
et tout vous était parabole. Celle de votre compte bancaire aussi, à sec, à
découvert. Le coût d'aujourd'hui est d'un autre ordre, si intime, si ultime.
Vous étiez prodigue, prodigue de vous-même, l'homme à tout le monde, avait
diagnostiqué une de vos compagnes. Soit ! mais aussi à elle. Vous vous
prodiguiez à vous-même, en ce sens que le temps ne comptait, n'était pas
compté, parce qu'il ne vous était pas compté, la trentaine, la quarantaine, bon
! L'énergie chaque jour, aux aurores ou à la nuit, écrire, vous émerveiller,
vous donner à l'existence, au spectacle de celle des autres, vous investir dans
toute beauté, les monuments de la Grèce antique, dans leurs paysages et leurs
restes de maintenant, le mouvement de l'Histoire quand tomba, mité plus que
déchiré, le rideau dit de fer. Tout vous subjuguait, vous happiez l'expérience
qu'un homme peut avoir de Dieu, et vous êtes et avez été cet homme, vous
goûtiez comme ue faveur inouïe le déshabillement d'une femme, d'une jeune fille
en peu d'heures après qu'ait commencé la ronde des mots ou le repas ad hoc, des
livres vous inspiraient d'en écrire vous-même, vous dialoguiez avec des auteurs
de plus sieurs soècles, vous appliquiez des formules bien tournées à des
caractères actuels, sans doute n'étiez-vous en rien réalisé au terme que vous
vous étiez intuitivement donné, cet homme idéal relativement à ce que vous
pouviez et deviez être, pas absolument idéal, bien sûr, et d'ailleurs cet
absolu que parfois la statuaire ou la sainteté évoqueraient, qui ne est
intéressé, qui s'en sent interpellé, invité, motivé davantage qu'à se
construire soi-même. Justement, vous construsiez-vous ? Sans doute pas au sens
où l'on confectionne une carrière avec habileté, patience, la dose nécessaire
d'obscurité, de platitude, avec des entrées et des sorties suivant des reéseaux
ou des places, sans doute non plus au sens où l'on repère une fortune, une
famille, un patrimoine, un type de beauté et de caractère et parfois on épouse
le tout, et peut-être même avec une fidélité réciproque en sus - de bon ton
lors des souhaits de mariage, étonnantes après coup à entrevoir les désaccords
ou de lamentables départs de l'un ou de l'autre pour des conjoints bien loin de
valoir, à aucun égard, celui d'origine. D'adolescence. Vous ne construisiez
rien, et cela augmentait votre appétit.
Rétrospectivement,
vous ne vous enviez pas. Quelle était absurde cette course au bonheur, en fait
vers le vide, maintenant que vous voyez le vide. cela rend les yeux fixes, cela
creuse les joues, cela se voit de l'extérieur, que vous : vous voyez le vide.
Au début, l'arrêt-maladie avait été une ingéniosité, il reconstituait votre
traitement - fictivement - à un assez bon niveau que vous fassiez ainsi face,
sans débit, à des engagements contractés selon vos périodes fastes. Vous vous
êtes toujours défendu qu'on les considère fastueuses. La générosité d'autrui, vous
la sentez selon l'appétit à table, le coup de fourchette, la levée de coude
autant que dans le degré d'ouverture du portefeuille, la vérité de la
compassion, la disponibilité de l'agenda, le mot adéquat que vous attendiez,
que le malheureux attend. Il est faux de prétendre que le mot juste est affaire
de talent, d'habitude, de métier ou d'intelligence quand il s'agit du mot qui
fera du bien (ou à l'inverse qui tuera, blessera, accentuera la détresse).
Cette justesse-là, c'est le don de présence à autrui, pour le meilleur ou pour
le pire. La lucidité ne tient ni à l'âge ni à la culture, elle produit la
cruauté, l'amour. On sent parfois, à la pointe si souveraine de la prière,
quand on prie, que là est la suprême lucidité que d'être venu à Dieu, comme on
était, à l'instant où il nous fut inspiré d'y aller, d'y venir. Vous n'avez
jamais été fastueux, vous n'avez été qu'heureux d'instant en instant - et
seulement à votre échelle, et à celle de vos facultés de sentir et de jouir,
limitées et contingentes, éducables et épuisables, comme celles de tout être
humain, celle de tout autre que vous. Quand les instants n'ont plus de sens,
que la mémoire est rayée par le présent, que l'avenir n'a aucun goût puisqu'il
perpétuera l'inappétence actuelle, à preuve le peu d'attrait qu'il exerce sur
vous, alors le vide est là. Cela ne se décrit pas le vide, on est devant, on en
fait partie. Est-on dedans ? Pas encore, puisqu'on en ressort.
Le
professeur de médecine interne - vous lui reconnaissez de l'affection pour
vous, elle vous intrigue cette amitié, cette compassion, il est seul à vous
dire et à vous répéter que vous en sortiez, que vous vous battez bien, que vous
avez même une utilité. Il a de la tactique, il n'est pourtant pas professionnel
de l'entretien psychologique, de la psychiâtrie, ou du divan encore moins. De
ces récits, de ces associations, dont la littérature depuis quelques cinquante
ans foisonne. Il n'est pas familier d'une explication globale du stade où vous
vous trouvez, ni du point où - si l'on appuie - cela fait mal, et puis cela ne
fait, ne fera plus jamais mal. A la sortie de stations de métro dans le Xème et
dans le XVIIIème, au bas de la voie aérienne, des Noirs en bou-bou et calotte
distribue des billets presque transparents, la carte pour consulter un de leur
sage. retour d'amour, profession. Voilà qui est sérieux, voilà qui concerne
intimement, non le passant, mais l'homme, la femme. Le soir de la fête de celle
que vous aimiez - dans le rite catholique de l'Europe occidentale - le
desservant, âgé, épuisé par la chaleur, racontant chaque année l'invention de
la "vraie" croix dans un fossé de Jérusalem (comme s'il n'y avait eu
en quatre siècles d'occupation romaine qu'une seule crucifixion au Golgotha,
selon les textes, il y en eut au moins trois simultanément), a lu cette fois-ci
quelques pages du cahier mis à la disposition des passants, car la chapelle
reste ouverte dans la journée en contre-bas de champs de maïs avec non loin une
fontaine semi-enterrée et couverte. Les phrases étaient simples : la paix
trouvée et identifiée sur cette petite route, la prière pour être orientée vers
le compagnon d'éternité qui doit bien s'y préparer quelque part, la mer
intérieure trop orageuse, insupportablement houleuse et lourde à obscurcir le
ciel qu'on ne peut plus discerner, que cela se calme, oui, que cela se calme,
s'il Vous plaît, et en grâce. Voilà qui est sérieux. C'est là le problème. Ceux
que vous abordez et qui viennent d'entrer, désoeuvrés, un homme et une femme
quelconques, mais vivants, chez le papetier scolaire où vous renouvelez le
stock pour votre imprimante, vous plaisantez, vous interrogez : en vacances, en
congé, non ! au travail ! pas vraiment. Cherchre du travail, est-on sincère
dans cette délarche telle qu'on la dit. Travailler pour s'épanouir, avoir sa
place dans la société, une place à considérer, valant considération ? Ou bien
de l'argent, de la monnaie d'échange, du matériel. On ne le dit pas assez, ne
croyez-vous. On rit, vous riez, l'épanouissement, qui y croit aujourd'hui, dans
le travail ? Et s'il n'y a plus de travail. Vous tirez sur la carte bancaire,
c'est payé, c'est abstrait, mais vous emportez les cartons de papier, les
autres baguenaudent. Ont-ils trouvé sérieux que vous les questionnez ainsi. A
la poste, depuis quelque fois, un autre bureau que celui de votre village, un
visage ovale, du bleu aux yeux et à la robe, une chair sans boursouflure aux
épaules nues, sans rides ni traits au visage. La croix copte vous avait prendre
la parole. Vous en fûtes hier à lui demander si du visage ou des mains, elle
tient davantage compte, vous sous-entendez une évaluation amoureuse, elle vit
chez ses parents, selon toutes ses réponses ou comparaisons, quelques phrases
en fait guichet tandis que les timbrages sont automatiquement confectionnés ; elle
est plutôt belle, elle respire surtout une santé intérieure, et elle répond
ainsi, que le visage, oui, les mains non et quand elle les remarquera, elle n'y
fera plus attention, ou elle les acceptera. Elle est heureuse comme elle, là où
elle est. Vous admirez. En d'autres temps et situations de votre propre
existence, vous auriez été dépité et attiré. Une drague de prix, et pas facile,
car qui n'a besoin de rien ne s'éveillera pas facilemenbt à ce qui cause
forcément plus de troubles à terme que de plaisir prochainement. La drague ne
vous intéresse plus, non que vous n'en connaissiez les statistiques de
réussite, moins atones qu'on ne croit sans pratique, moins ouvertes tout de
même que les vanteries de repas pour gens déjà d'un certain âge (c'est-à-dire qui
s'y adonnent plus parce que l'allure leur en a été retirée, physiquement...).
Oui, le désir s'en est allé. Même de votre tête, même de votre mémoire. Vous ne
savez, vous ne sentez plus ce que c'est, ce que se pouvait être, ce que ce
serait. L'élan, la composition intime, l'implication. Ce n'est pas affaire
d'imagination ni d'anticipation, c'est affaire d'appétit et de goput. Si
longtemps vous avez cru et vêcu que le goût vous est donné et apporté par
autrui. Sans doute, puisque si vous n'avez plus de goût à rien ni pour
personne, c'est bien parce que quelqu'un s'en est allé. Mais il y avait en vous
une sorte de réponse, de correspondance innée qui s'éveillait à un appel que
l'autre - peut-être - ne donnait objectivement pas, mais qui tout de même
provenait de lui. L'autre au féminin, mais elle a pour datif lui...
Maintenant, vous sentez, si - quelque part en esprit et non au centre ébouriffé
ou terne de votre corps d'homme, la femme encore plus a ce centre - vous vous
tâtez, vous vous interrogez et simulez l'occasion du bonheur, d'un retour,
d'une dispobilité, que vous ne désirez plus même celle que vous avez désirée.
C'est fini, il ne vous reste que - secs - les os. Les os de tout, c'est-à-dire
rien.
Comment
vous y prendre avec vous-même ? La liberté d'autrui, les aléas qui vous ont
débarqué où vous êtes, et votre lieu, où que vous soyiez, voyagieez, avec qui
que vous soyez, votre lieu, c'est votre état, votre situation. Vous avez
ressassé vos culmpabilités, les erreurs, les distractions, les manques de
précautions, le peu de délibération - même avec Celui que vous priez et
rejoignez si souvent, mais, l'expérience resttiuée par les textes est tout à
fait juste, donc vêcue, on ne sait la présence divine qu'après coup.
D'ailleurs, l'amour, la sollicitude, la jalousie, la patience de Dieu tels
qu'en cent histoires, ils sont décrits, montrés, prouvés, illustrés - histoires
vraies mais très interprêtées, chargées de leur sens intime et transposable à
vous-même, à nous-mêmes, un des rares cas où vous pouvez dire et pensez à la
première personne du pluriel.... ne vaudrait-il pas mieux d'ailleurs écrire :
au pluriel de la premire personne ? - oui, l'amour divin n'est-il pas le moule
que ne remplit jamais complètement l'amour des hommes entre eux, entre hommes
et femmes surtout, entre rôles masculin et féminin surtout, entre étrangers de
sexe, d'âge, de civilisation pour aller au paroxysme, quoique la plus grande
étrangeré soit la différence de sexe entre humains. Ainsi, ne sait-on aussi le
prix de l'autre, le prix de l'aimé qu'après coup. Et le coup, c'est le départ.
La mort ne sépare pas ceux qui communiaient depuis longtemps ou aux derniers
instants avant qu'elle survienne, tandis que la vie - affeusement - éloigne à
chaque unité de temps, à chaque événement nouveau ceux qui ne sont plus
ensemble. Partager, infimement, une planète limitée en contemporénité et en
espace plan, n'unit pas. Ce qui unit, c'est d'être l'un à l'autre, même si rien
n'en est exprimé. On est uni tacitement, on est séparé explicitement. Vos
méditations ne vous guérissent de rien, repasser les événements vident ceux-ci
du peu de suc que vous pensiez demeurer dans quelque impasse de votre
nostlagie. Non, il n'y eût rien et cela augmente, s'il était physiquement et
mathématiquement possible, le fait qu'il n'y a rien.
Le
praticien passe une première fois sa porte, la double porte capitonnée, d'un
chef de service. Il s'excuse, vous fera encore un peu attendre. Sur la
banquette, vous dormiez assis, d'épuisement. On dit ou l'on croit, quand on est
à l'état libre réputé normal où l'on a de l'appétit, où l'on s'éveille à une
chanson, une musique, de la beauté, à la perspective d'un avancement, d'une
gloire ou d'un bon gateau..., que la fatigue étient l'esprit, la fatigue du
corps. Peut-être... mais celle de l'esprit enferme aussitôt le corps dans une
léthargie qui le faut ressembler à ces sauterelles que l'araignée prestement
emmaillotte, une fois que les pieds pourtant griffus, ou parce que griffus, se
sont pris dans la toile, une toile si ajouré qu'il y a plus de vide que de fil,
mais le fil l'emporte... Il vous reçoit, vous restez assis, quoiqu'ayant changé
de siège, c'est un fauteuil assez raide. En le quittant, vous ne serez pas
changé, vous admirerez cependant son art, c'est celui de l'amateur
supérieurement doué, sans doute parce qu'il aime ses congénères. Ne parlons de
vous, quoiqu'il vous parle, vous dise que vous êtes beau, encore jeune, que
vous séduisez, que vous êtes séduisant. En d'autres circonstances, les tiers se
poseraient les questions d'usage... Lui et vous, savez de quoi il parle. Il a
commencé par constater votre état. Un état-record, jamais vous n'avez été si
mélancolique, au sens clinique, jamais aussi prostré, cela se constate, se voit
à l'oeil nu. D'où l'importance de la première scène, vous avoir vu sans
insistance apparente et sans que vous ayez à composer ou à répondre, à habiller
de paroles, de traits ou d'effacements le portrait que vous donnez de
vous-même. Les mensurations, les plis, les rides, la couleur des cheveux,
objectivement, cela se modifie-t-il ? La présentation, qu'est-ce que c'est ? La
présence, qu'est-ce que c'est ? sans aller encore au charme, à la séduction, ou
à l'autorité. La clarté, le pétillement, la joie aux pupilles, un visage qui a
sa couleur, ses mouvements, sa vivacité, une sorte de légèreté semble rayonner
de vous : c'est le bonheur du corps, de l'âme, le bonheur de l'amour, l'émotion
de la gloire, la fausse timidité quand on sait que le grand instant est là.
