dimanche 1 juin 2014

un mariage - récit (10)



Journal d’Adolphine de Mahrande


Il faudra codifier les livres de raison, au moins pour les familles qui ont coûtume que l’un des leurs tienne la plume. Que doit-on y consigner ? des éléments de généalogie, de climatologie ? un catéchisme pour les géénrations quand elles ne sont encore que jeunes et à qui l’on dore la pillule, à qui l’on ment sur le grand-père, la grand-mère ou un vieil oncle : de l’édification en lieu d’éducation. J’ai eu ma part du contraire et qu’on ne croit pas que ce ne soit le fait que de ces semaines-ci…

Je ne mettrai donc pas le château en vente, il ne m’appartient pas, même si dès avant notre mariage, j’ai mis à la disposition d’Octave (les classiques dettes fiscales et le la réfection des toitures) ce qui nous vient par ma chère mère des libéralités de Monseigneur le duc d’Orléans, avant qu’il ne tourne à l’usurpateur. On gagne beaucoup d’argent en gérant la fortune des autres, même et surtout si l’on est honnête et rend compte de sa propre rémunération ; je viens de l’écrire à Charles, en lui faisant part des dispositions que je prends, qu’il ne se croit cependant pas quitte. Régis m’avait plu par son aspect physique un peu étonnant, parfois très beau, parfois proche de l’anormal quand il laissait aller un regard que j’ai trouvé un peu fou, notamment pendant la messe. Trop contrainte de partout, et ne s’échappant que par le violon dans une relation enfin égale et apaisée avec sa mère. J’ai été heureuse de rencontrer celle-ci, même si nos arbres généalogiques ne se touchent pas, mais ils se valent. Charles doit reprendre le projet où l’a laissé – posthume – son gendre de quinze jours, et se lancer dans la finance éthique. Cela fera jaser et l’on criera en commission des opérations de bourse au montage d’une officine destinée à des blanchiements, surtout s’il garde la chalandise des pieux établissements que notre défroqué avait commencé de gagner. Avec feu mon mari, Charles a ceci de commun – c’est bien le seul trait – qu’il ne se soucie pas de l’argent : Octave en a plus donné dans sa vie qu’il n’en a reçu, émoluments et divers honoraires compris. Le peu qu’il me laissait en communauté a permis de financer Toujounine, et c’est moi qui en sous-main, sans qu’il s’en soit, je crois, douté, ai contribué à ce que Patrice n’ait pas à racheter trop onéreusement Reniac. Le montage d’une location désormais par l’association dont son père avait fait son héritier en partie, paye le reste.

Je ne me crois nullement providentielle, ni celle par qui tout arrive – ce mot de Charles, et son interrogation sur lui-même ; je ne crois pas non plus à des plans divins dès ici-bas, nous avons à nous remuer nous-mêmes. J’eusse apprécié d’être davantage rencontrée par les circonstances. Abriter quelques soi-disant maquisards dans la forêt des Mahrande ne m’a pas fait risquer grand-chose et la photographie du Maréchal ou les séjours ici de Brasillach ont été, à la Libération, un risque rétrispectif bien plus grand. Je n’ai pas même à mon mari, dit qui j’avais herbergé sous prétexte que c’était un aumônier ayant à sillonner la région pour de bonnes œuvres ; il en avait été étonnée car la calotte n’est pas le genre d’une petite fille de huguenots et de camisars, côté femme et côté homme. C’était P… qui depuis a été ministre et surtout a taillé des croupières à tous ceux qui voulait faire de Jean Moulin un infiltré et donc du Général une dupe des communistes. C’est sans doute cela qui m’a valu de celui-ci la magnifique et unique photographie que j’ai non loin de cette table à écrire – époque Mazarin – sur laquelle je me penche une dernière fois, puisqu’elle appartient désormais, à l’occasion de son mariage, à ma petite-fille. En tout cas, Bernard Tricot avait tenu d’Etienne Burin des Roziers la reconnaissance que de Gaulle avait contractée envers moi, sans jamais me l’avoir écrit, pour avoir abrité P… et sans doute aussi beaucoup d’archives car la chambre qui était la sienne et que j’occupe à présent, la seule d’où puisse du balcon plonger dans la douve et s’abriter sous le surplomb, était encombrée de cantines, bien trop nombreuses et lourdes pour un porteur des derniers sacrements.

