III
Il attendit, puis il oublia, vite.
Des batailles à livrer sur le fond, avec son employeur, l’Etat, mais dans
l’Etat, qui ? D’où le contentieux. Il rédigeait lui-même, il était son
propre objet de méditation et de supputations stratégiques, au rendement sur le
papier, il gagnait par K.O. debout de l’adversaire, lequel ne produisait rien,
en tout cas ne semblait pas se mouvoir du tout dans le même espace-temps que
lui. Il ne pouvait quitter le ring, parce que tous les coups ne lui étaient
portés que du dehors et que personne n’y montait le rejoindre. Entrer dans le
privé, cela lui était conseillé mais par ceux qui jugent que le privé,
précisément, a de l’argent facile et que la fonction publique est une sinécure,
abritée de tout et abritant tout, on lui parlait comme quelqu’un à qui on indique
le préau de l’école quand il pleut et qu’on le voit poireauter. Ce fut un drôle
de temps, il tentait tout pour obtenir n’importe où un entretien avec qui que
ce soit, il en récoltait quelques-uns, presque toujours de façon corruscante.
Il vit ainsi un attaché de cabinet, ingénieur des mines et conseiller du
ministre de la fonction publique, deux fois ; il entendait un récit
pleurard, le gouvernement ne pouvait gouverner dès qu’il s’agissait de
personnes ou de budhet et l’on était pourtant sous un Premier Ministre,
censément raide dans ses bottes, engageant la rue à faire proliférer les
manifestants jusqu’à un étaige minimum sans quoi il ne rendrait aucun
tablier ; de fait, le gouvernement d’Alain Juppé ne se défit que de ses
participants du beau sexe quand la houle menaça d’être forte ; dans
l’antichambre aux prises de courant aussi usées que les huissiers tapotant des
annuaires et attendant des ordres qui ne venaient pas, il restait assis à
entrevoir un beau Perben envahi soudain par une forêt déambulante de
microphones placés à bout de perche et de journalistes en vêtements de marche
avec sacs de pique-nique. Il rédigea une note suggérant qu’on vendit le
patrimoine immobilier de l’Etat dans le VIIème arrondissement puisqu’on n’avait
manifestement plus les moyens d’entretenir ces hôtels particuliers qui à eux
seuls donnent du charme aux cabinets ministériels mais coupent leurs occupants,
pas seulement du monde mais de leurs services ; c’était ingénieux
pensait-il et l’on mettrait tout le monde à Vincennes, en tout cas au revers de
la route moderne des invasions qui restant d’est en ouest pour ce qui est de
l’Europe et de la France, partent maintenant chaque fin de semaine pour l’arc
atlantique ou la côte normande ou font déménager presque tout le moins de Juin
chaque année, depuis que Jacques Chaban-Delmas, Premier Ministre, y avait en
personne donné de la raquette, à quoi il était expert reconnu, les courtisans
qui ne peuvent manquer les tournois à Roland-Garros. Il fut même reçu par
erreur dans le cabinet-même du ministre. Emile Zuccarelli, qui manquerait
Matignon parce que Jean-Pierre Chevènement raterait l’Elysée et tirant ainsi le
tapis de gauche à droite feraiut dégringoler presque tout le monde rien qu’avec
5% des suffrages exprimés à l’élection présidentielle de 2002, croyait recevoir
l’Ambassadeur de France au Kazakhstan et y gagner une compétence intéressante
dans la coopération entre fonctions publiques française et étrangère ; les
fiches étaient mal faites, les journalistes attendaient, le solliciteur aussi
qui fut mitraillé de photographies en apercevant le ministre, affable,
méridional, costumé de marron à l’unission des boiseries d’un bureau vaste mais
sans informatique alors que son occupant à titre précaire y protesta beaucoup
de sa modernité, de son efficacité et de sa préférence pour ne rien hasarder en
prétentions ou en réformes qui ne fut pas d’obtention certaine. Sachant que le
ministre prenait l’avion depuis Bastia, sans garde du corps et en bras de
chemises, il avait imaginé l’approcher par le sens de l’humain, l’esprit
pratique et la proposition d’un jeu de jambes introduisant la direction
générale de la fonction publique dans les visas et les paraphes qui font nommer
aux emplois dits à la discrétion du gouvernement. C’était manqué. Il fut reçu
par le ministre ayant rue de Bercy la tutelle de sa propre administration, un
homme de bibliothèque, vivant en chambre de bonne mais avec vue sur les
Invalides et militant des droits de l’homme au pays de la République française
lui donna même un grand succès d’édition et de notoriété dans les facultés de
droit en l’introduisant au recueil Lebon en Novembre 1997. C’est la matière
passionnante mais intouchable par dogme de ces emplois discrétionnaires que
l’arrêt lui donnant raison à défaut de faire justice réforma. Manifestement, il
avait été vidé sans pouvoir présenter sa défense, cela pouvait s’établir, des
formes et de la décence à respecter, une révolution. C’est un terme qu’il avait
lui-même malencontreusement utilisé pour saluer, dans un silence qu’aucun de
ses collègues n’osait abattre, la première proposition qu’à la première
conférence dite des Ambassadeurs une commission de travail servile et salivante
avait posée devant Alain Juppé. La salle principale du centre de conférences
avenue Kléber était celle qu’on avait trouvé, au temps où Michel Jobert
secrétaire général de la Présidence de la République sous Pompidou faisait
récolter au successeur les gerbes destinées à celui qui avait prononcé en
Septembre 1966 le discours de Phnom Penh, l’Amérique négociait enfin, Henry
Kissinger venait à Paris, et pour les têtes-à-terres avec le Viet Nam il
fallait de la surface et beaucoup d’entrées et sorties dont les unes seraient à
usage de proclamations pour la presse et les autres des points de fuite quand
le processus s’enrouerait. Une révolution que de convoquer aux frais du
Département et souvent les chefs de mission diplomatique en sorte qu’ils soient
à égalité de fréquence à Paris avec les exportateurs ou les personnels
syndiqués de leurs Ambassades pour raconter, sinon au ministre – l’époque en
était passée – du moins à quelques chefs de bureau géographique, ce qu’il se
passer ou ce qu’ils croyaient qu’il pourrait ou avait pu se passer dans leur
pays d’affectation et qui peut-être n’était perceptible ni dans les dépêches de
presse ni dans un des journaux émis là-bas et pas reçu ici. Alain Juppé l’avait
ramassé, c’était une réforme, ce qui – bien entendu pour la droite qui marchait
au triomphe et vers l’avenir – pèse bien davantage. Peut-être, est-ce ce
jour-là que sa disgrâce fut prononcé, on ne parle pas le premier, si gênant et
dénué de sens que soit le silence ; le temps commençait où les ministres
réuniraient leurs fonctionnaires et leurs subalternes pour s’en faire
applaudir. En conférence de presse, de
Gaulle faisait rire, mais on n’eût garde d’applaudir. Ainsi allait l’Etat dont
il lui fallait se déprendre, mais les privatisations et notamment les vues –
désintéressées, puisque ce serait pour le franc symbolique – de Daewoo sur
Thomson, rendaient incapables de décision, et surtout d’embauche à niveau
conséquent, la plupart des sociétés qu’il pressait de le voir et entendre.