Vous êtes nommé, vous arrivez, on vous aime, vous êtes aimé, vous êtes promu,
vous êtes choisi de toutes parts, vous triomphez, un assemblage de tous les
moments de votre existence, vous le constituez d'un trait, et ce trait vous
enlève hors du commun. Vous vivez. Le paroxysme, passager ou durable. Qui peut
se voir dans l'étreinte amoureuse, à l'aboutissement pleuré ou chanté de
celle-ci aurait sans doute ce rayonnement bleu et sombre qui est le plus
parfait rayonnement, brun et sombre, selon la couleur de vos yeux, de ceux de
votre partenaire. Le grand partenariat, s'emmener si loin et si intimement, là
où tout est nu, tout est désert, tout est âpre, tout est à tenter sauf jamais
de se retenir, et l'on n'y arrive ou pas. Mais si l'on y arrive, vous savez
qu'on y arrive et vous savez que l'on n'y arrive pas -quand vous n'y arrivez
pas, vous n'avez plus mémoire qu'on y arrive, que vous ayez pu y arriver, et
surtout vous désespérez, dès cet instant que vous pourrez jamais y
ré-arriver.... et quand vous y arrivez, et cela vous le sentez et le savez
presque dès l'entrée en matière, beau et juste terme, dès l'entrée en érection,
dès l'entrée en sexe d'autrui et qu'a commencé le mutuel accompagnement, quand
vous y arrivez, vous ne pouvez plus concevoir de n'avoir pu ou de ne pouvoir y
arriver, d'ailleurs si vous le conceviez, à cet instant précisément vous n'y
arriveriez plus - si l'on y arrive, on vit, vous vivez, vous avez vêcu que
c'est là l'état humain idéal, et pourtant si incarné, ou parce que si incarné.
Le médecin ne vous le dit pas, mais - en vous - il l'a toujours perçu. Vous
avez l'expérience de ces deux faces de l'état idéal et achevé promis à l'être
humain, l'expérience de ces brefs accès que sont l'aaboutissement sexuel et le
commencement de la prière. Ne s'accomplir, ne se pressentir dans une perfection
univerfselle, qui n'est pas anonyme, que par rapport et grâce à un autre. Un
autre immédiatement, immédiat. Votre amour d'une femme que vous appelâtes votre
"promise", votre comportement de toute votre existence n'ont-ils pas
ce vice ? Le projet préféré à l'immédiat disponible, proposé, objectivement
adéquat et aimant. Vous vous émerveillez quand le concret vous touche, parce
que vous vivez dans l'abstrait, et votre désespérance a même cette texture-là.
Il
vous palpe donc mentalement, une fois admis que vous êtes au plus creux, au
plus mal. Il vous retourne, vous soupèse, éprouve vos réflexes. Mauvais état :
soit ! mais irrémédiable ? L'épreuve est celle de l'appétit. Il touche juste,
vous n'en avez plus aucun, vous ne savez plus ce que c'est, et d'ailleurs vous
n'avez pas envie d'avoir de l'appétit, rien que pour la performance. Un retour
en grâce professionnelle, il agite le hochet, les escaliers et les tapis
officiels, les honneurs et les marques que vous intéressez ? non ! Vous avez
connu tout cela, sans doute pas à un pied très haut levé, mais assez pour
savoir et avoir vêcu que c'est révocable, que c'est fonctionnel, attaché à du
révocable, révocable à tous les degrés. Non, la gloire fragilise, on se méprend
sur soi, on perd du temps et de la conscience, c'est d'ailleiurs ainsi qu'on
commet les fautes qui feront la révocabilité. Non, la gloire si vous la
retrouviez serait un vrai souci, parce que vous ne sauriez pas plus la gérer
que quand elle vous échut, longuement attendue mais guère connue pour savoir
s'en servir et non la servir. Pas d'escaliers, ni de déjeuners, je vous en
prie, je sais ce que c'est. De l'estime, alors ? Vous avez eu un parcours
atypique. Justement, faites-vous. Vous avez un rôle à jouer, vous l'avez joué,
vous avez un nom, une carte, vous êtes particulier, ce que vous disiez, on ne
le disait pas, ce que vous diriez, on ne le dira pas. Bref, le professeur, qui
apprécie et lit l'histoire en volumes, qui conçoit de publier quelques
portraits de maîtres et confrères dans sa discipline si la retraite lui en
donne le loisir, qui accueille à son étage ou en consultation, la
nomenclature française presqu'entière depuis bien vingt ans et en chef,
vous connaît mieux qu'assis devant lui, ou en position gynécologique pour
vérification d'une prostate dont votre médecin traitant, celui qui avait
murmuré sans que vous compreniez mais rétrospectivement vous vous en effrayâtes
quand l'heure des armes sonna, que c'était un peu petit... avait beaucoup plus
tard, c'est-à-dire beaucoup plus récemment, jugé que vous aviez de beaux, longs
et nombreux jours et années (encore) devant vous. Il vous dit donc -
renseignements peut-être pris, échos recueillis - que vous avez un avenir
propre et intéressant. Vous n'en disconvenez pas, quoique vous n'ayez jamais su
cultiver ce lopin qui n'est qu'à vous et où pourraient, de fait, se développer
quelques espèces utiles et rares. En tout cas : pas cultivées ailleurs. Cela ne
vous fait rien. Il vous interroge sur l'amour dont vous désespérez : vous
vouliez faire une fin. Réponse de votre part, désolante ? Pas du tout. Votre
inertie vous étale sur le fauteuil. Rien du moment suivant n'est plus imaginé,
pas le moindre projet, voilà l'état clinique du désespéré. Vous n'êtes pas bien
: certes, mais vous faites encore des projets. D'où tire-t-il cela ? Vous vous
êtes donné intimement des dates, des hypothèses de dates après lesquelles, il
n'y aurait plus à espérer ceci, à attendre cela. D'ailleurs, vous récupéreriez
tous vos bien, comme Job à la fin de son livre ou ses jours, que cela ne vous
rendrait pas le nerf ni le goût. Vous devinez aussi que non seulement votre
amour, tel que vous le crûtes proposé et incarné, ne vous reviendra pas, mais
que s'il vous revenait, vous seriez incapable de l'accueillir, ou bien vous
verriez qu'il vous est néfaste, qu'il est incomplet, que vous ne coincidez pas
l'un l'autre et pour cause, vous souffrez et pas elle. Décalage de l'existence
et de la culture. Vous ne vivez pas dans la même atmosphère, eussuez-vous le
même âge, les mêmes références de civilisation et d'éducation. L'atmosphère, il
n'y en a qu'une, le coeur. Réflexes et équilibres s'y caractérisent, en
découlent. C'et tout à la fois l'échec, alors que d'autres réussissent en amour
et en profession, peut-être par inconscience ou réelle simplicité de leur
matériau intime, qui sont bien moins doués et chaleureux que vous, l'échec et
la sanction, qui n'est pas donéne à d'autres mais qui vous est pleinement
appliquée, de lacunes, de défauts, de dépenses à tous égards que vous
reconnaissez et vous répétez, vous détaillez à vous-même en sorte que, le plat
repasserait, vous feriez à l'avenir autant de bêtises. Non ! vous n'êtes pas
fait pour vivre. Heureux avez-vous été de ne vous en apercevoir que maintenant,
votre passage vous a plu, mais c'est terminé. Le suicide ne cause pas la mort,
il l'entérine.
A
une séance précédente - ce sont tout de même des séances, une par mois, pour
renouveler les papiers d'arrêt-maladie, cela se passe dans le bureau, fenêtres
fermées à quelque moment de la journée, mais votre moment est plutôt du soir,
on le commence par le monologue confiant et désabusé, parfois scandalisé et au
bord de la colère que le praticien vous récite, souvent à l'identique puisque
les choses changent encore plus lentement que les gens quand on les gère à
l'impossible et à l'abstrait, ce qui change en fait c'est l'accumulation, leur
accumulation, pour vous l'accumulation du néant, pour lui les conditions
d'exercice du métier hospitalier, et cela continue par des évocations
familiales que vous provoquez, l'auscultation, l'examen proprement dites, vous
y procédez, vous y faites procéder rarement, vous prenez soufent du poids, vous
avez la sensation que vos mains, au réveil, très souvent, sont gonflées, vous
avez une perte d'audition et ma aux oreilles, acousie reprend votre ami en
blouse blanche, le visage parfois très rouge, les yeux perçants, petits et
enfoncés, qui tels qu'ils sont devraient être inquisiteurs et méchants, et qui
sont tendres et fraternels, singulière impression, et le récit continue qui est
celui d'une existence immense par les soucis, le défilé des malades, les morts
survenant et raréfiée tant les épouse et enfants quittent un tel rytme,
débarquent d'une telle absence et que se démembre une structure familiale,
alors vient votre propre histoire, depuis que vous consultez, c'est une
histoire arrêtée, comme si le pendu pouvait espérer qu'en retenant encore un
peu son souffle, il aurait la liberté et la vie... - c'est une expérience vêcue
en début de pratique médicale, celle du suicide, de l'obsession du suicide. Il
vous la rapporte, non en médecin, mais en homme qui sut les symptomes, ne
pouvait rien guérir, aurait peut-être pu prévoir, et empêcher. Mais là est le noeud
de ces histoires-là, que vous sentez devenir la vôtre. On n'empêche rien parce
qu'on ne peut rien empêcher. L'obsession ne relâche plus son étreinte, la
comédie est jouée, l'idée incessante et détaillée vagabonde : réunir les moyens
de l'exécution. Il était très déprimé, c'était mon oncle, je le vis cet
après-midi-là, c'était patent, les yeux, le regard, le teint, les mains. Un cas
de figure, la question de cours. Il vivait seul, chez lui, quoique pas très
loin de chez mes parents. J'en parlais à mon père. Et mon oncle se suicida. Un
malade, dans un service, mais pas ici, on le sait à ce point-là. On prévoit
tout, on surveille les médications, on va et l'on vient, on verrouille, on
enlève : les issues, les objets. Il est parvenu au bout de trois jours à sauter
par le vasistas des toilettes. Rien n'aurait pu l'en empêcher. D'une certaine
manière, il n'y avait plus que cela qui le faisait vivre : y parvenir. Celle
que vous avez mentionnée, comme votre "promise", lui en aviez-vous
fait l'évocation ? pas vraiment. Elle vous dit cependant, c'était au téléphone,
comme se vêcût cette vie que vous avez cru amoureuse, préparatoire de l'amour,
laboratoire ? Non, tu n'as pas le caractère à te suicider, tu as trop de
ressources, de manières en toi de t'équilibrer. Vous l'avez entendu comme une
des marques multiples de son désamour, d'un dédain pour ce que vous vivez.
Entendu, pas encore compris. Le pacte de vous suicider en priant votre compagne
de vous suivre ou vous précéder, en vivant à deux ce moment décisif, est
pratique et raisonnable : l'aide mutuelle et concrète est nécessaire, vous ne
connaissez pas le mode d'emploi. Vous questionnez à la fin d'un repas,
tête-à-tête, une de vos nièces qui a "fait" deux tentatives ; elle
est légère, est-ce donc si loin, elle ne vous confie plus ses amours peut-être
parce qu'elle est hygiéniquement satisfaite, elle serait en peine de vous
décrire une quelconque ambition, des mots banaux, les vrais qui brodent l'amour
et le bonheur, elle ne les prononce pas, elle n'a pas trente ans non plus. Il
lui avait fallu la complicité des médecins, la clé de quelques armoires, mais
elle se réveilla, elle a toujours été susceptible, est-elle moins seule. Le
suicide n'est qu'une phase si on n'en a plus besoin pour survivre. Vous, vous
avez ainsi trouvé le dernier degré de la liberté, ce qui vous rendrait
sympathique la vie, bonne joueuse enfin, c'est de pouvoir en sortir. Le menu
pas servi, vous pliez la serviette, l'addition : c'est votre déception qui l'a
réglée, ne détaillons pas si vous vous êtes déçu vous-même, si ce sont les
autres, ou les circonstances, ce n'est ni réparable, ni négociable, vous partez
: c'est logique. Tout bonnement. Vous n'en voulez plus. Vous dites que vous
n'en voulez plus, et non pas que vous n'en pouvez plus. Vous pourriez encore.
L'endurance n'est jamais ce qui manque, c'est le sens. Synonime imprévu -
nouveau dans votre vocabulaire -de l'appétit. Comment faire ? puisque vous y
êtes déjà. Qu'en tout cas, la main sur la poignée de porte, c'est ainsi que
vous pouvez être encore debout... Votre compagne, celle qui vous accompagne
depuis la débâcle, désespérée de naissance, elle vous questionne au plus vrai
et mystérieux : comment a-t-elle pu, oui : pu, survivre, si de naissance elle
n'espère rien, si la vie lui pèse tellement qu'elle répugne à se raconter car
ce serait vivre une seconde fois ce qu'il lui a tant pesé de déjà vivre. Vous
aime-t-elle ? Votre relation est au-delà des étiages connus et conventionnels,
elle est forte, elle est faite d'un enchainement mutuel, elle vous donne les
cîmes de l'apaisement, d'une recherche du plaisir et d'un don de la tendresse à
l'autre quand vous n'êtes qu'à vous étreindre ensemble, elle doit être la
confidente de votre désespoir, d'un malheur qui ne vient pas de vos déboires
mais de l'abandon par une femme qu'elle méprise - objectivement. Comment, vous
qui n'existiez pas, il y a si peu d'années encore, lui êtes-vous devenu si
nécessaire qu'elle ne veuille vous survivre. Elle a douté de votre parole, de
votre respect de ce pacte, vous l'avez assuré du contraire, de votre fidélité
en cela, et du balbutiement qui est maintenant le vôtre car une relation si
altruiste, si manifestée tant de fois par jours et nuits, alors que vous ne
vivez pas ensemble, que vous êtes mordu d'une autre, mais que vous la désirez
cependant, peut-être est-ce - dans l'absolu du moment présent - votre seul
désir résiduel, quelle est donc cette relation. Y aurait-il une relation
supérieure à l'amour. L'amour se périmerait-il banalement par l'infidélité et
l'abandon, et suprêmement par l'impossible ? L'impossible à identifier,
l'impossisble à vivre ? Le Christ, pour qu'il ait humainement donné sa vie,
fallait-il qu'il eût conscience à en mourir de n'aimer pas assez, de n'aimer
que trop imparfaitement, s'Il ne mourait pas, une mort pour se prouver à Soi
qu'on aime ? Se suicider avec une femme, en compagnie d'une femme, grâce à une
femme, pour l'amour d'une autre : impossible ! Quoique, à l'instant-là de cette
fin-là, choisie telle, qui aimerez-vous le plus, qui aimerez-vous enfin ? Oui,
partir, puisque rien n'est possible que partir.
