L ’ ENTRETIEN D ’ EMBAUCHE
récit
Quand
vous commencez chaque journée
par la
description de la même montagne,
vous
vivez sous l’empire de l’illusion
Thomas MERTON, Journal d’Asie
I
Il y avait beau temps qu’il ne
s’apercevait plus reflété de silhouette par des vitrines en bel homme jeune,
sûr de soi, intrépide, peut-être un peu narcissique. S’était-il d’ailleurs
regardé, cherchant à se vérifier, tout le temps long de ces décennies dont le
cycle était désormais clos. Peut-être s’était-il ainsi vu, mais seulement dans
son enfance, quand il était persuadé d’être remarqué, reconnu en tant qu’être
exceptionnel à l’avenir déjà visible et qu’un nimbe aurait souligné,
l’enveloppant et le donnant aux regards, et d’apparaître si simplement dans son
corps d’enfant et son visage un peu sombre l’avait-il longtemps étonné. Etre si
peu différent de soi et des autres, n’être qu’un enfant, un futur homme à ce
qu’il faut croire, mais exister tout de même et irréductiblement. La société,
bien davantage que sa famille, le monde entier le portaient alors, l’assuraient
de leur bienveillance et lui garantissaient un ordonnancement serein,
exactement rétributeur pour que son existence, sa vie, celle des autres tout
autant se passent au mieux. Il ne se souvenait pas avoir cru alors à quelque
fin que ce soit, à quel échec, à quelque bouleversement ; sans rien savoir
du lendemain, il avait la science exact que rien ne tournerait mal pour lui ni
dans toute la sphère qui l’entourait de visages, d’habitudes, d’amitiés,
d’attirances ; il y avait un emploi du temps, une succession des vacances
et des semaines de pleine scolarité ; tout était répétitif et assuré et
tout avançait tranquillement sans qu’il y ait à débattre d’une logique, du
hasard ou d’arrangements nouveaux provoqués par de grands changements dans
l’univers, les cieux et l’âme des gens. Epoque sans question, toute faite de
certitude dont il avait aujourd’hui peine à croire qu’il l’avait réellement et
durablement vécue, instant par instant. Il n’en retrouvait pas même la saveur. Il était reçu
là où d’autres avaient préparé l’accueil : les concours, des inscriptions,
aucun enjeu. La solidarité d’une génération, les souvenirs communs d’un
collège, de rencontres d’été étaient des faits superflus et – à y réfléchir à
présent – il n’éprouvait jamais ce qui était devenu son paysage obligé, cette
sensation d’une condamnation qui se prononce, se répète, se scande et se prouve
circonstances après circonstances, comme si la suite, le présent n’étaient plus
qu’une unique rencontre d’un multiple représentant de la société, du monde, de
l’existant pratique et ontologique, et cet interlocuteur qu’il sollicitait,
vers lequel il allait chaque fois au bout de combinaisons et de supputations l’ayant
amené au fait, au point, à l’heure, au lieu du rendez-vous, était pour quelque
temps celui qui avait signifié, qui lui avait rappelé qu’il vivait désormais
dehors, et non plus au sein d’un ensemble d’institutions et d’affections allant
d’eux-mêmes. Il était passé, sans le savoir dans l’instant, dans les heures où
cela se fit, de la période dont il avait toujours pensé, sans d’ailleurs s’y
attarder ou vraiment y réfléchir, de cette période où tout s’espère et tout
arrive à cette autre, indistincte mais féroce où l’on ne se relève plus que
pour douter davantage de pouvoir encore continuer. Et chaque soir, à rentrer
vers cette porte cochère, peinte façon bois, quoiqu’elle fut réellement en
bois, et à respirer par avance les heures de la soirée qu’il commençait
d’intégrer, et ce serait le porche, la cour, l’escalier, le tapis coupé à une
marche, le ressaut de l’ascenseur parvenu à l’étage, le deuxième étage, il
devait passer devant un miroir d’angle, un salon de coiffure, et il avait le
rappel de ce qu’il paraissait désormais. Naguère, la vie n’était faite ni de
lieux, ni de savoir, ni de personnes ou de camarades ou de son père, de sa
mère, de ses sœurs et frères, elle n’était faite que d’une tranquille et
continue proposition de beauté et d’attente, une beauté qui n’était ni physique
ni morale, ni la sienne ni celle de quiconque ; aucune des dychotomies
d’ensuite n’était encore là, tout s’imposait sans peser, il n’y avait rien à
choisir mais c’était cela la liberté que de n’avoir nullement à l’exercer.
Maintenant, sa silhouette venait
à lui, depuis la glace en pied du salon de coiffure encore ouvert ou déjà
lumières éteintes. Silhouette penchée, faite d’un corps acceptable de face,
hideux et déformé de profil, et surtout d’un visage où la vieillesse s’était
d’un seul coup inscrite, surtout en creux et en inquiétude. Quand ce ne sont
plus les yeux qu’on voit et dont on est tenté de dire qu’ils sont beaux, ou
dont on pense qu’ils sont l’essentiel d’une personnalité, d’une histoire et une
envie d’en contempler davantage trouve parfois ses mots et son geste – et qu’à
la place des yeux, il n’y a qu’un regard d’une inquiétude sans limite ni objet
et qui n’en est que plus vaste et plus angoissante. Il était forcé de se
rencontrer ainsi, mais il eût pu arriver par le haut de la rue, en ayant fait
le tour du pâté d’immeubles. Il ne le faisait pas.
Ce n’était que la fin de la
matinée, il vivait sans son corps et sans son apparence, il avait oublié ce
qu’il paraissait être et entrait machinalement au siège social de ce grand
groupe – on ne disait plus maison ou société, et pas encore pôle à propos de
toute institution ou ensemble économique ou politique. Il n’avait rien préparé
mais était assez pénétré de son sujet pour ne pas craindre d’être dépourvu
d’une réplique ou d’une information. A sa presque surprise, le déjeuner –
vérification faite la veille – était maintenu, le lieu était sur place et
lui-même était à l’heure. Il demanda à stationner sa voiture dans le parc
souterrain de la société, ce n’était pas prévu, il aurait dû appeler au
préalable, obtenir un badge. Des trois hôtesses vers lesquelles on arrivait en
faisant s’ouvrir par la simple approche deux murs successifs à panneaux
transparents et coulissants, l’une était sur le point de partir ou au contraire
de prendre le travail, imperméable foncé, teint pâle. Ce fut elle qui régla les
choses, faisant acte de personnalité, tandis que les deux autres consacraient
une inertie, sans doute prescrite, à débadger des visiteurs qui s’en allaient,
étaient en groupe, avaient encore à dire et à se recommander, dans un brouhaha
que la majesté organisée des lieux rendait timide, ou bien était-ce que l’on
parlait anglais et que personne n’avait cette langue pour maternelle. Les âges
étaient indistincts, les visages et les costumes semblables, c’étaient des
hommes portant leur petit bagage de conférence ou de réunion, et c’étaient des
femmes beaucoup plus jeunes, assises devant les écrans informatiques, déjà
démodés car ils étaient trop importants et visibles, qui faisaient et défaisaient
les fiches et les jeux de papiers et de cartes permettant la sortie et fermant
l’exercice.