C’est la gauche revenue dans les hôtels particuliers, pas moins délabrés et
défraichis qu’au moment de la droite, qu’intervint l’arrêt du Conseil d’Etat
annulant donc la nomination de son successeur en tant que celle-ci mettait fin
à ses propres fonctions. Il était reçu pour une troisième fois par le
conseiller diplomatique de Lionel Jospin et Pierre Sellal, dirigeant le cabinet
d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay, lui avait également ouvert une porte,
d’audience au moins. L’Iran était à pourvoir, celui qui avait été son attaché
de défense en Asie centrale, frémissait d’y être employé grâce à lui et
lui-même avait eu un bon contact avec son collègue iranien ; le régime de
Téhéran est peut-être relativement jeune au regard des deux mille cinq cent ans
et quelques de la monarchie perse mais l’atavisme demeure et la mer Caspienne
n’est fermée que pour ceux qui n’y voient qu’un lac à contourner pour faire
passer le pétrole vers le Bosphore. Lui comme d’autres, à la fin du XXème
siècle, imaginaient au contraire tous les transbordements et échanges tonne
pour tonne et baril pour baril qu’on pouvait opérer de cette mer à celle des
Perses ou des Arabes et ainsi se désenclaverait le Kazakhstan et d’autres avec
lui. On a ensuite dit que l’enjeu en Afghanistan était, au vrai, de cet ordre.
La troisième conversation avec l’homme de l’art, celui de proposer au Premier
Ministre de ne rien faire qui parut empiéter sur le domaine réservé du
Président de la République, fut ce dernier désavoué par les électeurs en cette
fin de 1997, erra plusieurs quarts d’heure et il voulut qu’on aille enfin au
vif du sujet, il posa la copie certifiée de l’arrêt sur le bureau de l’autre,
il y eut le silence de la lecture puis la conclusion, vraiment finale :
qu’allait donc devenir son successeur puisque celui-ci était (surtout) camarade
de promotion de l’éminent conseiller du gouvernement.
Les cent ans qui rendent à la
Belle au Bois dormant les chances de sa jeunesse, c’est-à-dire celles d’une
rencontre, s’écoulèrent pour lui jusqu’à un colloque qui se tient à Lyon et où,
par raccroc et au titre de la société de son amie, il avait à débattre pour
quelques minutes et en commission, à propos d’éthique, pourquoi ne pas dire de
justice, sinon de prévision qu’un jour l’emporteront le bon sens et le nombre,
dans les relations économiques internationales. Il se trouva que devait y
participer un homme de Suez et que Gérard Mestrallet avait repris, en séance
plénière, l’article commis dans « le grand quotidien du soir »
l’automne précédent. Cartonner un représentant de l’Organisation mondiale du
commerce parce que celle-ci échappe à toute enceinte démocratique et a été
créée hors de la référence, donc de la dynamique onusienne qui parfois
contraint les gouvernements à quelque égard pour les moindres d’entre eux,
avait été d’autant plus facile que celui-ci était absent et qu’il le
connaissait pour avoir été léché par lui tandis qu’il était Ambassadeur puis
mis à sa place, très basse, quand il ne l’avait plus été, c’était un ancien
directeur adjoint des Relations Economiques Extérieures, portant beau, nommé et
renouvelé chaque fois pour cinq ans, qui avait trouvé un emploi de débouché à
force d’avoir attendu, fort d’une proximité ancienne de Raymond Barre, qu’on le
nommât enfin directeur en titre. L’O.M.C. reçut donc toutes les piques et Yves
de Silguy, qui avait été au cabinet d’Edouard Balladur avant d’aller à
Bruxelles participer à la commission unique, se souvint parfaitement d’avoir
croisé au rez-de-chaussée de l’hôtel de Matignon l’Ambassadeur au Kazakhstan,
et pourquoi pas un jour ? près le Vatican. Les choses ainsi habillées
étaient tellement plausibles qu’elles furent validées ainsi par celui qui
rendait de nouveau actuelle une sollicitation à placer au seuil du groupe Suez.
