Journal d’Adolphine de Mahrande
Il faudra codifier les
livres de raison, au moins pour les familles qui ont coûtume que l’un des leurs
tienne la plume. Que doit-on y consigner ? des éléments de généalogie, de
climatologie ? un catéchisme pour les géénrations quand elles ne sont
encore que jeunes et à qui l’on dore la pillule, à qui l’on ment sur le
grand-père, la grand-mère ou un vieil oncle : de l’édification en lieu
d’éducation. J’ai eu ma part du contraire et qu’on ne croit pas que ce ne soit
le fait que de ces semaines-ci…
Je ne mettrai donc pas le
château en vente, il ne m’appartient pas, même si dès avant notre mariage, j’ai
mis à la disposition d’Octave (les classiques dettes fiscales et le la
réfection des toitures) ce qui nous vient par ma chère mère des libéralités de
Monseigneur le duc d’Orléans, avant qu’il ne tourne à l’usurpateur. On gagne
beaucoup d’argent en gérant la fortune des autres, même et surtout si l’on est
honnête et rend compte de sa propre rémunération ; je viens de l’écrire à
Charles, en lui faisant part des dispositions que je prends, qu’il ne se croit
cependant pas quitte. Régis m’avait plu par son aspect physique un peu
étonnant, parfois très beau, parfois proche de l’anormal quand il laissait
aller un regard que j’ai trouvé un peu fou, notamment pendant la messe. Trop
contrainte de partout, et ne s’échappant que par le violon dans une relation
enfin égale et apaisée avec sa mère. J’ai été heureuse de rencontrer celle-ci,
même si nos arbres généalogiques ne se touchent pas, mais ils se valent.
Charles doit reprendre le projet où l’a laissé – posthume – son gendre de
quinze jours, et se lancer dans la finance éthique. Cela fera jaser et l’on
criera en commission des opérations de bourse au montage d’une officine
destinée à des blanchiements, surtout s’il garde la chalandise des pieux
établissements que notre défroqué avait commencé de gagner. Avec feu mon mari,
Charles a ceci de commun – c’est bien le seul trait – qu’il ne se soucie pas de
l’argent : Octave en a plus donné dans sa vie qu’il n’en a reçu, émoluments
et divers honoraires compris. Le peu qu’il me laissait en communauté a permis
de financer Toujounine, et c’est moi qui en sous-main, sans qu’il s’en soit, je
crois, douté, ai contribué à ce que Patrice n’ait pas à racheter trop
onéreusement Reniac. Le montage d’une location désormais par l’association dont
son père avait fait son héritier en partie, paye le reste.
Je ne me crois nullement
providentielle, ni celle par qui tout arrive – ce mot de Charles, et son
interrogation sur lui-même ; je ne crois pas non plus à des plans divins dès
ici-bas, nous avons à nous remuer nous-mêmes. J’eusse apprécié d’être davantage
rencontrée par les circonstances. Abriter quelques soi-disant maquisards dans
la forêt des Mahrande ne m’a pas fait risquer grand-chose et la photographie du
Maréchal ou les séjours ici de Brasillach ont été, à la Libération, un risque
rétrispectif bien plus grand. Je n’ai pas même à mon mari, dit qui j’avais
herbergé sous prétexte que c’était un aumônier ayant à sillonner la région pour
de bonnes œuvres ; il en avait été étonnée car la calotte n’est pas le
genre d’une petite fille de huguenots et de camisars, côté femme et côté homme.
C’était P… qui depuis a été ministre et surtout a taillé des croupières à tous
ceux qui voulait faire de Jean Moulin un infiltré et donc du Général une dupe
des communistes. C’est sans doute cela qui m’a valu de celui-ci la magnifique
et unique photographie que j’ai non loin de cette table à écrire – époque
Mazarin – sur laquelle je me penche une dernière fois, puisqu’elle appartient
désormais, à l’occasion de son mariage, à ma petite-fille. En tout cas, Bernard
Tricot avait tenu d’Etienne Burin des Roziers la reconnaissance que de Gaulle
avait contractée envers moi, sans jamais me l’avoir écrit, pour avoir abrité P…
et sans doute aussi beaucoup d’archives car la chambre qui était la sienne et
que j’occupe à présent, la seule d’où puisse du balcon plonger dans la douve et
s’abriter sous le surplomb, était encombrée de cantines, bien trop nombreuses
et lourdes pour un porteur des derniers sacrements.