Oui, le livre ou le cahier de raison. Je n’ai dû côté des Mahrande qu’une répondante, mais lointaine. Une cantinière, mais oui, et Lévi de surcroît ; je n’ai jamais pu retrouver quelque portrait ou médaillon d’elle. Elle s’est fait remarquer par le colonel de son régiment, garnison Carcassonne, autres terres de famille, celle du Minervois dont on a bu l’autre samedi, et il l’a épousé. Les circonstances sont écrites dans ce livre, deux pages qui valent la peine. L’officier a conscience d’une mésalliance, mais précisément il s’en f… sa mère tient la plume, elle l’eût voulu conquérant aux colonies, il la déçoit parce qu’à Carcassonne que fait-il ? il apprend l’allemand et peut ainsi solliciter d’être envoyé à Berlin, on est à l’aube de l’ère bismarckienne, et s’il y a quelque chose à publier qui est au secret de cette demeure, c’est bien la copie des notes et dépêches qu’il adressa par porteur à l’Empereur personnellement. On se retrouve toujours, le gant que j’ai égaré et les papiers, l’ombre de ce souverain chanceux puis triste évoque pour moi, très contemporain, ce gendre que Dieu m’a donné et qui ne finit pas de me causer souci, et pourtant de m’attirer parce que sans doute il fleure l’aventure, que je crois il a sentimentalement très peu couru – Amélie lui a donné la leçon -, mais qu’il était taillé pour entreprendre et dont, inconsciemment, il s’est consolé dans le jeu.  Il est vrai que si le joueur est passionnant à observer, je crois – j’en veux le cœur net et Charles m’a promis de m’emmener au casino de Divonnes pour d’ici à là faire une route romane et notamment nous arrêter à Autun et au musée saint Lazare que je veux lui montrer – il me semble que le rôle, quand il est joué au féminin, doit fasciner plus encore. La joueuse doit penser qu’elle a l’ultime ressource de se donner en gage et de se prostituer pour l’âcre plaisir de pouvoir retourner, dès la passe administrée, à la table de sa passion. Tandis que l’homme, c’est plus simple, il a le revolver au petit matin. Quel dérangement s’est produit dans l’esprit d’une femme pour qu’elle aime les jetons ? L’amour inavoué d’autres femmes ? Tandis que l’homme, on peut toujours lui supposer, une ultime raison, celle de couvrir, au-dessus de ses moyens connus, la femme aimée de bijoux et de voyages, de matérielles prévenances. Octave n’avait l’aventure qu’hôtels retenus, et il ne pouvait en cacher les préparatifs – de ces voyages qu’il prétendait improvisés – qu’en m’honorant, son mot pour dire plus noblement, me prendre ou me f… Charles et les femmes… son autre sosie, puisqu’il y a déjà Régis et le pari qu’on fait de sa propre vie et que celui-ci fit trois fois, d’abord en entrant en religion, puis en défroquant, et enfin en se tuant, le seul risque qu’il ne voulut pas prendre a été pour sauver sa femme, il devait donc (tout de même) l’aimer ou tout fut-il d’honneur, et devait-il se tuer si la cause de son départ de la Compagnie avait disparu … l’autre sosie de Charles, c’est bien Patrice, Patrrice et les femmes au lieu du jeu. Le voici potentiellement à pouvoir conquérir Mirabelle, tellement sa cadette mais si proche de lui à certains égards, des égards familiaux, et reconquérir Violaine, dont il m’a semblé que celle-ci s’y était attendu dans notre fameuse nuit.

