mardi 3 juin 2014

un mariage - récit (11)



Journal d’Augustine Villemaure de Mahrande




Je ne parviens pas plus à pleurer maintenant qu’il y a vingt ans quand Charles m’annonça qui il avait mise enceinte et quand…

Ce n’est toujours pas du passé, je n’ai pas été préférée à temps, ce que je donnais ne suffisait pas à conjurer le sort. Je ne crois pourtant pas qu’elle aiat été auparavant sa mâitresse ni ensuite, elle est morte si vite, elle m’a donné ma fille, avec des larmes, puis s’est enfuie à jamais. S’est-elle mariée, on me l’a dit, et qu’elle ait même eu un fils, c’est ce que j’ai cru comprendre, mais les circonstances de sa mort, sa date-même ? rien, je ne sais rien. Il me semble que depuis la mort de Régis, elle veille celui-ci avec moi, et dans l’oratoire, à plinthes bleu-Prophète, je ne suis plus seul. Il y a naturellement Slooghie et son fils Zozo, et Ousmane souvent est dans l’encadrement de la porte, il ne comprend pas que dans la prière je ne me mouvemente pas en prosternations et en re dressements debout, il ne comprend pas davantage que j’ai besoin de lire et que je ne sache pas tout par cœur, mais le chapelet, il voit et saisit. Il refuse d’apprendre à lire, car s’il lit, ce doit d’abord être le Saint Coran, donc de l’arabe, que je suis bien incapable de lui enseigner puisque j’ai peine à me faire comprendre rien qu’en quelques mots fréquents du hassanya.

Les temps sont ici troubles, l’Aftout est en famine, le régime n’a pas prévu que la sécheresse finirait par se généraliser et que les récoltes, en tout état de cause faméliques, de parviendraient pas à se compenser l’une l’autre, à supposer qu’il y ait les transports. Le colonel qui s’est proclamé président depuis près de vingt ans, maintenant, déteste les mouvements de camions, il y voit quelque arrivée de mutins, sauf si le mouvement vient du nord, dont il est origine, et la route étant unique est facile d’Atar à Nouakchott, à couper, à surveiller. Les élections se préparent, qu’on n’imagine pas qu’elles soient sincères, comme lors des premières qui furent organisées pour faire oublier les pogroms anti-noirs de 1989 et 1991 – il a même fait tuer un tiers de son armée par les deux autres – et il donna tout simplement, il fallait y penser, l’ordre d’assasssiner son compétiteur plus heureux que lui au premier tour et de proclamer dès que la tendance contre lui s’avèra certaine, les résultats locaux non selon les dépouillements mais selon ce qu’en dirait la radio d’Etat. Cela a marché jusqu’à présent, c’est l’homme du renseignement et le régime est stable parce qu’il est dissimulé sauf pour les commissionnements. Je suis certaine que la récente tentative de quelques militaires, jeunes et formés à l’étranger, lui a trop servi dans la perspective prochaine des élections présidentielles, de sa ré-élection présidentielle, a été organisée, en tout cas bien accueillie par lui ; les Israëliens, transportés par des Américains, à ce qui est dit à l’Ambassade, l’ont sauvé d’une situation qui cependant tournait mal pendant deux jours. Depuis, tout est calme, on relâche les imams et oulémas emprisonnés depuis le printemps sous prétexte qu’ils ne pouvaient plus supporter les paillardises du ministre de leur tutelle. Au vrai, l’ancien aide-de-camp du père fondateur de ce pays redoute surtout un autre verdict, bien plus circonstancié : la parution des mémoires, très attendus, de celui-ci. Le titre en a déjà circulé, mémoire - au singulier – d’hier pour demain, or son jeune frère qui fut aussi son ministre, se présente comme à la première consultation en 1992. C’est le parti des honnêtes gens et aussi des serviteurs. Je l’ai reçu ici, il évoque surtout cet avilissement du peuple qui ne croit plus à son propre pouvoir, il est resté assis dans l’oratoire à suivre ma prière et à partager ma lecture, puis nous avons croisé des citations de chacun de nos écrits sacrés. Ce n’est pas le premier dialogue de ce genre ici. Gardet, Massignon sont dans ma bibliothèque et si j’avais à écrire, je commencerai par dénoncer le racisme de Psichari dans Les voix qui crient dans le désert : ces Maures qui ne se lavent pas, mais je dirai aussi que c’est à lui que je dois, spirituellement d’être ici : Il faut donc que je continue encore ma route solitaire. N’est-ce point une grâce spéciale que je reçois, que cette solitude obstinée, qui me laisse face avec l’éternité ? Oh ! profitons jalousement des heures de recueillement qui nous sont comptées. Utilisons en avares ces purs instants de liberté, puisque c’est dans la seule liberté que l’on sait devenir esclaves.  [1] Retournement que, d’ailleurs, les contempteurs faciles de la condition ici des harratines pourraient méditer. Sur place.