Oui, le livre ou le
cahier de raison. Je n’ai dû côté des Mahrande qu’une répondante, mais
lointaine. Une cantinière, mais oui, et Lévi de surcroît ; je n’ai jamais
pu retrouver quelque portrait ou médaillon d’elle. Elle s’est fait remarquer
par le colonel de son régiment, garnison Carcassonne, autres terres de famille,
celle du Minervois dont on a bu l’autre samedi, et il l’a épousé. Les
circonstances sont écrites dans ce livre, deux pages qui valent la peine.
L’officier a conscience d’une mésalliance, mais précisément il s’en f… sa mère
tient la plume, elle l’eût voulu conquérant aux colonies, il la déçoit parce
qu’à Carcassonne que fait-il ? il apprend l’allemand et peut ainsi
solliciter d’être envoyé à Berlin, on est à l’aube de l’ère bismarckienne, et
s’il y a quelque chose à publier qui est au secret de cette demeure, c’est bien
la copie des notes et dépêches qu’il adressa par porteur à l’Empereur
personnellement. On se retrouve toujours, le gant que j’ai égaré et les papiers,
l’ombre de ce souverain chanceux puis triste évoque pour moi, très
contemporain, ce gendre que Dieu m’a donné et qui ne finit pas de me causer
souci, et pourtant de m’attirer parce que sans doute il fleure l’aventure, que
je crois il a sentimentalement très peu couru – Amélie lui a donné la leçon -,
mais qu’il était taillé pour entreprendre et dont, inconsciemment, il s’est
consolé dans le jeu. Il est vrai que si
le joueur est passionnant à observer, je crois – j’en veux le cœur net et
Charles m’a promis de m’emmener au casino de Divonnes pour d’ici à là faire une
route romane et notamment nous arrêter à Autun et au musée saint Lazare que je
veux lui montrer – il me semble que le rôle, quand il est joué au féminin, doit
fasciner plus encore. La joueuse doit penser qu’elle a l’ultime ressource de se
donner en gage et de se prostituer pour l’âcre plaisir de pouvoir retourner,
dès la passe administrée, à la table de sa passion. Tandis que l’homme, c’est
plus simple, il a le revolver au petit matin. Quel dérangement s’est produit
dans l’esprit d’une femme pour qu’elle aime les jetons ? L’amour inavoué
d’autres femmes ? Tandis que l’homme, on peut toujours lui supposer, une
ultime raison, celle de couvrir, au-dessus de ses moyens connus, la femme aimée
de bijoux et de voyages, de matérielles prévenances. Octave n’avait l’aventure
qu’hôtels retenus, et il ne pouvait en cacher les préparatifs – de ces voyages
qu’il prétendait improvisés – qu’en m’honorant, son mot pour dire plus
noblement, me prendre ou me f… Charles et les femmes… son autre sosie,
puisqu’il y a déjà Régis et le pari qu’on fait de sa propre vie et que celui-ci
fit trois fois, d’abord en entrant en religion, puis en défroquant, et enfin en
se tuant, le seul risque qu’il ne voulut pas prendre a été pour sauver sa
femme, il devait donc (tout de même) l’aimer ou tout fut-il d’honneur, et
devait-il se tuer si la cause de son départ de la Compagnie avait disparu …
l’autre sosie de Charles, c’est bien Patrice, Patrrice et les femmes au lieu du
jeu. Le voici potentiellement à pouvoir conquérir Mirabelle, tellement sa
cadette mais si proche de lui à certains égards, des égards familiaux, et
reconquérir Violaine, dont il m’a semblé que celle-ci s’y était attendu dans
notre fameuse nuit.
