samedi 31 mai 2014
vendredi 30 mai 2014
jeudi 29 mai 2014
mercredi 28 mai 2014
un mariage - récit (9)
III
Journaux
Journal de Louis d’Ors
Je ne date pas mes
notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il
s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut
que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et
de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à
leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui
d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins
hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de
l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que
la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans
les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la
participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les
affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son
nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à
se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une
verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation
hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non
dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est
déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le
détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et
attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne
s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de
la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour
nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement
pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie
affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de
renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais
aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en
garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune
tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît
possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se
refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse
sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les
sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre
sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance
des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois
comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens,
de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la
perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un
hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui
est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non
seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est
le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle
il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière,
impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a
péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si
habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait
sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain,
terrestre, devrais-je écrire.
Patrice et Régis se
ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des
égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités
vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au
dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour
donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont
un dialogue entre hommes, à la Cène on
bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait
que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait
préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le
pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la
bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce
qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et
non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me
troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser –
on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus
fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de
leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais
presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les
renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir
à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une
pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas
c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une
pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont
on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une
éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme
de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez
ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis
assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou
le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne
soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît
paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …
J’ai accueilli Mirabelle
et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un
appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses
méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan
entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre
des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a
choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent
un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un
redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant
déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours
d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations
diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou
dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où
elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de
pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de
l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un
Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils
pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la
sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence
de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant
que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus
concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la
résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner
deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie
la mairie, l’idée et le fait.
Nous ne sommes pas ici
dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des
« beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne
rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps.
C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me
visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise
que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant
rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle
peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins
spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a
proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout
ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain
cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P.
, grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de
patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des
plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du
premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de
celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand
l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir
et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache
de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour
son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.
J’ai interrompu ces notes
pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis
ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de
fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de
café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son
revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus
d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je
pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne
nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des
recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des
articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un
disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on
a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par
cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai
eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel
contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu
lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu
imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus
retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et
qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques
qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En
revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des
tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait
renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe
qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le
café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la
journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles,
je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas
d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et
insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici,
parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent
qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme
on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les
silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe
dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est
détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé
la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre,
encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se
rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je
m’y étais mal pris, voilà tout.
Tous ces gens,
généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en
s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui
souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est
oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos
petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif
et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une
génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée
à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est
généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait
arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais
justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec
hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de
troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine
de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses
agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et
noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les
armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en
échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en
parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien
chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les
médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour
analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il
s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à
quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République,
pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et
sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On
fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou
supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous
fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous
retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la
destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien
commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner
ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà
praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de
l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés
par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans
quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce
serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus
du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions
intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement
que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté
provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent
Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur.
Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la
rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer
les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations
originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux
métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil
d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second
en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité.
Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la
Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la
Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.
A ma surprise, intense,
mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une
mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice
car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon
homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus
encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison
dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait
couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire
dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède
Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac,
analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec
Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit
resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le
regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses
compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis
dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas,
malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé
en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de
tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons
alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un
alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les
considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ».
Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa
musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la
Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un
mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est
empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un
prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de
venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un
visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus,
pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter
l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande
France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque
de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et
écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres.
Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car
il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est
seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement
de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.
J’étais rentré mal en
point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé
au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne
faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne
serons pas trop de deux.
La comtesse de Mahrande
est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance
ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.
Comment noter ici ces
choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine.
J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande
semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée
avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?
Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.
Régis et Mirabelle sont
arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait
l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à
saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le
mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre
protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on,
simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes
jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers
Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps.
Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y
avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair,
sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de
la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en
profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ?
Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était
tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple
reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures
requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la
topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis
leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre
selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est
rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a
appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir,
dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé,
Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle
n’avait plus qu’un cadavre dans le
ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est
posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un
accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète
avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il
est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans
qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à
l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer
Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu,
hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux
qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le
second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent
avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le
lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures
nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore
arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime
probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola
donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre
le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion
n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle
soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on
le récupèrerait avec de la casse, mais non …
C’est ce que j’ai raconté
à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de
silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la
fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne
ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était
imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin
en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle
s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour
qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien
Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi,
avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad
extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et
de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop
morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est
plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on
n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été
tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à
organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain
animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses
vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves
et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde
d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût
dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.
J’ai poussé avec Patrice
jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des
autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la
décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes
allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le
reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus
roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et
au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres,
comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à
sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes
restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des
cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le
Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le
champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur
son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver,
certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert
Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert
simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle
précisé.
Quoi faire ? quoi
être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci
m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle,
elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez
différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre
la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le
schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que
le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les
évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur,
mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception
de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec
l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me
donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que
j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma
belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute
chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique
que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia
abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon
temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.
Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit
suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa
petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea
tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne
le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe
stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas
assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce
qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu
une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps
des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que
tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les
tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus,
selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais
l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées
du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié
l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère
sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref
l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube
par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il
fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui
n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné
prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute
ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une
attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole
d’Origène : Y a-t-il un être
plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis.
Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance.
Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à
présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en
réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut
assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie,
dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix,
quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui
commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai
d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers,
il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles,
l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à
tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos
Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais
complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il
n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a
laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et
quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter,
là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma
méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture
que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est
ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant
quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que
plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.