Le
médecin, votre médecin renouvelle l'ordonnance, le traitement - parce qu'il a
été prescrit, que des tombes de pharmacien seront collés à l'ordonnance, aux
papiers, aux imprimés, adressés à la Mutuelle, au centre de Sécurité sociale,
traités et remboursés - fera foi, en cas d'expertise. Les expertises, vous en
avez subi. Par chance, vous étiez si mal, si objectivement en mauvaise
apparence et en mauvaise posture, qu'elles ont été chaque fois conclusive :
inapte. C'est hallucinant. Ce qui était subterfuge, ce qu'il est risqué de
faire figurer à votre dossier administratif, est entièrement fondé : vous
n'êtes pas bon, plus bon pour le service dont vous avez été expulsé. Vous
faites savoir, et c'est tout aussi objectif qu'à environnement constant, vous
persistez, mais qu'en cas de changement, c'est-à-dire à nouveau considéré, vous
porteriez mieux, c'est cela, vous seriez capable de vous porter tel que vous
êtes si la société en fait autant et vous accepte, vous porte, vous comporte de
même. Donc apte, éventuellement, au service. Deux Ambassadeurs dignitaires
s'étant suicidé dans la décennie, vous vous entendîtes conseiller par un ancien
ministre, ne se consolant pas de n'avoir été que trop tardivement nommé et
seulement délégué ..., même redevenu avocat (grandes causes, renom,
belle adresse et donc les honoraires et la maîtresse épousée qui vont avec)
d'avoir à faire de même : c'est couru et courant. La déprime pour n'avoir pas
été à la hauteur, c'avait été l'aventure de l'un du Vatican, qu'il n'avait pas
sollicité, à la prison où on le fourra aoprès qu'il ait tué en détail tous les
siens, et ce fut le choix de l'autre, intelligence suprême mais solitude tout
autant, rien qu'un caniche, noir et amusant, quand à quatre heuyres du matin,
il retenait l'autre qui lui restait dans les salons, pas très remarquables de
sa résidence officielle à Tokyo. Vous aviez eu par Michel JOBERT le récit
d'AMANRICH et vous fûtes à plusieurs reprises sur le chemin de Louis de
GUIRINGAUD, ou l'inverse, mais quand on souffre, tout est analogue. Vous pensez
à eux, à l'instant où ils ont choisi la liberté. L'instant qui n'est que le
leur. Aux suicidés de toutes les époques, de toutes les circonstances.
BOULANGER sur la tombe de sa maîtresse à Bruxelles est-il ridicule, qui eût pu
présider la République le soir des élections de 1887, s'il avait marché avant
minuit sur l'Elysée, et Pierre BROSSOLETTE si grand qu'il sauta du sixième
étage, avenue Foch ? Vous et le professeur affectionnez l'histoire. Il a hésité
à prescrire les médicaments que vous ne prenez pas, et dont vous délibérez,
chaque fois négativement avec lui, s'il vous faut ou non les prendre : ces
anti-dépresseurs. Vous lui demandiez, vous alliez vous quitter, porte
capitonnée, seuil de l'ascenseur, hall de la nuit, silence du boulevard, vous
lui demandiez, si avalés en quantité réservée depuisplusieurs mois, vous
pourriez... Il a hésité à continuer d'écrire, et ne répondant pas, il vous
donnait à penser qu'il vous faudrait y aller autrement. Un de vos amis, rares
amis, que vous ne supportiez plus de revoir parce qu'il avait défroqué et se
maria mal, après - tandis qu'il était encore dans la Compagnie de Jésus, à tous
les sens des termes - avoir tenté deux fois de se suicider : de la pharmacie...
se remaria, puis, pilote patenté d'avion de tourisme, alla dans les quinze
jours, par grand beau, écraser lui et l'appareil sur une vague colline. Ce fut
dans les environs un peu pelés de Montpellier, un mois de Juin, du soleil. Et
du ciel. Pas de médicaments, se précipiter. Les Résistants et les Ambassadeurs
font çà aussi. Quand on n'est pas militaire, ni chasseur, que voulez-vous ?
Qu'on n'est qu'humain, ou qu'il n'y a plus que l'humain, sans qualité... que le
trait tiré.
(Reniac, terrasse du Penerf - mercredi 20
Août 1997 : 12 heures 30.15 heures 45)
DEUX
J'ai
un beau corps, je le sais, et personne ne le verra. La phrase est courte mais
la vie, l'interrogation, cette prière-là ont une durée qui ne finit pas. Elle
vous est rapportée, tandis que le public d'une station thermale, les collines
Euganéennes, le dépaysement d'être soigné alors qu'on ne souffre de rien,
d'être servi par un maître d'hôtel en dolman ivoire alors que ce ne sont que des
pattes, mais italiennes, et qu'on est avec sa carafe d'eau, alignés dos au mur,
à regarder les autres et chacun son assiette, la distraction donc d'un récital,
une de ces chapelles en nombre infinie, ni en ruines ni entretenues qui sont
les fiefs de l'Eglise échappant localement à Venise. Une dame d'un certain âge,
parle-t-elle d'elle-même autrefois ? ou d'une voisine de chambre. Vous devinez
la beauté de ce corps, la finesse de ce coeur qu'on n'aura pas choisi, et
pourquoi ? La beauté d'un corps sans couleur ni volume, qui n'aura été touché
que par soi-même, une grande glace, les salles-de-bains mais jamais le lit et
l'effleurement, celui devant qui elle se déshabillerait, se montrerait,
s'offrirait à être vue comme cadeau à un autre, comme cadeau à elle-même.
Délaissée. Elle n'aura jamais été à deux, qu'à elle.
Votre
équipière du moment, quand vous ne l'emmenâtes pas dans votre première
affectation, quand des semaines passèrent sans que vous l'appeliez au
téléphone, alors que vous aviez vêcu ensemble, à deux, vos débuts à la vie, à
la table, à l'hôtel et au découchage de chez vos parents, de chez votre mère,
émancipation et initiation tardives, nouvelle dépendance qui n'était pas un
dialogue ni un projet, mais une sorte de démission, celle de ne plus attendre,
mais vous étiez si jeune encore que la désespérance n'était qu'une acceptation
du présent, et elle n'avait rien de terne, au contraire beaucoup d'agréments -
pour elle aussi, mais le plus fort était que vous étiez deux, pour elle, vous
étiez deux, elle était soutenue, encadrée, un homme était avec elle, l'ombre et
l'habitation d'un homme. Pour oublier d'avoir commencé de comprendre que
changeaient les choses, que vous restiez proche d'elle par le sentiment, le
souvenir, mais que vous vouliez autre chose, donc une autre femme, d'autres
corps, d'autres voix, d'autres chances, une chance qu'elle ne serait pas, une
vie qu'elle ne savait donc pas vous offrir et faire reluire, elle s'était sans
doute essayée à d'autres et avec d'autres. Vous en sûtes quelques bribes, des
noms, des déceptions, du lit, de la cendre. Son appel d'une nuit avait été au
sortir d'une boîte, le sens littéral porte tout. Elle vous avait éveillé, elle
pleurait : tu m'abandonnes. Vous ne vous vous souvenez plus de ce que vous
répondîtes. Elle vous habita longtemps, vous êtes encore sensible à ses manques
et à la logique qui lui a fait vous demander ses clés parisiennes. Votre
aventure présente, qu'elle prend comme une parenthèse et non comme la
conclusion d'une série d'erreurs, elle connaît trop le milieu qui ne vous a pas
reçu et qui pourtant vous a eu, possédé, pour n'avoir pas espéré un
redressement, un malentendu qu'on dissipe, d'autant que vous avez donné aux
spectateurs d'abondantes illustrations de cette capacité de couloir et de rebond.
Que cette fois, tout demeure inerte, a tourné pour elle au cauchemar. Etre deux
pour marcher, non pour déprimer, elle a peur de l'odeur, de la contagion, ou
bien se révèle-t-elle davantage qu'hygiénique, ingénieuse, et vous ne pouvez
plus ni la protéger, ni la magnifier, même de loin. La bague qu'on porte d'un
homme, même s'il n'est pas là, signale quelque attache qui valorise. Elle ne
reçut que peu de bijoux de vous, mais beaucoup d'années, et surtout des
réponses au premier appel, une présence. Elle y met fin. Des pleurs d'être
abandonnée à la réflexion lucide sur un âge que vous n'avez pas partagé et
qu'elle a continué d'atteindre puis de vivre seule, il s'est écoulé une grande
vingtaine d'années. Vous deveniez deux insensiblement, et vous avez cessé de
l'être d'un seul coup. Soudain, vous vous êtes mutuellement aperçus que vous
n'étiez ni de la même race, ni de la même consistance, que vos raisons ne se
recouvraient pas, que les rythmes et le temps pour chacun de vous ne
coincidaient pas. Est-ce la règle humaine que de croire longtemps qu'on est
ensemble, à respirer en jumeaux, et ce n'était qu'illusion, sur le fondement de
quoi on ne sait pas grand-chose. Intérêt ? habitude ? faiblesse mutuelle ?
attrait sensuel ? commodités parfois sordides, parfois magnifiques.
Quand
votre père mourut, le mois où ses dettes totalement s'étaient éteintes, votre
mère n'eût plus ni souvenir ni crainte. L'amant, le mari, le père des enfants,
le commun diviseur depuis longtemps s'en était allé ; la crainte des rechutes,
d'avoir à répondre d'un nouvel accès aux tables de jeu et aux casinos la quitta
donc. Elle s'établit dans une solitude qui ne changea d'abord pas : hantise de
l'intimité, de l'entente avec ses enfants que le désastre conjugal avait, pour
leur ensemble, retourné contre elle. La voir et la visiter soit, mais ne pas
donner prise à la chaleur, à la confidence et à la confiance. Des engouements
se refaisaient parfois, pas durables. Elle ne vainquit et commença sa vie
nouvelle qu'en découvrant soudain sa propre indépendance vis-à-vis de ce
qu'elle avait longtemps souhaité et ambitionné : la disparition de l'amour
d'homme et de femme lui paru avantageuse, elle ne connaîtrait aucune des
déchéances de la conjugalité quand le tableau se gâte de vieillissement, se
craquèle, tout avait été déraciné, elle ne verrait plus les saisons, elle
entreprit d'être elle-même, de se cultiver à sa manière, après des années où
elle avait lu et entendu très autrement ; eût-elle continué de vivre qu'elle
mettait en cause aussi ses éducations natives et ses préférences maternelles,
l'étranger, l'éphèmère, le passant l'intéressèrent, la vie avait un parfum,
vous le sentîtes en elle et vos frères et soeurs la trouvèrent exagérée. Elle
ne cherchait plus aucun prolongement.
La
mort ressemble plus à l'adolescence qu'à la prime enfance, la situation de
mourir, celle qu'on ne raconte pas, et pour cause, mais que vous supposez. Des
tentacules sont lancées vers un au-delà qui n'est pas du tout celui où la mort
va vous introduire et dont vous ne savez rien, à ce seuil s'arrête la foi-même,
mais bien celui - familier mais soudain irréverssiblement inaccessible - dont
la mort vous arrache. De ce lointain où vous fûtes et dont vous vous éloignez
maintenant avec vertige, vous ne retenez encore que des douceurs. Ainsi,
lisiez-vous le regard bleu de votre mère aphasique, hémiplégique, grabataire
qui savait encore tenir une médaille que vous lui offriez - scène sculptée de
maternité pour la conserver et la recevoir "ensuite" d'elle. L'adolescence
ne bavarde qu'à deux. En public, le plus faraud ne sait pas s'exprimer, connaît
mal la langue mais qu'il n'ose pas encore parler sa langue. Le physique et le
visage, momentanément flous et incertains pour la transition de ces âges
pubères, ne sont pas beaux, tout gêne, on n'exprime rien, d'ailleurs le
vocabulaire - reçu des adultes ou hérité de l'enfance - n'est pas adéquat. Des
instruments pour un métier qu'on ne sait pas, un état de vie dont on ne sort
pas, dont on déplore l'éternité, une incubation de soi exceptionnelle et
douloureuse et pour laquelle il n'y a pas d'instruments ni de procédés. Mais à
deux on partage, le féminin de soi qu'on abandonne, si l'on est de sexe
censément masculin, on le trouve encore, en un ultime et difficile, éperdu
adieu, dans l'âme soeur, qui est votre autre masculin, encore possiblement
féminin, parce qu'il est complémentaire et accueillant. On marche, vous avez
marché ainsi dans Paris des heures de minuit jusqu'aux aurores où le lever du
jour était tardif entre les immeubles et sur les pavés, ou en forêt de
Compiègne ou de Fontainebleau, la pureté est votre litanie à tous deux, aux
chambres de bonnes, aux lucarnes dans le plus haut des immeubles, vous
discerniez des lumières, des lueurs à travers des volets ou des rideaux, vous
imaginiez tous deux l'amour et qu'on s'y aimait, à deux, là-haut et cela vous
répugnait comme une animalité qui serait le tout de la vie, quand vos âges
d'alors vous auraient quittéq et qu'il vous faudrait, à votre tour, à tous
deux, vivre, accepter de vivre. Alors la solitude où vous mettait, vous
enfonçait de plus en plus la rencontre, l'intrusion dans votre existence de ce
qui n'était pas explicable, de ce qui n'était pas idéal, qui n'avait ni logique
ni rayonnement, mais qui vous occupait, vous prenait, cette solitude-là était
votre thème à tous deux, vous parliez, vous échangiez, vous vous répétiez l'un
l'autre sans vous en rendre compte, vous n'étiez que jumeaux ou plutôt vous ne
vous donniez l'un à l'autre que la partie de vous-même susceptible de gémellarité.