Quoiqu’il en soit, la
cantinière israëlite d’origine épata le tout-Berlin de 1860 qui n’était pas
alors antisémite et crut qu’on l’était moins encore à Paris. Dans le beau
quartier de Charlottenbourg, elle promena sa nombreuse progéniture, escortée de
l’aide-de-camp dit notre livre, tandis que son mari, attaché militaire en titre
et comme tel accrédité directement auprès du roi de Prusse, puisque dans les
vieilles monarchies, le souverain commande en chef ses troupes, tâchait de
prévoir que la France l’emporterait sur les Allemands si ceux-ci faisaient
défection notamment au sud de la confédération, en cas de guerre d’agression.
C’est cela que donne la première page, la seconde que j’ai sous les yeux fut
arrachée en original, et n’a été que recopiée à la date où l’on s’y est pris,
pourquoi ? Je l’ai sous les yeux pour la première fois, car je n’ai jamais
lu d’affilée ce volume assez intercalaire entre deux gros volumes nous amenant
à Louis XV et le dernier interrompu, j’en suis heureuse, à la Grande Guerre,
c’est-à-dire pour nous, pièces rapportées ou valeurs ajoutées dont la coûtume
veut qu’en entrant chez les Mahrande on note l’essentiel de sa lignée dans le
livre de raison qui ainsi scelle par la chronique, votre adoption. Je n’ai rien
à raconter sur mes parents ni sur Crépy-en-Valois, sinon qu’ils y ont connu
Georges Guynemer et ses as, et que moi peut-être j’ai aimé à mes cinq ou six
ans, un des officiers qui disparut ensuite, mais dont j’ai gardé une
photographie, exprès cachetée par ma mère à mon intention. La dame née Lévi
avait le don des langues, et en fait aida son mari au point qu’on doutait en la
faveur d’elle que l’affectation ait vraiment été celle du colonel de
hussards : était-elle d’origine alsacienne, la chronique dit qu’elle
parlait couramment la langue des philosophes et des nationalistes, qu’elle en
savait par cœur des passages et n’hésitait pas à définir certaines de nos
contrées, que d’ailleurs je connais pas, comme archi-françaises de cœur mais
ayant pris le meilleur de leur culture aux Allemands. Bien entendu, la chose
était assez ambiguë pour la faire recevoir et entendre à peu près debout, elle
était forcément accompagnée de l’attaché militaire et une coupure de presse,
rendant compte en caractères gothiques, collée au verso de la copie de page,
avec sa traduction manuscrite au crayon, rapporte qu’au bal de 1869, l’épouse
du militaire français avait ébloui jusqu’à Guillaume, pourtant d’un naturel
refroidissant si j’en crois mes études secondaires. Rachel de Mahrande de nos
jours eût été décorée, ou bien fusillée.
Mirabelle, voilà le
mystère que ne consignera pas – non plus - ce livre de raison. Pourquoi me
ressemble-t-elle tant, ainsi qu’à sa mère ? Il semble que ce soit de sa
part une véritable obstination dans le mimétisme de ce que nous avons de plus
voyant, mais aussi – ce qui est mieux – de plus intime. Elle ne serait pas de
notre sang, ce qui arrangerait les projets éventuels de Patrice, qu’elle ne se
conduirait pas autrement, le chien abandonné qui retrouve quelque maison et
surtout un maître, a un attachement redoublé, et une jouissance heuresue de
tous les instants, de toutes les circonstances. A mes pieds, sous le cadeau de
Mazarin, le-chien… j’aime à penser que cette table-bureau, assez hors des
canons de l’époque, est au contraire bien davantage d’origine et fut commandée
tout exprès par le donateur sachant les habitudes de son protégé et homme
d’affaires. Autre ascendant familial pour la finance éthique ? Je n’aurais
donc à porter, pour cette génération, que la mort subite de mon gendre, un
accident ? ou bien vais-je laisser du blanc, quoique – à vrai dire – il
n’y a pas de suite, et j’abuse certainement de ce vieux papier en y mettant des
états d’âme qui ne sont pas de coûtume, et qui me seront sans doute reprochés.
Je change donc de cahier et en prend un moins vénérable, quoiqu’il tienne les
esquisses de mes dispositions testamentaires.
