une approche par la question des
institutions
Ces crises de légitimité [1] qui
ont fait la France
structurent le présent et sont une manière de lire les évolutions passées ou
contemporaines. La France
évolue, se constitue et reconstitue par des crises ; celles-ci paraissent
autant de fractures, elles sont plus profondément des échos, des relectures et
des retours à des expériences déjà faites et qui sont continuées. Ainsi, plusieurs
lignes finissent en deux ou trois siècles par dessiner une seule figure,
jusqu’à la crise suivante.
Ces crises peuvent être classées en trois genres, selon les sujets se
représentant aux différentes époques de l’histoire moderne du pays, avec souvent
des nomenclatures et des lieux de débat identiques. La question des
institutions, celle du relationnement extérieur ou du rapport avec
l’organisation du monde, celle enfin du mouvement de la société, lequel englobe
les problématiques de gestion économique et financière. Elles pourraient toutes
ensemble se rapporter à la dialectique du bien commun et de sa prise en charge
ou non par l’Etat, supposé antérieur aux choix que commandent, pour chaque
génération, les actualités qu’elles soient subies ou initiées.
I
La France
peut s’étudier et se comprendre en mouvement permanent. Pas seulement ou tant
le mouvement de la vie, faisant se succéder les personnes et les groupes au
pouvoir. Mais le mouvement d’une dialectique incessante, propre à un peuple et
qui n’a cessé de s’interroger sur sa place dans le monde et sur son agencement
propre.
La société se pense et se réforme en doctrine, elle évolue et se
structure en France d’une manière qui a fait, dans les deux derniers siècles,
se succéder une approche selon laquelle la civilisation nationale, sinon le
droit naturel, l’emportent sur les institutions politiques qui sont secondaires
pourvu qu’elles respectent ces données premières, les garantissent et les
protègent – c’étaient notamment les réflexions de François Guizot à partir de
1848 sur la démocratie, et de la majorité se disant conservatrice à l’Assemblée
nationale élue en 1871 – puis une seconde approche, volontariste, selon
laquelle les institutions débattues, constitutionnalisées coûtumièrement ou
explicitement, doivent répondre d’un progrès social. Reflet d’un état de la
société ou prise en charge du mouvement de celle-ci ? La première
philosophie politique conduit à une certaine indifférence pour la forme des
institutions, ce qui fit passer la
France de la monarchie à la république, presque implicitement
de 1814 à 1875. La seconde est très débattue depuis que la gauche a trouvé, par
la Constitution
de 1958, les moyens de gouverner qu’elle n’avait guère eues que pendant
quelques gouvernements des deux premières décennies de la Troisième République :
la politique doit-elle conduire le social et l’économique ? La réponse
n’était pas douteuse des années 1920 à 1990 [2] et
l’expérience antérieure d’un premier encadrement des investissements en
infrastructure, des groupements ouvriers et des échanges commerciaux y avait
préparé. Elle l’est devenue aujourd’hui pour deux raisons d’ambiance. D’une
part, l’idéal révolutionnaire n’a plus sa représentation ni même sa pétition
politique - par réaction à la puissance
qui lui était prêtée, il avait fait se fonder une République conservatrice dans
les années 1870-1880, puis s’installer à partir de 1947 la Quatrième République
dans les guerres coloniales et l’entreprise économique européenne D’autre part,
les gouvernants s’interrogent sur leur possibilité réelle d’influencer des
évolutions qui semblent de l’ordre de la civilisation générale et non de la
décision particulière d’un Etat, quelles que soient les élections déterminant
son animation. Et les électeurs interppellent principalement les gouvernants
sur la réalité de leurs prérogatives, donc sur l’efficacité du mandat à leur
confier. Si la politique ne peut plus assumer le mouvement social, épousant ou
contestant les évolutions économiques, celui-ci son autonomie, qui semble
originelle tant d’une point de vue historique que philosphique. Il peut, même
rétrospectivement, être étudié pour lui-même, comme agent des changements
politiques et non plus comme objet de l’action ou de la pensée politiques.