Solitude de n’avoir pas eu directement Mirabelle, quoique je l’ai attendue selon la promesse d’Amélie, solitude de l’avoir quittée si tôt, j’en ai été punie, puisque la visite annuelle de Charles ne compense pas l’absence de ma fille, double absence, celle de ne l’avoir portée moi-meme, celle de sa propre ignorance… faudra-t-il un jour le lui dire ? si je viens à mourir, et à ce moment-là seulement ? mais l’intention m’avait été soufflée, dans la prière ou autrement, je ne sais, de m’en ouvrir à Régis, et Mirabelle me répond ainsi qui a eu l’idée de son inscription funéraire, selon ce que m’en écrit Mère-Grand.

Tu ressembles à la musique
Par la détresse du regard,
Par l’égarement nostalgique
De ton sourire humble et hagard ;
-         Tu n’es qu’un enfant qui défaille,
Mais, par les rêves de mon cœur,
Tu ressembles à la bataille…[2]

Ce fut bien cela quand il prit son violon, ou l’avait-il dissimulé, ou est-ce le fait qu’on ait dû se translater dans la maison où l’instrument était resté, anonyme mais à sa portée ? la horde d’or, la vraie bataille, celle qui prend les rêves à revers. Du moins, ma fille a-t-elle redécouvert son jeune mari ainsi, et me l’a téléphoné au lendemain de tout, c’est-à-dire de leur seconde nuit. Pas deux mois de rencontre mutuelle, leur véritable enfant ne fut pas in utero, mais bien ce projet-même de mariage qui les révolutionnait l’un et l’autre, et cela, ils ne l’on pas compris, ni l’un ni l’autre, encore moins ensemble.



Qui suis-je pour donner des leçons de mariage ? Ai-je raté le mien, puisque je n’ai pas su protéger mon mari de lui-même, au contraire de ma mère qui avait tout aménagé pour son grand homme qu’elle savait manœuvrer par ses petits côtés, c’est-à-dire en le défrayant de l’ordinaire et en l’exonérant de presque tout souci. Sais-je même dialoguer avec ma fille, avec ma mère. Quand Charles arrive ici avec les collectes ou les détournements, comment puis-je jamais en être sûre, tout est paisible, nous parlons en étrangers l’un à l’autre, mais pleins de respect et de tendresse. Je sais qu’à mon ermitage il goûte le vrai repos d’une halte que ses désordres ou ses efforts ont rendu très nécessaire. Nous raccrochons avec les mots de l’année précédente comme s’il n’avait été absent que quelques heures et dans cette étrangeté à laquelle, sans nous l’avouer, nous tenons l’un et l’autre, je crois que je l’aime comme jamais je ne l’aurais aimé s’il avait été exempt de toutes les tares et inconsciences dont, si vite, je l’ai trouvé prisonnier. Il aime mettre le costume du pays, sorte d’immense chasuble recouvrant une façon de chemise qui tombe sur un seroual que je lui ai trouvé traditionnel, dont la ceinture a un cloutement pour fermoir, et qui par la surabondance de l’étoffe qu’elle place enntre les cuisses, permet de ne pas trop souffrir à la monte du chameau. Et il reste là deux courtes semaines à me regarder prier, lire, recevoir. Quand je suis à l’hôpital ou au dispensaire, il se plonge dans mes comptes qu’il sait tenir, parce que ce ne sont pas siens, sauf les ressources qu’il apporte et qu’il me laisse, à son départ comptabiliser. Les chiens sont heureux de cette présence masculine et ne le quitte pas, il leur apporte d’ailleurs de France des friandises ou des accessoires, gamelles anti-dérapantes et autres, dont on n’a pas idée ni les moyens, bien sûr, ici. Oui, me faire faire un enfant s’il en était encore temps, et ce temps serait d’un miracle, et je me donnerai ainsi lui comme à un médecin pour qu’il me donne ce qu’il n’avait pas pensé à m’offrir, en pleine nujit de nos noces. Il me parle peu de lui-même et raconte uniquement Ma-Ata, les daims, les carpes, ma mère et ma fille, comme si c’étaient des biens dont il voulait m’assurer qu’ils sont tous en sûreté puisqu’il y veille. Comment peut-il ne pas rapprocher cet examen de possession avec son jeu de mains au casino, quand il dilapide plusieurs années d’émoluments en deux tours de roulette, ou en un trajet de ce jeu auquel je ne comprends rien et qui s’appelle le chemin de fer. Le calcul des dérivés ou la boule, pas plus grosse qu’une cerise débaroule et hésite, je vois, mais un chemin de fer qui ne nous emmène qu’à notre perte, non !