Un premier entretien avait eu lieu rue de la Ville l’Evêque, c’était maintenant
le second à attendre, et qui se ferait à déjeuner. Les choses cessaient donc de
tarder, et arriva un homme dont on n’aurait su distinguer s’il était gêné, mais
de quoi ? ou empressé, mais envers qui ? car le visiteur à traiter
n’était qu’un solliciteur. Justement…
IV
C’était le lendemain, c’était
aussi un premier jour d’été, de chaleur et de lumière d’été. Les filles étaient
nombril nu, de dos les pantalons ne tenaient plus qu’au renflement des hanches
et en glissaient, la peau de toutes à portée de tous. Les femmes avaient une
tenue plus fermée, mais les dessous n’existaient plus ou étaient lâches en
sorte que la mollesse tranquille d’une chair qui s’abandonne pouvait se
conjecturer, se confirmer, se laisser désirer dès qu’on y portait le regard. Il
l’y portait aussi souvent que cela se présentait, sans suivre personne du
regard puisqu’il était en voiture et qu’elles étaient à pied. Il garderait le
souvenir d’un pantalon large et beige clair, d’une couleur de chair nue sans
doute pas très différente. Il se prit à constater qu’il ne souffrait pas de
tant voir sans pouvoir même penser à prendre. Un temps était révolu où il
disposait de tous les éléments de la drague et de la séduction, de l’avenir, un
corps, un visage, une absence d’âge ne masquant pas, au contraire, qu’il avait
quelque expérience et que pour peu qu’on s’abandonna aux magies qu’il aurait
déclenchées parce qu’on y aurait consenti, première étape, elle est toujours
celle de l’autre, encore faut-il proposer ce qui est plus audacieux envers soi
qu’envers cet autre, à présent défini et cadré, il y aurait quelque suite,
plaisante et à volonté dont on ferait souvenir ou suite de suite, selon qu’on
voudrait, que cela viendrait. Le scenario s’était réalisé quelques fois, il
s’en croyait rétrospectivement beaucoup plus capable qu’il ne l’avait été aux
époques où, à l’âge qu’il avait, cela se faisait sans ridicule mais au vrai
assez exceptionnellement. En somme, c’était aujourd’hui qu’il se savait ne plus
être capable de séduire, et qu’il craignait même d’avoir à assurer ce qu’il
aurait conquis sans l’avoir délibéré ou par oubli de ce qu’il était devenu,
qu’il se rendait bien compte d’un grand gaspillage antan, ce qui ne le faisait
pas pour autant revenir aux opportunités de carrère qu’il n’avait pas saisies
ou su jouer. Car, il en était certain, aucune opportunité ne s’était présentée
qu’il n’ait réellement sautée sur elle, chaque fois l’espérance avait été aussi
grande que la matéralité de l’accroche ou de l’invite. Mais aucune n’était
vitale et, pour cela, peut-être, n’avait aboutie. Quoique à y réfléchir, chacune
eut changé sa vie, c’est-à-dire le cadre géographique et historique que
déterminent un employeur et le métier dont il prescrit l’exercice. Gendre d’un
industriel et apparenté à de grandes fortunes, cabinet préfectoral et peut-être
ministériel dans un département assez ternement représenté mais qui ensuite
avait produit de belles destinées politiques, la Savoie de Joseph Fontanet,
précocement et mystérieusement assassiné (une affaire de casinos, dont l’homme
rigoureux et moraliste aurait découvert pas seulement les tables bancales mais
peut-être le commanditaire, une raison sociale bancaire si puissante qu’on
aurait pu la croire sans nécessité de truquer et peut-être de couvrir le
trucage avec du sang) et ensuite étaient venus Pierre Mazeaud, Michel Barnier,
Hervé Gaymard, ce dernier épousé par une jeune fille de mère danoise donc au
visage poupin, clair et de père, scientifique prisé du Vatican, jeune fille
qu’il avait lui-même courtisé à sa propre époque de drague et aventures tous
azimuts, dans une Grèce des étés 1980 quand François Mitterrand faisait virer
de bord la gauche et que rouler beaucoup de soirs vers le Cap Sounion,
fémininement accompagné, pouvait préparer des retours au lit, de la nouveauté
et une façon de bonheur durant peu mais flambant vif. Il avait beau faire et se
remémorer les choses, les corps, les voix, les moments, tout ce qui d’ordinaire
mérite du soin, l’avenir professionnel, il l’avait mêlé ou dédaigné en
l’enserrant dans des envies qui lui cédaient. Ce qui ne lui avait porté chance
qu’à court terme, il n’avait jamais su sa précarité et à l’embauche il était
certes entouré de quantité d’illustrations et il pouvait presque toujours
attacher bien des anecdotes ou des traités personnellement vécus ou constatés à
ce que l’employeur putatif lui racontait, mais cela ne produisait pas la
complicité et la sensation partagée d’une égalité entre deux hommes travaillant
déjà ensemble. Il traitait encore ses urgences comme il avait géré ses
passades.
Mais ce déjeuner était différent de tous ces moments d’attente
et d’interrogation que dénouent seules des chutes, l’absence de suite, la
correspondance ne revenant pas, le temps passé, ce sont les manières de la
négation quand une promotion est demandée ou quelque bifurcation de carrière
sollicitée, le sourire ou la très longue narration valant explication comme
quoi cette fin de soirée est réservée à un autre qu’au commensal qu’on avait
été à frais non partagés. Il lui avait semblé sans forme et où presque d’emblée
tout avait été refusé, du modeste placement dans la société de son amie dont il
poussait attraits et charmes, parce qu’il était convaincu de leur utilité et de
leur exceptionnalité, à quelque exposé d’organigramme situant un blanc,
désignant une place, proposant la réflexion qui l’y ferait venir. Le vis-à-vis,
car la table était large, et une grande moitié à leurs côtés, et côté porte,
couloir et service, était inoccupée, déserte, avait-il quelque chose à dire en
dehors des excuses du collègue inopinément requis ailleurs, quoique sur leur thème ?
Il ne se le demandait que maintenant. Et la conclusion en forme de présentation
était-elle une déclaration du genre, vous ne pourriez entrer que pour venir là
où je suis, or j’y suis et je compte y rester. Le visage gris, défait mais dont
il n’aurait su dire de quoi, montrait une vraie détermination, celle propre aux
gens dont l’ambition est pratique, concrète, toujours au niveau où ils sont et
à propos de ce qu’ils ont. Façon intense d’échapper aux distractions que
procurent l’ambition d’aller au-dessus ou d’attraper autre chose, ce qui dans
un premier temps vous pousse hors de là où vous étiez assurément tranquille,
vous cédez donc une place mais en obtenez une autre qui paraît bien davantage
qu’une compensation, mais c’est de là qu’on vous fera plonger et c’est d’en
haut qu’on discerne mieux le vide où l’on va gésir, pour un second temps qui
est souvent le dernier. Cela lui était arrivé, il n’y avait pas vu malice. Mais
hier, il n’y avait personne à séduire que divers éléments sur le groupe à apprendre
et de chute il n’était plus question puisque depuis des années la terre était
sa compagne sans couleur ni douceur, du sol battu où on le battait,
effectivement, l’âme rouée des douleurs de ne comparaître devant qui que ce
soit qui rendrait justice. Il avait vu le moment où la matière venait le
désintéresser de la suite et même de l’objet de ce repas, en phrases et
assertions de l’autre qui feignait de ne rien voir ni entendre de ses positions
et propositions de solliciteur. Soudainement, il s’était transporté ailleurs,
sans situer où, car il n’avait pas pourtant cessé de se surveiller pour garder
bonne mline et feindre à son tour quelque intérêt pour les récits de l’autre,
et il avait compris que n’être pas embauché dès la fin de l’exercice le
soulageait. Etre renvoyé à soi seul ou à ce dialogue qui vaut uniquement de
vivre, opposant puis rapprochant la chance, la providence, des arrangements
sans cause a priori mais assez évidents dans leur orchestration
rétrospectivement comprise d’un quémandeur ayant enfin accepté de ne plus l’être. La lutte change.