Il se sentit autre, il était
seul. A son lever, il n’en avait pas conscience, mais ses entrailles le lui
promettaient, il avait peur, physiquement peur. Au cabinet, la porte toujours
entrouverte puisqu’il ne fermait pas, il avait dû revenir deux fois et la
seconde avait produit une débâcle. Il s’était étonné d’avoir si peur
physiologiquement. Autant il doutait depuis quelques semaines, quelques mois
peut-être même – et c’était vraiment le fait nouveau – d’avoir la force, la
santé de poursuivre quoi que ce soit, d’aboutir à quoi que ce soit quand il
s’agirait d’un travail, d’une présence à assurer sur longue durée, autant il
avait conservé l’assurance immédiate de tenir le temps d’un entretien, d’un
colloque avec assez d’aisance et de réserve pour faire illusion, bonne
impression, du moins pour ne pas avoir à se reprocher d’avoir faibli, ou mal
entendu, ou répondu de travers. S’il avait quelque mal – souvent – à faire
venir dans son texte un nom ou une date à sa volonté, il ne mettait pas à son
débit ni au compte de la sénescence ses emportements subits contre le commensal
ou le vis-à-vis du moment dont il ne pouvait plus taire la banalité ou
l’inadéquation, la fatuité de propos ou d’assertions. Sans doute, se
reprochait-il vite de n’avoir pas été supérieur et de n’avoir pas mobilisé
assez de sang-froid pour se détacher de l’exposé en cours, chercher à mieux
connaître l’autre et ne le quitter qu’en disposant de tous éléments pour, à une
autre occasion, l’instrumentaliser et le surprendre. Le déshabiller.
La chance voulait, ce jour-là,
que le déjeuner qu’il jugeait depuis plusieurs semaines devoir tourner à
l’entretien d’embauche, fût précédé d’une conversation à nouer au ministère des
Affaires sociales. Un camarade de promotion, depuis le changement de
gouvernement, tenait, selon toutes informations et aussi une réponse écrite du
ministère à la lettre de présentation qu’il lui avait adressée dès qu’avait
commencé le nouveau cours des choses, les éléments dont la société à laquelle
il apportait une aide non définie, avait besoin. L’hôtel particulier faisait
l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Il n’y avait plus
mis les pieds ni même demandé audience depuis que l’été de 1972, jeune de pas
trente ans il y avait maintenant trente ans, il avait été reçu par Edgar Faure.
Quoi donc avait changé, l’époque ou lui-même. Il entrait alors partout, déjà
demandeur, mais sans que l’issue de l’entretien, si l’on n’aboutissait à rien
d’autre qu’à la matière d’une page de plus dans un journal qu’il avait déjà
commencé de tenir, fût en rien décisive ou seulement décourageante.
Fréquemment, le moment de l’audience coincidait avec un moment de la politique. L’ancien
président du conseil – dont la secrétaire, elle aussi des époques reculées,
précisait qu’il avait dû se rendre improviste, non pas chez le Premier Ministre
ou à Matigtnon, mais bien à la présidence du conseil, ou encore à la Chambre –
avait conversé devant lui avec le chef d’un groupe parlementaire, c’était de
nouveau de charnière qu’il s’agissait, et il en était ressorti que son élection
à la présidence de l’Assemblée devenait possible, et qu’il s’assurait donc
d’une position d’avenir d’autant plus enviable que le tout juste précédent
Premier Ministre, dont la brigue de l’Elysée était notoire, la voulait, lui
aussi. Entretien du printemps de 1973 plutôt, tandis que celui de l’été avait
produit un portrait-charge du Président de la République régnant et de ce que
lui, selon le vieil habile, pensait du social. Au souvenir, s’ajoutait le
souvenir du souvenir car il avait été introduit par un huissier confessant avec
orgueil un âge et une ancienneté de services tel qu’il avait fermé des portes
derrière Pierre Laval, ministre du Travail. Claude son camarade se ressemblait,
mais tombant la veste pour montrer une chemise rose à col blanc que rendait
encore plus corruscante une cravate peu assortie, il s’était montré étrangement
hors d’âge mais parfaitement au courant du domaine qui lui était échu. Il ne
connaissait manifestement pas les goûts et centres d’intérêt du ministre qui
l’avait nommé sur titres, puisque sorti médiocrement – selon ceux qui avaient
brigué les « grands corps » et étaient classé pour pouvoir les
intégrer – il avait pourtant, aux Affaires sociales, connu, dirigé, co-géré et
réinventé à peu près tout ce qui pouvait s’individualiser en servcice,
direction, institution ou place à la discrétion d’un politique de passage.
C’était donc un technicien, et il avait, ce qu’en dehors des arrondissements
parisiens où sont les cabinets ministériels on croit être de la pure
technocratie, alors qu’il s’agit tout juste du contraire, ce bon sens presque
cynique de ceux à qui on ne la fait pas, qui travaillent pour l’intérêt public
sans prétendre que ce soit automatiquement justice. Du moins, traque-t-on là
les bradeurs du pays et les exagérations auxquels peuvent conduire les rapports
trop ingénieux de l’inspection générale des Finances. Claude avait les réflexes
et la connaissance de ce dont il avait la charge de rapporter la substance au
ministre. L’entretien avait donc été précis et aurait une portée favorable.