Charles pense que le pays mérite des élections sincères et m’a exposé un dispositif européen, budgété par les Etats-membres, et qui permet une veille en profondeur du processus électoral, deux ou trois observateurs par circonscription, une relecture des textes, une vérification des listes, le tout en six mois, mobilisant véhicules et un véritable Q.G. de campagne. Ce que ne peut que redoute un pouvoir qui fraude, encore faut-il malheureusement qu’il soit d’accord pour cette noria de jeunes qui viendrait avec enthousiasme prêcher la démocratie, puisqu’il s’agirait de cela. A ce que je sais, les imams en sont d’accord, mais l’homme aux commandes ? Il faut aussi que la France, censément chef de file pour toute question concernant ses anciennes colonies, préfère l’inconnu d’un vote sincère à la certitude d’un scrutin truqué. Là aussi la lucidité et le consentement font défaut. Nous y avons quelque responsabilité, les élections, quand il y en eut furent-elles jamais sincères de notre temps ? D’ailleurs, ce temps était le nôtre, qui séduisait l’autre. On le voit bien quand on relit Psichari ou les rapports politiques de l’époque. Charles propose alors que par le truchement de mon œuvre qui a des correspondants dans chaque cercle administratif, il y ait ce contrôle mais pour seulement faire rapport, et il se propose de donner quelques cours à ce qui constituerait le réseau de nos premiers missionnaires, j’hésite car je mets le travail de dix ans sous le coup de mon expulsion, je ne décide pas et je vois la pauvreté de toute prière quand elle s’adresse au concret et à l’alternative qu’il faut sans plus de retard trancher. La fatalité, nous la révérons autant dans le christianisme que dans l’Islam, si tant est que le mot garde le même sens.