On fait avec ce que l’on a et l’on découvre qui l’on est, à quoi l’on tient et
c’est singulièrement simple. L’indépendance est à l’angle de la rue, le soleil
et l’été aussi. Il était sorti sous la pluie, n’avait plus rien pensé, ne
s’était souvenu que de quelques éléments du texte entendu pour en faire
réserver et le dire à son amie.
Ils improvisèrent le soir-même
d’aller dîner chez la mère d’une de ses anciennes collaboratrices au
Kazakhstan. Une fille de finesse, connaisseuse de Leiris, qui avait le talent
des relations précises et efficaces sans que cela paraisse autre chose que des
affinités spontanées. Elle avec lui comme Ambassadeur ou lui avec elle comme
attachée linguistique avaient monté à peu de frais une véritable institution à
partir d’un existant qui attendait du débouché. Une école des cadres publics
était devenu possible, il en avait fait inscrire par Pierre Bérégovoy la
promesse et le conteny, c’était le déjeuner de la première visite officielle de
Nursultan Nazarbaev en France, au lendemain d’une journée hiératique et parfois
anacrhonique, les drapeaux d’un bleu que seul le curaçao dosé de champagne peut
approcher avec la figuration des clés de voûte en bois de la yourte
traditionnelle en son centre flottaient verticalement tout au long des Champs
Elysées, on avait atterri deux fois, de là-bas via Bonn ce qui avait d’abord
chagriné l’Ambassadeur débutant mais présentait à présent l’avantage de pouvoir
s’aligner et au-delà sur les propositions et présents du grand partenaire à ce
nouveau venu sur la scène internationale, et devant les Invalides, à portée du
boulet le plus timide des canons rangés depuis Louis XIV pour attendre depuis
un calme fossé les chars de Leclerc, on avait posé les hélicoptères, la garde à
cheval avait tout relayé et le kazakh avait fait savoir à François Mitterrand
sorti de chez les médecins juste pour lui qu’il avait égaré un costume et
arriverait pour la première conversation d’Etat dès qu’il en aurait trouvé un
qui lui aille. La réalité était plus rose et le droit de cuissage, aux frais
sans doute de la République hôte, et même taularde au palais Marigny, s’était
exercé comme il se doit et comme on avait dû se le promettre. Fort bien, tandis
que vêtu d’un ensemble gris un peu flottant et à vieilles rayures, le Président
français attendait, osant quelques pas sur le damier du vestibule de son propre
palais, sans aller ni sur le perron ni jusqu’aux deux ministres, là pour la
circonstance. Moins Ambassadeur qu’habitué à recevoir la main du Chef d’Etat
que portaient désormais très au-dessus du commun la maladie, la longévité et la
capacité de regarder d’un éclair et sans sourire, sans même que l’expression se
soit tant soit peu modifiée d’avoir happé des yeux ce dont on avait dans un
instant très vif et impérieux médité de s’emparer et qu’il y ait donc quelque
posture à réintégrer, il avait entretenu son bienfaiteur de ce qu’il avait
commencé en Asie centrale. Il lui devait bien davantage que le poste, la
capacité de discerner indépendamment des services et de faire valoir
directement auprès de lui, et du Premier Ministre, ce pour quoi il pensait
avoir été nommé là-bas. On lui répondait en disant d’abord, Monsieur
l’Ambassadeur, d’une voix douce qui n’était ni mièvre ni fatiguée, et il en
recevait l’impression qu’eux deux avaient toujours travaillé ensemble et qu’ils
continuaient de le faire, très tranquillement, tandis que l’attente se
prolongeait, puis prit fin, qu’on monta à l’étage, qu’on échangea des
nouvelles, des banalités, puis qu’on accrocha sur l’article d’une convention
financière. Il n’avait pas suivi le petit groupe, il en avait fait partie tout
naturellement, il prit la parole, interrompant les deux Chefs d’Etat,
l’argument imparable était d’évidence, les Allemands ne posaient pas la
condition des Français, François Mitterrand ordonna que les services
s’exécutent, on descendit rejoindre par un couloir jusques dans une petite
salle la foule de journalistes et de hauts-fonctionnaires, la plupart
supérieurs hiérarchiques de cet Ambassadeur qui ne savait ni le fond ni la
forme puisqu’il avait assisté au tête-à-tête, y avait même ajouté de la
substance, ce qui ne se fait jamais. C’était, dans les regards qu’il avait
croisés, cette même haine déjà lue, en pénombre d’un clair de lune au bas du
Parthénon quand il avait pris le cortège présidentiel aux métopes et que la
presse et bien des gens de l’Elysée restaient derrière la grille refermée, la
même haine qui l’avait pincé au gras du bras parce que du deuxième ou troisième
rang des courtisans de quelques minutes dans le bureau du Premier Ministre, il
avait tout simplement assuré d’un mot Pierre Bérégovoy que son texte était
juste et que fidèlement on lui donnerait satisfaction. Le procotole est
éliminatoire. C’est sa justification millénaire et contemporaine.
De la jeune femme, décédée d’un
horrible cancer de la peau et qui avait un don d’humour particulier car on ne se souvenait d’aucun de ses mots, mais de
sa voix et de la liberté de ses allures, de son vêtement et surtout de son
jugement, il avait d’ailleurs hérité la seule photographie le représentant avec
le Président de la République qui inaugurait la chancellerie d’Almaty, au pied
des monts Staline, le long de peupliers d’une hauteur inconnue en Europe, et à
qui il présentait sa collaboratrice sans avoir quitté la coupe d’un champagne
que François Mitterrand n’honorait qu’en y humectant à peine les lèvres. Il
avait ensuite, plus considérablement, hérité d’une singulière relation qu’il
avait aussitôt partagée avec son amie ; la mère de la disparue lui avait
écrit que sa fille disposant de son bien, avait prévu des meubles et des livres
pour lui. La connaissance se fit et un autre monde s’était ouvert où lui et
Jeanne avait une joie sincère mais inexplicable à se réintroduire à intervalles
réguliers et que les misères de la vieille dame rapprochaient de plus en plus.