Je voudrais pouvoir
écrire en m’endormant, en fermant les yeux, en rentrant dans le passé de ma vie
et en le retournant en sorte que les conclusions soient tous les
prémices-mêmes. Qu’ai-je compris de la vie ? je vois celle des autres, je
n’envie personne et je ne m’aime pas. Sans doute, ai-je été belle, mais toute
femme qui le veut l’est, on peut arranger son sourire en fortifiant, en
libérant son âme. A la mienne, il a manqué d’autres maternités et d’Augustine
me suis-je vraiment occupé ? Encore maintenant, notre correspondance est
sans tendresse ni malice, elle est opérationnelle, l’œuvre de ma fille et ce
que l’on peut directement avec l’argent d’ici et le dévouement de quelques
Mauritaniennes soutenues par trois Européennes là-bas, en font toute la
matière. Mais le cœur d’Augustine, majestueusement ma fille quand elle était
enfant, qu’on l’avait apprêtée pour moi, qu’on lui avait fait apprendre un
poème pour qu’il me soit récitée à ma fête, un autre à mon anniversaire, un
troisième sans raison pour le cas où j’eusse à fêter, dans le secret, et hors
date, un événement aimé ou douloureux, ce qui souvent va de même. La douleur
passée, que l’on se remémore a la douceur âcre de ce qu’éprouve sans doute un
bon combattant qui doit se rendre, on s’en remet… je veux écrire, que l’on
s’abandonne mais aussi que l’on guérit.
C’est Mirabelle qui vient
de m’aider. J’aurais pu la connaître Anna de Noailles, qui vécut autant à Paris
que pas loin d’ici. A mon adolescence, bien avant que j’aille avec Père en
Espagne, et m’évade comme je l’ai raconté, non sans délices, à Patrice dans
notre nuit blanche, elle m’avait offert, dédicacés, son Cœur innombrable
et surtout l’Honneur de souffrir. Mais je ne les avaias pas même coupé,
je vivais trop vite. Mirabelle y a trouvé ce qu’elle veut inscrire sur la tombe
de son mari, elle m’a montré le texte et à côté, tout de suite, j’ai lu cela,
qui dit mieux ce que je ressens en ce moment, vieille mais pas accomplie…
Avoir tout accueilli
et cesser de connaître !
J’avais le poids du
temps, la chaleur de l’été,
Quoi donc ? Je
fus la vie, et je vais cesser d’être
Pendant toute
l’éternité !
J’ai voulu vivre, afin
d’épuiser mon courage,
Afin d’avoir pitié,
afin d’aimer toujours,
Afin de secourir les
humains d’âge en âge,
Puisque l’ambition
n’est plus qu’un long amour…[1]
Le Père Ballande était
resté le lendemain du mariage, je lui avais visité nos aîtres et nos lieux,
comme on a dit longtemps, il n’a pas pu ne pas remarquer que la chapelle,
quoique visitée annuellement par le plus gradé des clercs du département,
tourne au placard à balais. Il m’a fait ensuite annoncé qu’il m’adressait de
quoi en refaire la décoration et il a assorti la chose d’un curieux récit où je
ne comprends pas s’il s’agit de lui ou d’un homonyme qui aurait peint à
fresque, le héros du conte est mort d’amour dirait-on aux enfants, du S.I.D.A.
en précurseur de ce que l’on ne savait pas nommer alors. Des souffrances qui
n’avaient pas de nom pour des plaisirs qu’on ne sait si on ne les a
expérimentés, ce qui par force de ne sera jamais mon cas. Les peintures sur
bois de Gilbert n’ont pas mis huit jours à m’arriver comme s’il avait fallu
qu’elles précédassent de leur ardeur l’annonce de la mort du fils spirituel, et
il m’a semblé que Gilbert, le Jésuite, voulait me faire comprendre une
filiation ou un lien certain de fraternité entre le second Gilbert et Régis. On
a posé les huit panneaux contre les murs, dans la grande pièce qui ne sert à
rien, qui donne à droite en entrant dans le vestibule, sauf quand un orage
désorganise un banquet de noces, il est évident que la chapelle est trop petite
sauf à l’agrandir pour les accueillir toutes, comme on peut les diviser en deux
thèmes l’Ancien et le Nouveau Testament avec leurs anges de prédilection,
Gabriel seul figurant dans les deux récits, je me demande si je ne vais pas
proposer la première des deux séries à ma fille, les musulmans ne peuvent que
comprendre et elle les regardera plus souvent que je n’irai voir les miens.