Ce qui me manque ici, ce n’est pas le sexe d’un homme aimé, j’en pourrai d’ailleurs accepter qui me sont proposés avec délicatesse, respect et engagement de ne pas s’incruster, c’est le cas de l’écrire. Je ne le veux pas, et ce n’est pas par fidélité à Charles mais pour ne pas exposer ce que j’ai entrepris, notamment auprès des jeunes femmes. Ce dont je pâtis c’est de n’avoir ma mère avec qui, ici, converser de ce qui existe, ici. Le téléphone est rare, car – de sa génération – elle a presque crainte de s’en servir, de ne s’entrouver que plus mal quand il faudra bien avoir mis fin à la conversation, et au reste elle n’entend pas toujours très bien, la liaison est d’ailleurs mauvaise le plus souvent. Les lettres n’arrivent qu’épisodiquement. Ce que je voudrais au moins ce serait l’accès libre à son livre de raison, elle me parle souvent de ce qu’elle y met, mais personne ne le lit ni n’en recevrait la permission. Le courrier électronique permettrait nos rencontres, nous croiserions nos journaux, nous les écririons à quatre mains, puisqu’elle a l’intention de s’y remettre vigoureusement, depuis la mort de Régis, qui en ouvert le nouveau volume. Elle me semble s’interroger sur tout, pas seulement sur l’événement ni sur les dettes de Charles et ses chances d’amendement, mais sur elle-même et ceux auxquels elle tient de l’au-delà à ce qu’elle continue de vivre ; ainsi, son présent à Mirabelle de la table Mazarin et des deux pièces où a vécu son mari, lui a coûté, ce qui valorise son geste. Généreuse par réflexion, par conviction, par maîtrise de soi, mais pas naturellement. Lui enseigner l’informatique à quatre vingt dix ans passés alors qu’elle n’a jamais dactylographié ni touché un instrument de musique ? Lui adresser mes textes et lui apprendre à dicter, c’est ce que suggère Charles qui s’en trouve bien, lui qui ne s’est mis au traitement de texte qu’à près de cinquante ans. Quant à l’expédition, Mirabelle ou le comptable s’en chargeraient. Je suis certaine que l’idée sourirait à la jeune Adolphine qu’elle fût et qui se passionnait, m’a-t-on dit, dans notre village pour tout ce qui était nouveau, moderne, et faisait muter les utilisateurs et les audacieux acquérant un tracteur pour délaisser le cheval de toujours. 

Mais cette jeune fille se mariant à la campagne et dans un château avec un homme nettement plus âgé qu’elle et casanier, pris entre la routine d’une absence hebdomadaire, une collection de cactus et l’exercice d’une médecine de dispensaire à heures données dans plusieurs des villages environnant Mahrande, qu’est-elle pour moi ? En quoi m’a-t-elle précédée ? Je n’ai ni château en propre et n’ai pas aimé le nôtre, ni savant époux, ni un tempérament auquel j’aurais dû mettre avec vigilance la bride, car ma mète est ainsi de feu, j’en suis sûre, elle ne donnerait pas ainsi cette sensation de beauté et d’assurance à ses quatre-vingt-dix qui semblent encore saluer tout le monde et faire signe d’avancer.

Elle n’aime pas tant lire qu’écoûter, mais n’est-ce pas sa façon très personnelle d’éviter ainsi d’avoir à se raconter, que savons-nous de son enfance ? que sais-je des années où elle m’a attendu et plusieurs jours par semaine était seule au château, si – à la manière d’antan – on compte pour personne la domesticité et ses propres rejetons. Elle m’a raconté la vieille histoire, c’est la seule que je connaisse d’elle et encore n’est-elle que peu en scène, de cet incendie, c’était dans le nord de la France, pendant la guerre, leur maison a pris feu, sans qu’elle puisse dire s’il s’était agi d’un bombardement, on était à Crépy-en-Valois et le principal camp d’aviation, l’unique sans doute pour l’époque, était non loin. Georges Guynemer et ses uniformes noirs de chevalier des airs, se reposaient et repartaient, les femmes, les épouses de beaucoup d’officiers, de réservistes rappelés étaient seules, entre elles, mais probablement à se protéger à moins de se donner le mot. Ma mère voulait me raconter comment elle avait contracté ce projet de n’épouser qu’un homme plus âgé qu’elle et qui portât l’uniforme. Elle ne se souvient pas de l’incendie mais du bruit, des voix, des appels, de l’eau qui venait de partout et de s’être éveillé dans des bras inconnus, sa chambre d’enfant jouxtait celle de sa mère, et elle était portée par un officier, de cela elle était sûr. Un officier qu’elle avait souvent vu venir présenter à Madame H…, sa propre mère, ses respects. Pas beaucoup plus tard durant la Grande Guerre, l’officier d’ordonnance vint donner nouvelles, elles n’étaient pas bonnes, l’aviateur avait voulu réintégrer son corps initial, l’infanterie et n’aurait pas conduit un assaut aussi chanceux s’il n’avait en fait voulu se donner la mort, il apportait quelques affaires et souvenirs d’un homme pour une femme. Par la suite, Madame D… à Crépy également et dans la betterave à sucre, accoucha du sosie de Guynemer, entretemps lui aussi tué, et le prénomma Georges. On devina, le mari fut galant, la guerre avait été longue, quant à mon grand-père il fit mieux et tenta de se réintéresser à sa femme, mais ma grand-mère avait désormais, chroniquement, des migraines et éduqua ma mère à la distance, sauf aux folies qu’il faut bien accepter conjugalement mais à certaines conditions. Celles-ci quelles sont elles ? l’histoire de ma mère s’est toujours arrêtée là.