Dans ces circonstances, qui se
répétaient et s’affinaient depuis une grande année, lui-même éprouvait deux
joies dont il ne savait pas encore qu’elles étaient probablement très neuves
dans sa vie et valaient tous les désagréments et relents d’échecs que par
ailleurs et en toile immuable de fond, il avait à subir et respirer. Une femme
qui répétait sa propre déception de n’avoir pas été choisie par lui à leur
rencontre et selon leurs étreintes vite et bien accordées, et qui donc ne lui
faisait pas confiance quant à ce qu’on appelle l’amour et les constructions qui
vont d’ordinaire avec, lui donnait au contraire le beau rôle de faire valoir la
société qu’elle avait fondée. Il la confortait dans sa délibération, la
protégeait en présidant le conseil de surveillance, l’assurait en
l’accompagnant, la poussant et la synthétisant dans des rencontres presque toutes
techniques où il apprenait quant à lui un sujet et une conceptualisation qu’il
n’avait jamais abordé et qui d’ailleurs faisaient partie d’un domaine
émergeant. La dialectique de ces entretiens n’en était que plus ludique, on
distinguait vite qui sait son métier et qui n’a que la figure du truchement
pour vendre un service dont la consistance ne lui est familière qu’en
rendement, mais pas dans son contenu et sa mécanique. Les jours et les mois
écrivaient aussi une histoire de ces nouveaux concepts que sont le
développement durable et le discernement éthique. A l’art de tous les temps de
gérer de façon à grossir sans cesser de bien se porter devait s’ajouter une
structure morale, un souci des ensembles et la conscience de ce que tout choix
peut avoir en répercussions et conséquences. Une sorte d’autonomie absolue de
la décision d’entreprise était devenue émolliente, on était à la recherche
d’autorités arbitrales labellisant les bons, sanctionnant les conduites et
l’honneur et discriminant positivement des comportements bienfaisants aussi
pour d’autres que ceux les décidant. C’était complexe mais cela pouvait se
dire, s’organiser, se monter, s’expliquer, se proposer et même être bâti en
fonds de commerce. Des colloques, des conférences, la chaîne des « sommets »
inter-gouvernementaux et des contestations contre un ordre mondial sans
enceinte démocratique enveloppaient l’activité, de chiffre comparativement
minuscule, de la société de son amie et les rendaient lui et elle, acteurs
peut-être majeurs parce qu’indépendants. Tout cela lui plaisait de plus en plus. Il entendait
plus qu’il ne regardait cette femme qui – différente de toutes celles l’ayant
précédée – se battait autant pour le gagne-pain que pour une reconnaissance
d’honnêteté et de compétence. Tant qu’il vivait encore dans les croyances
mythiques de l’adolescence selon lesquelles l’union de la femme et de l’homme
les portent ensemble à la perfection et à l’éternité, à condition que les deux
composants se soient attendus et se choisissent éperdûment convaincus de leur
prédestination et de leur créance envers le destin, il cherchait, voyait et
excluait quantité de tenants lieu pour finir, comme il avait commencé sa vie
sentimentale, dans l’aveuglement. Ils se mouvaient donc dans des eaux dont la
portance ou la dormition n’étaient jamais assurées, mais à force qu’ait duré et
se soit approfondi d’habitude et de compassion, de souci leur relation, ils
s’étaient liés. Savaient-ils qu’ils s’aimaient puisque l’un pour l’autre ils
étaient l’entier du monde, ou plutôt la seule part du monde à peu près
supportable, et parfois – dans l’étreinte, même si leur fatigue commune à tant
lutter, à tant subir, à être si cernés d’échéances de vive sorte (la santé et
l’argent), la rendait rare – intensément gratifiante. Alors, ils s’agrippaient
l’un à l’autre, angoissés à se liquéfier que puisse se rater l’acte qu’ils
avaient commencé, et dans une sorte de pleur qui les portait, les hissait
ensemble, ils allaient au milieu de feux, de flammes, d’étincelles et de rêves
vers un orgasme qui ne leur suffisait pas mais les faisait souffrir et les
exauçait. Alors, ils se savaient vivants et capables de parvenir au-delà de ce
chemin quotidien où tout les déchirait et les inquiétait.
Dans les bureaux et petites
salles des officines d’intermédiations financières ou des comités syndicaux,
dans les entrevues en nombre où assez vite leur netteté et leur bravoure
produisaient des synthèses et des rebonds remarqués, parfois décisifs, il la
voyait assurée de son sujet et heureuse qu’il la soutînt et la commentât. De plus
en plus souvent, elle s’habillait d’un pantalon ou d’une robe inhabituels,
portait des chaussures marquées d’aucune époque et qu’il n’avait vues à
personne d’autre. Il jouissait de son intelligence et de sa présence, de sa
technicité, n’avait pas de mal à décaler un peu l’angle de vue ou de tir où
elle risquait de perdre un peu d’efficacité et il la ramenait ainsi à être
encore mieux persuasive. Il n’était pas toujours au mieux, ou au plus ajusté de
ce qu’elle attendait de lui dans ce milieu,k mais elle comprenait ses éclats.
Elle avait autant d’orgueil que de pitié pour lui. Elle savait qu’il se voyait,
se regardait déchu, elle voyait et regardait d’autres au faîte des
organigrammes, de leur costume et d’une présentation médiatique, ou de manière
plus tangible elle jaugeait les rodomontades de ces gens sans âge qui
tyrannisent les employés et assistants ou petites mains, de moindres émoluments
qu’eux et font d’une position un droit à l’admiration de leurs collaborateurs.
L’avant-veille justement, ils avaient assisté à ce genre de pièce. L’enjeu
était la labellisation de leur offre financière par un comité intersyndical
s’étant constitué pour aider au discernement des salariés dans le placement
leur épargne nouvellement qualifiée, et un de leurs partenaires avec qui ils
s’étaient concertés dans un malaise dont celui-là n’avait pas conscience, ou
s’il l’avait, c’était pour jouir de s’imposer malgré la mésestime, tenta
d’amener à récipiscence les donneurs d’ordre et de leur démontrer leurs
incapacités. Les choses sautèrent aux yeux de tous mais les seconds et servants
du président ou du directeur n’avouèrent ensuite que la forte impression
produite par leur supérieur sans se placer un instant au point de vue de ceux
dont l’avis était attendu et requis pour que s’ouvre un marché. Bout à bout,
schématisé, ces textes et ces jeux de rôles et d’autistes étaient grotesques.
La politique a habitué tous à ce qu’à propos du système soviétique on avait
appelé « la langue de bois », mais la conduite d’une négociation,
d’une entreprise a plus de burlesque et l’esprit de cour a encore plus une
expression bouffone quand un groupe – le groupe des sous-dirigeants autour du
dirigeant – en est atteint dans la sphère économique et industrielle. Le financier
fait croire à une science, l’industriel dont les résultats sont évalués sur le
papier et en salle, dit pratiquer la méthode expérimentale et a sur le premier
l’avantage d’être son propre metteur en scène.