Puis le Jésuite est venu – à sa demande – repasser quelques jours, il n’est
parti qu’hier, célébrer les obsèques de son fils spirituel l’a terrassé, il a
les mains tremblantes, ne va pas bien, sommeille beaucoup, se recroqueville
comme s’il allait redevenir tout véritablement un enfant, et commence de
dérailler. Il estime providentielle la présence auprès de lui de Madame
l’hôtesse avec laquelle il a entrepris de me confondre. Charles qui essaie de
persuader sa fille qu’ils doivent aller ensemble visiter sa mère en Mauritanie,
cherche en vain à persuader le religieux de qui je suis. L’autre redouble de
révérence, attestant par son amnésie combien dût être pure et belle sa liaison
de prêtre avec la veuve qui pour lui n’a jamais vieilli. Il m’a tiré de son
portefeuille des photographies de lui en chandail, jouant avec Régis dans un
pré. A combien de nous donc manque-t-il un fils ?
Tout cela sonne l’air du
départ, je me sens pourtant bien de partout, j’ai envie de marcher chaque jour
jusqu’aux lisières de nos bois à la rencontre des daims, et de laisser mes
mains, en arrière de la vieille barque, sur la douve tremper dans l’eau jusqu’à
tenter les carpes. On me dit que ce n’est pas à faire.
Plus que d’autres enfants
que ma seule fille unique et ma chère petite-fille, c’est d’un père que j’ai
manqué, il me semble avoir toute ma vie tâtonné pour quelque tendresse
masculine qui fut pure, virile, anoblissante. La moustache blanche de mon père,
très tôt, n’était pas ce qui m’intimida ; je ne suis pas bavarde de
nature, c’est son mutisme qui m’a glacée pour toujours devant lui, quand
revenant du Japon par le Transsibérien – il y avait participé au congrès des
directeurs du service des horaires dans les grandes compagnies ferroviaires
d’alors -, je n’avais pas quinze ans, il ne sut répondre à ma mère qui
attendait quelque récit, que par cette phrase, dites d’un air distrait tandis
qu’il dépliait sa serviette et humait le bouchon de la bouteille de vin :
c’était… oui, c’était bien intéressant et je vous ai adressé des cartes
postales qui, bien entendu, arriveront bien après moi. Il me peina alors
d’abord pour ma mère, puis pour moi car il revenait les mains vides. Puis à la
veille de mon mariage, comme je pensais devancer par cela les vingt-et-un ans
d’âge m’émancipant censément de lui, et qu’il allait m’offrir une chevalière
comme à mon frère, il récidiva : je n’aurais pas de chevalière, ce n’était
pas la coûtume familiale pour les filles, je le regardais et ne lui ai pour
ainsi dire plus jamais adressé la parole, me contentant de répondre à ses
salutations. Je ne veux pas consigner ici que c’était le fait d’un homme dur.
Je ne manquais de rien, grâce à lui, sinon de quelques marques tangibles de son
affection ; je savais celle-ci, mais elle était aussi invisible que le
Père céleste pour le commun de ses créatures. Etait-il ainsi avec ma
mère ? Lui en voulait-il, mais de quoi ? de Guynemer et des siens, mors au champ
d’honneur, tandis que lui conduisait le train du général en chef sous Verdun
(Pétain). Pas commode ni le cheminot – et il fallu le séjour ici de Gilbert Ballande
pour m’assurer que de père en fils, même tombant un peu de vieillesse, les
cheminots et anciens cheminots savent rire et surtout faire rire – ni le
militaire, trois petits déjeuners pris ensemble consécutivement sans qu’ils se
soient adressés en rien la parole, sinon mon père arrivant : mes respects,
mon… et l’autre : asseyez-vous, faisons vite. Reste que l’iun et l’autre
ont eu le don rare d’inspirer confiance. Mais notre génération aime les choses
confuses et les rendent encore plus floues, s’il est possible, ainsi de ces
déclarations présidentielles au-début du règne de l’actuel à propos de la
responsabilité de la France pour ce que laissa se perpétrer Vichy. De Gaulle et
Mitterrand étaient au moins d’accord sur cela, la République n’était pas là, et
la France était ou dans des cœurs qui n’acceptèrent rien, et sans doute le
Maréchal en fut-il, ou ailleurs, à Londres et sur les champs de la bataille
continuée. Il faut descendre du « bon docteur Queuille » dont on a
recueilli l’héritage électoral pour asséner aux Français le contraire qui
n’avait pas trop de la grandeur d’une fiction légendaire pour ravaler un passé
qui aurait pu ne pas être. Curieusement, les gaullistes assez prompts mais sans
trop se nommer, sauf quelques jeunes épigones dont je crois fut Patrice, pour
instruire un procès en fidélité à Georges Pompidou, ne dénoncent toujours pas
Jacques Chirac, il est vrai que cet homme-là est – très habilement quand on
conserve la figure d’un jeune gaillard grand, généreux, impulsif et assez naïf
– celui de l’avant-dernière minute ou de juste l’instant ; les éphémérides
irakiens le démontrent. Mais y a-t-il des gaullistes en dehors des
monarchistes, des pétainistes, et de … je ne sais au juste, mais combien nous
nous gaspillons nous-mêmes ! Patrice s’il n’était si triste de notre pays,
serait impossible à faire taire dans ses démonstrations de la facilité avec
laquelle on peut envoûter les Français et les faire aller jusqu’au sacrifice de
leur portefeuille, à condition qu’il y ait un Etat et de la légende. Un château
et un livre de raison, qui dirait tout, pas un gîte d’étapes ni un domaine pour
appellation au rabais et qu’on clôture pour le faire plus grand…
Est-ce que j’aime
Mahrande ? Je ne m’y suis jamais complètement sentie chez moi, mon mari ne
savait pas le faire visiter et n’en usait que de deux pièces, sa chambre et son
bureau. Il était vieux garçon dans l’âme, et n’eût-il été médecin, je crois
qu’il n’aurait pas vraiment su s’y prendre la fois il le fallut. Les
générations précédentes n’organisaient pas du tout pour de futurs fantasmes l’initiation
des garçons. Encore aujourd’hui, je me demande si – à l’instar de mon père –
Octave avait besoin de moi, de moi en tant que femme, et de moi en tant que
telle, telle je suis et étais Adolphine, sans doute bien mieux à l’époque que
maintenant, naturellement. Seule, les jours sans…, je n’attendais pas Octave
mais réservais à l’avance tout ce que je conjecturais de faire avec lui. Nous
nous ressemblions en cela et quand venait le signal que nous partirions sous
peu en voyage, c’était à son retour de Paris, une fougue inhabituelle et des
prises et étreintes insensées qu’on devine plutôt qu’on ne voit dans les
tableaux les plus propices qu’ait peints Rubens, alors j’étais autre, et le
château me plaisait parce que je le verrai enfin du dehors ou par la pensée,
que d’ailleurs une décade seulement d’absence loin de la Brenne rendait
nostalgique. Les choses avaient leurs variantes, aller dîner à
Argenton-sur-Creuse, on s’y croirait encore aujourd’hui dans un tout autre
siècle, rien n’y manque : des maisons tombant directement sur l’eau, du
pont à arches, des placettes où tourner les Misérables, des becs de gaz
demeurés d’époque moyennant une adaptation qui ne choque pas, on en revenait
par une des forêts les plus épaisses qu’il y ait en France hormis celles du
Jura vers Levier où les sapins pointent souvent à cinquante mètres d’altitude,
et parfois pour me faire peur, Octave simulait une panne et reprenait un
acompte sur notre lit, en abattant tant bien que mal nos sièges avant. Alors
j’aimais Mahrande et les Mahrande. Je me doutais bien que ces accès étaient
aussi des demandes d’absolution ou au moins d’indulgence. A-t-il eu des
maîtresses à Paris et voulait-il doubler chaque service et oublier en moi ce
qu’il avait pris ailleurs, ou comparait-il ? Il est possible que véritable
saint laïque et agnostique comme le sont les médecins laissant voisiner sous
leur crâne une foi de charbonnier et un scepticisme d’expérimentateur, il n’ait
entretenu personne à Paris ni dans la région, entretenir n’étant pas le bon
mot, puisqu’il ne dépensait rien, et cela je le sais. Seulement à courir dans
sa tête, et peut-être ce qui est flatteur, à se demander comment m’honorer
d’amour, lui un homme sans grande prestane physique, avec un sourire lui
fendant le visage et des rougeurs soudaines quand il était embarrassé ou quand
quelque naturel caché lui revenait et le faisait, soudain, même devant moi
seule, être complètement intimidé, sans voix. .
J’ai trouvé, en vidant
les tiroirs du bureau Mazarin, une étrange serviette que je ne lui avais jamais
vue, elle ne contenait que quatre cahiers et semblait avoir été confectionnée à
leurs mesures. Je n’ai pas cru être indiscrète car aucune mention ne dissuadait
un lecteur, qui en l’occurrence ne pouvait être, dans la pensée d’Octave que
moi ou sa fille. Je les lirai, et les oublierai, selon… et les destine à
Mirabelle. Comment lire un écrit intime qui ne vous est pas destiné ?
Patrice m’a raconté, entre autres, que dans la période la plus compliquée à
gérer de sa vie, il avait non seulement des défaillances cardiaques au
téléphone quand il se trompait de prénom ou voyait s’ourdir un complot
réunissant toutes ses maîtresses dans le même avion, au même date, pour à
destination le confondre et le sommer de choisir, mais aussi la hantise d’être
lu par indiscrétion et que, faisant autant que possible, mais toujours à la
va-vite faute d’intervalles assez longs entre deux visiteuses, un vide
approximatif, il oubliait toujours quelque chose, qui au contraire était en
particulière évidence à l’arrivée de la rivale de celle qu’il venait de mettre
à l’avion, quand ce n’était pas la femme de ménage – vicieuse – qui pendait du
petit linge à sécher, sur fond de Mont Parnèse, dans les hauteurs d’Athènes,
site de son appartement en Grèce où il avait vu à la fois sur le Lycabète et
sur le Parthénon, plus loin et à angle droit, soutien-gorge ou culottes qui ne
pouvaient appartenir à l’arrivante. Ou encore se trompait-il dans ce registre
en ressortant des vêtements laissés comme si on était seule à le venir voir,
mais qui n’étaient pas ceux-là. Un texte en quatre cahiers, à qui Octave
l’avait-il destiné ?
J’ai pensé finalement
n’avoir pas à le lire. J’ai supposé que mon mari avait besoin d’un certain
recul quand il était au château et que nous vivions ensemble, certes chacun à
notre rythme mais avec des heures de retrouvailles, précises, rituelles, festives :
pourquoi ne pas l’écrire et en attester ? et d’une certaine compagnie,
fût-elle virtuelle, quand il était seul à Paris, en faux célibataire entre ses
consultations, les trains et l’écriture des articles et de ses cours, car d’une
main qui ne se lassait pas, il avait la plume alerte et régulière et n’était
entré dans la religion informatique que sur ordre et pour gérer des
prescriptions, des dossiers, des rendez-vous sans jamais vraiment rédiger par
lui-même. Augustine prétend que je devrais m’y mettre, moi qui sait à peine
cuisiner pour deux et, moins encore qu’on ne me le dit, toucher un piano. Nous
communiquerions, dit-elle, si facilement, en temps réel. Mais y a-t-il un temps
irréel, et sais-je écrire ? Les réponses vont d’elles-mêmes, négatives. Il
n’est plus de mon âge d’aller la voir là-bas, elle reviendra donc, j’en suis
certaine, il y a à faire ici et il y a à veiller à ce que Mirabelle se remarie
et de préférence avec un homme plus âgé qu’elle, lui apprenant à rire,
éventuellement à être châtelaine, mais surtout à avoir des fils. On aime le
posthumat dans la famille, eh bien ! si cela ne survient qu’après moi
qu’importe. Il est temps de préparer le voyage. J’aimerais mourir détendue,
sachant que c’est venu, et ne redoutant rien que de n’être pas à la hauteur, ma
beauté on saura la refaire. Il y a des gens qui assurent que la peau du visage
se tendant à nouveau, mourir nous rajeunit, quelle joie ! quoique j’ai