Ce monde se disait par la bouche édentée d’une quasi-aveugle projetant sur son
visage la lumière brûlante de deux lampes métalliques, elle n’entendait les
phrases qu’à mi-route, perdait ce qui n’était que répétition de ses propres
mots en forme interrogative et pour faire redondance et des lieux, des
circonstances, une histoire sociale et de France prenaient forme,
s’esquissaient, ne se raturaient jamais. Il y avait les débuts de la
construction aéronautique près de Nantes, les grands-parents et les aïeux tous
journaliers agricoles, la rugosité de mœurs où même les anniversaires de la
petite fille unique, quasi-posthume puisque le premier mari, lui aussi journalier,
n’avait pas vécu un an pour la voir grandir, n’étaient souhaités que par le
café offert aux voisins. Il y avait le frère, ajusteur dans cette industrie et
emmené à Mauthausen ou à Wiener-Neustadt ou aux deux sites successivement,
celui du travail forcé et servile, celui de la fatigue dont on meurt, avec en
supplément péremptoire la dynsenterie. Il y avait des récits qui ne se
contredisaient jamais mais ajoutaient toujours et formaient, d’un dîner à
l’autre, où ils arrivaient avec le pique-nique ou de quoi réchaufer depuis que
l’infirme était trop infirme en même temps que vieille pour descendre un
escalier, une très longue histoire d’un siècle et demi. Il y avait par
prétérition ce qui pouvait se deviner comme avoir été, peut-être, les moments
d’amour de la fille, il y avait les deux maris de sa mère, il y avait à nouveau
les parents, les grands parents, Quimper et sa cathédrale couleur d’algues vert
sombre tant que son intérieur ne fut pas ravalé à la rendre blanche comme
certaines de ces églises néo-gothiques qu’aiment les protestants quand ils sont
Américains. Il y avait les comités contre la peine de mort, les réunions de
1968 et de 1972, Gisèle Halimi, le part communiste car l’institutrice devenue
directrice dans un assez beau quartier de Versailles et se remariant alors mais
avec un douanier des services aéroportuaires du « grand Paris »,
militait à l’extrême-gauche, ne croirait pas plus en Dieu qu’à un bon
fonctionnement de la société et laisserait s’établir à ses hanches, à ses
genoux, à ses chevilles, à ses épaules d’invraisemblables torsions qui la
faisaient maintenant se déplacer en crabe, les pieds se présentant à l’envers
du sens où elle tentait d’aller. Or, la conversation était toujours
surprenante, variée, et cette femme vieille et déformée, sans corps ni buste,
qui réclamait des pantoufles toujours plus désassorties l’une de l’autre pour
s’accomoder de dissymétries inconcevables mais qui, chaque fois, étonnaient
Jeanne autant que lui, avait ce don singulier de lui trouver bonne mine, de
s’inquiéter qu’il soit trop rouge un début de soirée alors qu’elle était à
contre-jour et disait perdre la vue, ne plus pouvoir rien lire, ayant répondu
n’importe quoi à l’oculiste qui lui proposait ses nouvelles lunettes, et à
l’ophtalomologue qui ne lui donnait pas un sur dix et quà un seuil œil. Ce
soir-là, elle regrettait de n’avoir pas encore vu un papillon et elle les
regardait en aveugle, comme si l’invisible avait plus de présence et d’attrait
surtout à l’apercevoir au-delà de l’éblouissement des deux lampes et il leur
semblait que les yeux, l’un presque fermé, l’autre reflétant les lumières trop
fortes, les fixait, eux, pour ce qu’ils seraient un jour, des êtes jeunes et
éternels. Si abattus, fatigués, tendus qu’ils fussent en montant chez elle,
après la demi-heure ou l’heure de trajet par la porte d’Orléans et les premiers
kilomètres en montagnes russes de l’autoroute du soleil, ils repartaient
optimistes, allégés et reconnaissants. D’une diction parfaite quoique avec cet
accent diphtonguant et allongeant les accents graves de tous les adjectifs en
aire ou en ère, leur vieille protégée leur avait donné bien plus qu’ils lui
apportaient, d’ailleurs elle ne leur disait son manque d’eux qu’au téléphone et
sa joie d’avoir à les attendre qu’au moment où ils l’avertissaient de leur
venue. La vérité est qu’elle les délassait avec un art, presque partout perdu
aujourd’hui, celui d’être intéressante et attirante telle qu’elle était, si
laide et difforme, vieille qu’elle fût apparemment. Peut-être et fugitivement
pensait-il qu’il devait, dans quelque chambre haute où les meubles, la table à
eau et sa cruche, le lit, tout sauf l’armoire, naturellement à glace, sont
toujours protégés d’un linceul blanc et où elle avait laissé une mémoire
inassouvie, jouer le rôle d’un certain chevalier ou de quelque cadet un peu
androgyne, un demi-frère, un peu fils et surtout amant délicat pour tout
effacer de ce qui n’avait jamais eu lieu. Elle s’essuyait soigneusement les
lèvres quand il allait l’embrasser et prenait congé. Le rite gagnait en densité
du texte et en diversité des épisodes et des lieux, des circonstances évoquées,
le retour des prisonniers à l’hôtel Lutetia, et la vieille infirme presque
aveugle avait gardé sur sa table de nuit, sur l’échafaudage précisait-elle qui
lui servait de chevet pour ses tâtons, La douleur de Marguerite Duras.