Laquelle, de moi, me dépeindrait à Mirabelle ? sinon la seule qui importe et qui est tout à fait vrai. J’ai vu, cette nuit-là de mes noces partir Charles, pas seulement au bout de la chambre dans le cabinet de toilette, mais jusqu’au fin fond du couloir où il semblait être attendu par une silhouette claire. C’est ce que me rappela Amélie. Il ne s’écoula pas trois jours à notre retour de voyage, que naturellement je l’invitai à apprécier mon premier logis de femme épousée et heureuse. C’était à Paris, derrière l’église Saint-Roch quand la rue Saint-Hyacinthe se fait si confidentielle, un Paris pour la Révolution quand Bonaparte gagnait ses étoiles de Prairial et donnait des gages au régime, et pour Balzac s’il lui fallait encore des décors. Notre appartement était assez sombre, Charles après le repas nous a laissées seules, et Amélie m’a tout dit, je lui ai dit avoir compris qu’il se passait quelque chose, ma nuit de noces, que Charles semblait empêché et que cela l’oppressait, malgré que je le rassurasse et le convainquisse que nous avions devant nous toute la vie, selon le dicton, il me répétait que non et ne pouvait se souffrir inférieur. A quoi donc ? Mais de là à imaginer la précision de ce qu’il était allé chercher au même étage, non ! Amélie ne se prêtait pas à la discussion, nous étions toutes deux en présence d’un fait, l’enfant probable, dont notre amant qui nous trompait chacune avec l’autre ne saurait, à l’évidence, répondre d’une manière adulte. La seule solution était qu’Amélie s’effaça dès la naissance et me passa le relais, nous conviendrions que je lui donnerai des nouvelles, mais qu’avant son âge adulte elle ne reverrait pas qui elle aurait mis au monde, nous étions libre d’en aviser ou pas Charles, ce qu’elle fit mais que je ne fis pas. Ainsi, Mirabelle es-tu venue dans ma vie par le sacrifice de deux femmes, le devant à ton père, Amélie t’a perdue et je ne t’ai jamais enfantée ? Est-ce cela que je dois te raconter, maintenant que tu es grande ? Et moi, si je t’ai gagnée et offerte un immense cadeau à ma mère qui t’attendait et ne s’est pas étonnée, contre tout bon sens, que je n’accouche pas comme elle au château, mais bien au contraire très loin d’elle, j’ai perdue la meilleure de mes amies, je ne m’étais pas trompée sur sa générosité et ne sais toujours pas pourquoi elle a consenti, a appelé ou s’est offerte. Fallait-il qu’elle aima Charles ou qu’elle ait deviné ce qui allait se passer à ma défloration ? Elle était plus au courant que moi, elle s’est donnée presque secrètement un fils, mais je n’ai jamais pu par le truchement de qui, puisqu’elle est morte peu ensuite. Comment pouvait-elle croire au ciel avant d’y entrer ?