toujours professé que chaque matin nous trouve plus vieux que la veille mais
qu’à midi ou le soir, si l’on est encore aimé ou de nouveau, on peut être
nettement plus jeune que bien des lendemains de nuits ou trop solitaires ou
trop occupées parce qu’adolescent on ne sait ni ne compte. Je ne suis pourtant
pas pédagogue, sauf vis-à-vis de moi-même, et j’ai l’intuition que le journal
d’Octave est de ce tonneau, il a dû s’y donner la leçon. Or, avec soi-même, la
chose ne peut qu’être particulière et nous sommes, au juste, bien moins
indulgent que la moyenne de nos ennemis qui ne projettent sur nous que leurs
propres peurs ou défauts et oublient les nôtres. A notre instant de mourir,
sauf sur un champ de bataille ou en voiture, la société d’aujourd’hui nous
propose du personnel soignant et des heures de visite, de la médication pour
n’avoir ni trop peur ni trop mal ; je voudrais que mon départ soit joyeux,
que ce soit une sorte de remontée d’une sève initiale qui me fasse sourire à la
dernière expulsion de l’air du bon Dieu qu’on respire-aspire ici-bas.
Je constate la patience
de… le-chien, il a dû avoir dans sa vie précédente à surveiller quelque vieux
savant – peut-être à le mener au lit –
comme était mon mari, dans les quelques mois qui séparèrent son option
pour la retraite (en elle-même bien plus tardive que dans la moyenne de la
fonction publique hospitalière, ce qui edst aisé quand on accepte, quand on
sollicite d’être bénévole) de sa mort, qui fut douce. En tout cas, le-chien me
contemple écrivant, comme si c’était à lui que je m’adresse dans ce journal. A
qui donc a-t-il survécu ? Charles et Patrice se sont chacun étonnés que
cet animal et moi puissions coexister, depuis déjà six semaines, ils oublient
Sacha, frère de jeux d’Augustine et que celle-ci lui dût la vie. Le-chien et
moi nous ne nous devons rien, sinon que nous échangeons nos compagnies et qu’il
y a - toujours - pas seulement des restes, mais bien du bourguignon, chez les
Mahrande. Je lis cependant dans son attitude qu’il a un vœu à formuler, de la
promenade. Je n’ai jamais été sportive, au mieux assez bonne nageuse et bonne skieuse
selon les normes de ma génération, aussi chaque mise en marche à pied, est-elle
une surprise, je m’enhardis pas tant à pousser dans nos bois et à en vérifier
l’entretien, qu’à faire la pause pour regarder une fougère, ou le contre-jour
d’une branche de chêne, et je vois ce que je n’aurais jamais aperçu du balcon
de mes audiences. Couper une branche suivant qu’on veut blesser ou au contraire
émonder a un retentissement manifeste, les plantes comprennent, remercient, se
redressent, périclitent, nous attendent. Ainsi, ces fleurs bleues qui ne
s’ouvrent que pendant la matinée, du lin sauvage ? ou ces repousses de
glycines en plein mois d’Août après une floraison printanière. Le bonheur
parfait qu’une rose à l’ancienne, mauve mais si délicatement que c’en est
presque une couleur sans nom, veuille bien s’être ouverte à ma venue ; de
ma paume ouverte, je l’ai effleurée, c’est le cas de l’écrire et j’ai fait ce
souhait – un peu bête, j’en conviens – qu’elle efface, que ce soit elle qui
efface à ma mort toutes les lignes que dans ma main je n’aurais pas su lire ou
écrire. Une rose, qui n’est pas de serre, sa mort, c’est quand, depuis le
moment où j’ai repris ce journal ?
[1] - Anna de NOAILLES - Choix de poésies, préfacé par Jean
ROSTAND - p. 154 (Grasset . Octobre 1979 . 319 pages)
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