C’est un premier axe de réflexion, et de recherches, pour résoudre la
question de légitimité en France. Il est le plus complexe parce qu’il se propose
traditionnellement depuis deux siècles en termes de descriptions des faits et
des situations – le marxisme et les écoles sociologiques y ont leur part, y
compris les supposés de l’Action française – et guère en termes spirituels,
ceux de l’adhésion ou du refus, les personnes et leurs groupements acceptant ou
contestant l’existant, ou les projets se rapportant à l’existant. Il se
discerne cependant de plus en plus en droit public, davantage en jurisprudence
administrative ou en construction institutionnelle, qu’en termes
constitutionnels, hors les moments – courts – de la discussion de préambule à
de nouvelles loi fondamentales. Une définition de la légitimité – sociale,
quoique il soit plus clair de dire : une contribution du mouvement social
au concept de légitimité – se dégage ainsi : le consentement à la société
telle qu’elle est ou au moins telle qu’elle est capable de s’améliorer et de
satisfaire ceux qui en font partie. L’acceptation de l’autorité et le pouvoir
moral de celle-ci sur les esprits, et donc sur les comportements, s’en déduit.
La France
d’aujourd’hui est, une nouvelle fois, en crise de légitimité parce que la
société, notamment dans ses aspects économiques [3], est
en conflit avec les individus, ce qui déborde la gestion et le débat politique
réputés impuissants ou complices : la loi n’est plus conservatrice ou
créatrice de droits, elle établit et légalise des rapports de domination [4], elle
introduit une philosophie à l’inverse du mouvement des idées depuis les
Lumières en niant de fait l’expression générale qui conteste les évolutions
législatives.
La question est souvent présentée comme celle de la finalité et du
sens, déjà posée en 1968, donc en termes non conflictuels mais de moins en
moins politiques. Le débat est de doctrine autant que de pratique de
l’économie. Il pourrait porter, très pratiquement et politiquement, sur la
coincidence entre ce que décident les dirigeants – nonobstant la représentation
nationale qu’ils dominent, à la manière dont le roi, sous l’Ancien Régime,
avait raison de l’obstruction des parlements – et ce que veulent les citoyens.
L’importance de ceux-ci demeure potentiellement considérable, puisqu’aucune
théorie ni pratique économique ne peuvent leur ôter la fonction motrice qu’est
la propension à consommer, et puisqu’un sentiment partagé par un certain nombre
peut produire des manifestations de rue, puis même renverser un régime politique
et ses institutions, si ce nombre grandit et s’il n’en est pas, à temps, tenu
compte. Les crises économiques et sociales ne sont pas des crises de
légitimité, elles provoquent en revanche un jugement sur la légitimité d’une
représentation et d’un système politique [5].
Jusqu’à présent, les crises françaises n’avaient que des causes
politiques ; elles tendent, autant par la rigidification du système
constitutionnel actuel que par le creusement de l’écart entre la loi et la
volonté générale, à avoir des causes économiques donc sociales : les
mouvements de l’automne de 1995 et du printemps de 2006 sont autant tributaires
de ce creusement que de cette rigidité. Les interrogations éthiques, sinon
poétiques, du printemps de 1968 sont devenues, dans les générations suivantes,
des éléments de sociologie et peut-être la dynamique d’un mouvement mettant en
cause les institutions de tous ordres.
Des étapes antérieures avaient au contraire pendant plus d’un siècle
été beaucoup plus simples. La pétition de justice sociale pour les uns, de paix
sociale pour les autres, le concret, l’expérience inspiraient la philosophie et
les idées au lieu que ce soient celles-ci, comme aujourd’hui, qui aient la
charge de justifier le vêcu. Le mouvement pour le changement jusqu’à une
période récente, la mobilisation contre le changement depuis une dizaine, une
quinzaine d’années. La politique au service de cette dynamique, du moins dans
le vœu de ceux qui font vérifier qu’un régime est légitime parce qu’ils en
acceptent la réglementation, la légalisation, les contraintes pour un bien ou
dans une espérance à leur portée. La recherche porte alors sur la nature,
l’impact, l’organisation de cette force du mouvement et de la mobilisation.
Elle met en évidence des formulations et des étapes, voit dans les événements
et dans les textes, voire dans une éventuelle influence de cet axe sur les deux
autres, un facteur dynamique de cohésion de la société française et de
fécondité. La légitimité sociale est fondatrice. Quand, pour pallier un déficit
de consentement politique – ainsi, à la suite du referendum négatif du Mai 2005 – il est fait état, comme d’un
objectif à atteindre, la préservation du « modèle social français »,
la référence est manifeste à une époque historiquement, idéologiquement révolue.