 Ici, dans le sahel, le cas est fréquent, à croire que la polygamie n’a été tolérée qu’à de telles fins que la promiscuité des voyages et de la tente semblent, de temps à autre, provoquer. Pourtant, quoique d’ailleurs les femmes n’aient jamais été, dans le pays voilées, c’est la pudeur partout, on ne serre pas la main d’une femme, mariée ou enfant, de même qu’on ne regarde pas en face son aîné ou son supérieur, comme deux chiens respectent l’allégeance de l’un à l’autre ou la domination de l’un sur l’autre, quel que soit le réel rapport de forces, on se détourne les yeux baissés, avec l’attitude de quelqu’un de gêné, de soumis, mais qui se grandit d’être révérent. Ma mère a, sur le coup, opéré quelque chose à quoi j’ai consenti, mais Charles moins bien, quoiqu’il ait dû comprendre que c’était le prix à payer et que ce serait son dessaisissement partiel et symbolique. Faute d’héritier mâle, mes parents adoptèrent Mirabelle et lui donnèrent leur nom qui s’adjoignit à celui de son père, elle porterait à son mariage la chevalière de son grand-père, ce fut décidé dès son arrivée au château, dans mes bras et non dans ceux de Charles, et accompli il y a six semaines. D’or et d’ivoire… la suite, je ne sais pas bien, du bleu peut-être mais pas d’animal, le tout très simple, peut-être un croissant, la lune ou l’Islam. Sûrement l’Islam sinon je ne serais pas ici. A la suite d’une anecdote de la VIème croisade, l’une de celle de saint Louis, et que rapporte Joinville. Or à eux, on courut imprudemment sus à un ennemi qui se retirait mais en ordre de combat, Robert d’Artois, le dauphin, périt dans l’affaire avec son vieux gouverneur, qui, sourd et âgé, n’avait pas entendu le cri du ralliement. Tué mais anobli… En Mauritanie, les enfants de naissance plus incertaine qu’il ne faut, et même les tout-à-fait légitimes, sont le plus souvent, si le père convole plusieurs fois, confiés à la garde de la grand-mère, c’est bien ce que l’on a inauguré chez les Mahrande, et j’ai regretté que Patrice, qui semble avoir eu ce problème à résoudre – si je puis écrire tellement mal le calvaire d’une femme qui attend et qui ne veut ni être mère seule, ni tuer ce qui vit en elle – n’ai pas songé à ce genre de solution. Ma mère n’est pas pour rien Mère-Grand, elle l’est spécialement pour autrui, et elle apprécie les gens qui vivent un peu différemment. Entre son gendre, son neveu, ses cousins et petits-cousins, elle a de quoi faire. Et son livre serait de déraison et non conforme à son titre, si tout y était relaté.

Je compte lui proposer cependant une anecdote qu’elle ne sait pas, et qui a trait à son mari, son mari que j’ai bien connu non parce qu’il est mon père, mais parce qu’il fut mon ami. Si jamais cet homme pria, ce fut avec sa fille, depuis un coin de table, il avait de nature l’intelligence reconnaissante, jugeant d’emblée miraculeuse l’adéquation entre le fonctionnement, l’entendement humains et la marche générale de l’univers. Mais il avait plus, il tenait que l’homme et le monde ne sont pas compréhensibles, s’il n’y a quelque programme initialement voulu et ce fut lui qui me donna à lire, non le catéchisme, pas très bien fait – à lire ma mère, coiffée littéralement par le Père Ballande, qui doit me faire parvenir quatre grandes images sur bois pour mon oratoire ici, ce devait être mieux fait à la génération de Régis… - mais la confession du vicaire savoyard. Partant de nos classiques des Lumières et de leurs richesses de style et de pensée, il m’apprit que par ce chemin, qu’il me montrait pourtant, on n’arrive pas à grand chose, et il me mit en attente du Magnificat, qu’il me présenta un jour, mais c’était encore un prélude, et il en vint à ce qu’il voulait m’apprendre. Avant de vous avoir rencontrée – ô ma mère qui, si jeune, vous éprîtes de lui et de l’uniforme du service de santé des armées qu’il porta longtemps -  il eut des liaisons et me les raconta deux soirs de suite où, alitée par une grippe qu’on ne réduisait pas, vous nous laissiez dîner seuls puis parler ensuite dans le bureau-bibliothèque.