Quoiqu’il en soit, la cantinière israëlite d’origine épata le tout-Berlin de 1860 qui n’était pas alors antisémite et crut qu’on l’était moins encore à Paris. Dans le beau quartier de Charlottenbourg, elle promena sa nombreuse progéniture, escortée de l’aide-de-camp dit notre livre, tandis que son mari, attaché militaire en titre et comme tel accrédité directement auprès du roi de Prusse, puisque dans les vieilles monarchies, le souverain commande en chef ses troupes, tâchait de prévoir que la France l’emporterait sur les Allemands si ceux-ci faisaient défection notamment au sud de la confédération, en cas de guerre d’agression. C’est cela que donne la première page, la seconde que j’ai sous les yeux fut arrachée en original, et n’a été que recopiée à la date où l’on s’y est pris, pourquoi ? Je l’ai sous les yeux pour la première fois, car je n’ai jamais lu d’affilée ce volume assez intercalaire entre deux gros volumes nous amenant à Louis XV et le dernier interrompu, j’en suis heureuse, à la Grande Guerre, c’est-à-dire pour nous, pièces rapportées ou valeurs ajoutées dont la coûtume veut qu’en entrant chez les Mahrande on note l’essentiel de sa lignée dans le livre de raison qui ainsi scelle par la chronique, votre adoption. Je n’ai rien à raconter sur mes parents ni sur Crépy-en-Valois, sinon qu’ils y ont connu Georges Guynemer et ses as, et que moi peut-être j’ai aimé à mes cinq ou six ans, un des officiers qui disparut ensuite, mais dont j’ai gardé une photographie, exprès cachetée par ma mère à mon intention. La dame née Lévi avait le don des langues, et en fait aida son mari au point qu’on doutait en la faveur d’elle que l’affectation ait vraiment été celle du colonel de hussards : était-elle d’origine alsacienne, la chronique dit qu’elle parlait couramment la langue des philosophes et des nationalistes, qu’elle en savait par cœur des passages et n’hésitait pas à définir certaines de nos contrées, que d’ailleurs je connais pas, comme archi-françaises de cœur mais ayant pris le meilleur de leur culture aux Allemands. Bien entendu, la chose était assez ambiguë pour la faire recevoir et entendre à peu près debout, elle était forcément accompagnée de l’attaché militaire et une coupure de presse, rendant compte en caractères gothiques, collée au verso de la copie de page, avec sa traduction manuscrite au crayon, rapporte qu’au bal de 1869, l’épouse du militaire français avait ébloui jusqu’à Guillaume, pourtant d’un naturel refroidissant si j’en crois mes études secondaires. Rachel de Mahrande de nos jours eût été décorée, ou bien fusillée.

Mirabelle, voilà le mystère que ne consignera pas – non plus - ce livre de raison. Pourquoi me ressemble-t-elle tant, ainsi qu’à sa mère ? Il semble que ce soit de sa part une véritable obstination dans le mimétisme de ce que nous avons de plus voyant, mais aussi – ce qui est mieux – de plus intime. Elle ne serait pas de notre sang, ce qui arrangerait les projets éventuels de Patrice, qu’elle ne se conduirait pas autrement, le chien abandonné qui retrouve quelque maison et surtout un maître, a un attachement redoublé, et une jouissance heuresue de tous les instants, de toutes les circonstances. A mes pieds, sous le cadeau de Mazarin, le-chien… j’aime à penser que cette table-bureau, assez hors des canons de l’époque, est au contraire bien davantage d’origine et fut commandée tout exprès par le donateur sachant les habitudes de son protégé et homme d’affaires. Autre ascendant familial pour la finance éthique ? Je n’aurais donc à porter, pour cette génération, que la mort subite de mon gendre, un accident ? ou bien vais-je laisser du blanc, quoique – à vrai dire – il n’y a pas de suite, et j’abuse certainement de ce vieux papier en y mettant des états d’âme qui ne sont pas de coûtume, et qui me seront sans doute reprochés. Je change donc de cahier et en prend un moins vénérable, quoiqu’il tienne les esquisses de mes dispositions testamentaires.