L'illusion amoureuse est plus ignorante, car vous saviez - ce faisant - que
vous n'étiez que partiellement avec votre ami, que dans les accompagnements et
retours d'une porche cochère - la vôtre - à l'entrée d'immeuble, celui de ses
parents, vous n'étiez ni l'un ni l'autre entiers, que vous auriez à vous
séparer, que votre désespoir était déjà de savoir cette séparation, les projets
d'étude, et même les débuts de rencontre dans les vacances d'été intercalées
entre les longs mois ternes de la capitale en année scolaire, divergeaient
déjà. Il y avait des chemins et des routes que vous pouviez vous décrire l'un à
l'autre, des entreprises et des aventures, la vie en Dieu, la quête tricolore
du service glorieux que vous pourriez sans doute, que vous vous promettiez de
vivre ensemble, mais vous deviniez que vous deviendriez - et bien vite - chacun
banal et absorbé par des parcours d'existence tout fait, un mariage, un métier,
des enfants, des honneurs bien sûr, et puis l'oubli. Surtout l'oubli. Tout le
monde oublie, tout est oublié. Archéologie et études du genre ont ceci de
fascinant qi'on est peut-être complètement à côté de la vérité en n'en ayant
exhumé qu'une très accidentelle et partielle fragmentation qui est au contraire
l'illustration de tout autre chose que ce qui fut et dominât. Tout est
conjecture, et de communier ainsi dans cette désespérance et cette solitude si
analogues qu'il n'y avait pas même à la dire, vous paraissait exceptionnelle.
Votre
père, tôt diparu de cette sphère où l'estime, la présence immédiate,
l'exemplarité et la sécurisation fabriquent à la dimension familiale de la
paternité, vous enleva ce dont vous ne réalisez la perte, le manque qu'à
présent. La masculinité dans votre vie, ce qui est bien différent de la virilité
en personne, en influence et en accompagnement. Votre père vous donnait la
conversation d'un ami, tout serait transposable à longueur d'existence, que ces
dialogues et interrogations sur l'évolution du monde, les relations en société
et en entreprise, l'irruption parfois de l'Histoire en forme d'actualité et
qu'on croit être de la politique. Plus que le texte importe l'émotion, et plus
que l'émotion, cette sorte d'appui - qui ne peut être que paternel, et qui
n'est pas de l'aînesse ni de l'autorité - une fraternité qu'on n'a pas entre
frères et soeurs, car qui précède vraiment l'autre quand, bien vite, les
différences d'âge s'estompent à mesure qu'on en prend, de l'âge. L'ami, sans
sexe physique, mais très situé mentalement comme un parrain d'expérience passant
du relais, il est magnifique, si de votre âge, il est l'accompagnant des
moments importants. Les moments de parfaite détente, d'une sorte d'immobilité
qu'on sait trompeuse, qui marque un répit dans le rytjme biologique ou d'une
carrière ou d'une histoire conjugale, rien ne s'y passe apparemment mais tout
s'y concocte et tout en sortira. L'ami partage avec vous la terrasse, le
soleil, la tombée du jour, la revenu d'un matin, il est passé, tout fut aisé,
quelques mots et puis regarder intérieurement ensemble la vie que chacun vit et
en être heureux pour l'autre et pour soi. Les moments de tempête où l'on ne
peut dire qu'en eux et à cause d'eux ce qu'on ne saura même mémoriser ou
exprimer ensuite, car rien ne se dit de vrai par souvenir, seulement quand on en
craque, qu'on en si disjoint qu'il faut dire, confier. ce qui n'est pas se
confier. Mais l'ami est de qualité égale, sans supériorité ni volonté propre
quand il vous écoûte. Vous n'avez eu que des collaborateurs, des parrains ou
des mentors, des cadets ou des aînés, pas ces jumeaux, pas ces riverains d'une
activité, d'un lieu communs. Parce que vous n'avez pas eu de père, que vous
avez perdu votre père juste quand il commençait d'exister, individuellement,
personnellement, pour lui et pour vous. Quand il vous eût quitté et qu'une
décennie au moins passa, et que vous le revîtes, il était retombé dans les
moeurs et comportements de son éducation d'enfance, ce qu'ensemble, lui et sa
femme, vous et les vôtres, ses enfants, aviez bâti de cultures et de mimétismes
communs, l'avait quitté. On ne quitte jamais, on est quitté. Parce qu'il
n'aurait pu survivre ce qu'il ne réintègrerait jamais, il lui avait fallu être
quitté de tout cela. D'autres disent que c'est naître. Pas vous, c'est mourir,
que d'être détaché de ce qui vous a fait, protégé et articulé. L'adulte a bien
davantage la nécessité de cet entourement. L'amitié, les amis, peut-être le
procurent. Vous ne le savez pas, il ne vous est plus temps de l'espérez, mais -
dans la généralité, dans l'abstrait - vous le croyez, vous pensez que cela
existe. Des témoignages littéraires, parfois quelques paires d'hommes ou de
femmes. C'est très beau, ce sont des amis. Ils sont deux, ils peuvent être
plusieurs fois deux, la pluralité enrichit - là. C'est le seul cas.
Les
femmes, vous les crûtes, chacune, amies. Les dialogues, l'espérance, les
projets, en avoir avec celle du lieu, du moment ou de beaucoup d'années, vous
était une souveraine douceur. Vous oubliiez toute l'imperfection de la
relation, l'imperfection radicale pusique ce n'tait pas celle que vous aviez
choisie, que ce n'était pas celle du rêve, de l'attente, de l'impossible, mais
la douceur parfois était telle, la sensation de communion plus forte que dans
l'assouvissement sexuel qui a parfois un tranchant tel, ou qui déphase
tellement l'un de l'autre les amants que vous étiez avec celle-ci puis
celle-là, que la vraie coque de la navogation ensemble, c'était la
conversation, un échange vespéral, et tiède, des marches au figuré ou dans de
grandes allées, ou en aparte prolongé des salles anciennes de restaurants
d'autres siècles hors de France et du temps, de l'époque et de l'âge qui
battait la mesure, sans que vous vous en en aperçûtes, les femmes n'en perdent
jamais la tonalité, elles entendent le temps, le temps de l'autre si elles sont
jeunes, tellement plus jeunes que vous - selon la date de naissance - le temps
qui est de plus en plus le leur quand elles avancent, plus jeunes que vous,
mais plus très jeunes par rapport aux débuts de leur, ou un peu plus âgées que
vous et combinant déjà, sans vous en faire confidence, qu'il sera peut-être
mieux de continuer sans vous, qui n'êtes vraiment pas un abri, et qui
commencez, mais - vous c'est si visible - de regarder ailleurs.
Mourir
à deux, physiologiquement, ce n'est pas possible. On ne naît pas même à deux,
si jumeaux qu'on ait été conçu. Mais l'accompagnement, jusqu'à quand sent-on
encore la main de l'autre ? accepte-t-on ensemble, simultanément d'avoir voulu
mourir ainsi et de savoir que maintenant on est irréversiblement et uniquement
en train, en voie, en marche, en respiration de mourir ? Est-ce de l'amitié,
est-ce de l'amour. Au paroxysme, le sexe est trouvé bien encombrant, il a
dispersé nos puissances de réponse, il a développé nos envies prédatrices, il a
criblé et fait dédaigner tant d'autres possibilités, tant de trouvailles quand
nous allons au plus vite, au plus pressé, au visible, à la plus apparente
complémentarité. Vous vous y êtes laissé prendre si longtemps, presque
toujours. Car être deux, faute d'ami, faute de père, faute d'être contemporain
du Christ, faute d'être choisi vous-même, cela fut pour vous de rencontrer une
femme, de continuer avec elle. Les heures qui ont un lendemain, un visage qui
s'oublierait comme tout visage s'il n'était photographié le plus intimement
possible parce qu'il revient, se représente et exerce à l'identique la même
attraction, voilà que commence quelque chose qui rythme la journée ou l'année,
qui vous a fait goûter l'heure à suivre parce qu'il y aurait quelqu'un dans
cette proxmité qui approchait, comme les aiguilles gagnent le chiffre, les
quarts et la demi. Etre deux, avoir résonnance et écho, vous ne vous mettez que
maintenant à contempler ce que fut et ce que se pourrait être. Les couples,
vous ont toujoiurs attendri, la hausse des pointes de pieds, les aisselles et
les seins féminins qui se découvrent et se voient, le baiser qu'on va chercher
ainsi et l'homme ou le garçon a les cheveux ébourrifés, le col qui se défait,
c'est de même, les amants toujours sont jeunes, insulaires, éperdus, vous
n'avez prisé le baiser que très tard dans votre vie, très récemment donc, le
liquide, la liquidité qui donne tout et qui fait tout imaginer, on se perd dans
un baiser, à le faire durer et s'il dure, survient le vertige, les langues, la
bouche, le palais, les dents ne sont plus des éléments d'anatomie, ce n'est pas
une personne qui se donne à une autre, ce ne sont pas des sexes qui s'émeuvent
et déjà balayent et effleurent un ventre qui se serre et durcit, tandis que les
tailles se sont entourées, c'est une entrée ensemble dans un univers
cosmogonique et caverneux, on est l'un l'autre à entrer ensemble dans l'autre,
c'est magique, indicible, délicieux, dépassant. Et cet univers parce qu'il est
liquide ramène au primordial, le vent, le froid, le sable, les insectes, un
horaire, une peur, rien n'y fait : le baiser périme l'étreinte sexuelle surtout
s'il ne l'anticipe plus. Sexe à sexe, on le demeure même interpénétré, même en
chevauchée l'un de l'autre, même sur la voie escarpée et si large, lumineuse et
angoissée qui va au plaisir dès le début ou à la chute, la déception, l'effort,
l'abandon, car in luyte, on pre,d on déprend, on cherche, on agrippe et dénoue,
on ajuste et reprend, on enfonce et découvre, on va et l'on va plus encore. Le
silence du baiser, l'immobilité que seul interrompt le souffle, les yeux-mêmes
qui démissionnent, le coeur qui s'est mélangé. Ainsi, est-on deux, mais
l'amitié et l'amour ?
Vous
choisîtes ainsi votre interlocuteur, elle serait au féminin. Tout le reste
demeurerait système ou machine, la société, la civilisation et bien souvent la
religion ne vous donnerait aucun vis-à-vis, qu'un décor, devant lequel sans
trop y entrer, vous continueriez votre dialogue, le récitatif de vos rêves, à
deux, vous croyant à deux, car qui avez-vous écoûté ? qui avez-vous regardé,
sinon de dos quand vous devîntes seul ? La fable a pris son sens, la machine,
le système, la société, la civilisation et la religion, toutes les institutions
soudainement ont trouvé des visages et des voix. Vous crûtes d'abord être seul
contre tous, ce qui vous convenait encore. Vous êtes, à présent, dans la
réalité : pas d'interlocuteur, amours et amitiés balayent des cendres. Le banc,
quand il y en avait beaucoup dans Paris, réunissait parfois en trio ou en
couple, les miséreux, les clochards et l'état de misère semblait une forme
d'existence choisie et cultivée, avec ses accessoires et un langage, la
mendicité n'était pas lancinante, on s'arrêtait pour parler à un mendiant et
celui-ci avait à dire. La déchéance avait encore ses interlocuteurs, elle était
statistiquement peu nombreuse, elle était de qualité, elle avait des habitudes,
on ne chômait pas, vous étiez jeune, les autobus avaient des plate-formes et un
receveur, avec une machine à tourniquet, métallique, crochetée à la ceinture,
maniait la chaine d'une clochette : c'était un art. L'époque était au
noir-et-blanc, la couleur a rendu notre monde manichéen, le chômage et le grand
nombre des faiseurs de manche et afficheurs de faim, de besoin, de demandes
précises et parfois originales tranchent chaque jour davantage. Mais le cri qui
monte, plus fort et hargneux quand Août arrive, s'étale, dure et chauffe, est
un hurlement multiple qui n'assourdit personne, pas vos frères et soeurs qui le
poussent, car chacun est seul, il n'y a plus deux miséreux là-bas qui
s'organisent leur banquette de station du métro ou qui commentent un morceau de
journal, il n'y a que des unités, des vies dissociées, parfaitement différentes
les unes des autres, qui se sont soudain trouvées jetées.
La
gloire, maintenant très souvent proclamée, d'une de vos parentes, est d'avoir
reçu un mari et de l'avoir gardé. A longueur d'existence, elle a su se plaindre
avec le talent d'une immense monotonie et de la sincérité, de la véracité de
tout ce qu'elle n'avait pas reçu, mais à la question : qu'as-tu donc demandé,
qu'attendais-tu, qu'attends-tu encore, elle ne répond que par l'expression de
n'avoir jamais été prisée, de s'être donc toujours sentie de trop. Mais elle
découvre sa gloire et pour davantage que vous n'auriez cru, à d'autres époques
de votre propre vie, vous vous apercevez que le vieillissement chez certains
humains est le chemin de la lucidité et presque du contentement. Or, elle ne
fut jamais vraiment deux, parce qu'elle se dédaignait elle-même, ne réclamait
qu'un dû naturel et non personnel, parce qu'elle a toujours eu soif de
compagnie, d'échange et de conversation, mais n'a jamais su - même
conjugalement - inspirer, attirer l'échange, attiser la conversation, faire
naître une envie de durer. Ceux, celles chez qui on se lève de table ou dont on
quitte le lit dès que c'est fini. Le sexe trop tôt, trop vite lavé ; les lèvres
trop vite essuyées. Alors, il reste l'autre, parfois ce fut vous, attablé ou à
plat dos, les yeux ouverts ; et vous pensez que c'est dommage, que c'aurait pu
être, que ce n'est donc pas çà.
(Reniac, terrasse du Penerf - jeudi 21
Août 1997 : 13 heures 20.15 heures 20)
DENEGATION
Cela
vous vient de loin, sans doute d'un certain rapport avec la confiance et avec
la foi. Comme si ces deux attitudes - sont-ce des attitudes ? des comportements
? des sentiments ? - avaient déterminé en vous des relations de subordination
et d'abnégation, mais avec qui ? Des maîtres. Qui ne s'imposaient pas à un
choix personnel, mais se présentaient dans le corps d'un système, d'une
civilisation, et au sein duquel vous les identifiiez comme des initiateurs. La
dépendance qui en résultait, vous la subjuguiez par une sorte d'extériorité au
système ; existant indépendamment, réussissant par ailleurs, vous épanouissant
et vous exprimant hors des codes de ce corps, vous n'y entriez
qu'occasionnellement : retraites spirituelles, cures balnéaires, conseils de littérature.