Qu’était son histoire sinon celle de votre amour ? Déjà mûr, il vous avait épousé, il vous avait rencontré de hasard au théâtre, où vous étiez chaperonnée, il vous avait offert au foyer du champagne, c’était l’époque pétillante d’une Libération qui n’avait pas encore sa lourdeur sociale et qui faisiat sembler de fêter le retour des prisonniers, en fait d’hommes brisés, squelettiques, scrofuleux. Lui était intact, gradé, vous êtiez d’une conversation qui l’a ébloui, car d’avoir connu le Maréchal avant Vichy était, soudain, exceptionnel mais pas dangereux, et vous lui expliqiuiez la guerre, lui qui venait de la faire et censément de la gagner, il est vrai avec de la croix rouge un peu sur tous les véhicules, mais au plus près du feu pourtant ; le feu de la Normandie, celui de l’Alsace. Une fille sans emphase qui disait un texte d’adulte mais se régalaiut comme une enfant d’être aux côtés d’un homme importabnt, c’est-à-dire un offcier déjà très gradé et décoré, pour un peu, elle m’auraiot mis le bras en écharpe tachée au mercurochrome et à la teinture d’iode, c’était romantique, je me suis demandé si je pourrai toujours fournir, et quand je dis : maîtresses, je veux dire des liaisons que j’imaginais ou qu’avant mon mariage j’aurais pu avoir, ainsi écrivais-je dans mes soirées parisiennes, si je n’étais pas à l’hôpital encore tard à consulter gratuitement pour les patients que je voulais conserver, malgré les besognes de plus en plus paperassières qu’en chef de service je devais ne pas négliger – le « trou » de la sécurité sociale, l’informatisation du Val-de-Grâce… -  et j’ai produit ceci, conclut mon père, votre mari, ô ma mère, après ces deux soirs. Il y avait quatre cahiers entiers d’écrits où Octave de Mahrande ne taquinait pas la muse mais sous tous les aspects et selon tous vos atours, vous imaginait multiple et se le racontait. Il fut naturellement dragué, dans le train, dans la rue, à Paris et ici, mais il se refusait par respectabilité à conserver vis-à-vis de lui-même, plus encore que pour n’avoir à vous avouer quelque peccadille. Il estimait, et me le professa, que tout n’est pas à dire en amour et plus encore en mariage, mais que ce qui compte c’est bien la sincérité du visage que l’on a, aux deux instants qui comptent dans une existence humaine, la communion de chair et la mort. Naturellement, les deux étreintes se ressemblent, dit-on… mais il n’en était pas sûr. 

Et de moi avec Charles, que dire sinon que je l’attends et qu’alors qu’il vient accompagné pour la première fois par notre fille, et tout accessoirement par un ami qui pourra me renseigner sur ce qu’eût été mon gendre et l’entrée d’un homme nouveau chez nous, je le désire comme à ces époques où je ne savais si je pourrai lui être présenté. Les évidences sont impénétrables à ceux qui en dépendent, et l’on ressasse tout leur contraire jusqu’à être convaincu par un soudain renversement de toute perspective. Il n’est sans doute plus temps que nous attendions vraiment un enfant, Mirabelle m’a paralysée au point que je l’ai fuie dès que j’ai risqué d’avoir à lui avouer sa naissance, mais sait-on jamais. Mes amies ici, proches bien plus que moi de Dieu et de la nature, ainsi le veut le désert qui n’est pas tant du sable que de la pénurie intellectuelle et spirituelle, matérielle aussi, assurent qu’il faut vouloir autant que Dieu le veut pour nous, pas plus, ce serait insensé, mais pas moins, ce serait douter de Lui. J’acquiesce.