Ils communiaient donc dans ces
exercices oraux où il se promet beaucoup d’exemples ou de confirmations à
produire par écrit. Au quatrième étage, avec son couloir de cafeteria et de
meubles de classements désassortis, le plafond un peu bas, une grande heure
s’était passée sans que Claude pût rien promettre mais du moins avait-il fait
observer et avaient-ils, quant à eux, l’impression de lui avoir apporté quelque
matière. C’était surtout la simplicité qui les avaient lis tous trois à l’aise.
Pas de question embarrassante sur la rupture de sa carrière, pas de soupçon de
leur liaison et de leur lit commun, pas non plus de divination de leurs
arrières, l’appartement qu’elle n’en finissait pas de réapproprier à la suite
de malfaçons et de dégâts des eaux depuis quatre ans qu’ils y avaient emménagé,
la voiture vieille de dix ans et travaillée de partout par les aléas du
stationnement en coups de reins et coups de boutoir ou par les chiens y ayant
une bonne partie de leur résidence dans la journée. Ils avaient
mimé avec exactitude ce qu’ils étaient. L’un, gentil et attentif, conseiller
d’un ministre, plutôt sympathique, et eux deux présentant une société de
structure et d’objet originaux, bien-pensants, se prêtant à de l’ingéniosité.
Et ils en faisaient bien montre. Depuis longtemps, il ne s’était plus pris à
s’ennuyer, ce parcours, cette entreprise à faire gagner parce qu’ils
dérangeaient bien des grandes puissances de cet organigramme qu’il ne
connaissait pas bien encore, l’intéressait. Cela ne résolvait aucune de ses
contraintes, ne lui rapportait que l’oubli de sa disgrâce professionnelle,
d’une pré-retraite qui lui avait été pratiquement imposée depuis presque huit
ans. Et cet oubli lui était nécessaire, autant que de perdre la vue de son
corps dans la glace en pied du coiffure au bas de l’immeuble, la vue de son
visage dans tant de miroirs qu’un appartement, que la toilette quotidienne, la
prise de photographies d’identité d’année en année affichent brutalement. Etre
sans apparaître. Ne plus avoir se faire pardonner à soi-même de survivre à la
dégringolade et à la mise à terre.
Il ne pensait plus à elle, à la
compagne qui comptait les minutes et attendait l’issue non qu’elle espérât mais
par crainte qu’il ne souffrit trop de la déconvenue. Il
l’appellerait au retour à l’aire libre. La conversation du matin rue de
Grenelle avait été une bonne préparation, il n’avait plus mal au ventre. Son
costume était trop large de veston mais convenable de ceinture et de pantalon.
Il s’émancipait tranquillement en attendant que son correspondant vînt le
chercher, de tous les arguments qui l’avaient toujours soutenu et mis en
valeur, relations, allure physique, alacrité et insouciance, brio et posture
d’avenir. Plus aucun de ces arguments ne valaient, pas tant parce qu’il ne les
avait plus mais parce que la jauge avait changé. Il était d’une génération où
enfant ceux qu’on enviait en classe et en cour de récréation étaient les beaux,
les forts, les rapides, les agiles, les drôles, les profonds. Et forcément,
chacun était au moins ressortissant d’une de ces catégories, celles-ci étaient
égales et le fort en thème n’était pas plus admiré que le garçon musclé, et
entre jeunes de cette époque on savait bien qui avait quelque chose à apprendre
à l’autre ou qui ferait tourner les regards. La réussite scolaire ou la
situation, le nom, l’argent de famille étaient secondaire. Sa profession
l’avait pris à contre-emploi. Il n’avait pas d’emblée atteint les positions qui
forcent la
révérence. Incarner quelque part la mise en œuvre des
prérogatives d’Etat, par exemple, met hors de pair qui que ce soit, laid, petit
ou bellâtre, prolixe ou rusé. Mais il avait manifesté une telle indépendance
d’expression et de comportement, une telle aisance souvent là où le grand
nombre bégaie ou se pétrifie, qu’on l’avait crédité d’en posséder à jamais tous
les moyens. Ainsi, lors de la première visite offiicielle qu’avait rendue à la Grèce François Mitterrand,
Président de la République, s’était-il, quoique presque en bout de fil selon le
protocole, trouvé à la nuit, pour une soirée privée à l’Acropole, Mélina Mercouri
commentant les colonnes, les marbres, la lumière d’une pleine lune
exceptionnelle d’à propos, et avait-il, seul de presque tous les officiels et
assurément de tous ceux de l’Ambassade, suivi à presque touche touche le
souverain d’alors, le commissaire Bouvard, des invités privés, Jack Lang bien
entendu. A la grille, au bas des métopes, la presse dont il était connu pour
avoir été publié en pigiste occasionnel censément mais presque deux fois par
mois pendant dix ans dans les colonnes d’un prestigieux quotidien du soir,
ainsi que le présente la litote d’usage. Tandis qu’il s’était insinué dans la
file qui montait entre les blocs sans autre éclairage que le reflet lunaire sur
les marbres usés, et que se distinguait le vert moiré df’une robe de soirée, celle
de Marie-Claire Papegay, proche secrétaire particulière du Président, il
sentait dardé vers son dos les regards et la méchanceté de pensée de ceux qui
restaient en bas, à attendre les fioretti, peut-être, au retour du
cortège ; des laissés pour compte, non seulement les journalistes, dont un
futur directeur du fameux journal, mais l’intéressé ne pouvait deviner cette
grandeur, aussi des collaborateurs au palais. Lui avait été averti avec naturel
de la possibilité qu’il aurait et dont aucun à l’Ambassade, quoique la sachant,
ne saurait profiter : saluer le visiteur important, sa suite restreinte et
suivre sans hésiter ni solliciter. Il entendrait ainsi cette question
surprenante de François Mitterrand à ses ministres : alors, çà vous a plu ?
on était au pied du Parthénon, des applaudissements éclatèrent aussitôt, la
nuit était devenue noire, entourage et journalistes n’avaient plus attendu. Les
gens de marque, parce qu’ils savent leur importance, saluent toujours en
direction de qui applaudit, l’obscurité ne révélait personne ; j’eus seul
la clé de l’énigme, la pièce en plein air, donnée sur la scène en contre-bas du
théatre Hérode Atticus, s’achevait, et les artistes se faisaient acclamer. Le
cortège partit, l’attaché d’ambassade prit son propre chemin et de là, sans
plus peiner pour l’obtenir, avait reprit un cycle d’audiences à l’Elysée après
les avoir eues rue de Bièvre. Et même au siège du parti socialiste, dans
l’immeuble où avait vécu Paul Reynaud, n’ayant quy’à traverser la place du
Palais Bourbon pour être à son banc ou à la tribune, le premier tribun de
l’opposition, le challenger de Valéry Giscard d’Estaing l’avait accueilli,
venant à lui, et ils étaient d’abord restés debout. Il était le jeune
chroniqueur dont il fallait s’étonner qu’il fût publié si fréquemment et que
son audace n’eût donné prise à aucun châtiment qu’à l’expédier en poste à
l’étranger, comme le précisait, à l’époque, son emploi administratif.