Une conduite de vie en cours du soir, sollicitée en forme de consultations
épisodiques, en principe gratuites, valorisant sans doute le conseilleur et son
corps d'état, mais vous exposant à des jugements, à des dénégations ne tenant
compte de vous qu'en relation à un système qui n'est pas le vôtre. A vous de
savoir à qui et à quoi vous appartenez, c'est à présent la question qui vous
semble résulter de plusieurs décennies de cette errance où se rencontrèrent
avec vous, sans réciprocité de confidence ou d'humilité, les pères spirituels
le plus souvent, rarement les éditeurs ou ceux qui en tiennent lieu dans de
petits bureaux miteux où s'identifient les chefs-d'oeuvre, fréquemment des
médecins dont la psychologie n'est pas la spécialité mais qui croient à l'âme
et à quelques-uns des effets de celle-ci sur le corps si elle est malheureuse
ou malmenée, des politiques parce qu'ils vous intéressaient au sens de
l'Histoire à laquelle vous pensiez qu'ils appartenaient comme d'autres au Gotha,
et quelques indéterminables : eux, sans doute, furent les plus salubres. Et
puis les illuminés qui obscurcissent et font galoper, cartomanciens, tireuses
de cartes, pas forcément.
Oui,
cela vient de loin, et c'est assez pitoyable. La Sarthe, à cet endroit, passée
un pont de pierre de l'autre siècle, très support de chemin-de-fer à ses débuts
mais celui-ci est ailleurs, s'étend autour d'une île qui a des saules et des
peupliers, une ancienne marbrerie y prenait là sa force, et Dom M. vient là.
Vous détonnez dans le groupe auquel vous appartenez, déjà hors système, mais
contraint pour avancer de faire bande, il s'agit d'un stage-école pour chefs
scouts, obligatoire dans la perspective d'un camp à l'étranger que vous avez
conçu pour votre troupe de pré-adolescents. On y apprend une manière de
démocratie à imposer aux jeunes, une façon de découper dui cuivre et du bois en
activités diirgées, on dort sur des planches et aux fenêtres il y a la rumeur
du fleuve et la silhouette énorme d'un des monastères les plus fameux du monde.
C'est la Semaine Sainte, vous montez à l'église par curiosité et quoique le
mouvement, auquel vous participez depuis la fin de votre petite enfance et dont
vous avez obtenu les grades, les responsabilités et connaissez bien le folklore
et les nostalgies d'héroisme dont le fascisme d'avant-guerre n'est pas tout à
fait éradiqué, l'Aéropostale non plus, soit catholique, vous êtes seul à
apprendre avec dilection l'accumulation des Psaumes, la danse de ces adultes en
robe avec l'encensoir, les évangéliaires les ornements et à discerner dans les
prosternations, pas seulement un trait de génie pour échapper à la somonolence,
mais une introduction certaine à quelque chose. Elève des Bons Pères,
vous en avez l'intuition, vous êtes entré ainsi dans la plus vieille et la plus
assurée des sapiences humaines, celles dans lesquelles le coeur, l'esprit
humains trouvent leur dialogue tout fait déjà avec un interlocuteur intime et
incommensurable, et ce dialogue est tel qu'ils se les approprient comme leur
invention, leur jaillissement de l'instant dans l'angoisse, la peine ou
l'exultation. Un repérage de toutes les postures affectives et sensuelles mène,
pas à pas, ou déverse d'un coup comme si c'était toute une charge celui, celle
qui a pris la voix du psamiste. C'est dans ce contexte que vous questionnez la
Pythie sur votre orientation. Vous veut-elle à son service, vous inspire-t-elle
autre chose et quoi. Les serviteurs du lieu ont fait élection d'un supérieur
selon une règle millénaire, savante, pratique, implacable, prévoyante et qui ne
manque pas d'humour, ils ont fait élection d'un lieu, en l'occurence assez
resserré entre un bâtiment rugueux et défensif qui n'est pas encore centenaire
à l'époque où vous y arrivez, et un autre plus élégant et de pierre plus jaune,
qui fut prieuré au XVIIIème siècle et n'a pas renoncé à quelques parterres
d'époque. Les moines ne sont que peu nombreux préposés aux accueils et aux
bavardages pieux, ils s'exhibent aux entrées et sorties de leur église, où il
est sévèrement interdit de photographier et d'enregistrer, car s'y chantent les
heures monastiques, s'y célèbrent messes conventuelles et particulières et s'y
adore manifestement une présence individuelle. De l'extérieur ou pour le
non-commettant, l'ensemble se tient. Pour le croyant que vous êtes de
naissance, le crédule et l'admiratif aussi, la synthèse est magnifique, et -
comme elle est conviviale, que l'on peut participer au repas des religieux,
qu'on peut entrer dans leur mystique et leur spiritualité, s'en entretenir, en
rêver, en disserter - vous êtes aussitôt heureux : une rencontre se fait et le
moine que sa fonction vous propose, puisqu'il est l'Hôtelier, comme dans les
auberges de jeunesse, vous tombez bien, est particulièrement éclectique. Autant
ou presqu'à votre mère
(Reniac, terrasse du Penerf - jeudi 21
Août 1997 : 21 heures 10.21 heures 40...)
vous lui devez le goût, la
méthode de lire, de noter, de mémoriser, de choisir. Il sort de sa robe des
fiches manuscrites, livre une citation, c'est une parabole, il prise la perfection,
souffre de ne la rencontrer que rarement dans sa communauté, ne doute ni de sa
vocation ni de la beauté de Dieu : il enseigne la philosophie aux novices.
Votre fiancée de l'époque, après qu'il vous ait détourné des interrogations sur
un état de vie religieuse et apprécié davantage vos lectures concluant à la
banale sainteté, à un déversement confiant en Dieu, l'a chargé de vous détacher
d'elle. Votre père vous jugeait le plus doué de ses enfants et vous l'avait
dit, un jour, tout à trac, vous vous souvenez encore de l'heure, du moment, de
l'endroit, le tableau de bord de la voiture garée au début de la rue Nicolo
quand on allait faire queue chez Coquelin - aujourd'hui magasin de
fringues (rue étonnante que celle de Passy où il y eût quatre librairies et
trois cinémas, et où il n'y a plus que des marchands de fringues : même le
pâtissier s'est vendu, et vous avez vêcu votre enfance dans les décors où
évoluait en début de siècle, à le lire, Julien GREEN, maintenant...). Votre
beau-père fut davantage psychologue, vous aviez des traits de caractère qui
incitent à la prudence. Un déjeuner pour exposer la fortune et les conditions
de n'y point coucher : l'argent et la fille, et un second pour vous dénier le
droit aux épousailles et l'accès au plus haut de la nomenclature
industrielle française. Le moine s'y attela avec lui, vous ne retîntes que la
conversion à opérer pour mieux aimer, alors qu'il s'agit de comprendre que vous
n'étiez plus aimé, mais mis à la porte. Vous vous étiez trompé, vous le
rendîtes au moine quand le consultant sur l'avenir à choisir, vous fils de
Dieu, épris d'absolu et de grand service, il diagnostiqua comme on dessine, en
jeux d'enfants, avec des parties hétéroclites à assembler, un véritable
monstre. Généreux, ce serait le domaine médical ; sortant d'une école
d'administration, vous en seriez un gestionnaire, donc votre vocation, pour
l'homme de Dieu des Matines à Complies, était d'être directeur
d'hôpital. Il y a quelque temps, allant aux nouvelles de votre réaffectation
par votre administration d'origine si vous mettiez fin à l'arrêt-maladie qui
dédommage vos créanciers au prix de votre réputation, vous vous entendites dire
par un directeur-adjoint dont vous connaissez la couleur permanente du costume
et aviez prisé le soupçon de cynisme quand cela semblait n'être qu'une
sociologie un peu libertaire quand les portes sont closes et qu'il n'y a plus
grand monde dans les étages nobles de la rue de Bercy, que vous aviez
certainement perdu la main avec l'âge et vos fonctions trop supéieures, qu'en
conséquence vous ne pourriez jamais plus servir qu'en second dans le métier que
vous ne connaissiez pour avoir cessé de l'exercice deux ou trois ans, métier
déjà fort subordonné et bien souvent exercé par vos collègues assez
abstraitement et assez verbeusement. Ainsi, apprenez-vous à chacun de vos âges,
la considération que les humains se portent entre eux quand l'un questionne
l'autre, hors dossier et hors habit.
Votre
père, Polytechnicien, sachant votre goût des mathématiques puisqu'il vous les
faisait répéter, autant que le latin et que vous ne parveniez à rien, pas même
au plaisir de cette intimité, vous avait suggéré l'école que vous fîtes.
Manquant le concours de sortie, c'est un de vos camarades parmi les plus
brillants, et surtout en vue dans le secondaire où vous étiez déjà ensemble que
dans ladite école et ce qui l'y prépare, vous assura que vous valiez mieux que
votre rang du moment. Un autre compliment avait été celui d'un des
gestionnaires de votre carrière, une carrière tellement prévisible qu'à vos
vingt-cinq ans le banquier de vos débuts calculait, sans sourire ni risquer, la
somme cumulée de ce qu'immanquablement vous auriez perçu d'ici votre retraite :
le haut-fonctionnaire qui, à la surprise générale, avait choisi le corps d'administration
qui vous sustente encore, alors qu'il était le premier de sa promotion et
pouvait donc prendre le meilleur, le plus honoré et le plus aisé des grands
fauteuils au parterre, vous déclara après quelque temps d'observation que si
vous étiez vraiment ambitieux, vous vous y seriez déjà pris autrement. Un de
ses successeurs, qui en mourut d'ailleurs : il avait voulu résolument votre
peau, et surtout la place que vous aviez pour y mettre un autre qui finalement
ne souhaita pas s'y incruster, vous déclara. Je te sais dangereux, je tire donc
le premier. Dangereux, un des banquiers qui vendent du crédit et de
l'intermédiation quand les taux sont bas et les pays sous-équipés - c'était
autrefois - vous avez jugé ainsi. L'ayant introduit chez le donneur d'ordres
comme on dit, vous l'aviez trouvé si nul dans sa proposition, et celle-ci de si
peu de contenu pour le prix qui en était demandé, par-dessus comme par-dessous
la table, que vous proposâtes, à l'improviste un concours public en experts,
donc quasi-gratuit, plutôt que l'officine qui ne ferait que du conseil,
c'est-à-dire du papier. Nul, vous êtes aussi quand, refusé d'un poste qui vous
eût fait, assez tardivement mais tout de même, entrer dans "la"
carrière, vous en sollicitâtes l'explication : on ne prend parmi les tiens que
les meilleurs, or l'on m'a dit que tu es mauvais. C'était un de vos camarades
qui s'exprima ainsi. Vous sûtes que le Premier Ministre de l'époque, celui qui
a dit de l'un de ses successeurs, qu'à sa place il n'aurait et n'avait jamais
eu besoin d'un rapport de situation économique, puisque ces choses il les
savait par métier... convainquit le Président de la République, au seuil de la
salle du Conseil, que vous étiez mauvais. Vous voyez, comme si vous y aviez
été, François MITTERRAND, baisser un bras d'un air pénétré, puis narquois. Vous
fûtes en effet nommé, quoique plus tard... Un autre de vos gestionnaires,
longtemps votre encensoir tant que vous aviez accès à un ministre qu'il servait
aussi mais devait, à le voir tous les jours, le considérer moins -
affectivement, s'entend, sinon intellectuellement - vous assura, maintenant que
vous étiez demandeur et que l'ancien Premier ministre avait disparu, que vous
étiez exécrable, que votre dossier le prouvait, quoiqu'il ne l'eût pas lu. Mais
il allait s'y mettre.
Il
y a eu aussi les démontages, les explications globales et en dialectique. Votre
virginité, plus que vos déboires sentimentaux en post-adolescence, induisait
une présomption d'homosexualité, la guimauve d'un écrit auto-biographique que
vous aviez confié à votre psycho-thérapeuthe quand vous, et votre médecin de
famille qui avait essayé de vous doper d'euphorisants pour vous faire aller
jusqu'à un mariage attrayant et raisonnable qui soudain vous avait paru une
mise au tombeau, vous effrayèrent ensemble de cette lacune dans le mécanisme
décisionnel à propos du conjugal. Vous n'aiez rien lu de FREUD ni de JUNG, le
praticien, qui avait carte de neuro-psychiatre, un doigt raide et un fauteuil
de cuir, beaucoup d'aggrandissements photographiques de navire de geurre et un
nom à tiret entre deux parts, vous semblait demandeur de quelque chose. Les
tests de RORSCHACH, dont une femme mûre et assurée étalait et faisait se
succéder les cartes comme les éclairs à la devanture de Coquelin encore
pratiquant, autant que les jambes écartées du docteur, appelaient manifestement
des aveux précis d'une sexualité envieuse de tout, mais pas encore à même. On
vous faisait bien partir, vous retîntes que jouer d'un air de piston inconnu
des autres et du public, peut vous distinguer. C'était assez bien vu, sauf que
le public n'est pas d'accès direct, les partis politiques criblent les
candidatures et la cour du prince ne veut aucun émule, crainte qu'il devienne
favori. Sauf surtout que la différence n'est pas prévue par les statuts de al
fonction publique ni par le code du travail. On n'est protégé que par le groupe
et le groupe ne vous admet, puis vous conserve que si vous ne vous distinguez
en rien. Quand votre prose en colonnes de journal, parfois en cavalier du plus
prestigieux organe quotidien à l'époque de vos trente ans, vous distingua, de
fait, vous n'eûtes pas à attendre pour comprendre. Orner votre signature,
désormais connue, de l'appartenance à l'école dont vous sortiez, n'illustrait
pas celle-ci mais la desservait ; des camarades en association l'écrivirent
tellement au directeur du Monde que celui-ci vous demanda si vous
n'usurpiez pas votre titre. L'admiration ou l'envie ne concerna jamais, dans la
rumeur de ces écrits publiés, le contenu qui y était, à peine le ton - ce qui
avait pourtant décidé et la publication et la fréquence de votre nom à ainsi
paraître - on envia la colonne, on supposa l'habileté, on prévit l'arrivisme,
on vous crut comme tout le monde quand on commence de considérer de là où l'on
est arrivé, quels que soient filières et moyens, ceux qui vont probablement
arriver. Or, vous n'arrivâtes jamais : mystère pour les uns, mais qui
s'appesantit sur ce qui ne survient point, et plaisir pour d'autres. Pour vous,
c'était du bonheur, un défoulement vous dédommageant de n'être qu'un
commentateur. Vous commenciez de voir que les métiers - censément électifs -
qui commandent aux vôtres censément pourvus par concours et promus au mérite,
sont du même ordre : beaucoup d'apparence, bien des entraves, peu de
créativité. Tardivement, les tests d'une cartomancienne, ou était-ce vous-même
qui aviez demandé à en subir dans une entreprise, pour juger d'une gestion des
ressources humaines - on ne disait pas encore ainsi au temps où vous enquêtiez pour
un tiers - indiquèrent que vous étiez fait pour l'architecture. Tout est, dans
l'histoire humaine quand elle se révèle ou qu'on la sollicite de se prédire,
affaire de parabole, donc de lectures à plusieurs sens. Agencer, concevoir,
imaginer des ensembles, oui ! Le crayon, il était trop tard pour le prendre et
à tant écrire, surtout à la machine, vous ne saviez plus peindre ni dessiner,
alors que ce fut votre don d'enfant. De même, raconter en cour de récréation ou
au réfectoire des camps estivaux, vous aviez su au point de captiver des années
bien des condisciples, autrement sportifs et amateurs de ballons ou de
pugilats, qui restaient à vous entourer pour connaître... la suite.