Je voudrais pouvoir écrire en m’endormant, en fermant les yeux, en rentrant dans le passé de ma vie et en le retournant en sorte que les conclusions soient tous les prémices-mêmes. Qu’ai-je compris de la vie ? je vois celle des autres, je n’envie personne et je ne m’aime pas. Sans doute, ai-je été belle, mais toute femme qui le veut l’est, on peut arranger son sourire en fortifiant, en libérant son âme. A la mienne, il a manqué d’autres maternités et d’Augustine me suis-je vraiment occupé ? Encore maintenant, notre correspondance est sans tendresse ni malice, elle est opérationnelle, l’œuvre de ma fille et ce que l’on peut directement avec l’argent d’ici et le dévouement de quelques Mauritaniennes soutenues par trois Européennes là-bas, en font toute la matière. Mais le cœur d’Augustine, majestueusement ma fille quand elle était enfant, qu’on l’avait apprêtée pour moi, qu’on lui avait fait apprendre un poème pour qu’il me soit récitée à ma fête, un autre à mon anniversaire, un troisième sans raison pour le cas où j’eusse à fêter, dans le secret, et hors date, un événement aimé ou douloureux, ce qui souvent va de même. La douleur passée, que l’on se remémore a la douceur âcre de ce qu’éprouve sans doute un bon combattant qui doit se rendre, on s’en remet… je veux écrire, que l’on s’abandonne mais aussi que l’on guérit.

C’est Mirabelle qui vient de m’aider. J’aurais pu la connaître Anna de Noailles, qui vécut autant à Paris que pas loin d’ici. A mon adolescence, bien avant que j’aille avec Père en Espagne, et m’évade comme je l’ai raconté, non sans délices, à Patrice dans notre nuit blanche, elle m’avait offert, dédicacés, son Cœur innombrable et surtout l’Honneur de souffrir. Mais je ne les avaias pas même coupé, je vivais trop vite. Mirabelle y a trouvé ce qu’elle veut inscrire sur la tombe de son mari, elle m’a montré le texte et à côté, tout de suite, j’ai lu cela, qui dit mieux ce que je ressens en ce moment, vieille mais pas accomplie…

Avoir tout accueilli et cesser de connaître !
J’avais le poids du temps, la chaleur de l’été,
Quoi donc ? Je fus la vie, et je vais cesser d’être
Pendant toute l’éternité !
J’ai voulu vivre, afin d’épuiser mon courage,
Afin d’avoir pitié, afin d’aimer toujours,
Afin de secourir les humains d’âge en âge,
Puisque l’ambition n’est plus qu’un long amour…[1]

Le Père Ballande était resté le lendemain du mariage, je lui avais visité nos aîtres et nos lieux, comme on a dit longtemps, il n’a pas pu ne pas remarquer que la chapelle, quoique visitée annuellement par le plus gradé des clercs du département, tourne au placard à balais. Il m’a fait ensuite annoncé qu’il m’adressait de quoi en refaire la décoration et il a assorti la chose d’un curieux récit où je ne comprends pas s’il s’agit de lui ou d’un homonyme qui aurait peint à fresque, le héros du conte est mort d’amour dirait-on aux enfants, du S.I.D.A. en précurseur de ce que l’on ne savait pas nommer alors. Des souffrances qui n’avaient pas de nom pour des plaisirs qu’on ne sait si on ne les a expérimentés, ce qui par force de ne sera jamais mon cas. Les peintures sur bois de Gilbert n’ont pas mis huit jours à m’arriver comme s’il avait fallu qu’elles précédassent de leur ardeur l’annonce de la mort du fils spirituel, et il m’a semblé que Gilbert, le Jésuite, voulait me faire comprendre une filiation ou un lien certain de fraternité entre le second Gilbert et Régis. On a posé les huit panneaux contre les murs, dans la grande pièce qui ne sert à rien, qui donne à droite en entrant dans le vestibule, sauf quand un orage désorganise un banquet de noces, il est évident que la chapelle est trop petite sauf à l’agrandir pour les accueillir toutes, comme on peut les diviser en deux thèmes l’Ancien et le Nouveau Testament avec leurs anges de prédilection, Gabriel seul figurant dans les deux récits, je me demande si je ne vais pas proposer la première des deux séries à ma fille, les musulmans ne peuvent que comprendre et elle les regardera plus souvent que je n’irai voir les miens. Puis le Jésuite est venu – à sa demande – repasser quelques jours, il n’est parti qu’hier, célébrer les obsèques de son fils spirituel l’a terrassé, il a les mains tremblantes, ne va pas bien, sommeille beaucoup, se recroqueville comme s’il allait redevenir tout véritablement un enfant, et commence de dérailler. Il estime providentielle la présence auprès de lui de Madame l’hôtesse avec laquelle il a entrepris de me confondre. Charles qui essaie de persuader sa fille qu’ils doivent aller ensemble visiter sa mère en Mauritanie, cherche en vain à persuader le religieux de qui je suis. L’autre redouble de révérence, attestant par son amnésie combien dût être pure et belle sa liaison de prêtre avec la veuve qui pour lui n’a jamais vieilli. Il m’a tiré de son portefeuille des photographies de lui en chandail, jouant avec Régis dans un pré. A combien de nous donc manque-t-il un fils ?