Il prenait la phrase pour lui et la continuait en racontant qu’au lire du livre
il avait suggéré au Président de la République tout justement en mal de thème
pour basculer dans le bon sens la première des cohabitations de s’en remettre à
un entretien de philosophie politique et littéraire avec l’écrivain, ce qui fut
fait. Il était alors en poste au Brésil et plus précisément en villégiature
amoureuse à Buzios, mais à la morte saison, une mer plane et turquoise, un
embarcadère sans personne ni bateau dont il avait de très nombreuses
photographies pour se déculpabiliser d’un texte qu’on lui avait demandé écrire,
aux époques où Le Monde le publiait scandaleusement, et qui devait
commenter des images multiples d’un banc, isolé et pâle sur un fond arbustif,
sans doute d’un parc parisien, un fond évoquant Blow Up et le scenario
qui en résulta, et il n’avait pas honoré la prière ni la commande, avait laissé
passer des semaines et des mois alors qu’en quelques minutes, pacifiquement
adonné à ce qui lui était demandé, il aurait pu, il devait écrire quelque chose
sur ce qui est stable et pourtant si insaisissable quje l’instant même ne le
retient pas, et il y aurait des milliers d’images parce qu’à propos de quelques
unes prises et inventées par un autre, quelques lignes auraient été exprimées
par lui.
Dans ce que l’on vit, il y a bien
peu du présent et de ce que l’autre est censé faire dans le champ de votre
conscience, vous dialoguez autant avec lui qu’avec tout autre que vous, tandis
que montent en pèlerinage, protecteurs, propices ou accusateurs de vifs
personnages que vous ne saviez pas avoir si bien connus. Ce ne sont pas des
idées qu’on associe, ni des images, mais des visages et des carrefours de l’existence
qui avaient un nom et une odeur, un parfum, une voix, qui engageaient à cette
sorte de fuite qu’on peut appeler commencement et à quoi on acquiesce si
rarement. Le commensal, préposé de la société dont il avait charge viagère
d’être le secrétaire général, que lui avait-il donc dit qui soit utile,
c’est-à-dire à mettre au compte de la vie ? Son long temps d’apprentissage
de la Lyonnaise des Eaux aux pompes funèbres, bien cotées en bourse ?
C’était sans rapport, l’Afrique évoquée à l’occasion double d’un voyage pour
l’unification d’un queconque collectif d’universités catholiques au Cameroun et
d’un marché finalement de gré à gré mais d’autant plus difficile à négocier et
qui portait sur de l’électricité. Tout ce que vous avez déjà fait n’avait rien
d’impossible, tandis que ce que vous n’osez affronter est cela même qui va vous
faire sortir du lot et réussir une autre image de votre groupe. La bataille de
l’eau moyennant péréquation des tarifs pratiqués en banlieue de Lima ou de
Buenos-Aires avec ceux bien à l’aise affichés aux Etats-Unis, c’est ce qui
pouvait se conjecturer à moins de
supposer l’effroyable pactole d’une vente à prix coûtant en Amérique latine et
à marge bénéficiaire substantielle en Amérique anglos-saxonne, qu’était-ce
sinon de la prudence et de l’habileté, celle d’un bon praticien des concessions
de service imaginées sous Louis-Philippe chez nous et multipliées par le Second
Empire en sorte que notre réseau ferré fut le plus dense, longtemps, du monde
et qu’on y trouva, sous Georges Pompidou, la manière de faire financer par les
compagnies d’assurances les autoroutes françaises que la notoriété de nos
routes nationales ou départementales avaient fait, très longtemps, mépriser au
regard des appareils de communications de nos voisins d’outre-Rhin et de
Piémont-Lombardie quand ils étaient totalitaires. Haut fonctionnaire au Trésor,
débutant au Conseil d’Etat à la section du rapport par exception au lieu de
celle du contentieux, qui ne le sait et le groupe eau-énergie-propreté est ce
lieu où la fonction publique se déploie pour le meilleur sans les embarras et
la ladrerie du statut censé la régir. L’Afrique serait autre chose, de l’eau
malgré le sable, de l’eau malgré tout, des investissements à fonds perdus à qui
donneront sens et attrait l’obligation de donner, que des sociologues affirment
et développpent depuis quelques années, et la notion de biens fongibles non
marchands. Suez démontrera ainsi, à propos d’un bien qui lui permet de la
communication sur la pudeur et l’inaliéanabilité, qu’est viable un secteur
public mondial, appelant du coup et naturellement une fiscalité internationale,
celle-ci moralement impossible à refuser et d’assiette facile à dessiner. Mais
le déontologue du groupe avait quitté tôt le Palais-Royal et enseigné de l’administration,
non du droit, en Côte d’Ivoire ; tout était donc un peu à côté dans son
expérience pour qu’il pût entendre ce que son invité tentait de décliner.
Eluder toute privatisation de l’eau et même des infrastructures existantes ou à
créer pour l’apporter à l’usager est certes habile, ne proposer que du service,
étaler un paysage et un bilan adventiste en assurant qu’au très long terme où
se dénouerait le contrat de concession les choses, autant que l’eau resteraient
propriété du concédant est bien conçu, mais on peut aller plus loin. Il ne
pouvait, quant à lui, se départir de cette sorte de travers, parfois il
admettait que c’en fût un, consistant en tout objet d’examen ou en tout
exercice d’une fonction qui lui étaient donnés à voir comment en réorganiser et
en situer mieux la chose et sa fin. Le visionnaire peine à faire croire qu’il
gère ce qui est à ses pieds ou à ses mains tout en scrutant l’horizon et l’on
rabaisse beaucoup de collègues, on en vexe même quelques-uns si l’on prétend
faire aussi bien qu’eux ce que l’on doit faire et en même temps vivre une suite
l’idéalisant et en dégager auplus vite la forme, pis même en communiquer plans
et maquettes aux hiérarchies et aux censures.