Naturellement, vous inventiez à mesure, tout l'art est dans la chute, provisoire.
C'est
ainsi que vous avez contracté cette insatiabilité qui fit peur aux employeurs
quand ils vous jugeaient à leur niveau et vous voyaient donc bien prétentieux.
Celui qui ne sait pas où il doit être, gênent tous ceux qui sont déjà placés.
Etre de trop là où l'on est, pousse à l'escalade. N'être rien où qu'on soit,
pousse au départ. Vous n'avez donc jamais su descendre. C'est l'exercice d'à
présent. Les diagnostics - eux - n'ont pas cessé de vous être prodigués. Ne pas
p... contre le vent, sage conseil ; un de vos aînés dans le métier ou tout
comme, mais d'une autre nationalité ce qui montre bien que votre métier, comme
un autre réputé encore plus vieux, se pratique à l'identique, quelle que soit
la civilisation, vous avait observé, il vous avait même requis pour des
transpositions à partir de sa langue dans la vôtre de spectacles audio-visuels
qu'il donnait et dont il ne savait que c'était peut-être se commettre que de
faire le bateleur dans une capitale qui comptera toujours de vieilles familles.
Marié en plusieurs noces, père de quelques fils, il avait une réputation que
vous ne sûtes que plus tard de priser les garçons, ou au moins les hommes plus
jeunes que lui. Invité dans une île du Latium où MUSSOLONI après les Césars aux
murènes, relègua beaucoup de ses opposants - hormis le port, tout est abrupt
mais en marbre vert et blanc tombant à pic dans une eau qui n'est que
transparence - vous eûtes besoin de votre compagne, de vos ostensibles
affinités amoureuses et de la prolongation de vos siestes pour échaper à des
circonstances que l'ambassadeur dignitaire créait et recréait. Bon nageur et
bien palmé, vous échappâtes une fois, vraiment de justesse. Autant on peut
souffrir, et vous l'avez vêcu, quand une jeune fille qu'on guigne comme amante
vous propose amitié et dédaigne votre viande, et alors on voudrait n'être que
corps et choisi qu'en chair, envié, désiré pour son poids, sa densité et sa
morphologie, autant on vit l'impossible quand soudain l'on se rend compte que
pour un autre, dont on ne veut à aucun prix rien connaître en cela, vous n'êtes
très précisément que cela, jambes, ventre et sexe. Il faut que la psychologie
humaine ait passé ingénieusement bien des habits d'esthète, acquis du verbiage
poétique même dans ses versions ignares, pour qu'on puisse - homme et femme -
s'entre-caresser et se convoiter sans que ce soit le soupèsement du boucher, et
qu'au contraire l'étreinte amoureuse paraisse longtemps, sinon toujours,
l'acmée de la rencontre, des retrouvailles et le plus beau d'une exustence et
de la journée. Chef d'oeuvre dont tous les participants à l'espèce humaine,
sont censés bénéficier, ce qui produit de nombrex contre-sens. La réputation
par fréquentation ou amitié de ceux qui ont cette réputation figura-t-elle à
votre dossier. L'administration codifie la tenue de ce genre d'objets à
soufflet et sangle, toutes les directions du personnel et même l'artisan qui a
compagnons, ont aussi ces feuillets et ces mémoires. L'état-civil est la plus
mince des séries de renseignements dont il est fait obligation que vous soyez
partout suivi ; il y la carrière, autant
dire les qualifications, qui dans les métiers assis consistent en promotions de
grade et parfois de rémunérations ; enfin, le divers, le vrac, le surplus,
c'est-à-dire les problèmes que vous avez suscités ou empêchés fe résoudre à
raison de votre existence. de votre imprévisibilité. Votre dossier, en
troisième partie, est énorme, intransportable. Vous le consultez tous les dix
ans, vous en réclamez la pagination, vous souhaitez - parallélisme des formes -
qu'y soient versés aussi les satisfecit ou bien vos réponses d'époques
aux argumentations retenues contre vous. Le procès est latent dans toute vie
humaine. Il y a longtemps la flagornerie amoureuse, des compliments si
habituels que ce sont des formules d'usage entre amants ; la vérité ne se dit
qu'une fois, et elle périme des années de vocabulaire et de platitudes ; enfin,
quelque exactitude non sur vous, mais la révélation de ce qui était réellement
pensé, détesté de vous. Célibataire malgré vous, la successivité des compagnes
n'a pas fait varier le jugement d'après la rupture. Pas un seul souvenir
d'épanouissement, de bonheur, d'attention tendre et justement placée, vous ne
laissez. Les tiers conviennent - sans vous - que votre encombrement est tel que
la femme, lasse d'un tel imperium s'enfuit rien que pour prendre l'air.
A vos beaux temps, l'on vous disait merveilleux facteur d'occupation et d'unité
intimes, vous remplissiez tout de celle avec qui vous viviez, qui était
destinataire des volumes de votre épistolat et des non moins prolixese gestes
du désir, de l'admiration et du goût physiques. Un crac, un génie d'un métier
pour lequel il est fait et on ne l'y avait pas encore mis, pensez donc ! vous
le pensiez, vous fûtes ainsi reçu dans le corps administratif correspondant aux
fonctions et à l'emploi auxquels vous veniez d'être nommé. Le concert des
exécutants - de haut rang - qui faisaient passer dans les papiers, au Journal
officiel et ailleurs, au budget aussi, votre nouvel état, donnait à croire
que s'ils n'avaient tenu qu'à eux, depuis longtemps, justice aurait été rendue
à vos talents. Une petite semaine avant la signature en Conseil des Ministres
de ce qui vous parût chanceux, risqué et révocable jusqu'à la dernière ligne du
procès-verbal d'un rituel mercredi matin, vous arrivèrent, à petites doses,
précises comme si elles avaient émané de la pipe d'un vrai fumeur, les
premières fumées. On savait déjà, on l'avait toujours su, vous êtes excellent.
On ne prédisait pas votre réussite, et pour cause, puisque vous n'atteignîtes
ce sommet (relatif) que pour descendre un tout autre versant et ne pas du tout
vous retrouver à un point de départ qui vous eût suffi, au point où l'on a vous
fait tomber. Ce n'était pas vous qu'on félicitait et aimait, c'était le fait du
prince qu'on était obligé - un moment - de considérer. Il y a plus glorieux. A
mesure, vous n'appreniez pas davantage sur vous-même ni sur ce qu'il est
attendu de vous, en société, vous n'étiez renseigné que sur celle-ci :
dérisoire et codée. Pour ne pas froisser, vous avez loué le système, creusé
jusqu'aux racines pour trouver des références
à la manière dont vous pensiez honorer le métier et l'emploi. Il y en a,
c'est bien pourquoi vous l'aviez ambitionné. Pas comme une fin, mais enfin comme
une place. Et de fait, vous vous donnâtes nuit et jour à votre mission, à ne
pas vous reconnaître vous-même. Enfin, du plein-temps. Les usagers vous
trouvèrent différent de tous autres, et tous les autres différents absolument
et lamentablement d'eux-mêmes. La consultation de ces gestionnaires d'un autre
bâtiment ne vous donnait rien à l'entrée, et vous ne pûtes obtenir l'audience
de sortie. L'entre-deux avait été édifiant, les chefs ayant - électivement -
changé, on considérait désormais la pyramide démographique, c'est-à-dire qu'on
vidait les immigrés, clandestins ou pas ; n'étant pas intégré au Quai d'Orsay,
vous étiez sans-papier ; au reste, vous ne présentiez aucun symptôme qui font
les cas sociaux, puisque vous retourneriez, nourri donc, dans la mauison d'à
côté, d'où vous veniez ; une nouvelle fois, il vous était dit qu'on ne gardait
que les meilleurs. L'excellence vous avait quitté ; au reste, votre activisme
avait lassé, seul ou à peine secondé, vous produisiez autant qu'une des autres
officines, celle-là pourvue de neuf scribouillards. Rétorquer que vous
inauguriez et que l'ouverture de tant de chantiers et à tant de propos donnait
certainement lieu à plus de circulation que l'information de Paris sur des
lieux dont les journaux arrivaient au kiosque de l'aérogare des Invalides en
même temps qu'à ceux d'Athènes où on les compose et les édite, parut mal fondé
et insolent. Le sérieux que vous aviez mis à accomplir vos missions avait fait
rire, votre disgrâce donna à sourire. Vous savez si bien les choses, que
l'appétit de recommencer et d'entendre la même complimentation à votre retour
en grâce qu'à votre première mise en selle, vous manque totalement. Ce serait
au contraire à vomir, non qu'il y ait là-bas des méchants, pas même des
instrigants. Il y a que vous n'êtes pas d'eux. Ce qui vous eût flatté à des
moments où vous étiez jeune, mais ce qui vous taxe d'irréalisme et d'absence -
aujourd'hui - du talent comptant seul : l'adaptation. Vous ne savez pas... vous
n'avez jamais su parce que vous avez, jusqu'à ces temps-ci, cru que la société
est une société d'accueil. Pas de bienfaisance, naïf mais tout de même.
D'accueil puisque vous n'avez, pas plus ni moins que n'importe qui depuis que
prolifèrent et continuent l'espèce humaine et le règne du vivant, demandé à
naître.
(... ibidem, puis vendredi matin 22 Août
1997 : 11 heures 20.13 heures 20)
Une
collection d'atypiques ferait le cirque Barnum, d'accord ; ni la chaîne
de montage, ni le pilotage d'avions de ligne, ni le réseau diplomatique français
ne la requièrent, mais c'est la double appartenance qui est répugnante pour
l'employeur et pour le syndicat. Que vous écriviez ce que l'on suppose devoir
constituer - posthume - vos oeuvres complètes, on croit que vous vous y donnez
aux heures de travail et de bureau. Un proviseur de lycée, agrégé de surcroît,
ne put comprendre que locataire de sa villa, construite peut-être en surcoût
dudit lycée, vous eussiez avec vous une collection de vingt ans du journal Le
Monde attendu que vous n'aviez séjourné chez lui que trois ans. Matinal ou
nocturne, à votre machine, vous pouvez passer des heures où d'autres dorment et
s'occupent. Ceux qui s'entre-invitent par distraction, disent-ils. L'occupation
des épouses d'expatriés, au bout du compte, il n'y en a plus, que les fausses
pas prévues au registre des oeuvres du ministère ou du mondial en B.T.P., mais
au début des carrières, on s'en préoccupe, puisqu'il n'y a plus de travaux
d'aiguille. La sensation, si souvent, vous l'avez eue, que le bonheur d'être à
soi bien peu le cultivent. Faire pitié est un gage d'avancement, quand on n'est
pas trop haut à l'échelle, mais faire envie parce qu'il y a des trous dans
l'emploi qu'on suppose de votre temps biologique hebdomadaire, c'est prendre de
grands risques. L'aisance au téléphone éveille la méfiance. La pupille d'un
religieux notoire, selon des modalités que vous ne démêlez toujours pas, tant
celui-ci semble préoccupé du sort de celle-là, est rabbatue plus ou moins
directement sur vous. La voix trop enjouée ne convient pas à la posture que
devrait avoir la demanderesse, il s'agit d'emploi. La mère est aux caisses
d'une grande surface alimentaire, le père était berger et s'est taillé, le
grand-père qui vit toujours et habite avec les deux femmes, semble à l'origine
de tout et notamment des soucis du religieux. La fille n'a d'expérience que la
promotion d'un peintre, dont le nom ne fait rien résonner, et la compatibilité
- peut-être - d'une oeuvre qui n'en a guère, pour des raisons fiscales,
puisqu'elle est de bienfaisance. Elle a passé la trentaine, il faut lui trouver
quelque chose, vous n'y pouvez rien, mais le religieux harcèle votre compagne,
et la culpabilité fait ricochet, seule l'impétrante coule des jours estivaux
heureux et ne rabat rien de ses prétentions pécuniaires. Le maire des lieux a
été ministre, il pratique selon la télévision où il intervient le dimanche, de
nos jours l'agence pour l'emploi débite en frais de gestions quand c'est la
chasse aux têtes ou se pratique en amateur par la tannée des relations. Si vous
avez famille nombreuse, vous serez sauvé -vous - par le parrain de votre
dernier temps qui co-préside une caisse de retraite dont vous deviendrez - coup
de chance à votre âge - le principal placier, puis bientôt, si vous avez le nez
binoclard et le verbe ennuyeux car il faut terminer ses phrases, gestionnaire
du personnel, videur après avoir été vidé. De même qu'une socialbilité
s'acquiert grâce à un animal domestique, promené à heure fixe et sans
changement d'itinéraire, ou bien à la sortie des maternelles, sous condition
d'être père ou mère d'un enfant dûment scolarisé là où vous l'attendez. Le
ministre-maire-député se dérobe et ne se laisse plus entrevoir qu'au décès de
la doyenne de l'humanité qui était de ses administrés. Vous dissuadez votre
compagne de la prendre ou de la recommander elle-même, cette alacrité au
téléphone, ces prétentions tandis que le bagage est si pauvre. Vous insinuez
que si elle a du charme, elle aura un emploi, sur place. Souvent, à la remontée
vers le Chatelet de la voie sur berge, ce sont des filles jeunes et pas
vilaines qui font la manche. La jeunesse, qui mendie, est toute lourde - en
a-t-elle conscience - de la prostitution qui la tirerait de misère, mais
qu'elle ne pratique pas encore. Vous cherchez comment caser la pupille, et vous
raclez dix ou vingt frans à votre tableau de bord. Le non-emploi ne convient
pas à certains âges, et comme la jeunesse a un visage qu'on regarde, qui croit
au drame ? Le sourire qui demande, ne gratifie pas le charitable aux piécettes.