Tout cela sonne l’air du départ, je me sens pourtant bien de partout, j’ai envie de marcher chaque jour jusqu’aux lisières de nos bois à la rencontre des daims, et de laisser mes mains, en arrière de la vieille barque, sur la douve tremper dans l’eau jusqu’à tenter les carpes. On me dit que ce n’est pas à faire.

Plus que d’autres enfants que ma seule fille unique et ma chère petite-fille, c’est d’un père que j’ai manqué, il me semble avoir toute ma vie tâtonné pour quelque tendresse masculine qui fut pure, virile, anoblissante. La moustache blanche de mon père, très tôt, n’était pas ce qui m’intimida ; je ne suis pas bavarde de nature, c’est son mutisme qui m’a glacée pour toujours devant lui, quand revenant du Japon par le Transsibérien – il y avait participé au congrès des directeurs du service des horaires dans les grandes compagnies ferroviaires d’alors -, je n’avais pas quinze ans, il ne sut répondre à ma mère qui attendait quelque récit, que par cette phrase, dites d’un air distrait tandis qu’il dépliait sa serviette et humait le bouchon de la bouteille de vin : c’était… oui, c’était bien intéressant et je vous ai adressé des cartes postales qui, bien entendu, arriveront bien après moi. Il me peina alors d’abord pour ma mère, puis pour moi car il revenait les mains vides. Puis à la veille de mon mariage, comme je pensais devancer par cela les vingt-et-un ans d’âge m’émancipant censément de lui, et qu’il allait m’offrir une chevalière comme à mon frère, il récidiva : je n’aurais pas de chevalière, ce n’était pas la coûtume familiale pour les filles, je le regardais et ne lui ai pour ainsi dire plus jamais adressé la parole, me contentant de répondre à ses salutations. Je ne veux pas consigner ici que c’était le fait d’un homme dur. Je ne manquais de rien, grâce à lui, sinon de quelques marques tangibles de son affection ; je savais celle-ci, mais elle était aussi invisible que le Père céleste pour le commun de ses créatures. Etait-il ainsi avec ma mère ? Lui en voulait-il, mais de quoi ?  de Guynemer et des siens, mors au champ d’honneur, tandis que lui conduisait le train du général en chef sous Verdun (Pétain). Pas commode ni le cheminot – et il fallu le séjour ici de Gilbert Ballande pour m’assurer que de père en fils, même tombant un peu de vieillesse, les cheminots et anciens cheminots savent rire et surtout faire rire – ni le militaire, trois petits déjeuners pris ensemble consécutivement sans qu’ils se soient adressés en rien la parole, sinon mon père arrivant : mes respects, mon… et l’autre : asseyez-vous, faisons vite. Reste que l’iun et l’autre ont eu le don rare d’inspirer confiance. Mais notre génération aime les choses confuses et les rendent encore plus floues, s’il est possible, ainsi de ces déclarations présidentielles au-début du règne de l’actuel à propos de la responsabilité de la France pour ce que laissa se perpétrer Vichy. De Gaulle et Mitterrand étaient au moins d’accord sur cela, la République n’était pas là, et la France était ou dans des cœurs qui n’acceptèrent rien, et sans doute le Maréchal en fut-il, ou ailleurs, à Londres et sur les champs de la bataille continuée. Il faut descendre du « bon docteur Queuille » dont on a recueilli l’héritage électoral pour asséner aux Français le contraire qui n’avait pas trop de la grandeur d’une fiction légendaire pour ravaler un passé qui aurait pu ne pas être. Curieusement, les gaullistes assez prompts mais sans trop se nommer, sauf quelques jeunes épigones dont je crois fut Patrice, pour instruire un procès en fidélité à Georges Pompidou, ne dénoncent toujours pas Jacques Chirac, il est vrai que cet homme-là est – très habilement quand on conserve la figure d’un jeune gaillard grand, généreux, impulsif et assez naïf – celui de l’avant-dernière minute ou de juste l’instant ; les éphémérides irakiens le démontrent. Mais y a-t-il des gaullistes en dehors des monarchistes, des pétainistes, et de … je ne sais au juste, mais combien nous nous gaspillons nous-mêmes ! Patrice s’il n’était si triste de notre pays, serait impossible à faire taire dans ses démonstrations de la facilité avec laquelle on peut envoûter les Français et les faire aller jusqu’au sacrifice de leur portefeuille, à condition qu’il y ait un Etat et de la légende. Un château et un livre de raison, qui dirait tout, pas un gîte d’étapes ni un domaine pour appellation au rabais et qu’on clôture pour le faire plus grand…