Ce qui était une organisation consensuelle remontant à la Libération et issue
d’expériments des années 1930, devient un mythe, sans que les causes d’un
démantèlement aient été analysées, à commencer par la mûe de la militance
sociale et de la propension à se mobiliser. Tandis qu’échappent aux
modélisations les irruptions de Mai 1968, Décembre 1986, Novembre et Décembre
1995, voire d’Avril 2006, et surtout la tendance à une spécialisation des rôles
dans la manifestation du mal-être ou de la revendication, comme si une
catégorie, ou une génération, ou un seul état de vie parlait, réclamait, criait
et obtenait pour tout le monde. En ce sens, la dialectique sociale française
reste originale. Elle est moins revendicative que les éphémérides, ne rendant
compte que des explosions ou manifestations, le fait penser. La conscience des
crises financières, ainsi en 1789 et en 1799, ou en 1925-1926, ou aujourd’hui, induit
des consentements qui ne déterminent pas a priori une légitimité, mais
permettent de nouvelles apprpoches philosophiques et même institutionnelles.
Plus que les solutions, la manière d’y parvenir et de s’accorder, caractérise
le mouvement social français, alors que l’opinion générale croit que
l’originalité nationale tient aux institutions. Assertion reçue et qui se
vérifie fausse, l’absence de perspicacité citoyenne des nécessités et donc des
consentements à donner pour des sacrifices pratiques : la conscience est
aujourd’hui générale que l’endettement du pays est dangereux et sera insupportable
pour les générations à venir. Les dirigeants semblent ne retenir du tempérament
national que la propension à la critique et à la révolte par refus, ils
craignent des modes spontanés d’organisation vêcue par eux comme
révolutionnaire puisque représentant, en tout cas pétitionnant, l’alternative à
leurs propres modes d’installation et de décision.
La recherche de ce que la question sociale apporte de contenu au
concept et à la pratique de la légitimité, doit donc considérer la coincidence
ou non de ce qui se décide et de ce qui est voulu. Elle doit étudier ce qui
construit donc ou détruit l’adhésion à des pratiques, à des institutions
encadrant ou pas ces pratiques Les points de vue des gouvernés et des
gouvernants s’empêchant mutuellement, se défiant les uns des autres ou au
contraire parvenant à édifier consensuellement une architecture, est à
rechercher dans leurs explicitations ou à déduire du mouvement social. Le
consensus est fait d’abord du sentiment dominant que les réponses aux attentes
sont adéquates ; il peut aussi s’enrichir, se conforter de la consience d’une
certaine exemplarité d’une génération, voire de l’ensemble de la nation
assumant une responsabilité vis-à-vis des autres peuples pour les changements à
opérer dans la pratique de l’idéologie dominante. La France est alors en
continuité avec l’élan révolutionnaire : apporter des solutions aux
contrariétés entre l’observable et le souhaitable, entre l’état des choses et
le mouvement des esprits. L’histoire du mouvement social est peu écrite ;
elle n’est pas développée au regard de son apport à la légitimité. Les sources
sont dispersées [6] et l’étude des auteurs est
séparée de celle des événements autant que de l’appréciation avec le recul des
analyses politiques ou doctrinales des événements [7].
II
La politique extérieure est déterminante en France parce que le
positionnement du pays et des Français en présence des rapports de force dans
le voisinage et dans le monde, est originellement, constitutivement le premier
élément de l’identité nationale, bien plus que le sentiment de commune
appartenance ou d’intérêts partagés. Longtemps perçue en termes d’indépendance
– sous la monarchie d’Ancien Régime et sous cette façon de restauration qu’à
bien des égards diplomatique et constitutionnel a constitué une période encore
récente, celle du général de Gaulle de retour au pouvoir – la politique
extérieure a été parfois un impérialisme intellectuel et moral : la
justification de notre seconde expansion coloniale sous la Troisième République,
si différente de la première ; elle a consisté en d’autres période à
prôner un modèle politique et juridique quand nous nous sommes trouvés en
position de force, sinon de quasi-hégémonie, à la suite de la Révolution ou après la Grande Guerre, voire à
l’imposer : le Code civil, la mise à bas des féodalités, un certain
parlementarisme sans souveraineté ni dynastique ni populaire ; enfin, elle
a sa version sécuritaire et obsessive. Ces trois avatars de notre présence au
monde et de notre représentation de nous-mêmes dans le monde sont une même
façon – analogue à la pétition tardive d’une exceptionnalité française pour son
mouvement social – de prétendre à l’exemplarité, à l’inimitable. La France fusionne
difficilement. L’adhésion au centralisme étatique et à la vie politique, quels
qu’en soient l’énoncé constitutionnel et la pratique, a souvent été
proportionnée au consensus envers la politique extérieure. L’expansion
coloniale, ses aléas, ses revers et ses succès de 1870 à 1940 – déjà
l’expédition d’Alger courue en 1830 comme si elle pouvait compenser le heurt
entre la cour et l’opinion sous Charles X – et l’alliance franco-russe, surtout
la victoire de 1918 ont établi
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