Il
y a aussi la camelotte. Pierre VIANNSON-PONTE vous raconta deux anecdotes sur
le Général - ce fut lui aussi qui vous nota auprès du directeur de ce journal
qui vous publiait : on ne sait s'il écrit admirablement ou très mal... Les
lecteurs -en comité créé par un futur Premier Ministre, alors ministre des
Affaires Etrangères - décidèrent de votre style selon l'abondance de vos
envois, à preuve le compte-impulsions du chiffre. Vous ennuyiez, le pays où
l'on vous avait expédié, selon votre désir, ce qui est rare dans cette
"carrière", et que vous pensiez promouvoir, faire connaître et donc
favoriser, en pâtissait. Votre mère, un été où vous rentriez plus tôt que vous
n'étiez attendu, eut ce mot : je ne peux plus le voir en peinture. Devant
vous... Elle en eut un autre, qu'on vous rapporta : il les lui faut toutes.
Elle devint pourtant votre meilleure et plus fine amie. Le sang reçu ou
partagé, permet tous les rattrapages, bouscule la chronologie des malentendus
et des silences qu'on ne sait rompre, et la famille, vous en avez l'expérience
délicieuse parce qu'elle laisse un passé disponible et qu'elle réserve toujours
de l'avenir et des retours. Professionnellement et amoureusement, il n'en est
pas toujours de même. Les lieux sont rares où l'on peut se lire et se relire,
seul ou à plusieurs, sans s'amoindrir ou avoir à reconnaître qu'il n'y a rien
eu ni personne là où l'on avait cru voir, être aimé et connaître. Les
enterrements, parce qu'il y a des notaires ou des exécuteurs testamentaires,
sont une leçon de démicratie, on n'est plus qu'une portion, sauf disposition
spéciale, et le plus souvent le gros donne lieu à portion et tour de parole.
Les enterrements du père et/ou de la mère. Votre père étant au passif, ce fut
votre mère qui testa, oublia certaine de vos soeurs, salua votre bonté - vous
rendant incapable, fonctionnellement, si l'on peut écrire, d'exécuter un
testament puisque vous auriez arrangé les choses pour que les coeurs aient
chacun de la place - et les choses furent pénibles, qui, pour vous, ne durèrent
que leur temps : une journée, plus quelques mensonges ou habiletés, identifiées
rétrospectivement, pour d'autres, cela saigne encore. Le pire, c'est les
croûtes : on ne s'en remet pas, elles se voient. Il y en a donc qui ne veulent
plus vous voir, ne voudront plus vous voir, n'ont plus voulu vous voir. Une de
vos cousines bénéficie d'un tel traitement, elle est réputée - irrévocablement
si plaintive, si geignarde, si frustrée à l'affichage et au détail - qu'elle
est pire qu'ennuyeuse ou rejetée. Vous seriez vous-même exclu si vous la
montriez quand vous recevez ou visitez. Elle se venge par un orgueil qui ne se
discerne qu'à très longue pratique ; l'orgueil est plus fréquentable que
l'ennui, parce qu'on finit par en convenir et même à en sourire à l'unisson ;
tandis que l'ennuyeux, on veut s'en dépêtrer et s'en défaire. La mendicité
d'aujourd'hui ne colle plus aux passants, la clochardise qui s'exhibe en abcès,
rougeurs et paquets devient rare, la détresse est habillée comme tout le monde,
il n'y a que son message qui est refusé, celui de la communauté de race qui
menace d'être une communauté de destin. Le Général, dans les années 1930,
tenait à son intuition, qu'il fît carrière ou pas, comme le secteur était peu
connu au-dehors du métier, sa valeur n'était pas en cause et ne comptait pas.
Ses articles-ci qu'on ne voulait, d'une salle de rdaction à une autre, à aucun
prix faire passer. L'illustre - mais au futur, et qui était seul à le
pressentir - en insistant, lassait. Le chroniqueur de L'Express,
puis du Monde qui ne parvint pas être directeur, quoiqu'il l'eût
mérité, aimait donc ce trait. Il ajoutait, ce qui à d'autant moins à voir que
cela appartient à la période la plus consulaire et glorieuse de l'homme du 18
Juin, la description du Général de GAULLE changeant de pantalon dans un Dakota
au retour d'Alger pour débarquer civilement à Paris. Vous faisiez à l'époque le
tour du premier étage de la rue des Italiens, y demeurer vous eût plu, au
directeur de l'époque aussi, la vieille et la seule façon de s'indigner, de
l'écrire aussitôt, vous la partagiez. C'est sans doute pour cela qu'on ne vous
coopta pas. Pour une fois, vous étiez semblable, semblable à celui dont on
voulait la place, qui la garda longtemps, qui l'avait passionnément illustré et
en fut passionnément attaqué ; vous auriez pu, par la suite, gagner cette
place. C'est ainsi qu'on ne vous reçut pas. A l'Elysée, en moins net, le
scenario se joua encore. Pourquoi semble-t-il que si vous étiez admis, vous
conquerriez, à croire que vous trainez derrière vous les cadavres de tant de
gens que vous auriez piétinés. La société paraît souvent ainsi faite que pour y
réussir, il ne faut jamais se déployer au décollage, ne jamais montrer
d'intérêt pour ce que l'on brigue ; encore, votre ignorance car - demandez-vous
- ce jeu, pour le jouer, ne faut-il pas patienter en s'adonnant à un autre ;
or, justement, les violons d'Ingres, les trop nombreuses cordes à l'arc, les
occupations hors service ne sont ni prisées ni primées. Les souris de kermesse
dans leur travée, à ne pouvoir aller qu'en avant, et malheur si l'on sort de la
ligne. Déjà, la course ainsi n'était pas votre genre, quant à récupérer la
ligne après en avoir été sorti... Haut fonctionnaire, vous ne pouviez
enseigner, en tout cas concourir au haut de l'université, à l'époque,
maintenant pour enseigner, étant dans la dèche et la disgrâce, vous n'êtes pas
davantage recevable, vous n'apporteriez qu'un enseignement. Journaliste à la
pige, vous ne pouvez fonctionner comme un bon agent public, c'est certain, on ne
rédige pas quatre pages d'humeur à l'encontre du Président régnant sur un coin
de table entre 22 et 23 heures après que le discours ait été transmis en
différé, vous prenez du temps à l'Etat, vous prenez des emplois aux
professeurs, et titulaire gradé vous ne pouvez moralement manger le pain d'un
rédacteur. Vous vous êtes ainsi fait éconduire de tout, et aussi par les
éditeurs. Disgrâcié, vous aviez reçu le conseil d'écrire, peut-être d'en
écrire. Soit, mais le journal intime trompe la désespérance le temps de
trifouiller la sensation de n'aller plus et de trouver les mots qui ne font pas
trop pompeux ni abstraits : il ne nourrit pas, or c'est de profession que vous
avez besoin. Marchant, continuant une carrière, analogue à celle de beaucoup,
de très nombreux serviteurs et de quelques précautionneux qui guette l'arrêt
non marqué à l'horaire pour sauter du tortillard dans le rapide, l'orientation
professionnelle se prouvait au passeport diplomatique ou à la fiche B de votre
dossier. Sur le ballast, on ne fait pas de stop. Vous n'avez qu'une seule
expérience, celle de votre débarquement, car votre métier ne s'exerce qu'avec
instruments, c'est-à-dire au sein d'une institution. Distribuer des sacs de riz
fait aujourd'hui plaisanterie comme naguère, les " petits Chinois "
étaient évoqués quand des restes aux assiettes se reprochaient aux enfants
heureux. Vous mélangez tout, amour, finances, considération, société, métier,
bon droit, personnalité.
Justement,
vos télégrammes lassaient, vos écrits plus encore. Là, aucun conseil à
attendre, sauf arrivé, consacré, et n'en ayant donc plus besoin. Le voyeurisme
vous avait fait mettre les choses au point, les quadragénaires, nanties d'un
mari et d'une obligation conjugale pas forcément désagréable au retour du dîner
dont vous étiez le seul convive célibataire, vous draguaient, vous narguaient,
feignaient d'être pris à votre charme, mais c'était vous le papillon autour des
mèches et dans le clair-obscur. Vous avez tenu conférence sur Don Juan
pour crier que l'égoisme, la méchanceté, le vol d'identité et d'idéal sont chez
les gens confortables. Thème d'article aussi. Vous étiez pris pour qui vous
n'êtes pas, d'autant que de ces dîners naturellement vous rentriez seul. De
succès que celui qu'on n'escompte pas, et une jeune fille de ce temps-là vous
vint, simplement du bout de table à déjeuner chez ses parents. Ce fut plus
frais. Raconter les espérances mais aucun haut fait, situer les événements dans
le coeur plus qu'en société ne vous attira aucun lecteur professionnel. Les
intimes, quand ils se croient vos intimes, demandent à voir, donc à lire. Une
copieuse de notre littérature contemporaine, heure de gymnastique, heures
d'écriture, sujets vendables mais déjà traités, sympathique par elle-même,
attentive à l'occasion, mais gérant des contrats décennaux à raison de deux
productions l'an, vous montra qu'il y a plus de métier dans la gestion de ses
forces que dans l'expression d'un talent, vous crûtes à l'introduction et
surtout aux cris quand, à quelques-uns de vos specimens et quelques-unes de vos
bonnes feuilles, on se répandit : vous étiez découvert, vous mêliez les genres,
parce que vous n'écriviez que la vie, laquelle ne fait pas de séparation entre
les costumes d'été et les vêtements d'hiver, les soucis d'argent, les peines de
coeur et les attentes de carrière. Du texte qui, peut-être monocorde dans le
ton et pour le rythme, avait de la couleur pour les descriptions. Elle vous
adressa à son éditeur, vous alliez partir pour votre poste important, et place
Auber, dans des locaux centenaires et flatteurs car l'esprit transcende
l'époque, les années et la mode en s'en tenant à une seule architecture, celle
où s'afficha à son origine la belle raison sociale à nom double, vous
entendîtes votre première leçon du bien écrire, c'est-à-dire de l'écrire
vendable. On vous offrit l'édition récente mais sans succès du journal d'un
consul en Cochinchine l'autre siècle. Vous devriez écrire cela, votre journal
là-bas, mais comme vous enverriez des cartes postales à votre grand-mère de Melun.
C'était décisif. Vous avez quitté votre psycho-thérapeute quand, l'ayant mis
sur un sujet dont vous pouviez estimer s'il était traité avec maîtrise, vous
avez compris que le praticien rédigeait ses livres, et le prochain, tout
exprès, par compilation des articles de la concurrence, c'est-à-dire de la
confrérie, et non par exploitation d'une expérience clinique et du rapport
personnel avec ses patients, leur souffrance ou leurs aberrations. Les cartes
postales, aux frontières de Chine, ne sont pas variées, on n'y vante que des
urbanismes dont à Sarcelles on fut victime et qu'on n'exporte pas. Vous auriez
donc écrit quoi ? La monotonie des nuits, le pic Staline, une année où le deuil
de votre mère - sans trop de conscience - vous rendit chaste autant que l'excès
de travail et de croyance en vos responsabilités, ou ce flot irrépressible
qu'est dans la steppe le millier de moutons, surgis d'on ne sait oùn et qui
traverse la route étroite et craquelée par le gel de six mois ? On ne publie
pas un rapport de mission tandis qu'on marche, d'ailleurs vos deux grand-mères
étaient mortes bien avant que vous ayez reçu le conseil de les imaginer bête à
pleurer et donc à vous lire dans le texte qu'on vous conseilla d'écrire. Il y
avait eu une autre notoriété, plus bienveillante, parce que vaguement en dette
d'un livre envers vous, parce que certainement connaisseuse de la souffrance et
des dénégations qui l'accompagne, le regard des autres qui se trompe sur vous.
Réputée inconsolable de la mort d'un amant, dans des circonstances que vous ne
savez pas mais qui furent tragiques et honorables, réputée alcoolique aussi,
bourrant de manuscrits sans reliure les proches d'un imperméable jamais
boutonné, vous la vîtes prendre ainsi le métro, elle qui est oracle. Vos
productions, jugées par elle comme par d'autres, recevaient quelque
commentaire, la liaison s'esquissait, mais l'apprentissage ne commençait
toujours. Vous sentiez qu'il eût fallu raturer et relire, cela vous tombait des
mains et le miroir, le revoir ne vous ont jamais plu. Vous ne reconnaissez
toujours pas dans ce que vous écrivez, ce que vous aviez senti, voulu dire et
que vous avez, depuis, oublié. Rien ne ressuscite, et écrire, vous le pratiquez
au présent, de même qu'on a mémoire d'un repas et de sa qualité que pour revenir
au restaurant où vous le prîtes. Il est au présent de l'assiette et du vin
humé, ou au programme de la prochaine sortie, mais pas au passé. Ainsi, vos
pages, vous pourriez - en fait - écrire sans écrire. Simplement, écrire sans
qu'aucune trace ne s'en voit. Celui qui écrirait sans papier et se donnerait à
lui-même d'apprendre par coeur, à mesure, l'oeuvre qu'il trouve et compose. La
prison vous fascine depuis longtemps, on n'y a plus aucune responsabilité, on y
est censément si dépersonnalisé que rien, plus rien de vous n'est nié, libre à
vous de tout recomposer, et le degré zéro de la culpabilité doit s'atteindre là
puisque c'est marqué au greffe du tribunal, et que vous ne dépendez plus que du
juge de l'application des peines. Au moins, avez-vous quelque chose à attendre,
le jour ou l'année de sortie. De loin, de l'extérieur, où vous êtes encore,
vous diriez qu'incarcéré, la logique d'un suicide perdrait - pour vous - tout
de son évidence, tandis qu'en pleine, en liberté... alors l'absence de choix devient
scandaleuse et insupportable. Tromperie sur les lieux du séjour. On ne
rembourse la vie qu'en la rendant, qu'en mourant, est-ce un jeu de mots ?