Jean-Pierre Chevènement avait refusé se sachant de plus en plus proche
d’élections générales où Belfort, sa ville natale, le placerait. Un gaulliste,
précisément parce qu’il juge Georges Pompidou en infidèle à son créateur, et le
Président régnant en narcisse dilapidant cartes et opportunités quoique avec
brio, ne pouvait fléchir en convictions ni en hiérarchie devant celui qui avait
voulu tomber de Gaulle. On parla nationalisations mais il démontra que
l’indépendance du pays ne se retrouverait pas là, il pensait apprendre au grand
parlementaire, inventeur de cette fonction décisive dans une démocratie, celle
de chef de l’opposition, que la régie Renault elle-même avait ses comptes en
devises suisses. Le regard arrêté par les favoris que le premier secrétaire
portait longs et noirs à l’époque, de même que la mode était aux pattes
d’éléphant pour les bas de pantalons, il ne savait pas qu’il était convié à
parler au principal homme de l’avenir dans les semaines où celui-ci arrêterait
son choix sur Laurent Fabius pour la direction de son cabinet. Imprégné d’une
grandeur qui ne peut apparaître telle qu’aux adolescents dont c’est le premier
début dans l’analyse politique, le nostalgique du Général ne pouvait se poser en solliciteur, ni
s’incliner. Pis, il pensait n’être utile que considéré d’égal à égal, de façon
à ce que se forme la coalition qui de part et d’autre aurait raison des
centristes et d’un jeu personnel. Il ne fut donc admis qu’à revenir, prit
l’ascenseur de la rue de Bièvre ouvrant sa porte juste devant la table du
secrétariat personnel, d’où la rencontre de Marie-Claire Papegay aussi décisive
pratiquement que le fut, dix ans d’affilée, l’amitié que lui vouait, pour
n’écrire pas plus, l’assistante de Jacques Fauvet dans un petit bureau
resserré, partagé à deux employées mais qui donnait directement chez le premier
du journal. Avec Jacques Fauvet, la demande était simple, elle tenait au
maximum en deux ou trois feuillets qui étaient, s’ils devaient descendre au
marbre, annotés, raturés, et corrigés, quoique bien moins qu’il fût dit, d’une
écriture penchée, vive et petite. Moins que jamais, l’entretien fut d’embauche
quoique le directeur du Monde et le pigiste d’occasion eussent chacun
désiré que le premier étage consacra le cavalier tant de fois accordé. Une vie
changée par un mariage de fortune qui n’eût pas été décommandé dès sa date
arrêtée et les faire-part commencés d’être envoyés, ou par une intégration dans
le journal avec la carrière qui eût pu s’ensuivre et l’autorité de polume et de
morale qui en eût résulté. Tout se supporte, même et surtout la pire adversité,
si la déchéance peut produire du chant, du noir d’encre et transformer le
ressac d’une condition qui s’abîme, en un cri que d’autres, parce qu’ils en
lisent le texte, un jour éphémère mais en cinq cent mille exemplaires, le
nombre de jours que ne peut compter aucune vie humaine, s’approprient. Etre la
voix de tous, entendre un anonyme pour en clamer le sanglot ou le triomphe,
noir sur blanc, faire contre-poids à un discours présidentiel, le journalisme
se paie de lui-même, il avait frôlé, mais n’aurait jamais pu que frôler cet emploi
d’ange, celui de l’écrivain quotidien pour que continue de valoir l’esprit
public.
Devenu Président de la
République, François Mitterrand qui de sa plume bleue et de son écriture ronde
et bonne à manger comme du pain, lui avait écrit que de toutes façons, c’était
entre les deux tours de 1981, on se reverrait, oublia. Il avait reçu des
remerciements signés au tampon par André Rousselet, le régime s’était installé,
Michel Vauzelle était devenu porte-parole à l’Elysée, les places avaient été
pourvues, il s’était rendu compte qu’il n’avait su ni être nécessaire, ni
attirer un certain désir qu’on l’eût tout proche, et il comprit n’avoir pas su
solliciter, car – saurait-il jamais si en cela il se trompait – il continuait
de croire qu’un prince peut appeler, inspiré par quelque providence qu’on voit
dans les romans, dans la Bible et aussi dans l’histoire des capétiens des trois
âges, qui il veut en son conseil. Et c’est de cela qu’il voulait, servir. Une
position, de l’argent, du téléphone, de la voiuture, des honneurs, rien de cela
ne le ferait jamais courir et il n’imaginait pas être un jour dans le besoin
simple et primaire de payer les mensualités d’un emprunt immobilier ou d’un
contact tenant en haleine un créancier qui a titre exécutoire. Le temps de la gratuité
avait duré très longtemps et lui avait permis de ne considérer que l’Histoire
qui se faisait, et à laquelle admis depuis la soirée de l’Acropole à entrer à
l’Elysée et surtout à téléphoner directement son envie d’audience à la
secrétaire personnelle, il avait eu, parfois et pas fugitivement la sensation
de participer ou d’en avoir la confidence. Autant, « l’adversaire le plus
fidèle du général de Gaulle » intimidait en scène, autant il écoutait, se
livrait et mettait à l’aise, jouissait de son visiteur quand c’était à huis
clos. Ils parlèrent ainsi, pour une première fois, de ces démocrates chrétiens
que François Mitterrand abominait d’expérience autant que l’homme du 18 Juin
abandonné par le M.R.P. en 1946 et mis en ballottage par leur chantre en 1965.
le Président venait de petit déjeuner avec Edmond Maire ou avec Michel Rocard,
et soupçonnait l’autre d’être de mèche avec le premier, pour le piéger lui dans
son système avec les communistes. Quand les municipales de 1983 sonnèrent
l’alerte, Lénine était au rendez-vous, abandonner le pouvoir serait possible et
peut-être une victorieuse tactique car on ne rendrait les usines aux amateurs
de privatisations que détruire. Celui qui fut tant présenté comme hors de
toutes convictions en avait et de très arrêtées parce qu’il les avait choisies
et en avait mesuré les conséquences électorales, jusques dans le parti qu’il
avait fait ressusciter. Il y eut les questions que lui posait son visiteur,
après s’être entendu dire que l’Elysée était trop exigu pour accueillir de
nombreux collaborateurs dont la qualité telle la sienne réclame des locaux,
puis avoir appris, par la bande, que le secrétaire général de l’Elysée avait
levé les bras au ciel quand il avait été incidemment prié de chercher une
Ambassade pour un tel poète, et c’étaient des questions d’une fantastiques
imprudence à laquelle le Président, moins suspecté de « vichysme »
qu’en fin de règne, répondait tout aussi spontanément ; ainsi, s’était
essayé, chaque génération tenant son rôle et ayant ses a priori comme ses
préférences, beaucoup du discours qui plus tard distingua Laval, malgré tout
parlementaire et démocrate, du Maréchal autoritaire et pas forcément légaliste.