La vieille dame, en somme, le
dépaysait parce qu’elle ne l’écoutait et ne l’interrogeait pas, il n’avait donc
aucun péché à commettre, ni celui de l’étourderie ni celui de l’orgueil, elle
le ramenait à l’enfance qu’on a pour sienne seulement au paradis, parce qu’elle
l’attirait vers les formes et les structures simples d’un récit linéaire, dont
les enchaînements ou les enracinements étaient dits comme allant de soi, et
ainsi l’attirait-elle vers un autre monde que le sien. Jeanne, ce soir-là,
était restée à faire absorber par leur vieille amie des médicaments – celle-ci
disait : docteurs et remèdes et les avait entretenus de son scandale mais
avec drôlerie et comique de répétition quand allant consulter pour quelque
affection du siège (siège, tronc et membre faisant un peuple dont elle parlait
avec un détachement si littéral qu’on comprenait qu’elle ne fut jamais seule
mentalement puisqu’elle courait d’une maladie à une autre et que chacune de ses
misères avait fini par réaliser ce miracle de lui donner, à elle, un compagnon
ou un quémandeur, en somme un soutien tenant lieu de visite et qui était bien
plus réel et présent que n’imlporte qui en chair et en os, d’ailleurs c’était
bien de chair et d’os, de douleur et de pourriture, d’élancement et de vie en
lutte encore qu’il s’agissait) elle avait dû, faute d’ambulance disposée à la
ramener chez elle, passer deux nuits
dans un hôpital dont elle ne disait pas le nom mais avait tracassé toute la
gent soignante, aide-soignante et surtout professorale. Il avait attendu au bas
du petit immeuble à deux étages, le ciel avait cette lourdeur proche et
brunâtre que la réverbation des éclairages urbains par millions donne aux
nuages quand ils sont bas. Là-dessus les avions qui paraissent immobiles à leur
approche ou à leur envol quand il fait ciel bleu et jour, avaient cessé de pointer
par intermittences des lumières de couleur. L’une des chiennes, en laisse parce
qu’il fallait se consolider une cuisse récemment cassée et très difficilement
remise, et l’autre en pérégrination pour assurer son statut d’aînée et de
première adoptée, il était resté à ne plus penser, à laisser s’étendre tout le
détail, devenant fatras, de ses facultés mentales, et lentement avait fait
s’installer en lui cette sensation de bonheur et d’immobilité que donne un
moment où l’on n’a plus besoin de rien,
où l’on n’est plus chef de file de soi-même. Tous ces visages et noms de
camarades, de supérieurs, de frères ou de sœurs, les souvenirs de lectures ou
de ces vacances successives qu’avaient été régulièrement ses affectations à
l’étranger dont, chaque fois, il avait joui démesurément parce qu’il en
retirait dès son aterrissage, avant même toue acclimatation la matière immense,
profuse, imprévisible d’un monde ouvert à ce qu’il l’inventorie et se
l’approprie. Et jamais cela n’avait tourné, une fois les départs subis et
accomplis, à de la nostalgie ou à de la régurgitation. Etres et lieux étaient
autant d’époques de sa vie, et le temps avait tourné à une grande géographie,
une sorte de mappemonde personnelle mais classique, qu’il pouvait montrer et
commenter, et qu’il faisait tourner du doigt ou de la pointe du cœur en allant
d’une année à l’autre, d’une liaison à une aventure, à des chances et des
émerveillements qui tous avaient une date.
Jeanne avait aidé la vieille
infirme à atteindre son lit, il n’y avait qu’une jupe à enlever mais toutes les
jambes à hisser, à déplacer, à replacer, des milliers de jambes car deux
seulement n’auraient pas été aussi encombrantes, pesantes ni tellement
hostiles, et l’on n’eût pas aperçu un pied incongru contrecarrant d’évidence un
genou au point qu’il y ait malfaçon. Force lui était de reconnaître que sa
compagne échappait à tous précédents dans sa mémoire et la litanie de ses
expériences d’affection, d’intellection ou de sexe, et cette force était douce,
convenable. Elle se manifestait à temps. Elle donnait même des preuves de son
efficience. Leurs étreintes de lit, c’est-à-dire de ventre, de toucher, de dos
à ventre ou de ventre à dos dont on a envie, auxquelles une femme même non
dipose consent plus aisément, sans se contraindre autant qu’un homme qui n’en
veut pas, qui ne se sent pas en vouloir, avaient été, dans leurs premières
années des échanges désespérés de preuve d’entente et de choix mutuels qui ne
venaient pas. Quand il était en elle, il jouissait de mettre à nu un chef d’œuvre
mais elle ne se satisfaisait que par une seconde conclusion, lui chevauchant un
genou, négligeant son sexe défait, et amenant sa silhouette, son regard, son
buste à du désespoir, des larmes et un hoquet qui était son plaisir à elle mais
le cantonnait, lui, au rang second du garçon d’honneur. Ils n’en parlaient
guère ensuite quoiqu’il sût que d’être prise par lui à quatre pattes, six au
vrai, genoux, paumes et pieds dans les plis de draps, lui ouvrant la raie de
son derrière entière et se faisant pistonner par lui à hurler, était
certainement un plaisir aussi ardent et concomitant de bien des imaginations
qu’elle devait avoir mais ne lui avait jamais dites, que ce singulier dessert,
pris la table retirée, la pénétration aboutie et épuisée et le rôle masculin
perpétré mais dissipé. Leur fatigue était si envoûtante ces jours-là que les
nuits ne réparaient que peu, ils avaient ensemble le souci de la petite société
de gestion qu’elle avait fondée et dont elle lui confiait la présidence en
conseil de surveillance, grand projet, vraie intuition, bonne technique mais
trop faiblement capitalisés, ils en vivaient de plus en plus unis les étapes,
les frémissements d’une notoriété, d’une certaine consécration mais que
n’accompagnait pas encore une vraie chalandise, et chacun ajoutait à ce travail
ensemble les noirs et blancs, les suavités et les détestations du souvenir
qu’ils ne pouvaient évacuer de l’histoire de leur rencontre et des manquements
qu’il y avait commis, et elle-même sans toujours prévenir ni avoir choisi
laissaient passer des fumées qu’on aurait cru venir d’enfer et qui rappelaient
la réversivilité, la précarité, le néant de tout, et surtout des sentiments
d’avant la nuit. La fatigue les vieillissait parfois, elle gardait un corps
dont elle disait maintenant qu’on lui en avait souvent fait compliment, les
seins étaient petits, les jambes bien faites, les mollets surtout, la cuisse
était longue et la pilosité entre les deux avait la couverture qu’il faut pour
imaginer également quelque vêtement encore à ôter et quelque lieu où venir se
frotter, elle avait un visage dans les minutes où elle défaisait sa chemise et
indiquait sans mot dire son consentement à la suite, qu’il avait toujours
trouvé et qu’il regardait comme de plus en plus assorti à cet égarement qu’on
se donne l’un à l’autre, et qui mène autant au plaisir qu’à la conscience de
soi et du débit qu’on contracte envers l’autre. Ainsi, s’exprimait et se
refaisait le temps d’être nus et de le demeurer pour ce qu’il faut, leur
consentement mutuel. Restait à expérimenter l’extase. Elle ne lui disait pas
qu’elle l’ait connue, avant lui ou avec un autre, elle ne lui avait parlé que
d’anonymes, très vivants et précis sauf à lui refuser tout moyen pour lui de
les situer en quoi que ce soit qui lui donnerait prise, et parmi eux, peut-être
un petit Indien analphabète vu et enveloppé sur un plage du sous-continent
d’Asie, les autres avaient été à leur heure ou à leurs années des compagnons,
elle n’était femme ni d’insatiabilité ni d’indifférence sexuelle, à exposer des
choses de banque, à décomposer des taux
et des coûts, elle restait féminine, ne changeait pas de voix mais était très
habillée, précise, tangible. Et lui avait un souvenir sur lequel il avait
brodé, écrit à plusieurs reprises, d’une extase sur un corps au bras en croix
dont il avait ressenti, à force de s’être épuisé avec lui pour trouver du
plaisir et y revenir et en retenir encore pour n’en rien perdre et ne s’arrêter
qu’avant satiété mais après tout, qu’il y avait sa propre prolongation et que de
là, il était bel et bien, soudainement et naturellement, puissamment et pour
toujours. Rétrospectivement, ce devait l’extase, et de sla sorte il n’en avait
eu qu’une. Celle qu’il aimait de chair et de compassion, et avec qui il se
l’était procurée, dormait comme à l’accoûtumé assommée par leur course et par
son éjaculation, lovée et très impudique. Ils baignaient tous deux dans de la
sueur et de la clarté orange, le plafond de la chambre était en pente et
lambrissée, tout restait et resterait si précis que ce fut aussitôt
inatteignable et inreproductible. Il avait vaguement compris que cela n’arrive
qu’après qu’on ait tout dépassé, y compris et surtout la possibilité physique
de continuer et quand le mental a perdu tout ressort, quand la gourmandise ou l’excès
de goinfrerie sont si loin qu’on les a quittés de toute perception et même de
souvenir.
Or, ce nouveau soir après qu’ils
aient regagné dans Paris, par l’aboutissement de l’autroute du soleil en
nocturne au boulevard périphérique quand on s’évade du réseau par la porte
d’Orléans et même un peu avant, en prenant, le long du petit côté de la Cité
universitaire puis du parc Montsouris, la rue de la Tombe Issoire pour
rejoindre l’avenue René Coty et le lion de Belfort, il y eut que leur étreinte
tourna court, qu’elle était sèche ou fatiguée, qu’il n’avait pas eu le maintien
durable, qu’elle prit son dessert ce qu’il trouva encore plus naturel que
d’habitude et qu’ensuite, encore sur lui qui rallongeant les genoux, la
caressant d’une main à ses hanches en se tenant le sexe de l’autre, et qu’à sa
stupeur, alors qu’ils ne se tenaient plus par le chevillement naturel, ils
furent soudain tellement à l’unisson que la sensation de leur union les
dépassa, les surprit, les emmena et ils ne se regardaient plus même car ils se
demandaient où ils étaient et qui ils étaient pour que ce fut, à tel point,
ainsi. De son côté à elle, manquant faire tomber de la Bible qu’il lui avait
offerte et qu’elle avait couverte de papier kraft brun des photos qu’elle
affectionnait de leurs deux chiennes, celles-là dormant déjà l’une dans le
couloir, l’autre à contre-bas du lit, il y avait, relié par de la spirale, le
rapport d’activité qu’au déjeuner, comme si c’était une occasion immanquable,
on lui avait remis. Ce n’est pas une commande, mais une évaluation que vous
pourriez nous faire. Nos commissaires aux comptes nous ont sortis un
galimatias, peut-être bien que c’en est, mais pas du tout à fait. Voyez
vous-même, naturellement nous pourrions vous payer, vous pourriez facturer.
C’est de développement durable qu’il s’agit et nous ne savons pas trop où nous
en sommes. L’avant-veille, Jeanne et lui étaient à la Mutualité française,
moment sympathique et précis. L’éthique rendait fourbus leurs interlocuteurs,
chargés de finances que la crédulité ou la cupidité faisaient grosses de
milliards par milliers en toute monnaie, et tous deux entendaient l’exposé des
contraintes de sécurité et d’emploi tels qu’un petit milliard à peine se
prêtait à quelque fantaisie, pas si petit qu’ils n’aient appelé la démarche,
l’insistance, la pression de centaines de candidats à sa gestion déléguée. Et
qu’est-ce que c’est le développement durable, un petit plus, sans doute,
certainement, mais comment le mesurer ? En éteignant la lampe dont elle ne
pouvait se passer quand il venait devant elle, à genoux, devant l’ouverture de
ses cuisses et le blanc de son ventre, elle fit tomber le recueil de papier
épais. Il ferma les yeux, et, à travers les
persiennes de bois un quinquet que la co-propriété avait décidé de laisser
allumé toute la nuit et bien avant et bien au-delà des heures d’obscurité, il cessa de regarder comme s’il avait été
urgent de les mémoriser les barres jaunes faites ainsi au plafond. Il pensa que
répondre à la question que laissait en suspens le rapport, dont il ne
savait d’ailleurs pas s’il était
confidentiel encore ou déjà diffusé, ferait son embauche. Le développement
durable. Notion rare, donc de prix. Le galvaudage et la contrefaçon avaient été
son premier métier, ou plutôt l’étude et l’emploi des voies et moyens pour en
obtenir l’éradication : lutter contre les sacs Vuitton fabriqués au Japon,
encore mieux mais moins cher, et l’attaché commercial recommandait la procédure
contentieuse et la France y gagnait en renom, vraiment inimitée. Il s’assoupit
et sous ses paupières, à la place des raies lumineux que laissait passer le
volet, il reçut le sourire que lui avait décrit Jeanne, celui de la vieille
dame mise au lit, bordée, essuyée et embrassée tout à l’heure, en grande
banlieue parisienne, une rue de la Pointe à sens interdit sauf pour les
riverains, et au-dessus, pas loin, les avions d’Orly. Le mari avait acheté
avant que ne se construise un autre bâtiment leur prenant presque tout de la
vue et le soleil.