Vous
aviez lu cet écrivain avec bien davantage que du plaisir, c'était un
enveloppement, un sertissement de tous vos sens, de votre imaginaire, de toutes
les récurrences possibles quand le livre ne vous quittait plus et se donnait
longuement. La presse l'avait réputé perfectionniste à la VALERY-LARBAUD, à la
LEIRIS, donc peu prolixe, rare et ciseleur, une réincarnation de CELLINI dans
notre littérature. Style parfait au point qu'on ne se rend plus même compte
qu'on lit, cela vous entre directement. Réexplication envoûtante d'un passé ou
d'un lointain qu'on pouvait connaître mais qui a désormais plus que sa légence,
une vérité souterraine, la seule. Téléphone, rendez-vous, appartement aux
couloirs compliqués, des livres partout des chambranles, aux armoires et aux
plafonds, de décoration, de tapisserie, de murs que les livres, brochés,
travaillés, lus, fatigués, heureux. Une compagne, psychologuie ou psychiâtre,
brune, présente. Le maître, qui vit appointé dans une maison d'édition, est
heureux, lui aussi, flatté, il vous reçoit, le jour encore lumineux. Naguère,
René CAPITANT vous avait ainsi gardé à déjeuner, serviette au cou pour
découper, comme dans les années 30 que vous n'avez pas connues, votre
grand-père paternel. Bref, vous restez pour dîner, entretemps, c'est un
dimanche, vous allez non loin à la messe du soir. La fête de l'esprit, et
croyez-vous, de la dilection ne désempare pas, jusqu'à ce que l'ombre revienne,
que vous aviez un instant suscitée : vous avez, en milieu d'après-midi, demandé
conseil, vous aussi vous aimeriez écrire, vous n'écrivez pas vraiment, mais
comment écrit-on, que doit-on écrire, qu'est-ce donc qui s'écrit. Vous étiez
tous deux passés dans une toute petite pièce, c'était étroit, vous aviez pu
croire à la chaleur qu'on chercherait ainsi et qu'on accumulerait, échangerait
mieux là. C'était très vite tombé, jugé. Fonctionnairee, vous étiez en passant
la porte, fonctinnaire vous deviez le rester, on ne peut être les deux, vous
étiez déjà trop lancé, trop âgé aussi, on n'apprend pas à écrire, on écrit, il
ne le disait pas le maître, mais si vous n'aviez pas été écrivain, et publié, jusqu'à
ce moment, ce n'était la peine d'encombrer qui que ce soit. On n'en parlerait
plus donc. Vous étiez revenu pour le dîner, les amabilités, c'est-à-dire le
monologue de l'homme de lettres racontant les fins de vie des autres ou les
conditions de vente et de créativité des patentés, continuaient, continuèrent
et vous comblaient. Vous avez décliné une invitation la semaine suivante qui
serait le Nouvel An, on était déjà à Noël, et c'est le moment de la privauté ou
du recueillement, d'ailleurs l'un des commensaux vous était familier, et vous
avez deviné - pas seulement à cette occasion - qu'il ne vous a jamais été
tendre en votre absence. Mais vous avez laissé une grosse enveloppe, des
spécimens de ce que vous écrivez, en murmurant que ce n'aurait aucune importance
si le maître ne rendait pas compte. Très peu de temps passa, mais le commensal
avait dû venir, à son tour, ou quelque chose s'était réveillé chez l'excellent
technicien des romans que vous avez affectionnés et attendus, car il ne s'en
produit qu'un tous les dix ans, le temps de se procurer les épuisés... Au
téléphone, ce fut une insurrection, comme si l'enveloppe laissée un soir avait
été une agression, ou que son contenu fut à un point dégoûtant qu'on ne saurait
l'évoquer. Il n'y avait pas eu de transition entre l'accueil empressé, amical,
comme d'une connaissance presque familiale et ancienne, atavique, et le jeté
dehors qui vous fut, ce jour, signifié. Ainsi, également, avez-vous reçu le
faire-part que la succession, dans votre emploi, était non seulement ouverte,
mais pourvue.
(... ibidem, vendredi après-midi 22 Août
1997 : 14 heures 50.16 heures 50)
Abandonner
un livre au cours de la lecture qu'on avait commencé de lui accorder n'enlève à
la gloire de l'auteur, sauf posthume. Qu'on ne lise plus Paul BOURGET ne lui
enlève de son vivant, bien passé, et qui précisément daté n'a plus autorité sur
notre propre vivant. Mais les planches photographiques, noir et blanc,
simplissimes, répétitives avec cependant la vibration d'infimes variation, d'ombres,
de lumières, d'angle de la prise de vues, qu'un lecteur du Monde, à
l'évidence artiste et doué, vous avait adressées pour que vous lui en fissiez
le commentaire, et vous tardâtes tant qu'il vous récrévit : aimez-vous ou pas,
et sinon, ou si oui... vous avez manqué quelque chose, quelqu'un, vous vous
êtes manqué à vous-même, vous avez commis le pire dédain, vous ne vous êtes pas
investi, alors que vous étiez tout désigné, très apte pour vous investir. Les
photographies, vous les avez retournées, vous en avez prises de ce genre, mais
sans souvenir de ce que vous aviez examiné, et qui vous avait plu, sans
constance ni réponse de votre part, oui ces bancs, ce banc, ce même banc, où il
n'y avait personne, personne autour, personne à s'y asseoir, toute une histoire
était plausible, le photographe, votre lecteur l'attendait, vous ne la lui avez
pas donnée. Il y a vingt ou vingt-cinq années, sans vous êtes jamais vus, ni
même entendus, au téléphone ou autrement, vous y pensez l'un l'autre. C'était
un ponton qui séparait en deux moitiés, interminablement horiozontales et
équivalentes, le ciel ou l'eau, on ne pouvait savoir, encore moins décider si
tout était, si tout est ciel ou eau ; Buzios, hors saison, hémisphère austral,
personne sur le ponton, personne à l'auberge que votre couple reçu en bungalow.
Vous aviez souhaité des nus de votre compagne d'alors et de longtemps, des nus
noir et blanc, ou des nus surexposés, d'elle, de vous aussi, pris de très loin,
à la suite de la nudité et pour les couleurs des bois, des planches, du
délavement des planches. Ce qui vous fit lire le dernier paru de Marguerite
DURAS. L'eau était à perte de vue et le ciel se mirait sur elle sans différence
ni la quitter, l'océan quand il est calme, quand une lagune l'a choisi et le garde.
Un manuscrit, deux. L'un vous arrive à la demande. C'est un jeune du service
national, il est au bureau d'action linguistique, on est en extrême et très
différente Germanie, la plus aimable, et probablement la seule contagieuse et
équilibrée. Votre métier a toujours été un voyage et vous y rajoutiez - c'est
ainsi qu'on fut, de vos affectations en vos affectations et promotions, jaloux
de vous - des rencontres locales ou adjacentes qui devenaient le joyau et la
conversation de votre âme, au mode éventuel. Vous discutiez ainsi talent et
écriture avec un cadet, pas plus ni moins doué que vous, probablement pas plus
proche que vous d'être édité. Il ne parlait pas bien de son écriture, mais il
parlait bien, tout court. Parler de soi ne lasse personne, quand c'est bien
dit, quand c'est sincère, quand cela arrive quelque part, à l'aveu, à la joie,
mais il ne faut pas que ce soit à l'échec, à la plainte ou à l'injustice. Il
avouait l'homosoexualité et quelques amusants traits d'une sociologie
familiale, grillée de dépit de n'être qu'à Saint-Gratien et pas au Vézinet :
adresse, et pas loin du lac d'Enghien. Les scènes érotiques, celles du dégoût
d'expérience du sexe féminin, infiniment vorace et insuffisant totalement, ne
vous apprenaient que ce qu'un autre peut ressentir s'il n'y est pas porté. Le
manuscrit avait sa suite, vous aviez commenté, mais c'était inutile, l'amitié
et l'écoûte avaient suffi. Il se contentait, come vous, de l'éventuel en
lectorat mais avait nécessité, les soirs et souvent, d'entendre plus encore que
d'être entendu, mais d'entendre ce qu'il voulait entendre. Vous aviez su le lui
donner. Sur une des plages, dite la plus belle d'Europe, qui fait un si long
arrondi qu'aux jumelles on peut contempler les enfants - guère les belles, qui
en famille, sont rares - se cumulant les autres des caillasses d'une embouchure
au plein sable devant le centre-ville et le long de l'asphalte, vous
entreprenez une curieuse quête : la femme, encore très jeune, d'un de vos
anciens collaborateurs, trop narcissique pour remarquer la beauté de l'épouse,
la laideur de sa tristesse, le maquillage auquel elle ne consent plus parce que
rien n'est regardé d'elle ; vous l'avez retrouvée, non sans mal et ce serait au
chapitre Décristallisation ou Désir qu'il faudrait vous
reporter pour que vous y revoyez cette sorte de déception par rapport à une
prévision. Bref, l'amitié, la confidence de tierces attaches et d'envies dont
on témoigne à son vis-à-vis sans pour autant lui demander d'essayrer - rien que
pour voir ou sentir - de les assouvir, et elle vous confie le secret familial,
déjà jumelle, elle a deux aînées jumelles, la petite dernière a pu survivre,
c'est la seule heureuse et sans réplique mais il reste vive, pour celle-ci
exclue d'une forme de vie qui lui avait paru à son enfance, proprement
universelle, l'interrogatiuon : comment peut-on n'avoir pas de jumelle. Et
c'est le roman qui n'est ni récit ni poème, qui cherche ses clés pour dire des
répétitions et des différences quand il y a tant - au vrai - de répétitions et de
différences que l'expression écrite n'en vient pas. Vous êtes d'autant plus
introduit dans un vrai plaisir, qu'il y a aussi quelque curiosité personnelle
qui vous fait chercher le personnage que vous connaissez déjà et ce qui peut
ajouter à l'histoire que vous savez en partie. Les phrases sont courtes,
l'abstraction est paradoxalement vivante. Mais quatre mois après avoir passé un
aporès-midi, plume en main, à lire un premier tiers, vous n'avez pas continué,
ni rendu votre copie, c'est-à-dire une appréciation que serait utile et que
vous avez, par promesse, fait espérer.
Un
assassinat - sauf par contrat et substitution d'exécutant -implique une
intimité du tueur avec celui qu'on rend mort, vous vous tuez sans initimité,
par déception, par oubli de la séduction que vous aviez exercée, de l'attente
que vous aviez provoquée, et que longtemps vous avez alimenté. On ne doit pas
avoir habité, s'être installé, avoir fait croire qu'on venait, pire qu'on était
là, et ne pas y être, ne plus y être. Ce que vous avez fait au plus petit
d'entre les miens... car, qui vous demandait de promettre une lecture, un avis,
d'habiter ici et d'y revenir ? Lire est une action d'amour, même si le sujet
n'est pas d'amour, même si le style a cette perfection qu'il fait oublier qu'on
lit... Etre directement dans une histoire, dans ce que crée, indique un texte,
dans ce à quoi il introduit. La littérature et la peinture rivaliseront
toujours d'immédiateté, mais le secret est le même : que soient oubliés l'art,
la manière, l'artiste même pour que le nouveau-venu, le convié à goûter
l'oeuvre, l'unique invité soit avec l'unique objet, dans l'unique paysage, dans
la seule sensation. Votre initiation tardive, votre hantise d'une vocation
conventionnellement religieuse, la durée des prolégomènes dont vous croyez le
plus souvent que la femme attend l'administration pour prendre le train ou vous
y faire monter, a fait de vous un prêtre ou un servant de messe quand l'autel
est ventre du beau sexe ; vos paraboles d'intimité, de découverte et de toute
jouissance sont liturgiques, rituelles que l'objet en soit spirituel,
philosophique, amical, professionnel ou - bien sûr, et également - amoureux ;
du rite, ce qui vous fait croire à une obligation de résultat de la part de
l'autre comme de la vôtre. C'est assez rigide, ce pourrait être ennuyeux, même
pour vous, cela vous éloigne de la réalité qui est d'abord une certaine
diversité dans les chemins féminins et personnels d'aller au plaisir, d'en
revenir plus ou moins vite, d'en discriminer ou pas le compagnon, ou le
partenaire, de s'en trouver fidélisée ou émancipée. Les romans se répètent, pas
la vie. Sauf à rapporter la réalité, à copier les personnes sur le vif. On
préfère les histoires vraies, surtout si c'est un conte de fées. La
contemplation, on croit connaître, savoir de théorie et de pratique, mais
l'entrée ne s'en trouve jamais à volonté. L'inconnu fascine, éblouit, rassure
même quand on y jouit d'une suprême égalité de traitement, celle de l'ignorance
et de la découverte ; et le premier étonnement qu'il cause est bien qu'il se
donne. On s'est beaucoup donné à vous, des vieux auteurs aux jeunes filles, des
pays aux circonstances, du plaisir à recevoir de soi-même quand la plume, le
pinceau est tenu, que le rêve, vous pouvez le mobiliser à votre réveil ; autrui
d'une tolérance telle que vous pouvez reposer, vous effondrer, être reçu si
brisé, si contradictoire, si peu aimant et tellement aimant, sans que la main
vous soit mise dessus. L'admiration va aux racines, aux jointues, vous êtes
reconnu dans votre constitution la plus intime, à proportion inverse des costumes,
des réputations, des attestations de biographie qui font encenser d'autres à
leur commande, et que vous, vous avez perdus, sans doute pour ne pas les avoir
assez souhaités. Les affinités, l'attirance, un certain support mutuel,
l'aisance d'une relation même depuis longtemps plus guère avivée ne
signalent-ils pas ce respect qu'on ne dit pas, mais que l'on a l'un pour
l'autre. Sans envie, ni pitié, sans fausse analogie qui serait retour à
Narcisse et à son miroir. La réalité ne se voit pas toujours. Longtemps, vous
avez cru que les portes qu'on a fermées devant vous présageaient que de l'autre
côté, on allait - serviteur ! - vous ouvrir un portail, qu'on était parti vous
en quérir les clés. La foi a cette enfance que l'obstacle est tremplin, la mort
résurrection, et elle a des comparaisons d'implacabilité quand elle se souvient
d'amour. Mais elle est une enfant, les grandes personnes le lui font bien
sentir : recueillie, elle n'en a que moins envie de grandir, elle ne vieillit
donc jamais. Pas de pire dénégation que celle de vous entendre dire : vous êtes
décevant. Vous avez été vu, vous avez été lu, mais ne serez pas corrigé parce
que vous décevez. Voilà, dans les relations humaines du définitif. Poussé là,
vous répondez - ayant honnêtement cherché dans toute la malle aux souvenirs -
que vous n'avez jamais été déçu, mais que vous vous êtes trompé (en faiit sur
vous-même et dans vos capacités d'appréciation et de jugement), ou que vous
avez été trahi (ce qui rend hommage à ceux qui ont su vous faire croc-en-jambes)
; puisque vous êtes tombé, on ne tient pas compte à crédit de votre coulpe, et
l'on peut vous redire que vous avez déçu. L'amour n'est pas déçu, il se retire
avant. Sa force et son péché. Rare grandeur, se retirer avant d'être déçu,
l'autel intact, mais adorer, est-ce aimer ? La raison se perd, parce que le
genre de sa déception, c'est de s'être perdue.
(... ibidem, dimanche après-midi 24 Août
1997 : 14 heures 50.16 heures)
DESAMOUR
L'acteur,
par construction et hypothèse, éprouve - négligemment ou avec angoisse - une
décristallisation
(Reniac, terrasse du Pénerf, dimanche
après-midi 24 Août 1997 : 16 heures ... puis incident informatique et
reconstitution de tout le fichier jusqu'à 17 heures 45)
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