Ces entretiens, chacun
d’embauche, pour le jeune fonctionnaire qui levait si haut les yeux, et
semble-t-il divertissants et utiles pour le monarque, eurent lieu toute une
année, avec régularité. L’huissier à chaîne passait une carte ou un fiche, et
au sortir d’une grande heure de libres propos sur des sujets qui étaient d’Etat
et d’Histoire, parfois concernant des personnes et où le Président feignait de
croire que son solliciteur n’eût aucune ambition et connût autant de
« grands de ce monde » que lui en cinquante ans d’une carrière à tant
de facettes, la succession dans le bureau doré était assurée par le président
de la Commission européenne ou par le Premier Ministre du temps, qui chacun
avaient attendu et fait antichambre. Il est vrai qu’à contre-jour, entre une
haute fenêtre donnant sur le parc et une table sans apprêt sur laquelle Bonaparte
aurait quotidiennement signé et examiné des papiers, mais quand ? et
où ? car le garde-meuble national ne lie pas l’objet à son environnement,
sauf légendaire, Jacques Attali faisait transition et tenait la jambe. Là, tout
changeait de proportion parce que de contexte. Un président nomme davantage
qu’il n’anime ; c’est vrai dans les affaires et selon la Constitution.
Il avait toujours su à quoi être
nommé, mais jamais comment. Il s’était depuis toujours, malgré son exubérance
et ce qui souvent poussait autrui, plus gradé, à le faire - lui – reculer,
davantage imaginé en conseiller intime, en rapporteur d’affaires et de
manières, d’analyses qu’en grand du moment. Bien sûr, il n’avait jamais conçu
d’être en dessous de son rang quand il avait un, mais c’était pour ne pas
amoindrir sa fonction ; il ne s’agissait pas de lui. On l’avait pourtant
jalousé, détesté, cela avait été physiquement tangible quand, perdu dans un
nombre de nouveaux Ambassadeurs, il s’était trouvé une seconde fois dans le
bureau du Premier Ministre – alors Pierre Bérégovoy, avec qui il était en
situation de correspondre, de téléphoner et de parler très librement depuis une
dizaine d’années et dans les divers postes occupés par celui-ci, ainsi que dans
les deux années où la gauche avait été parlementairement minoritaire. L’homme
d’Etat avait été étonnamment disponible dès l’adresse d’une première lettre qui
ne présentait pourtant que les vœux d’un gaulliste d’avant le 28 Avril 1969
pour que le gouvernement d’alternance en 1981 ait assez de temps pour faire ses
preuves. Comment se reconnaissent des affinités ? sans qu’il y ait même à
établir une confiance. La relation est simple : simplement. On la reçoit
innée, on la vit ainsi. Le genre de celle qu’il avait entretrenu jusqu’à la
mort de cet homme l’avait ancré dans une de ses convictions les plus fortes, le
plain-pied de chacun avec chacun et, précisément, d’homme à homme, surtout
quand les responsabilités, la position sont considérables et considérées pour
l’un et font de l’autre, pratiquement,
un petit. Après quelques lettres
échangées pendant deux ans tandis que Pierre Mauroy et les communistes s’en
allaient, que les gaullistes au Sénat défendait l’institution que le père
fondateur avait voulu amender et refusait l’extension de la compétence
référendaire, il avait été reçu par le ministre de l’Economie et des Finances,
rien à demander que l’honneur d’un ordre de mission. Il était nommé au Brésil,
parce qu’il fallait qu’il quittât la Grèce où sa place pouvait convenir à un
collègue plus gradé dont il fallait aussi le poste pour que de Londres, et
ainsi de suite… le hasard, il y contribuait aussi puisque l’Australie ne lui
avait pas convenu car la quarantaine des animaux domestiques y perdure un an ou
deux et se fait à Londres. Il n’y avait de photographie – noir et blanc – que
le portrait de Pierre Mendès France dans le bureau immense, Napoléon III,
qu’avaient occupé Joseph Caillaux et Raymond Poincaré ; François
Mitterrand n’avait été que le second choix du fils de cheminot immigré. Le texte
fut d’une densité qui ne pouvait s’oublier puisqu’il est question, encore à
présent, des commissions pour ventes stratégiques à l’exportation. Le ministre
s’inquiétait d’un encours trop considérable et trop exclusivement accordé par
le Trésor à un seul intervenant, son représentant à l’Ambassade de Brasilia
aurait à y regarder. Ce qui causa son rappel, une première disgrâce car tout le
monde sur place, sauf l’Ambassadeur du moment, participait à un jeu de
corrompus en grand, si bien combiné que s’organisa pour plus de dix ans une
veille stratégique au Brésil, par la succession au poste dont il fut vite
évincé parce qu’il en voyait trop de tous ceux qui avaient signé, préparé ou
facilité dans d’autres fonctions le protocole dont l’entrée en vigueur, frauduleuse,
permit de changer le bilan de ce qui aurait pu devenir une des principales
valeurs technologiques.
Sa carrière n’avait pris aucun
tournant mais il était devenu résolument et personnellement défenseur de ce
qu’il estimait être le bien public, l’épargne du contribuable et la raison
d’Etat. Avec le ministre, tombé dans l’opposition, il passa des heures, assis
comme lui sur la moquette, le dos au mur d’une pièce qui devait devenir le
bureau personnel, rue des Bellefeuilles, où Pierre Bérégovoy, y habitant avec
sa femme, travaillerait, vivrait pour se faire accrocher haineusement,
tragiquement, dég… ment par du journalisme d’investigation qui croyait devoir
démolir une image et une réputation d’intégrité. L’homme avait les yeux qui
parfois roulaient, trop gros du fait des verres épais et lui donnaient alors la
mine moins sévère d’un Villeret jouant les finauds au second degré. Il y avait
chez lui une telle vérité, une telle chaleureuse proximité qu’on comprenait la
politique tout autrement qu’ailleurs, elle ne pouvait se dire ni se faire avec
les mots. Qui saurait au total par combien de collaborateurs, de la cuvée avide
que concocte à toute époque depuis qu’il y a un ministre puissant des Finances
et pour les affaires dites économiques, il fut abusé et combien se défilèrent
quand il avait simplement besoin d’un regard et d’une main, d’une présence.