Est-ce que j’aime Mahrande ? Je ne m’y suis jamais complètement sentie chez moi, mon mari ne savait pas le faire visiter et n’en usait que de deux pièces, sa chambre et son bureau. Il était vieux garçon dans l’âme, et n’eût-il été médecin, je crois qu’il n’aurait pas vraiment su s’y prendre la fois il le fallut. Les générations précédentes n’organisaient pas du tout pour de futurs fantasmes l’initiation des garçons. Encore aujourd’hui, je me demande si – à l’instar de mon père – Octave avait besoin de moi, de moi en tant que femme, et de moi en tant que telle, telle je suis et étais Adolphine, sans doute bien mieux à l’époque que maintenant, naturellement. Seule, les jours sans…, je n’attendais pas Octave mais réservais à l’avance tout ce que je conjecturais de faire avec lui. Nous nous ressemblions en cela et quand venait le signal que nous partirions sous peu en voyage, c’était à son retour de Paris, une fougue inhabituelle et des prises et étreintes insensées qu’on devine plutôt qu’on ne voit dans les tableaux les plus propices qu’ait peints Rubens, alors j’étais autre, et le château me plaisait parce que je le verrai enfin du dehors ou par la pensée, que d’ailleurs une décade seulement d’absence loin de la Brenne rendait nostalgique. Les choses avaient leurs variantes, aller dîner à Argenton-sur-Creuse, on s’y croirait encore aujourd’hui dans un tout autre siècle, rien n’y manque : des maisons tombant directement sur l’eau, du pont à arches, des placettes où tourner les Misérables, des becs de gaz demeurés d’époque moyennant une adaptation qui ne choque pas, on en revenait par une des forêts les plus épaisses qu’il y ait en France hormis celles du Jura vers Levier où les sapins pointent souvent à cinquante mètres d’altitude, et parfois pour me faire peur, Octave simulait une panne et reprenait un acompte sur notre lit, en abattant tant bien que mal nos sièges avant. Alors j’aimais Mahrande et les Mahrande. Je me doutais bien que ces accès étaient aussi des demandes d’absolution ou au moins d’indulgence. A-t-il eu des maîtresses à Paris et voulait-il doubler chaque service et oublier en moi ce qu’il avait pris ailleurs, ou comparait-il ? Il est possible que véritable saint laïque et agnostique comme le sont les médecins laissant voisiner sous leur crâne une foi de charbonnier et un scepticisme d’expérimentateur, il n’ait entretenu personne à Paris ni dans la région, entretenir n’étant pas le bon mot, puisqu’il ne dépensait rien, et cela je le sais. Seulement à courir dans sa tête, et peut-être ce qui est flatteur, à se demander comment m’honorer d’amour, lui un homme sans grande prestane physique, avec un sourire lui fendant le visage et des rougeurs soudaines quand il était embarrassé ou quand quelque naturel caché lui revenait et le faisait, soudain, même devant moi seule, être complètement intimidé, sans voix. .

J’ai trouvé, en vidant les tiroirs du bureau Mazarin, une étrange serviette que je ne lui avais jamais vue, elle ne contenait que quatre cahiers et semblait avoir été confectionnée à leurs mesures. Je n’ai pas cru être indiscrète car aucune mention ne dissuadait un lecteur, qui en l’occurrence ne pouvait être, dans la pensée d’Octave que moi ou sa fille. Je les lirai, et les oublierai, selon… et les destine à Mirabelle. Comment lire un écrit intime qui ne vous est pas destiné ? Patrice m’a raconté, entre autres, que dans la période la plus compliquée à gérer de sa vie, il avait non seulement des défaillances cardiaques au téléphone quand il se trompait de prénom ou voyait s’ourdir un complot réunissant toutes ses maîtresses dans le même avion, au même date, pour à destination le confondre et le sommer de choisir, mais aussi la hantise d’être lu par indiscrétion et que, faisant autant que possible, mais toujours à la va-vite faute d’intervalles assez longs entre deux visiteuses, un vide approximatif, il oubliait toujours quelque chose, qui au contraire était en particulière évidence à l’arrivée de la rivale de celle qu’il venait de mettre à l’avion, quand ce n’était pas la femme de ménage – vicieuse – qui pendait du petit linge à sécher, sur fond de Mont Parnèse, dans les hauteurs d’Athènes, site de son appartement en Grèce où il avait vu à la fois sur le Lycabète et sur le Parthénon, plus loin et à angle droit, soutien-gorge ou culottes qui ne pouvaient appartenir à l’arrivante. Ou encore se trompait-il dans ce registre en ressortant des vêtements laissés comme si on était seule à le venir voir, mais qui n’étaient pas ceux-là. Un texte en quatre cahiers, à qui Octave l’avait-il destiné ?

J’ai pensé finalement n’avoir pas à le lire. J’ai supposé que mon mari avait besoin d’un certain recul quand il était au château et que nous vivions ensemble, certes chacun à notre rythme mais avec des heures de retrouvailles, précises, rituelles, festives : pourquoi ne pas l’écrire et en attester ? et d’une certaine compagnie, fût-elle virtuelle, quand il était seul à Paris, en faux célibataire entre ses consultations, les trains et l’écriture des articles et de ses cours, car d’une main qui ne se lassait pas, il avait la plume alerte et régulière et n’était entré dans la religion informatique que sur ordre et pour gérer des prescriptions, des dossiers, des rendez-vous sans jamais vraiment rédiger par lui-même. Augustine prétend que je devrais m’y mettre, moi qui sait à peine cuisiner pour deux et, moins encore qu’on ne me le dit, toucher un piano. Nous communiquerions, dit-elle, si facilement, en temps réel. Mais y a-t-il un temps irréel, et sais-je écrire ? Les réponses vont d’elles-mêmes, négatives. Il n’est plus de mon âge d’aller la voir là-bas, elle reviendra donc, j’en suis certaine, il y a à faire ici et il y a à veiller à ce que Mirabelle se remarie et de préférence avec un homme plus âgé qu’elle, lui apprenant à rire, éventuellement à être châtelaine, mais surtout à avoir des fils. On aime le posthumat dans la famille, eh bien ! si cela ne survient qu’après moi qu’importe. Il est temps de préparer le voyage. J’aimerais mourir détendue, sachant que c’est venu, et ne redoutant rien que de n’être pas à la hauteur, ma beauté on saura la refaire. Il y a des gens qui assurent que la peau du visage se tendant à nouveau, mourir nous rajeunit, quelle joie ! quoique j’ai toujours professé que chaque matin nous trouve plus vieux que la veille mais qu’à midi ou le soir, si l’on est encore aimé ou de nouveau, on peut être nettement plus jeune que bien des lendemains de nuits ou trop solitaires ou trop occupées parce qu’adolescent on ne sait ni ne compte. Je ne suis pourtant pas pédagogue, sauf vis-à-vis de moi-même, et j’ai l’intuition que le journal d’Octave est de ce tonneau, il a dû s’y donner la leçon. Or, avec soi-même, la chose ne peut qu’être particulière et nous sommes, au juste, bien moins indulgent que la moyenne de nos ennemis qui ne projettent sur nous que leurs propres peurs ou défauts et oublient les nôtres. A notre instant de mourir, sauf sur un champ de bataille ou en voiture, la société d’aujourd’hui nous propose du personnel soignant et des heures de visite, de la médication pour n’avoir ni trop peur ni trop mal ; je voudrais que mon départ soit joyeux, que ce soit une sorte de remontée d’une sève initiale qui me fasse sourire à la dernière expulsion de l’air du bon Dieu qu’on respire-aspire ici-bas.

Je constate la patience de… le-chien, il a dû avoir dans sa vie précédente à surveiller quelque vieux savant – peut-être à le mener au lit –  comme était mon mari, dans les quelques mois qui séparèrent son option pour la retraite (en elle-même bien plus tardive que dans la moyenne de la fonction publique hospitalière, ce qui edst aisé quand on accepte, quand on sollicite d’être bénévole) de sa mort, qui fut douce. En tout cas, le-chien me contemple écrivant, comme si c’était à lui que je m’adresse dans ce journal. A qui donc a-t-il survécu ? Charles et Patrice se sont chacun étonnés que cet animal et moi puissions coexister, depuis déjà six semaines, ils oublient Sacha, frère de jeux d’Augustine et que celle-ci lui dût la vie. Le-chien et moi nous ne nous devons rien, sinon que nous échangeons nos compagnies et qu’il y a - toujours - pas seulement des restes, mais bien du bourguignon, chez les Mahrande. Je lis cependant dans son attitude qu’il a un vœu à formuler, de la promenade. Je n’ai jamais été sportive, au mieux assez bonne nageuse et bonne skieuse selon les normes de ma génération, aussi chaque mise en marche à pied, est-elle une surprise, je m’enhardis pas tant à pousser dans nos bois et à en vérifier l’entretien, qu’à faire la pause pour regarder une fougère, ou le contre-jour d’une branche de chêne, et je vois ce que je n’aurais jamais aperçu du balcon de mes audiences. Couper une branche suivant qu’on veut blesser ou au contraire émonder a un retentissement manifeste, les plantes comprennent, remercient, se redressent, périclitent, nous attendent. Ainsi, ces fleurs bleues qui ne s’ouvrent que pendant la matinée, du lin sauvage ? ou ces repousses de glycines en plein mois d’Août après une floraison printanière. Le bonheur parfait qu’une rose à l’ancienne, mauve mais si délicatement que c’en est presque une couleur sans nom, veuille bien s’être ouverte à ma venue ; de ma paume ouverte, je l’ai effleurée, c’est le cas de l’écrire et j’ai fait ce souhait – un peu bête, j’en conviens – qu’elle efface, que ce soit elle qui efface à ma mort toutes les lignes que dans ma main je n’aurais pas su lire ou écrire. Une rose, qui n’est pas de serre, sa mort, c’est quand, depuis le moment où j’ai repris ce journal ? 



[1] - Anna de NOAILLES  - Choix de poésies, préfacé par Jean ROSTAND  - p. 154 (Grasset .  Octobre 1979 .  319 pages)

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