Le soir est vite tombé pour un début d’cctobre, il n’aura pas davantage plu cet hivernage que le précédent, et cela depuis dix ans, pourtant c’est l’heure de la rumeur presque joyeuse alentour, je suis rentrée fatiguée de l’hôpital, le récit des obsèques de Régis par téléphone était trop attristant, trop banal, trop évident, je n’y étais pas ce qui avait accentué l’impression de trop de nos proches que nous ne sommes pas un couple aimant et que je ne me soucie pas vraiment de ma fille. Ou alors, je le sais, on me prend pour une folle, un peu décalée dans ce siècle nouveau et déjà dans le précédent qui n’en finissait pas de finir, et ici en Mauritanie n’en a pas encore fini, puisqu’on continue de piétiner les prémices des années fondatrices d’il y a à présent quarante ans. Mais ce qui demeure et semble pousser et peut-être appelé à donner quelques fleurs, ce sont ces jeunes filles et ces garçons qui ne dédaignent pas l’austérité ni les vêtements de la tradition, qui ne boivent toujours pas d’alcool – au contraire du prince censé régner et guider tout le pays – et de ceux-là à qui j’ai entrepris d’enseigner non de la religion mais de la philosophie comparée,  je suis certaine qu’il ne ressortira que du bon. Je prends tout simplement les notes de cours de Simone Weil telles qu’un de ses élèves au Puy les avaient prises avant guerre, c ‘est simple, une sorte d’abrégé de l’attente de Dieu et d’une grande pudeur puisqu’ici en terre d’Islam et dans les années 1930 où Hitler sévissait et où une partie des Français applaudissait ou presque, il n’est pas et n’était pas question de conversion au christianisme. J’aurai préféré que ma mère évoque une rencontre avec cette femme, plutôt qu’avec Anna de Noailles, si délicieuse et souvent juste, ait été celle-ci. Je ne cherche pas dans ces lignes à écrire quoi que ce soit. J’attends le téléphone de Charles qui me donnera le jour exact de leur venue, et puis je me préparerai. Une femme qui ne se prépare pas, n’obtient qu’un reflet, celui de la veille, je crois que ma mère aurait à peu près dit cela. Que sont devenues les pages de mon père, il me les montra peu avant sa mort et c’est sa mort qui me fit quitter Mahrande et Ma-Ata. Le lieu de ma mère en abrégé pour quelque langue d’Asie centrale où un de nos parents, bien avant que Patrice y ouvre une Ambassade, séjourna, sans doute au temps des famines staliniennes ; les Kazakhs avaient alors tenté de déplacer leur capitale à Ksyl Orda non loin de l’actuelle Baïkonour, et surtout résistaient au remplacement de l’alphabet par le cyrillique, auquel les tzars pourtant experts en colonisation forcée n’avaient pas songé, et l’on était descendu bien davantage vers le sud-est jusqu’aux premières chaînes qui iront culminer en Himalaya, et là on était resté à Alma-Ata, la mère ou le père des beaux pommiers. Une photographie dans notre livre de raison montre une maison mi-mongole mi-chinoise, légendée comme étant au pied du Mont Staline ou du Pic, de ce nom, on la voit sur fond de neige, une ligne de crête impressionnante, et entre la montagne et l’œuvre des hommes, des pommiers qui sont le beau mariage de la nature, peut-être de Dieu, et des humains, le tout à déjà quelques mille mètres d’altitude.

Un berger du causse Méjean est venu jusqu’à l’évêché, sachant l’intérêt qu’avait pris Dom R… pour Régis à titre posthume, mais surtout par égard pour la peine d’un de ses moines, Dom Louis d’Ors. C’est beau comme une légende, il a trouvé à l’endroit exact où l’avion s’est écrasé il y a trois semaines, une brebis qui venait de mettre bas et qui semblait attendre qu’on constatât le fait. C’est ce que me précisant la date de sa venue accompagné de Mirabelle et de leur moine – qui fut d’abord le mien – , Charles allait me dire au téléphone tout à l’heure, quand nous avons été coupés. Il m’a rappelé ajoutant que notre fille était chargée par Mère-Grand de m’apporter quatre cahiers. J’ai fait semblant, pour leur plaisir, d’être intriguée.




[1] - Ernest PSICHARI in Œuvres complètes (éditions Louis Conard, libr. Jacques Lambert, trois vol.) II – Les voix qui crient dans le désert   p. 312

[2] - Anna de NOAILLES, op. cit. p. 155

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