L’Histoire se jouait avec un air de comédie ce qui allait être tragique. A
l’hôtel de Matignon, aucune des visites antérieures n’avaient été à rendre
directement au Premier Ministre. Jacques Chaban-Delmas, coursé par des
adversaires au sein de sa majorité, avait été soupçonné d’avoir arrangé
l’accident de voiture mortel le libérant de sa seconde femme pour épouser la
troisième ; recevant de jeunes lauréats d’une fondation censée concourir à
son programme de déblocage de la société, il avait discouru sur la mort et ce
n’était pas une pose. De Pierre Messmer et de Jacques Chirac, les proches
conseillers faisaient sentir une manière de gouverner qui n’était que celle
d’un second, mais l’un n’avait pas de calcul, et l’autre portait ceux de
tellement d’inspirateurs, que chacun n’était qu’en apparence à son poste, cerné
par des destinées compliquées ou la mort soit physique soit politique du
Président est l’essentiel des pensées quotidiennes, tandis que Pierre
Bérégovoy, rue de Rivoli encore dans les premiers jours du second septennat de
François Mitterrand, étaiut dséjà putativement l’hôte de Matignon et avait, ce
qui détonnait dans une personnalité peu daubeuse d’autrui, surtout en
politique, des jugements durs sur le crédit et le prestige que gaspillait
Michel Rocard comme Premier Ministre. Harris Puisais, recevant un après-midi au
nom du ministre, l’ami bien plus que le solliciteur toujours fonctionnaire du
rang, téléphonait à Besançon et combinait avec le trésorier général de
Franche-Comté sa nomination à Nice comme préfet avant de cravater, pour les
bons et techniques motifs, le représentant régnant de la dynastie Médecin. Le
ministre, venu entre deux audiences, les rejoindre, écoutait la mise au point
de la mission et son collaborateur avait parfaitement la mine du rôle, mais
c’était pour le bien. Travailler en un tel emploi ? non, mais guetter par
où faire déboucher l’idée qui rétablira le pays dans son ancien prestige, et
disposer autant de l’information qui fait tout agencer que de l’oreille de
celui qui peut ordonner et faire exécuter, oui. Quand Pierre Bérégovoy devenait
Premier Ministre aussi tardivement qu’il était nommé Ambassadeur, il est vrai
dans le pays et pour la mission qu’il avait voulus, ce qui dans les annales de
la carrière avec majuscule et guillemets n’arrive jamais puisque l’esprit de
contradiction fait une gestion prudente du personnel diplomatique, il eût
préféré être enfin à cumuler la réalisation de ses deux souhaits, la
responsabilité des sujets de politique étrangère et la proximité intime de
celui chargé du pouvoir. Le nouveau Premier Ministre le reçut aussitôt, c’était
sur fond de voilages une petite pièce et un petit bureau de travail que s’était
fait aménager Edith Cresson, et changer l’état des lieux eût été critiqué, au
moins si c’était venu trop vite. Pierre Bérégovoy n’était pas même autorisé à
pratiquer selon un décor et dans une ambiance qui lui correspondissent. Ils
avaient parlé du Président Kennedy, en adolescents que pourtant presque une
génération aurait dû séparer, le militant socialiste, plus encore militant de
l’intégrité, ne pouvait supporter ce qu’il était en train d’apprendre et qui
expliquait sans doute les haines et l’assassinat, mais le cadet gardait foi et
estime. Un an ensuite tout pourrait se comprendre dans l’écho revenu de cette
conversation, le canal de Nevers, la haine des droites quand elles gagnent et
ne font aucun quartier. Lui, subissant une opération de remise en ordre
abdominale au Val de Grâce, suivrait les contradictions de messages entre
l’hélicoptère transportant le grand blessé et la présidence de la République le
réputant mort dès avant le décollage. Le lendemain, il irait, trainant les
perfusions en arbre de métal et de matière plastique, jusqu’à la salle où au
fond, dans un angle, était à visage découvert un homme qu’il avait aimé et
qu’il ne voulut pas contempler, visage fracassé.
L’accompagnement par une
personnalité au pouvoir diffère de celui qu’accorde une autorité dont la
notoriété politique a été brève mais le rayonnement d’autant plus grand. Pierre
Mendès France avec qui il avait correspondu et qu’il était en passe de pouvoir
visiter, quand il y eut la maladie, les indispositions, puis les hasards
s’additionnant. Michel Jobert n’était pas homme à proposer l’embauche,
puisqu’il renvoyait à la rigueur que son visiteur, son cadet ou son ami étaient
en train d’oublier. Il avait la conversation silencieuse et l’antiphrase
fréquente, l’anecdote lui plaisait sans qu’il le manifestât, mais avec une
constance et une ténacité qu’un caractère susceptible, douloureux et exigeant
faisaient vraiment méritoires, exceptionnelles, il savait donner attention à
autrui, à qui lui demandait de la présence, de l’âme, de la lumière, du
partage. L’attaché commercial près le
consulat général de France à Munich lui avait dû un bond de carrière et sa
nomination à Athènes. Ils ne disaient pas tout, tout de suite, mais finalement,
ainsi avaient-ils l’un et l’autre jugé que François Mitterrand était
l’alternance et la succession nécessaires. Des uns on peut attendre un emploi,
ils sont nombreux même s’ils répondent peu, mais à d’autres, rarissimes, on
doit réclamer qu’ils ne désespèrent jamais
d’eux-mêmes car ils sont exceptionnels, presque, si l’on peut écrire pour les
choses d’ici-bas ainsi, escathologiques. Ce qui dans le cas de Michel Jobert
est un paradoxe puisque l’homme affichait une foi qui n’était pas religieuse,
une lucidité sur l’homme, clergé compris, qui n’était pas méchante et
fondamentalement gardait pour soi, avec une vraie pudeur et quoiqu’écrivain
fécond, les raisons qu’il avait de vivre et de ne pas finir de lui-même. Le
ministre d’Etat, ministre du Commerce extérieur n’avait donc pas choisi son ami
pour diriger son cabinet, alors que celui-ci était du corps à superviser, et
avait senti le regret du même pour sa participation au gouvernement risquée et
peu substantielle. Les années étaient devenues des dizaines d’années, les
disparitions de corps commencèrent, Michel Jobert fut à veiller à l’hôpital
européen Georges Pompidou puis à inhumer devant une chapelle dite de Réveillon
sur les terres de Saint-Simon et Jacques Fauvet quitta en cortège l’église des
Invalides sous un drapeau tricolore avec sonnerie aux morts, pluie d’orage et
discours d’abord de son chroniqueur littéraire au Monde dont il jugeait
la prose de la confiture, ce que Poirot-Delpech admit en rapportant un propos
aussi direct : pas de marronniers, s’il vous plaît, quand il lui fallait
présenter son papier, puis du président du Conseil constitutionnel sommé par
une pluie diluvienne de lire plus vite ou de passer des pages.