Journal de Charles Villemaure
Je ne tiens pas de
journal, ni non plus mes comptes, mais il est grand temps que j’en tienne.
C’est l’avant-veille du
mariage de ma fille que vraiment pour une première fois je me suis senti
pécheur, ou plus prosaïquement coupable. Mère-Grand comme je l’appelle à
l’imitation de Mirabelle avait payé déjà deux fois mes dettes, ce qui m’avait
permis de garder ma place d’associé là où j’étais, puis à la récéidive d’éviter
de justesse le casier judiciaire, j’ai ainsi pu me rétablir avec ces Allemands
qui me font trop confiance ; à preuve, j’ai triché sur le loyer de
l’officine que j’ai organisé pour eux et notre office de tarification, et
complètement à court j’ai écorné le chéquier de la société ppur Monte-Carlo.
Mère-Grand me sauve, sans encore savoir comment mais elle s’est portée caution
solidaire à trente jours, nous en sommes maintenant à vingt. Cette femme, je
l’aime et je crois bien qu’elle m’aime, quelle différence totale entre nous, un
bon ménage mais à l’ancienne où l’on se vouvoierait presque, une rigueur
domestique, une tenue de soi-même au physique comme au moral. Jeune, on fait
toilette pour plaire, vieille pour ne pas déplaire. Conversation remplie
d’aphorismes, aime-t-elle autant ses enfants que ses prochains anonymes ?
A-t-elle aimé Régis qu’elle n’a considéré que quelques heures et qu’elle a
adopté sans plus, par égard seulement pour sa petite-fille unique, et celle-ci
l’aime-t-elle pour elle-même, à l’usage ou est-ce encore plus mystérieux ?
Dois-je avouer qu’il m’est souvent passé par l’esprit que cette femme
d’honneur, de rigueur, de dignité, de lignage a peut-être un faible pour son
gendre et qu’elle eût – quelque part dans sa vie ou dans sa jeunesse – aimé
épouser un aventureux, en tout cas être emmenée quelque part dans un château de
rêve par exemple. Ne m’a-t-elle pas proposé que nous fêtions ensemble
l’extinction de mes dettes et que nous dations de la sorte ma résolution de ne
plus mettre les pieds dans une maison de hasard, en l’y conduisant pour une
fois des a vie. Elle a lu Dostoïewski et les lignes de ma main, elle veut voir
les mains d’un joueur en train de jouer, elle veut voir si l’on est pâle,
fébrile, suicidaire, drogué, enjoué, joli cœur, attentif autour d’une table de
jeu, elle se fiche de mes calculs actuariels, elle croit comme toute
superstitieuse au hasard et ce n’est pas un secret de famille que de dire que
ni elle ni son mari ne sont de grands chrétiens ; leur morale se tient
toute seule sans dogmatique parce que bon sang ne peut mentir.
Le suicide, car ce doit
en être un, de Régis ne l’a pas surprise et elle lui est reconnaissante d’avoir
sauvé sa fille, sa petite-fille devrais-je dire ? mais les relations entre
les trois générations sont si complexes. Là encore, j’y ai ma part et c’est
bien ma faute. A-t-elle compris, si les murs ont une langue, si les plans de
l’étage font rétrospectivement tout deviner de ma faufilade jusques chez Amélie
le soir de nos noces ? que Mirabelle n’est pas de son sang ? et
pourtant. Il me semble qu’elle apprécie tous ces détours du destin et qu’elle
n’a pas fâchée d’être l’une des seules à s’y retrouver en feignant ignorer ceci,
en ne sachant réellement pas cela. Elle s’apercevrait que le professeur de
Mahrande lui avait caché une maîtresse à Paris ou un petit garçon, qu’elle n’en
serait pas marrie, elle comprendrait du coup son propre goût pour l’aventure,
le compliqué, le romanesque, à la manière de ces chiens de race, au nez
vibratile qu’on sent humer l’air vespéral avant de partir en course. Elle était
faite pour cela, et Patrice lui plaît autant que moi, Régis tout d’une pièce,
cassable et cette semaine vient de le prouver n’était pas de son sang
d’adoption, nous en sommes Mirabelle, Patrice, peut-être même Dom Louis, et moi
assurément. Cependant ce que je remarque et admire, c’est qu’elle a su
contrôler sa pente, l’utiliser, elle a écoûté les aventures et les échecs des
autres, elle a fait de la monotonie de sa propre existence un véritable
triomphe de divination d’autrui et d’exploitation de soi-même, elle n’a pensé
qu’aux autres dans sa famille de sang, d’adoption, d’entourage et cela a réussi
à tous, y compris à elle. Les candidats aux élections du village ou du canton
viennent chercher sa caution, le député vient rendre compte presque
mensuellement, l’évêque se déplace et célèbre dans la chapelle minuscule et
généralement peu honorée hors sa venue, elle a même des romanciers qui viennent
lui demander quelque anecdote d’où ils partiront pour d’autres en toute logique
mais incapable d’avoir découvert le filon originel.
Régis n’apportait qu’un
enfant, pas même un nom, il s’est retiré aussi vite qu’il était venu dans la
famille, la victime est sa mère. C’est de celle-ci que je veux parler car elle
m’émeut et si je parviens, après notre séance de casino où j’emmènerai
Mère-Grand dès que la décence le permettra, c’est sans doute à cause Madame
l’hôtesse que je le ferai. Pourquoi cette appellation ? C’est celle que
lui donnait le Père Ballande, leur histoire explique une partie de leur commun
chagrin à présent. Gilbert entre dans la Compagnie avant la guerre et fait
celle-ci en clerc, en résistant, en troubadour, on le place ministre dans un collège,
emploi qui n’est évidemment pas le sien, il ne pourrait pas se faire prendre au
sérieux en jouant au microphone les chefs de gare et les locomotives à vapeur.
Le Père recteur s’en aperçoit, convainc le provincial et on l’improvise
spirituel des petits. C’est nécessaire car un scandale, inutile de dire lequel
c’est transparent, a éclaté qu’on ne peut étouffer qu’en changeant toute
l’équipe. Cambré en arrière à la Foch, les pieds solidement au sol, une petite
trompette en ivoire qu’il porte à ses lèvres pour opérer en deux temps le
rassemblement de sa classe depuis le perron du Petit collège, il redresse en
pas deux ans la situation, les méfaits de son prédécesseur et du Préfet des
études qui l’avait couvert sont oubliés, un renfort vient d’ailleurs en la
personne d’un quasi-Chinois tant la silhouette longue et émacié du Père Loudun,
sortant par miracle de seulement un an de prison communiste à Shangaï, le faire
paraître de là-bas. Préparé depuis des années pour entrer en Chine, il sera
finalement toute sa vie préposé à l’organisation des communions solennelles et
profession de foi pour garçons de l’élite parisienne, un peu métissée de
quelques fils de famille nécessiteuses pour lesquels casquent les riches. C’est
la caverne mystérieuse des sous-sols rue Louis David, le train, les bandes
dessinées mais pas tant un décor et des accessoires qu’un don sans pareil pour
la mise en scène et la préparation des enfants à être surpris, puis à admirer,
et enfin à opérer des rapprochements, à apprendre à se souvenir. Madame C…
intervient ici car son mari, mourant père d’un septième enfant qui sera
posthume, lui lègue la relation forte qu’il a noué avec Gilbert Ballande. C’est
Monsieur C… en effet qui a eu l’idée d’un comité de parents pour faire
contre-feu aux plaintes déposées contre la Compagnie par quelques parents plus
heureux de faire scandale eux-mêmes que scandalisés par ce qui, après tout,
semble n’avoir pas été ni très audacieux ni très forcé. Il faudrait entrer dans
la psychologie des enfants, il faudrait aussi comprendre que les choses sont
manifestement inscrites dans d’autres univers quand tout se passe en paraboles
et que les gestes ne sont pas même des tentatives, question de réceptivité et
des enfants ne seraient en rien abîmés là où d’autres seraient marqués, pourvu
naturellement que d’évidentes limites ne soient pas transgressées. Monsieur C…,
au nom et aux fonctions connus, grand résistant, Compagnon de la Libération,
ayant de surcroît épousé une fort jolie femme, de la famille pas très lointaine
du Général de Gaulle, se porta fort de tout, expliqua presque tout de la sorte
et se prodigua tant que la plainte fut classée, que la presse ne dit rien et
qu’on s’en tira par une fondation au Cameroun où partirent en équipe précurseur
les imprudents au cœur plus épris de bleu que de rose. Gilbert Ballande était
donc endetté à la mort subite de Monsieur C… et prit sous sa protection la
jeune mère de sept enfants. A eux deux, ils fondèrent une sorte d’œuvre, un
cycle de formation pour pré-adolescents en bordure de la forêt de Compiègne, là
où sous fûtaies on comprend comment est née la croisée d’ogives qui imite tant
la manière dont s’interpellent et se répondent aux plus hautes ramues les
hêtres un par un puis par milliers.
Une fourgonnette à la
limite des règles de sécurité, antan moins strictes qu’à présent, trimballait à
travers la forêt deux hardes – c’était l’appellation pour chaque équipe en
émulation – de dix garçons chacun, les emmenait, comme les grands cerfs, aux lisières
de la forêt d’où s’aperçoivent les champs de bataille de 14-18 et les
cathédrales picardes, à peine plus loin est Reims, tout près Rethondes. Vibrez
drapeaux, frissonnez jeunes gens, guettez les bêtes à leur abreuvement,
respecteez les insectes, reconnaissez les oiseaux et sachez raconter, peindre,
sculpter, mimer ce que vous avez compris de votre journée, on n’y parlait peu
de Dieu et beaucoup des héros, c’est ainsi que la mythologie mène au Dieu
inconnu et au Jésus de la crèche et du cœur des huit-dix ans. En son genre,
Gilbert Ballande était un génie, il eut aussi l’audace d’accueillir un
homosexuel dans son état-major pas tant à cause de ce trait intime que pour un
talent de peintre exceptionnel. En grandeur nature, à la façon des iconographes
byzantins ou macédoniens, un autre Gilbert car ils étaient de même prénom
peignait à fresque ce que précisément le Jésuite déployait devant l’imagination
des enfants, les cathédrales dansaient donc parmi les bois, les cerfs frayaient
avec les anges et toute une flore étonnante et imaginaire décorait le restant
faisant fond ou premier plan comme aux tapisseries de l’Apocalypse pendues à
Angers dans la grande salle en L du château. Régis avait grandi, si l’on peut
dire, dans cette ambiance féerique mais c’est le parcours qui me passionne dans
l’affaire car on est suavé selon la trajectoire qu’on a prise, il y en a qui
avaient tout pour réussir ou ne pas perdre, mais qui se sont trompés de
martingale, ainsi moi si j’avais été prêtre qu’aurai-je fait, le jeu je l’eusse
pratiqué uniquement avec le diable, à la façon de Faust, c’est-à-dire dangereux
mais l’on a Dieu avec soi et les histoires saintes se terminent toujours
bien : Oui, mon retour est proche. Viens Seigneur Jésus !.
sauf si l’on entre en mystique où le risque est pris comme un chemin de
perfection. L’incomplétude de soi palliée par la prise de risque maximale, par
une tension de la volonté subjuguant les réflexes d’auto-protection, on se met
à nu pour le vide, je me l’explique bien à présent que je quitte les rives de
ce que je prenais pour la mer et un élément toujours accueillant et qui m’a
asséché. Je ne parle pas de finances, je n’ai jamais aimé l’argent ni pour ce
qu’il est ni pour ce qu’il offre, et je démontre que la part excessive prise
par sa gestion en tant que tel est la cause principale du dérèglement des
écéonomies et de l’appauvrissement intellectuel et technique de nos dirigeants
de banque. C’est probablement encore pire aux Etats-Unis, puisque les
particuliers prétendent tirer entre le quart et la moitié de leurs revenus
réguliers par le seul placement en valeurs mobilières, rigidité, spéculation…
Je ne suis pas habitué à
penser de la sorte, par écrit. Je viens de me verser une bière, et je me suis
vu dans la glace, l’appartement que j’occupe en loft au-dessus de la rue
de Turbigo n’a que deux pièces, une immense avec des poutres qui satisfait un
de mes fantasmes d’enfant par ses dimensions et par la place prédominante du
bois, du vieux bois, du médiéval au cœur d’un Paris de l’ancien, c’est là que
je dors, que je peux recevoir, que j’attends les coups du sort et que nj’y
résiste le mieux. Augustine n’a pas connu ces lieux mais m’a promis d’y venir,
notre réconciliation avance. Elle et moi avons compris que Mirabelle est nôtre,
qu’Amélie, comme Régis, est morte à temps, que la vie est cruelle mais belle
organisatrice et j’aime ce qu’elle a fait de ma femme, un métier indescriptible
mais rayonnant qu’elle invente et anime, et qui la structure. Je ne suis pas
parvenu à cela pour moi, mais si j’avais un guide, je pense que je placerai ma
main gauche, la native dans celle de ma femme, et ma droite, ce qui révèle ce
que nous faisons de nos dons et de nos vices, dans celle de sa mère,
Mère-Grand. A ces deux femmes, presque jumelles dans ma pensée – décidément, il
me faut toujours deux épouses ou maîtresses à la fois, ou en parallèle – je
sais que je peux confier toute ma démarche, celle d’un homme qui a tant enfoncé
dans la vase qu’il ne s’en sortira pas lui-même. Augustine m’a raconté tant de
fois Sacha et elle au bord de la rivière Penerf, bloqués à mort non par les
eaux qui se retiraient mais par ce magmas gris et luisant comme de la matière
vivante, comme l’œil éteint et glauque de quelque animal gigantesque accentuant
sa succion mortelle. Si je me tire du jeu, ce sera leur faute, car il va
falloir me sevrer et surtout me trouver de la compensation. Mirabelle,
alors ? Lui retrouver un époux ? La sortir d’elle-même, l’aider dans
ses projets ? mais qui suis-je pour intervenir dans le destin de ceux que je
détruis par mon inconsistance et ma dispersion. S’aimer soi-même, premier pas
de la charité, la plaisanterie est fine, car elle est fondée.
Qu’ai-je donc vu dans la
glace ? Patrice me dit qu’il a pris conscience qu’il vieillissait le soir,
pourtant triomphal quelques heures ensuite, où à dîner il a posé sa main sur
celle d’une donzelle et a vu, qu’en comparaison, la sienne était déjà frippée,
à peine ses trente ans dépassés. Moi, j’ai fait le compte depuis longtemps, la
cambrure mauvaise de mon dos fait plisser la peau derrière les homoplates et
même nu, je semble porter des bretelles, ce fut la première année déclive. J’ai
vu mon menton cesser d’être ovale, mes joues commencer de descendre en pluie,
mes yeux se souligner de traits multiples gonflant entre eux comme une secone
paupière, bien inférieure, ce fut la seconde année ou la seconde décennie de
mon compte de sénescence. Il y a des étapes qui se sont précipitées, mes bras
ont laissé pendre comme à une hampe quand le vent n’est pas là, de la chair et
de la peau presque séparément. Je me suis délors demandé comment je pouvais
rester avcec un corps pareil pour m’exposer au regard et avoir le front d’un
texte et d’un discours encore d’homme qui paraît et qui toujours risque. J’ai
toujours fait plus vieux que mon âge, mais me voir parmi d’autres dont le corps
et le visage, éloquemment, signifient qu’ils commencent leur vie et n’ont
devant eux aucun reflet d’eux-mêmes à fuir, me fait m’interroger, comment
supporte-t-on la vue des vieillards. La réponse est triste, si on les a connus
d’amour, leur aspect indiffère presque ou plutôt on partage leur vieillesse, on
y entre, on y compatit et souvent une lumière se trouve qui éclairant par le
dedans fait contre-jour et l’on ne perçoit plus que l’âme, c’est rare et cela
demande une longueur de temps dans l’investissement et une sorte d’espérance à
rebours, rétrospective. Chez des femmes inconnues, j’ai pu ainsi discerner qu’à
un autre âge de leur existence, je les eusse abordées, draguées, emportées,
aimées, trahies mais traitées à la façon dont on jouit mutuellement de la
prédation, de la jeunesse et des mots qui engagent, au moins l’un des deux
duettistes. Mais si l’on n’a rien connu, et si tels qu’ils sont, ces corps
vêtus et ces visages défaits, d’eux rien n’affleure d’un passé de soleil, alors
on se demande ce que de la chair frippée a encore à dire, et une seconde
réponse se forme, celle de la fécondité ou de la stérilité, l’artiste,
l’écrivain, la mère ne vieillissent jamais tant qu’on ne puisse voir autour d’eux
voler ce silence respectueux d’une sorte de postérité dont on est invité à
faire partie. C’est peut-être la plus belle circonstance pour mourir, reconnu.
Qu’ai-je à mon
actif ? Bonne question pour un financier. J’ai Mirabelle, j’ai peut-être
cet écrit sur Pascal, la mystique, les mathématiques et le pourquoi d’une si
bête ignorance de l’Eglise vis-à-vis de lui qui a tant et si bien écrit sur la
grâce, la liberté, l’amour et si mal sur les femmes, ce qui devrait lui
concilier les Jésuites, eux et lui ne connaissant en principe que leurs sœurs,
bonnes ou mauvaises. En faisant un temps silence que respecte ma plume sur la
rame de papier, je trouve un troisième actif, la prière. Je crois que je m’y
suis beaucoup adonné, ce fut avant-hier ce qui a sauvé Madame l’hôtesse tombant
dans mes bras alors qu’elle ne m’avait rencontré que furtivement avant l’entrée
à l’église pour le mariage de son fils, de quel côté, comment se présenter et
amener Régis à l’autel, à attendre sa fiancée, ma fille. Nous ne nous étions jamais
vu auparavant, elle m’a dit à voix basse ce qu’elle devait au Père Ballande,
lui avoir confié au Vieux Moulin de Compiègne ce que dans un petit assemblement
de garçons encore très jeunes des hommes et des religieux ne sauraient
faire : consoler, nettoyer, bercer, faire se tenir propre, provoquer la
parole sur les parents, les camarades qui soudain, là où l’on se trouve, en
formation, est-il dit, manquent atrocement, à pleurer. Recevoir des pleurs, les
rôles étaient inversés pas dix jours ensuite, c’est moi qui recevait une femme
décidément vouée au veuvage, car la perte de Régis est la mort de son second
homme, et une troisième menace et qu’elle sait, la disparition du vieux Jésuite
au sourire enchanteur parce qu’enfantin. Comme il n’y avait rien à dire, nous
avons parlé de ce qui venait aussitôt à l’esprit et ce fut, d’elle, le récit
d’une nuit mémorable où les deux hardes se succédaient, individu par individu,
au fond du couloir, pris de diarrhée irrésistible et manquant vite d’eau
courante, de papier hygiénique, dans une bousculade de pieds nus, pataugeant,
souillant au retour les parquets, les draps et emplissant l’ensemble du dortoir
d’une véritable infâmie. Elle et Gilbert, les deux Gilbert ne découvrient
qu’aux aurores le désastre, la lessive fut gargantuesque et le dortoir
quoiqu’en plancher à l’étage sans faux plafond pour l’isoler du
rez-de-chaussée, fut passé au jet, ce qui fit dégouliner sur les tables d’en
bas et sur les établis la sauce insolite que la nuit avait touillé. Madeleine
C… s’en étouffait de rires car jamais elle n’avait vu ni ne revit Gilbert
Ballande pester, c’était le cas de le dire, à ce point. Il y eut donc une
engueulade générale de la chambrée et une douderie ostensible du Père tandis
que les gamins faisaient le compte de leurs culottes et pyjamas de rechange.
Je ne suis pas sûr
qu’elle eût aimé ma fille, Régis lui avait été volé, elle eût, quant à elle,
admis des arrangements, peut-être pas, clairement, explicitement, une décision
dictée à voix haute de l’avortement, mais elle tenait à la prêtrise de son
fils, qu’elle associait ainsi au sacerdoce du vieil homme, elle préférait ce
genre de reproduction et de fécondité. Ce n’est pas ce qu’elle a dit, ce
qu’elle m’a dit, mais j’ai bien vu qu’elle ne savait pas, qu’elle n’aurait
jamais su parler à ma fille. D’ailleurs, cette trop grande complicité entre
Mirabelle et Adolphine, et ce qu’elle sent courir en va-et-vient permanent,
chaleureux, délié, par-delà l’océan et le désert entre ces deux femmes et la
troisième, Augustine lui est suspecte, d’autant plus qu’elle a compris ce qu’il
faut comprendre, à savoir que ce n’est pas deux femmes que j’ai dans ma vie,
mais bien trois, ma fille, sa mère d’adoption et partant sa grand-mère aussi,
pourquoi aurai-je donc eu Amélie en sus ? C’est la même question que celle
du jeu. Les inconnues se résolvent ainsi, par identité.
Suis-je précisément cette
inconnue pour moi-même et pour autrui, pour celles que j’aime ? Celui par qui tout arrive, tout est arrivé,
le malheur et ses conséquences minutieuses ? Je ne parviens ni à me détester ni à
m’estimer, je ne rejette aucune faute sur qui que ce soit, je prends tout à mon
compte, sauf que je ne m’identifie pas à ma faute, je suis plus, bien plus
qu’elle et tout autant, bien moins qu’elle. Je me sais dans certains recoins de
moi capable de bien pire encore, et je ne sais quelle force me retient de
laisser se frayer jusqu’au jour de l’acte des instincts, des idées, des
penchants qui ne sont pas des tares, mais qui sont des violences isolées,
imprévisibles, du genre fou ou irresponsable, le genre du pyromane. Le matériau
que l’on a sous la main, le plus innocent, le plus réfractaire, en faire du
feu, être le premier sur place et pour cause afin de l’éteindre, m’étonner
qu’on me relègue, autant que j’ai été surpris qu’Adolphine – Mère-Grand – me
mande tout exprès, au dernier moment ou presque, que j’ai à accompagner, à
mener ma fille, sa fille à l’autel, car pour elle le mariage de Mirabelle
c’était la suite et le recommencement de tout, c’était l’enfant à suivre, à
faire, et qui était fait, qu’elle accueillait, dans sa joie et sa prescience,
elle me voulait là, après m’avoir quasiment banni dès que sa fille, de première
génération, Augustine fût partie, qu’on la laissât donc, que je la laissasse
donc seule avec sa petite-fille, qui tiendrait les deux rôles, ceux des deux
générations, et tellement bien que la vieille dame en contracterait, non sans
complaisance, quelque autre jeunesse pour elle-même. Voilà Mère-Grand qui me
reçoit et en récompense de sa permission, de sa convocation, je lui assène le
renouveau de mes dettes, l’urgence de tout assortie du rappel par mes
créanciers probables de mon statut patrimonial. Mère-Grand sourcille à peine,
demande davantage la précision des dates à partir desquelles les choses se
découvriront ou jusqu’auxquelles on peut tout réparer encore ou à peu près, ce
qui sera une troisième fois. Là-dessus, Régis meurt qui était mon frère,
comment ne pas m’en rendre compte maintenant ? quittant la Compagnie,
acceptant l’enfant, ratifiant le mariage, il risquait pour une mise qu’il
ignorait complètement, il ne savait pas même qui jouait à sa table, il ne
voyait que le croupier à deux visages, les religieux le mariant et que sa femme
inconnue moins de deux mois encore auparavant. Il jouait l’inconnu pour
l’inconnu avec des inconnus, seuls devant lui à peu près identifiables, ceux-là
mêmes dont il avait décidé de contracter à son tour l’état de vie, le célibat
et la disponibilité qui s’esnuit, autre pari, autre mise, chaque fois tout lui-même
sur le plateau, quel courage et quelle inconscience jusqu’à l’heure pour
laquelle il s’était avancé de naissance, l’heure de choisir entre un enfant
probablement mort et une femme qui était encore si peu la sienne, il choisit et
s’expulsa par là-même de toute la famille.
Il est là, il dialogue et
rit peut-être avec les gens du sol… non, il songe à sa femme qu’il vient de
sauver, mais à quel prix, au prix de leur union, il va mourir par amour de qui…
d’une femme qui le rejette parce qu’il lui a fait perdre son enfant,
l’enfant ? … d’un Dieu qui n’a pas su protéger sa vocation… d’une Eglise
qui n’organise que douteusement ses pélerinages ? Seule certitude, les
Cévennes qu’il va retrouver dès l’envol, l’avion léger comme ceux des années
1930 et des héros que lui racontait Gilbert Ballande, en confession
particulière ou à Compiègne. Sa mère alors en grand rôle, celui d’une mère de
tous et il y perdait. Il a souvent perdu, sa femme n’aurait pas été qu’à lui et
sa mère n’avait pas toujours été à lui, sauf à leur découverte commune de son don pour le
violon et qu’il pourrait donc l’accompagner, lui répondre, surtout quand elle
ne pourrait plus jouer en concert, ses mains trop maladroites, trop
irréversiblement handicapées. Il avait eu beau la persuader qu’elle était
souvent proche de disposer à nouveau de toute sa virtuosité, il ne parvenait
pas à la convaincre. C’est alors seulement qu’il devint son second homme, la
perfection du jeu qu’elle avait effectivement recouvré, il serait seul à la
constater, à en jouir et en demander redoublement, et elle acquiescerait à son
seul applaudissement, celui du soliste qui de l’archet bat discrètement le dos
de son instrument quand l’accompagnant vient saluer. Voilà Régis proche du
paradis qui enjambe le bastingage et qui met le contact, qui s’envole en si peu
de distance et de temps, qui se libère de tout, qui tourne une fois encore
au-dessus de Mende à toucher la cathédrale de Dom R…, l’évêque à éminence qu’il
ne rencontrera jamais, sauf si d’aventure un cadavre, comme le veut l’usage
bénédictin, peut assister – dans le sens de la marche – à son propre service
funèbre, visage découvert, cercueil ouvert, puis il part vers le sud-est, bien
visible, très visible, le temps lumineux, il est lumineux, et il s’abat comme
un fétu, et l’appareil commence de prendre comme une alumette qu’on a craqué,
et puis c’est du silence, est-il mort sur le coup, on va vite à l’endroit où il
est tombé, l’appareil n’a finalement pas flambé, sinon le moteur. Il a un
visage à peine abîmé, c’est ce que lui rapporte Patrice, qui a pris une
photographie, belle, un ange est tombé, un filet de sang à la tempe, un autre à
la bouche, comme des coches d’amour, des égratignures d’une nuit où l’amante
n’a pas été ordinaire et ce n’est pas le dos qui garde des empreintes mais le
visage mordu par le plaisir ou redessiné par l’extase.
Quel rapport entre moi et
cet enfant ? Régis l’enfant, plus enfant que l’enfant qu’il avait consenti
à procréer dans le demi-sommeil qu’a évoqué Mirabelle, car cette sorte de boule
d’amour qui a passé, manifestement, de ma fille à moi son indigne géniteur, ce
n’est pas par mon gendre qu’elle s’est faite ni qu’elle a été projetée, ce ne
fut qu’affaire entre nous, entre elle et moi, en a-t-il été jaloux ?
l’a-t-il vu ? s’est-il senti déjà de trop ? a-t-il déjà regretté
d’avoir quitté ses frères en religion et le champ du monde entier pour
s’ébrouer en missionnaire tranquille et harmonieux. En deux mois, une existence
réglée est devenu un feu d’artifice, accumulant les événements, les signes en
bouquet. Et pour ce prix, moi le père qui demeure à quai, je suis peut-être
racheté et dispensé, pour l’heure, d’un grand départ. Je ne puis plus être en
train sans aller à une portière et regarder le ballast courir et devenir
flou ; il est vrai que nos chemins de fer nationaux dispensent de cette
tentation puisque les verrouillages sont fermes et aussi parce que de moins en
moins demeure dans les voitures cet agencement qui faisait le suspense des fins
de film des années 1930 à 1960, la bataille à mains nues pour que l’une d’elle
cède sa poignée et que dégringole finalement dans le défilement fou du convoi
un corps qui va baller, sauter et rebondir, mourir comme on tape de la viande
sur un étal de boucher. De la chair quand l’âme ne sait pas monter la garde.
La prière m’enfonce dans
ce dialogue avec Régis, la mort rapproche, permet toutes les interrogations et
d’abord un certain tutoiement, qu’a-t-il vu mon aîné dans le jeu puisqu’il m’a
précédé en éternité ? quelle rafle a-t-il opéré sur la table à
tapis ? c’est lui mon interlocuteur. Au mieux, mes femmes, les trois,
m’accueillent et me supportent, mais que leur importe ce que je peux dire, mes
actes parlent pour moi, oui, je suis supporté, aimé même, mais je n’ai pas de
poids, tout leur travail est précisément de faire que je ne sois pas, que je ne
sois plus un poids, tandis que Régis est disponible, si léger qu’il ne peut
plus me concevoir différent de lui, autre que lui-même, compagnons de jeu en
légèreté avec pour seul poids celui de se posséder soi-même au point de se
tuer.
Comment réagit en
profondeur une personne âgée ? A –t-elle aussi les dérèglements du
vertige, du jeu, de l’alcoolisme ? se raccroche-t-elle à sa vision du
passé pour échapper à celle de la mort ? Mère-Grand m’avait dit appréhender
plus la déchéance que le passage ailleurs, je ne sais pas bien ce à quoi elle
croit, mais après que Patrice lui ait rapporté les événements de
Barre-des-Cévennes et qu’elle m’ait appelé auprès d’elle pour un dernier point
de ce que je dois ou de ce que j’ai détourné, elle m’a pris à part, je
m’attendais à ce qu’elle m’intime de m’éloigner à nouveau et de ne plus toucher
à Mirabelle, il m’avait semblé qu’en celle-ci elle ne se rassemblait qu’avec
effort, un dernier espoir comme si toute sa vie aparemment si amène avait été
au contraire extrêmement tendue. Se peut-il qu’elle ait tenu, elle aussi, à une
postérité dans laquelle le hasard ou la providence avait tenu tant de place que
tout soudain avait été effacé par un accident de gestation, par une erreur dans
le scenarion. Elle était revenue sur l’ensemble de la journée, puis de la nuit
de l’autre samedi, pour me dire qu’elle avait eu un rêve, la veille du mariage.
Une brebis cherchait où mettre bas et errait dans des lieux déserts qu’elle
n’identifiait pas, et voilà que la mort de Régis éclairait tout puisqu’il
s’était laissé tomber sur le causse Méjean et que Mirabelle n’avait pu
conclure. Elle me demanda ce que j’en pensais, ce qui m’a surpris. J’ai réalisé
que pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un au monde prêtait
attention à mon opinion. Depuis que j’ai dû faire la manche auprès de ma
belle-mère, après avoir tapé tout ce qu’il était plausible de supposer fortuné
et charitable à la fois, je m’étais fait une seconde identité, infâme mais dont
à force je ne souffrais plus, quémander, puis jouer pour rembourser, refaire
des trous et solliciter à nouveau en sorte que la voussure de ma silhouette et
de toute mon existence était en fin de compte bien davantage une sorte de
mendicité balbutiante et mondaine que le jeu lui-même qui a ses allures et qui
ne tue pas forcément ceux qui s’y adonne, mais moi j’étais à courir le long du
cercle vicieux et à chercher les entrées (ou les sorties) par mon écriture et
mes déductions en forme de martingale. J’ai étonné Dom Louis en lui disant que
je priais souvent pendant mes calculs de tête, il n’en a pas été étonné, la
prière suppose un support, le chapelet par exemple, pourquoi pas le calcul
mental ? C’est cette image d’une brebis épuisée, sans âge et cherchant une
crèche qui va me suivre, les obsèques auront lieu à Paris, elles ont tardé car
l’autopsie faisait se lever le doute d’une drogue qu’aurait pu absorber Régis.
Tout s’obscurcit car Mère-Grand après avoir reçu son notaire semble en peine de
tenir les dates qu’elle m’a fait dire. Or, je les lui ai données au plus juste,
mais qu’importe l’honneur d’un homme perdu. Le personnage de Régis m’absorbe de
plus en plus, lui aussi a vécu intensément cette perte de soi, quand Mirabelle
se relevant lui a dit en souriant que très probablement il l’avait mise
enceinte, il était d’un même mouvement, celui d’une femme enfournant le sexe
d’un quasi-inconnu dans le sien, initié à ce que l’on convient d’appeler la vie
ou la chose, et exclu de la vie religieuse quoi qu’il échafauda, culpabilité à
jamais et fraude, ou bien retour sur ses vœux et ses plus chères projections.
L’honneur, qui en est juge ? La rumeur ? ou soi seul. Je lui donnerai
un synonyme, la consistance, ce dont toute ma vie je n’ai su faire preuve, et
dont j’ai maintenant tant envie, me redresser. Même si je suis seul à jamais
m’en apercevoir, durant ce qu’il me reste d’existence à vivre.
Mère-Grand soucieuse de mon interprétation de son rêve, ou au moins de
m’en faire partager l’image principale, m’a considéré : elle attend
quelque chose de moi. Je n’ai su quoi répondre, car elle ne veut pas se
contenter d’un pressentiment dont aujourd’hui il y a l’évidente réponse qu’a
été la fausse couche, mais ce pourrait être aussi cette quête ultime de Régis,
brebis égaré. Pas seulement l’enfant mort de Mirabelle, ou bien encore et aussi
ce dernier putativement cherchant couche et linceul. Fallait-il
rétrospectivement tout appréhender de la suite quand l’orage décoiffa la tente
et toute l’organisation du dîner de notre noce ?
mardi 27 mai 2014
un mariage - récit (8)
III
Journaux
Journal de Louis d’Ors
Je ne date pas mes
notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il
s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut
que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et
de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à
leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui
d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins
hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de
l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que
la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans
les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la
participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les
affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son
nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à
se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une
verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation
hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non
dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est
déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le
détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et
attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne
s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de
la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour
nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement
pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie
affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de
renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais
aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en
garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune
tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît
possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se
refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse
sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les
sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre
sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance
des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois
comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens,
de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la
perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un
hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui
est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non
seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est
le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle
il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière,
impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a
péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si
habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait
sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain,
terrestre, devrais-je écrire.
Patrice et Régis se
ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des
égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités
vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au
dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour
donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont
un dialogue entre hommes, à la Cène on
bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait
que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait
préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le
pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la
bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce
qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et
non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me
troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser –
on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus
fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de
leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais
presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les
renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir
à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une
pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas
c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une
pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont
on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une
éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme
de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez
ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis
assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou
le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne
soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît
paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …
J’ai accueilli Mirabelle
et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un
appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses
méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan
entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre
des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a
choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent
un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un
redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant
déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours
d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations
diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou
dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où
elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de
pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de
l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un
Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils
pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la
sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence
de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant
que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus
concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la
résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner
deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie
la mairie, l’idée et le fait.
Nous ne sommes pas ici
dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des
« beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne
rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps.
C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me
visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise
que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant
rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle
peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins
spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a
proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout
ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain
cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P.
, grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de
patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des
plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du
premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de
celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand
l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir
et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache
de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour
son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.
J’ai interrompu ces notes
pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis
ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de
fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de
café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son
revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus
d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je
pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne
nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des
recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des
articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un
disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on
a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par
cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai
eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel
contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu
lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu
imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus
retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et
qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques
qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En
revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des
tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait
renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe
qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le
café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la
journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles,
je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas
d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et
insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici,
parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent
qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme
on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les
silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe
dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est
détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé
la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre,
encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se
rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je
m’y étais mal pris, voilà tout.
Tous ces gens,
généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en
s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui
souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est
oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos
petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif
et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une
génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée
à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est
généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait
arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais
justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec
hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de
troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine
de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses
agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et
noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les
armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en
échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en
parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien
chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les
médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour
analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il
s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à
quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République,
pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et
sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On
fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou
supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous
fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous
retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la
destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien
commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner
ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà
praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de
l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés
par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans
quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce
serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus
du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions
intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement
que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté
provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent
Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur.
Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la
rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer
les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations
originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux
métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil
d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second
en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité.
Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la
Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la
Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.
A ma surprise, intense,
mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une
mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice
car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon
homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus
encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison
dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait
couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire
dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède
Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac,
analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec
Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit
resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le
regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses
compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis
dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas,
malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé
en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de
tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons
alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un
alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les
considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ».
Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa
musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la
Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un
mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est
empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un
prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de
venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un
visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus,
pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter
l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande
France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque
de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et
écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres.
Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car
il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est
seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement
de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.
J’étais rentré mal en
point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé
au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne
faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne
serons pas trop de deux.
La comtesse de Mahrande
est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance
ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.
Comment noter ici ces
choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine.
J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande
semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée
avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?
Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.
Régis et Mirabelle sont
arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait
l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à
saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le
mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre
protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on,
simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes
jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers
Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps.
Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y
avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair,
sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de
la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en
profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ?
Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était
tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple
reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures
requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la
topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis
leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre
selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est
rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a
appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir,
dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé,
Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle
n’avait plus qu’un cadavre dans le
ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est
posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un
accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète
avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il
est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans
qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à
l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer
Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu,
hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux
qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le
second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent
avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le
lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures
nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore
arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime
probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola
donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre
le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion
n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle
soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on
le récupèrerait avec de la casse, mais non …
C’est ce que j’ai raconté
à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de
silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la
fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne
ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était
imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin
en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle
s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour
qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien
Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi,
avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad
extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et
de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop
morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est
plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on
n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été
tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à
organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain
animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses
vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves
et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde
d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût
dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.
J’ai poussé avec Patrice
jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des
autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la
décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes
allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le
reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus
roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et
au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres,
comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à
sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes
restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des
cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le
Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le
champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur
son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver,
certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert
Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert
simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle
précisé.
Quoi faire ? quoi
être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci
m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle,
elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez
différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre
la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le
schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que
le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les
évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur,
mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception
de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec
l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me
donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que
j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma
belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute
chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique
que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia
abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon
temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.
Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit
suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa
petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea
tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne
le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe
stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas
assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce
qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu
une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps
des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que
tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les
tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus,
selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais
l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées
du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié
l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère
sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref
l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube
par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il
fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui
n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné
prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute
ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une
attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole
d’Origène : Y a-t-il un être
plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis.
Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance.
Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à
présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en
réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut
assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie,
dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix,
quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui
commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai
d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers,
il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles,
l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à
tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos
Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais
complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il
n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a
laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et
quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter,
là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma
méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture
que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est
ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant
quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que
plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.
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