Cela amenait paisiblement à
fouler de la cendre, qu’il fasse printemps, été ou très froid. La confiance du
roi – et depuis 1958, on en était au cinquième et l’actuel tendait à devenir
viager, puisque réélu selon un score centrafricain après un premier mandat fort
brièvement exercé, Jacques Chirac forcément ne pouvait plus songer qu’à être
enfin bien élu, ce qui faisait aller tous les Français et surtout les candidats
à sa succession jusqu’en 2012. Cela tournait à la fiction, cela ferait des âges
canoniques. L’embauche est urgente tandis que l’attente se prolonge presque
guillerette et le vide ses pensées et de la chronologie des conversations et
des séances de dialogue qu’il ne se remémore jamais qu’au sortir de l’exercice
où il est toujours arrivé, nu et sûr de ses réflexes, renouvelé dans
l’assurance qu’il a de pouvoir discerner la structure et les pentes de celui
qu’il lui faut séduire. Car il est persuadé qu’être choisi comme collaborateur
par quelqu’un qui a pouvoir de se donner de l’entourage, suppose de la séduction. Cet
hôtel particulier-ci n’est plus que de façade et peut-être de revers sur
jardin, encore qu’on ne puisse le dire d’avance et sans avoir rien vu, côté
pile. Tout était couvert d’un toit transparent de la rue jusqu’au fronton, aux
colonnes que le nettoyage à neuf faisait
sembler d’une pierre spongieuse posée artificiellement comme un quelconque
moulage de ruines qu’on ne verrait plus jamais et ne situait déjà plus.
C’étaient de grands carrés tenus par très peu de métal, que par des sortes de
cloutements chromés, dans le genre qui persistait depuis une trentaine d’années
et qu’avait d’abord inauguré le campement maure, dressé avec mats, toiles,
bâches et filins, au découvert du Jardin anglais à Munich, pour les Jeux
olympiques de 1972. Il y avait eu depuis le stade de France et la Grande Arche,
d’énormes visseries, le simulacre d’agencements précaires quand on ne s’était
pas gargarisé de faire du définitif en échafaudages et tubulaires multicolores
le musée de Beaubourg. On bâtissait de l’angulaire pour soutenir des courbes,
on combinait la droite et une trompeuse souplesse, il fallait être léger,
ductile pour exister, construction ou psychologie humaines. Le groupe se
donnait l’imperméabilité qu’on n’a pas en plein air et la lumière changeante et
souvent indécise que seule sait improviser sans jamais se répéter la nature. Le visiteur, le
partenaire pouvait méditer, on le ferait gloser sur la modernité autant que sur
la tradition. Le
solliciteur était sûrement une catégorie sociale, peu esthétique en général et
tout à fait déplacé, hors champ s’il arrivait qu’il s’en présenta un sur cette
scène, car l’ensemble paraissait un parterre avec fond théâtral et les
tourniquets qui en empêchaient l’entrée, sauf badges, accentuaient ce qu’a de
désertique un lieu où il aurait dû pleuvoir et aucun bruit, aucune forme ne
venaient vibrer. Paradoxalement, nulle part – là – ne courait de l’eau, mais
tout en avait la couleur quand elle est traitée et canalisée pour la ville.
Il faut choisir le présent ou le
passé, l’identité se nie ou se
joue en termes grammaticaux, un homme est posé là, qui
attend, qui vit le milieu de sa journée au ralenti, en marche-arrêt car la
suite ne dépend plus de lui. Les pas, tous ses pas, depuis des années et les
antipodes ou presque le mènent à ce qu’il déploie déjà en imagination pour
s’éduquer à aimer l’employeur auxbasques de qui il court, en ménageant à peine
la dignité de l’âge qu’il atteint et des diplômes qu’il avait conquis dans les
époques où tous commencent. D’ordinaire, et il a longtemps connu l’ordinaire,
c’est-à-dire le statutaire ou le haut niveau, ces endroits qui ne sont pas de
fiction, où il ne faut pas parler de salaires, de primes, d’émoluments mais
seulement de l’abnégation de se dévouer au service public, fut-ce en fond de
couloir, d’ordinaire il y a toujours une proposition, mais plus l’on monte
moins la chose est présentée en forme d’un emploi, d’une fonction, et plus elle
est vécue comme une cooptation. Il a frôlé cette entrée dans la caste où tout
ce qui est extérieur est objet de précautions et de protections racistes, le
secret commence, ce sont les étages les moins éloignés du ciel, les plus
silencieux où il n’y de visible et de concevable que des couloirs, les bureaux,
les centres de décision, la série de bernard-l’hermites encoquillés qui
s’entretiennent par téléphone, par télédocument, par courrier électronique
parce qu’elle a encore la contingence de la chair et des horaires humains, y
ont du logement. Le mobilier est plan, dehors il doit y avoir la foule, ce que
décrit la statistique, ce dont les medias transmettent la rumeur. Ici, le danger
et l’hésitation s’abolissent, tout s’amenuise parce qu’on est censé se libérer
pour mieux gérer et la gestion est prévision, communication, délégation ad
referendum. Rien ne ressemble plus à un ministère qu’un siège social de
groupe international dans l’industrie, le commerce, la finance, à ceci près que
le moderne s’il n’est entretenu figure très vite la pauvreté d’un Etat décrié
tandis que l’héritage des autres siècles quand c’est de bâtiments et d’hôtels
particuliers qu’il s’agit n’appelle qu’un habitat de qualité répondant au cadre
qu’il est. Le moderne coûte en maintenance et ne nourrit pas le souvenir.
Pourtant le groupe ayant choisi ainsi sa localisation a de la patine et du nom.
C’est ainsi que veut apparaître son président.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire