jeudi 12 juin 2014

l'entretien d'embauche - récit juillet 2002 - (1)



L ’ ENTRETIEN   D ’ EMBAUCHE


récit

















Quand vous commencez chaque journée
par la description de la même montagne,
vous vivez sous l’empire de l’illusion

Thomas MERTON, Journal d’Asie














I






Il y avait beau temps qu’il ne s’apercevait plus reflété de silhouette par des vitrines en bel homme jeune, sûr de soi, intrépide, peut-être un peu narcissique. S’était-il d’ailleurs regardé, cherchant à se vérifier, tout le temps long de ces décennies dont le cycle était désormais clos. Peut-être s’était-il ainsi vu, mais seulement dans son enfance, quand il était persuadé d’être remarqué, reconnu en tant qu’être exceptionnel à l’avenir déjà visible et qu’un nimbe aurait souligné, l’enveloppant et le donnant aux regards, et d’apparaître si simplement dans son corps d’enfant et son visage un peu sombre l’avait-il longtemps étonné. Etre si peu différent de soi et des autres, n’être qu’un enfant, un futur homme à ce qu’il faut croire, mais exister tout de même et irréductiblement. La société, bien davantage que sa famille, le monde entier le portaient alors, l’assuraient de leur bienveillance et lui garantissaient un ordonnancement serein, exactement rétributeur pour que son existence, sa vie, celle des autres tout autant se passent au mieux. Il ne se souvenait pas avoir cru alors à quelque fin que ce soit, à quel échec, à quelque bouleversement ; sans rien savoir du lendemain, il avait la science exact que rien ne tournerait mal pour lui ni dans toute la sphère qui l’entourait de visages, d’habitudes, d’amitiés, d’attirances ; il y avait un emploi du temps, une succession des vacances et des semaines de pleine scolarité ; tout était répétitif et assuré et tout avançait tranquillement sans qu’il y ait à débattre d’une logique, du hasard ou d’arrangements nouveaux provoqués par de grands changements dans l’univers, les cieux et l’âme des gens. Epoque sans question, toute faite de certitude dont il avait aujourd’hui peine à croire qu’il l’avait réellement et durablement vécue, instant par instant. Il n’en retrouvait pas même la saveur. Il était reçu là où d’autres avaient préparé l’accueil : les concours, des inscriptions, aucun enjeu. La solidarité d’une génération, les souvenirs communs d’un collège, de rencontres d’été étaient des faits superflus et – à y réfléchir à présent – il n’éprouvait jamais ce qui était devenu son paysage obligé, cette sensation d’une condamnation qui se prononce, se répète, se scande et se prouve circonstances après circonstances, comme si la suite, le présent n’étaient plus qu’une unique rencontre d’un multiple représentant de la société, du monde, de l’existant pratique et ontologique, et cet interlocuteur qu’il sollicitait, vers lequel il allait chaque fois au bout de combinaisons et de supputations l’ayant amené au fait, au point, à l’heure, au lieu du rendez-vous, était pour quelque temps celui qui avait signifié, qui lui avait rappelé qu’il vivait désormais dehors, et non plus au sein d’un ensemble d’institutions et d’affections allant d’eux-mêmes. Il était passé, sans le savoir dans l’instant, dans les heures où cela se fit, de la période dont il avait toujours pensé, sans d’ailleurs s’y attarder ou vraiment y réfléchir, de cette période où tout s’espère et tout arrive à cette autre, indistincte mais féroce où l’on ne se relève plus que pour douter davantage de pouvoir encore continuer. Et chaque soir, à rentrer vers cette porte cochère, peinte façon bois, quoiqu’elle fut réellement en bois, et à respirer par avance les heures de la soirée qu’il commençait d’intégrer, et ce serait le porche, la cour, l’escalier, le tapis coupé à une marche, le ressaut de l’ascenseur parvenu à l’étage, le deuxième étage, il devait passer devant un miroir d’angle, un salon de coiffure, et il avait le rappel de ce qu’il paraissait désormais. Naguère, la vie n’était faite ni de lieux, ni de savoir, ni de personnes ou de camarades ou de son père, de sa mère, de ses sœurs et frères, elle n’était faite que d’une tranquille et continue proposition de beauté et d’attente, une beauté qui n’était ni physique ni morale, ni la sienne ni celle de quiconque ; aucune des dychotomies d’ensuite n’était encore là, tout s’imposait sans peser, il n’y avait rien à choisir mais c’était cela la liberté que de n’avoir nullement à l’exercer.

Maintenant, sa silhouette venait à lui, depuis la glace en pied du salon de coiffure encore ouvert ou déjà lumières éteintes. Silhouette penchée, faite d’un corps acceptable de face, hideux et déformé de profil, et surtout d’un visage où la vieillesse s’était d’un seul coup inscrite, surtout en creux et en inquiétude. Quand ce ne sont plus les yeux qu’on voit et dont on est tenté de dire qu’ils sont beaux, ou dont on pense qu’ils sont l’essentiel d’une personnalité, d’une histoire et une envie d’en contempler davantage trouve parfois ses mots et son geste – et qu’à la place des yeux, il n’y a qu’un regard d’une inquiétude sans limite ni objet et qui n’en est que plus vaste et plus angoissante. Il était forcé de se rencontrer ainsi, mais il eût pu arriver par le haut de la rue, en ayant fait le tour du pâté d’immeubles. Il ne le faisait pas.

Ce n’était que la fin de la matinée, il vivait sans son corps et sans son apparence, il avait oublié ce qu’il paraissait être et entrait machinalement au siège social de ce grand groupe – on ne disait plus maison ou société, et pas encore pôle à propos de toute institution ou ensemble économique ou politique. Il n’avait rien préparé mais était assez pénétré de son sujet pour ne pas craindre d’être dépourvu d’une réplique ou d’une information. A sa presque surprise, le déjeuner – vérification faite la veille – était maintenu, le lieu était sur place et lui-même était à l’heure. Il demanda à stationner sa voiture dans le parc souterrain de la société, ce n’était pas prévu, il aurait dû appeler au préalable, obtenir un badge. Des trois hôtesses vers lesquelles on arrivait en faisant s’ouvrir par la simple approche deux murs successifs à panneaux transparents et coulissants, l’une était sur le point de partir ou au contraire de prendre le travail, imperméable foncé, teint pâle. Ce fut elle qui régla les choses, faisant acte de personnalité, tandis que les deux autres consacraient une inertie, sans doute prescrite, à débadger des visiteurs qui s’en allaient, étaient en groupe, avaient encore à dire et à se recommander, dans un brouhaha que la majesté organisée des lieux rendait timide, ou bien était-ce que l’on parlait anglais et que personne n’avait cette langue pour maternelle. Les âges étaient indistincts, les visages et les costumes semblables, c’étaient des hommes portant leur petit bagage de conférence ou de réunion, et c’étaient des femmes beaucoup plus jeunes, assises devant les écrans informatiques, déjà démodés car ils étaient trop importants et visibles, qui faisaient et défaisaient les fiches et les jeux de papiers et de cartes permettant la sortie et fermant l’exercice.

Il se sentit autre, il était seul. A son lever, il n’en avait pas conscience, mais ses entrailles le lui promettaient, il avait peur, physiquement peur. Au cabinet, la porte toujours entrouverte puisqu’il ne fermait pas, il avait dû revenir deux fois et la seconde avait produit une débâcle. Il s’était étonné d’avoir si peur physiologiquement. Autant il doutait depuis quelques semaines, quelques mois peut-être même – et c’était vraiment le fait nouveau – d’avoir la force, la santé de poursuivre quoi que ce soit, d’aboutir à quoi que ce soit quand il s’agirait d’un travail, d’une présence à assurer sur longue durée, autant il avait conservé l’assurance immédiate de tenir le temps d’un entretien, d’un colloque avec assez d’aisance et de réserve pour faire illusion, bonne impression, du moins pour ne pas avoir à se reprocher d’avoir faibli, ou mal entendu, ou répondu de travers. S’il avait quelque mal – souvent – à faire venir dans son texte un nom ou une date à sa volonté, il ne mettait pas à son débit ni au compte de la sénescence ses emportements subits contre le commensal ou le vis-à-vis du moment dont il ne pouvait plus taire la banalité ou l’inadéquation, la fatuité de propos ou d’assertions. Sans doute, se reprochait-il vite de n’avoir pas été supérieur et de n’avoir pas mobilisé assez de sang-froid pour se détacher de l’exposé en cours, chercher à mieux connaître l’autre et ne le quitter qu’en disposant de tous éléments pour, à une autre occasion, l’instrumentaliser et le surprendre. Le déshabiller.

La chance voulait, ce jour-là, que le déjeuner qu’il jugeait depuis plusieurs semaines devoir tourner à l’entretien d’embauche, fût précédé d’une conversation à nouer au ministère des Affaires sociales. Un camarade de promotion, depuis le changement de gouvernement, tenait, selon toutes informations et aussi une réponse écrite du ministère à la lettre de présentation qu’il lui avait adressée dès qu’avait commencé le nouveau cours des choses, les éléments dont la société à laquelle il apportait une aide non définie, avait besoin. L’hôtel particulier faisait l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Il n’y avait plus mis les pieds ni même demandé audience depuis que l’été de 1972, jeune de pas trente ans il y avait maintenant trente ans, il avait été reçu par Edgar Faure. Quoi donc avait changé, l’époque ou lui-même. Il entrait alors partout, déjà demandeur, mais sans que l’issue de l’entretien, si l’on n’aboutissait à rien d’autre qu’à la matière d’une page de plus dans un journal qu’il avait déjà commencé de tenir, fût en rien décisive ou seulement décourageante. Fréquemment, le moment de l’audience coincidait avec un moment de la politique. L’ancien président du conseil – dont la secrétaire, elle aussi des époques reculées, précisait qu’il avait dû se rendre improviste, non pas chez le Premier Ministre ou à Matigtnon, mais bien à la présidence du conseil, ou encore à la Chambre – avait conversé devant lui avec le chef d’un groupe parlementaire, c’était de nouveau de charnière qu’il s’agissait, et il en était ressorti que son élection à la présidence de l’Assemblée devenait possible, et qu’il s’assurait donc d’une position d’avenir d’autant plus enviable que le tout juste précédent Premier Ministre, dont la brigue de l’Elysée était notoire, la voulait, lui aussi. Entretien du printemps de 1973 plutôt, tandis que celui de l’été avait produit un portrait-charge du Président de la République régnant et de ce que lui, selon le vieil habile, pensait du social. Au souvenir, s’ajoutait le souvenir du souvenir car il avait été introduit par un huissier confessant avec orgueil un âge et une ancienneté de services tel qu’il avait fermé des portes derrière Pierre Laval, ministre du Travail. Claude son camarade se ressemblait, mais tombant la veste pour montrer une chemise rose à col blanc que rendait encore plus corruscante une cravate peu assortie, il s’était montré étrangement hors d’âge mais parfaitement au courant du domaine qui lui était échu. Il ne connaissait manifestement pas les goûts et centres d’intérêt du ministre qui l’avait nommé sur titres, puisque sorti médiocrement – selon ceux qui avaient brigué les « grands corps » et étaient classé pour pouvoir les intégrer – il avait pourtant, aux Affaires sociales, connu, dirigé, co-géré et réinventé à peu près tout ce qui pouvait s’individualiser en servcice, direction, institution ou place à la discrétion d’un politique de passage. C’était donc un technicien, et il avait, ce qu’en dehors des arrondissements parisiens où sont les cabinets ministériels on croit être de la pure technocratie, alors qu’il s’agit tout juste du contraire, ce bon sens presque cynique de ceux à qui on ne la fait pas, qui travaillent pour l’intérêt public sans prétendre que ce soit automatiquement justice. Du moins, traque-t-on là les bradeurs du pays et les exagérations auxquels peuvent conduire les rapports trop ingénieux de l’inspection générale des Finances. Claude avait les réflexes et la connaissance de ce dont il avait la charge de rapporter la substance au ministre. L’entretien avait donc été précis et aurait une portée favorable.

Dans ces circonstances, qui se répétaient et s’affinaient depuis une grande année, lui-même éprouvait deux joies dont il ne savait pas encore qu’elles étaient probablement très neuves dans sa vie et valaient tous les désagréments et relents d’échecs que par ailleurs et en toile immuable de fond, il avait à subir et respirer. Une femme qui répétait sa propre déception de n’avoir pas été choisie par lui à leur rencontre et selon leurs étreintes vite et bien accordées, et qui donc ne lui faisait pas confiance quant à ce qu’on appelle l’amour et les constructions qui vont d’ordinaire avec, lui donnait au contraire le beau rôle de faire valoir la société qu’elle avait fondée. Il la confortait dans sa délibération, la protégeait en présidant le conseil de surveillance, l’assurait en l’accompagnant, la poussant et la synthétisant dans des rencontres presque toutes techniques où il apprenait quant à lui un sujet et une conceptualisation qu’il n’avait jamais abordé et qui d’ailleurs faisaient partie d’un domaine émergeant. La dialectique de ces entretiens n’en était que plus ludique, on distinguait vite qui sait son métier et qui n’a que la figure du truchement pour vendre un service dont la consistance ne lui est familière qu’en rendement, mais pas dans son contenu et sa mécanique. Les jours et les mois écrivaient aussi une histoire de ces nouveaux concepts que sont le développement durable et le discernement éthique. A l’art de tous les temps de gérer de façon à grossir sans cesser de bien se porter devait s’ajouter une structure morale, un souci des ensembles et la conscience de ce que tout choix peut avoir en répercussions et conséquences. Une sorte d’autonomie absolue de la décision d’entreprise était devenue émolliente, on était à la recherche d’autorités arbitrales labellisant les bons, sanctionnant les conduites et l’honneur et discriminant positivement des comportements bienfaisants aussi pour d’autres que ceux les décidant. C’était complexe mais cela pouvait se dire, s’organiser, se monter, s’expliquer, se proposer et même être bâti en fonds de commerce. Des colloques, des conférences, la chaîne des « sommets » inter-gouvernementaux et des contestations contre un ordre mondial sans enceinte démocratique enveloppaient l’activité, de chiffre comparativement minuscule, de la société de son amie et les rendaient lui et elle, acteurs peut-être majeurs parce qu’indépendants. Tout cela lui plaisait de plus en plus. Il entendait plus qu’il ne regardait cette femme qui – différente de toutes celles l’ayant précédée – se battait autant pour le gagne-pain que pour une reconnaissance d’honnêteté et de compétence. Tant qu’il vivait encore dans les croyances mythiques de l’adolescence selon lesquelles l’union de la femme et de l’homme les portent ensemble à la perfection et à l’éternité, à condition que les deux composants se soient attendus et se choisissent éperdûment convaincus de leur prédestination et de leur créance envers le destin, il cherchait, voyait et excluait quantité de tenants lieu pour finir, comme il avait commencé sa vie sentimentale, dans l’aveuglement. Ils se mouvaient donc dans des eaux dont la portance ou la dormition n’étaient jamais assurées, mais à force qu’ait duré et se soit approfondi d’habitude et de compassion, de souci leur relation, ils s’étaient liés. Savaient-ils qu’ils s’aimaient puisque l’un pour l’autre ils étaient l’entier du monde, ou plutôt la seule part du monde à peu près supportable, et parfois – dans l’étreinte, même si leur fatigue commune à tant lutter, à tant subir, à être si cernés d’échéances de vive sorte (la santé et l’argent), la rendait rare – intensément gratifiante. Alors, ils s’agrippaient l’un à l’autre, angoissés à se liquéfier que puisse se rater l’acte qu’ils avaient commencé, et dans une sorte de pleur qui les portait, les hissait ensemble, ils allaient au milieu de feux, de flammes, d’étincelles et de rêves vers un orgasme qui ne leur suffisait pas mais les faisait souffrir et les exauçait. Alors, ils se savaient vivants et capables de parvenir au-delà de ce chemin quotidien où tout les déchirait et les inquiétait.

Dans les bureaux et petites salles des officines d’intermédiations financières ou des comités syndicaux, dans les entrevues en nombre où assez vite leur netteté et leur bravoure produisaient des synthèses et des rebonds remarqués, parfois décisifs, il la voyait assurée de son sujet et heureuse qu’il la soutînt et la commentât. De plus en plus souvent, elle s’habillait d’un pantalon ou d’une robe inhabituels, portait des chaussures marquées d’aucune époque et qu’il n’avait vues à personne d’autre. Il jouissait de son intelligence et de sa présence, de sa technicité, n’avait pas de mal à décaler un peu l’angle de vue ou de tir où elle risquait de perdre un peu d’efficacité et il la ramenait ainsi à être encore mieux persuasive. Il n’était pas toujours au mieux, ou au plus ajusté de ce qu’elle attendait de lui dans ce milieu,k mais elle comprenait ses éclats. Elle avait autant d’orgueil que de pitié pour lui. Elle savait qu’il se voyait, se regardait déchu, elle voyait et regardait d’autres au faîte des organigrammes, de leur costume et d’une présentation médiatique, ou de manière plus tangible elle jaugeait les rodomontades de ces gens sans âge qui tyrannisent les employés et assistants ou petites mains, de moindres émoluments qu’eux et font d’une position un droit à l’admiration de leurs collaborateurs. L’avant-veille justement, ils avaient assisté à ce genre de pièce. L’enjeu était la labellisation de leur offre financière par un comité intersyndical s’étant constitué pour aider au discernement des salariés dans le placement leur épargne nouvellement qualifiée, et un de leurs partenaires avec qui ils s’étaient concertés dans un malaise dont celui-là n’avait pas conscience, ou s’il l’avait, c’était pour jouir de s’imposer malgré la mésestime, tenta d’amener à récipiscence les donneurs d’ordre et de leur démontrer leurs incapacités. Les choses sautèrent aux yeux de tous mais les seconds et servants du président ou du directeur n’avouèrent ensuite que la forte impression produite par leur supérieur sans se placer un instant au point de vue de ceux dont l’avis était attendu et requis pour que s’ouvre un marché. Bout à bout, schématisé, ces textes et ces jeux de rôles et d’autistes étaient grotesques. La politique a habitué tous à ce qu’à propos du système soviétique on avait appelé «  la langue de bois », mais la conduite d’une négociation, d’une entreprise a plus de burlesque et l’esprit de cour a encore plus une expression bouffone quand un groupe – le groupe des sous-dirigeants autour du dirigeant – en est atteint dans la sphère économique et industrielle. Le financier fait croire à une science, l’industriel dont les résultats sont évalués sur le papier et en salle, dit pratiquer la méthode expérimentale et a sur le premier l’avantage d’être son propre metteur en scène.

Ils communiaient donc dans ces exercices oraux où il se promet beaucoup d’exemples ou de confirmations à produire par écrit. Au quatrième étage, avec son couloir de cafeteria et de meubles de classements désassortis, le plafond un peu bas, une grande heure s’était passée sans que Claude pût rien promettre mais du moins avait-il fait observer et avaient-ils, quant à eux, l’impression de lui avoir apporté quelque matière. C’était surtout la simplicité qui les avaient lis tous trois à l’aise. Pas de question embarrassante sur la rupture de sa carrière, pas de soupçon de leur liaison et de leur lit commun, pas non plus de divination de leurs arrières, l’appartement qu’elle n’en finissait pas de réapproprier à la suite de malfaçons et de dégâts des eaux depuis quatre ans qu’ils y avaient emménagé, la voiture vieille de dix ans et travaillée de partout par les aléas du stationnement en coups de reins et coups de boutoir ou par les chiens y ayant une bonne partie de leur résidence dans la journée. Ils avaient mimé avec exactitude ce qu’ils étaient. L’un, gentil et attentif, conseiller d’un ministre, plutôt sympathique, et eux deux présentant une société de structure et d’objet originaux, bien-pensants, se prêtant à de l’ingéniosité. Et ils en faisaient bien montre. Depuis longtemps, il ne s’était plus pris à s’ennuyer, ce parcours, cette entreprise à faire gagner parce qu’ils dérangeaient bien des grandes puissances de cet organigramme qu’il ne connaissait pas bien encore, l’intéressait. Cela ne résolvait aucune de ses contraintes, ne lui rapportait que l’oubli de sa disgrâce professionnelle, d’une pré-retraite qui lui avait été pratiquement imposée depuis presque huit ans. Et cet oubli lui était nécessaire, autant que de perdre la vue de son corps dans la glace en pied du coiffure au bas de l’immeuble, la vue de son visage dans tant de miroirs qu’un appartement, que la toilette quotidienne, la prise de photographies d’identité d’année en année affichent brutalement. Etre sans apparaître. Ne plus avoir se faire pardonner à soi-même de survivre à la dégringolade et à la mise à terre.

Il ne pensait plus à elle, à la compagne qui comptait les minutes et attendait l’issue non qu’elle espérât mais par crainte qu’il ne souffrit trop de la déconvenue. Il l’appellerait au retour à l’aire libre. La conversation du matin rue de Grenelle avait été une bonne préparation, il n’avait plus mal au ventre. Son costume était trop large de veston mais convenable de ceinture et de pantalon. Il s’émancipait tranquillement en attendant que son correspondant vînt le chercher, de tous les arguments qui l’avaient toujours soutenu et mis en valeur, relations, allure physique, alacrité et insouciance, brio et posture d’avenir. Plus aucun de ces arguments ne valaient, pas tant parce qu’il ne les avait plus mais parce que la jauge avait changé. Il était d’une génération où enfant ceux qu’on enviait en classe et en cour de récréation étaient les beaux, les forts, les rapides, les agiles, les drôles, les profonds. Et forcément, chacun était au moins ressortissant d’une de ces catégories, celles-ci étaient égales et le fort en thème n’était pas plus admiré que le garçon musclé, et entre jeunes de cette époque on savait bien qui avait quelque chose à apprendre à l’autre ou qui ferait tourner les regards. La réussite scolaire ou la situation, le nom, l’argent de famille étaient secondaire. Sa profession l’avait pris à contre-emploi. Il n’avait pas d’emblée atteint les positions qui forcent la révérence. Incarner quelque part la mise en œuvre des prérogatives d’Etat, par exemple, met hors de pair qui que ce soit, laid, petit ou bellâtre, prolixe ou rusé. Mais il avait manifesté une telle indépendance d’expression et de comportement, une telle aisance souvent là où le grand nombre bégaie ou se pétrifie, qu’on l’avait crédité d’en posséder à jamais tous les moyens. Ainsi, lors de la première visite offiicielle qu’avait rendue à la Grèce François Mitterrand, Président de la République, s’était-il, quoique presque en bout de fil selon le protocole, trouvé à la nuit, pour une soirée privée à l’Acropole, Mélina Mercouri commentant les colonnes, les marbres, la lumière d’une pleine lune exceptionnelle d’à propos, et avait-il, seul de presque tous les officiels et assurément de tous ceux de l’Ambassade, suivi à presque touche touche le souverain d’alors, le commissaire Bouvard, des invités privés, Jack Lang bien entendu. A la grille, au bas des métopes, la presse dont il était connu pour avoir été publié en pigiste occasionnel censément mais presque deux fois par mois pendant dix ans dans les colonnes d’un prestigieux quotidien du soir, ainsi que le présente la litote d’usage. Tandis qu’il s’était insinué dans la file qui montait entre les blocs sans autre éclairage que le reflet lunaire sur les marbres usés, et que se distinguait le vert moiré df’une robe de soirée, celle de Marie-Claire Papegay, proche secrétaire particulière du Président, il sentait dardé vers son dos les regards et la méchanceté de pensée de ceux qui restaient en bas, à attendre les fioretti, peut-être, au retour du cortège ; des laissés pour compte, non seulement les journalistes, dont un futur directeur du fameux journal, mais l’intéressé ne pouvait deviner cette grandeur, aussi des collaborateurs au palais. Lui avait été averti avec naturel de la possibilité qu’il aurait et dont aucun à l’Ambassade, quoique la sachant, ne saurait profiter : saluer le visiteur important, sa suite restreinte et suivre sans hésiter ni solliciter. Il entendrait ainsi cette question surprenante de François Mitterrand à ses ministres : alors, çà vous a plu ? on était au pied du Parthénon, des applaudissements éclatèrent aussitôt, la nuit était devenue noire, entourage et journalistes n’avaient plus attendu. Les gens de marque, parce qu’ils savent leur importance, saluent toujours en direction de qui applaudit, l’obscurité ne révélait personne ; j’eus seul la clé de l’énigme, la pièce en plein air, donnée sur la scène en contre-bas du théatre Hérode Atticus, s’achevait, et les artistes se faisaient acclamer. Le cortège partit, l’attaché d’ambassade prit son propre chemin et de là, sans plus peiner pour l’obtenir, avait reprit un cycle d’audiences à l’Elysée après les avoir eues rue de Bièvre. Et même au siège du parti socialiste, dans l’immeuble où avait vécu Paul Reynaud, n’ayant quy’à traverser la place du Palais Bourbon pour être à son banc ou à la tribune, le premier tribun de l’opposition, le challenger de Valéry Giscard d’Estaing l’avait accueilli, venant à lui, et ils étaient d’abord restés debout. Il était le jeune chroniqueur dont il fallait s’étonner qu’il fût publié si fréquemment et que son audace n’eût donné prise à aucun châtiment qu’à l’expédier en poste à l’étranger, comme le précisait, à l’époque, son emploi administratif. Jean-Pierre Chevènement avait refusé se sachant de plus en plus proche d’élections générales où Belfort, sa ville natale, le placerait. Un gaulliste, précisément parce qu’il juge Georges Pompidou en infidèle à son créateur, et le Président régnant en narcisse dilapidant cartes et opportunités quoique avec brio, ne pouvait fléchir en convictions ni en hiérarchie devant celui qui avait voulu tomber de Gaulle. On parla nationalisations mais il démontra que l’indépendance du pays ne se retrouverait pas là, il pensait apprendre au grand parlementaire, inventeur de cette fonction décisive dans une démocratie, celle de chef de l’opposition, que la régie Renault elle-même avait ses comptes en devises suisses. Le regard arrêté par les favoris que le premier secrétaire portait longs et noirs à l’époque, de même que la mode était aux pattes d’éléphant pour les bas de pantalons, il ne savait pas qu’il était convié à parler au principal homme de l’avenir dans les semaines où celui-ci arrêterait son choix sur Laurent Fabius pour la direction de son cabinet. Imprégné d’une grandeur qui ne peut apparaître telle qu’aux adolescents dont c’est le premier début dans l’analyse politique, le nostalgique du Général ne pouvait se poser en solliciteur, ni s’incliner. Pis, il pensait n’être utile que considéré d’égal à égal, de façon à ce que se forme la coalition qui de part et d’autre aurait raison des centristes et d’un jeu personnel. Il ne fut donc admis qu’à revenir, prit l’ascenseur de la rue de Bièvre ouvrant sa porte juste devant la table du secrétariat personnel, d’où la rencontre de Marie-Claire Papegay aussi décisive pratiquement que le fut, dix ans d’affilée, l’amitié que lui vouait, pour n’écrire pas plus, l’assistante de Jacques Fauvet dans un petit bureau resserré, partagé à deux employées mais qui donnait directement chez le premier du journal. Avec Jacques Fauvet, la demande était simple, elle tenait au maximum en deux ou trois feuillets qui étaient, s’ils devaient descendre au marbre, annotés, raturés, et corrigés, quoique bien moins qu’il fût dit, d’une écriture penchée, vive et petite. Moins que jamais, l’entretien fut d’embauche quoique le directeur du Monde et le pigiste d’occasion eussent chacun désiré que le premier étage consacra le cavalier tant de fois accordé. Une vie changée par un mariage de fortune qui n’eût pas été décommandé dès sa date arrêtée et les faire-part commencés d’être envoyés, ou par une intégration dans le journal avec la carrière qui eût pu s’ensuivre et l’autorité de polume et de morale qui en eût résulté. Tout se supporte, même et surtout la pire adversité, si la déchéance peut produire du chant, du noir d’encre et transformer le ressac d’une condition qui s’abîme, en un cri que d’autres, parce qu’ils en lisent le texte, un jour éphémère mais en cinq cent mille exemplaires, le nombre de jours que ne peut compter aucune vie humaine, s’approprient. Etre la voix de tous, entendre un anonyme pour en clamer le sanglot ou le triomphe, noir sur blanc, faire contre-poids à un discours présidentiel, le journalisme se paie de lui-même, il avait frôlé, mais n’aurait jamais pu que frôler cet emploi d’ange, celui de l’écrivain quotidien pour que continue de valoir l’esprit public.

Devenu Président de la République, François Mitterrand qui de sa plume bleue et de son écriture ronde et bonne à manger comme du pain, lui avait écrit que de toutes façons, c’était entre les deux tours de 1981, on se reverrait, oublia. Il avait reçu des remerciements signés au tampon par André Rousselet, le régime s’était installé, Michel Vauzelle était devenu porte-parole à l’Elysée, les places avaient été pourvues, il s’était rendu compte qu’il n’avait su ni être nécessaire, ni attirer un certain désir qu’on l’eût tout proche, et il comprit n’avoir pas su solliciter, car – saurait-il jamais si en cela il se trompait – il continuait de croire qu’un prince peut appeler, inspiré par quelque providence qu’on voit dans les romans, dans la Bible et aussi dans l’histoire des capétiens des trois âges, qui il veut en son conseil. Et c’est de cela qu’il voulait, servir. Une position, de l’argent, du téléphone, de la voiuture, des honneurs, rien de cela ne le ferait jamais courir et il n’imaginait pas être un jour dans le besoin simple et primaire de payer les mensualités d’un emprunt immobilier ou d’un contact tenant en haleine un créancier qui a titre exécutoire. Le temps de la gratuité avait duré très longtemps et lui avait permis de ne considérer que l’Histoire qui se faisait, et à laquelle admis depuis la soirée de l’Acropole à entrer à l’Elysée et surtout à téléphoner directement son envie d’audience à la secrétaire personnelle, il avait eu, parfois et pas fugitivement la sensation de participer ou d’en avoir la confidence. Autant, « l’adversaire le plus fidèle du général de Gaulle » intimidait en scène, autant il écoutait, se livrait et mettait à l’aise, jouissait de son visiteur quand c’était à huis clos. Ils parlèrent ainsi, pour une première fois, de ces démocrates chrétiens que François Mitterrand abominait d’expérience autant que l’homme du 18 Juin abandonné par le M.R.P. en 1946 et mis en ballottage par leur chantre en 1965. le Président venait de petit déjeuner avec Edmond Maire ou avec Michel Rocard, et soupçonnait l’autre d’être de mèche avec le premier, pour le piéger lui dans son système avec les communistes. Quand les municipales de 1983 sonnèrent l’alerte, Lénine était au rendez-vous, abandonner le pouvoir serait possible et peut-être une victorieuse tactique car on ne rendrait les usines aux amateurs de privatisations que détruire. Celui qui fut tant présenté comme hors de toutes convictions en avait et de très arrêtées parce qu’il les avait choisies et en avait mesuré les conséquences électorales, jusques dans le parti qu’il avait fait ressusciter. Il y eut les questions que lui posait son visiteur, après s’être entendu dire que l’Elysée était trop exigu pour accueillir de nombreux collaborateurs dont la qualité telle la sienne réclame des locaux, puis avoir appris, par la bande, que le secrétaire général de l’Elysée avait levé les bras au ciel quand il avait été incidemment prié de chercher une Ambassade pour un tel poète, et c’étaient des questions d’une fantastiques imprudence à laquelle le Président, moins suspecté de « vichysme » qu’en fin de règne, répondait tout aussi spontanément ; ainsi, s’était essayé, chaque génération tenant son rôle et ayant ses a priori comme ses préférences, beaucoup du discours qui plus tard distingua Laval, malgré tout parlementaire et démocrate, du Maréchal autoritaire et pas forcément légaliste.

Ces entretiens, chacun d’embauche, pour le jeune fonctionnaire qui levait si haut les yeux, et semble-t-il divertissants et utiles pour le monarque, eurent lieu toute une année, avec régularité. L’huissier à chaîne passait une carte ou un fiche, et au sortir d’une grande heure de libres propos sur des sujets qui étaient d’Etat et d’Histoire, parfois concernant des personnes et où le Président feignait de croire que son solliciteur n’eût aucune ambition et connût autant de « grands de ce monde » que lui en cinquante ans d’une carrière à tant de facettes, la succession dans le bureau doré était assurée par le président de la Commission européenne ou par le Premier Ministre du temps, qui chacun avaient attendu et fait antichambre. Il est vrai qu’à contre-jour, entre une haute fenêtre donnant sur le parc et une table sans apprêt sur laquelle Bonaparte aurait quotidiennement signé et examiné des papiers, mais quand ? et où ? car le garde-meuble national ne lie pas l’objet à son environnement, sauf légendaire, Jacques Attali faisait transition et tenait la jambe. Là, tout changeait de proportion parce que de contexte. Un président nomme davantage qu’il n’anime ; c’est vrai dans les affaires et selon la Constitution.

Il avait toujours su à quoi être nommé, mais jamais comment. Il s’était depuis toujours, malgré son exubérance et ce qui souvent poussait autrui, plus gradé, à le faire - lui – reculer, davantage imaginé en conseiller intime, en rapporteur d’affaires et de manières, d’analyses qu’en grand du moment. Bien sûr, il n’avait jamais conçu d’être en dessous de son rang quand il avait un, mais c’était pour ne pas amoindrir sa fonction ; il ne s’agissait pas de lui. On l’avait pourtant jalousé, détesté, cela avait été physiquement tangible quand, perdu dans un nombre de nouveaux Ambassadeurs, il s’était trouvé une seconde fois dans le bureau du Premier Ministre – alors Pierre Bérégovoy, avec qui il était en situation de correspondre, de téléphoner et de parler très librement depuis une dizaine d’années et dans les divers postes occupés par celui-ci, ainsi que dans les deux années où la gauche avait été parlementairement minoritaire. L’homme d’Etat avait été étonnamment disponible dès l’adresse d’une première lettre qui ne présentait pourtant que les vœux d’un gaulliste d’avant le 28 Avril 1969 pour que le gouvernement d’alternance en 1981 ait assez de temps pour faire ses preuves. Comment se reconnaissent des affinités ? sans qu’il y ait même à établir une confiance. La relation est simple : simplement. On la reçoit innée, on la vit ainsi. Le genre de celle qu’il avait entretrenu jusqu’à la mort de cet homme l’avait ancré dans une de ses convictions les plus fortes, le plain-pied de chacun avec chacun et, précisément, d’homme à homme, surtout quand les responsabilités, la position sont considérables et considérées pour l’un et font de l’autre, pratiquement,  un petit.  Après quelques lettres échangées pendant deux ans tandis que Pierre Mauroy et les communistes s’en allaient, que les gaullistes au Sénat défendait l’institution que le père fondateur avait voulu amender et refusait l’extension de la compétence référendaire, il avait été reçu par le ministre de l’Economie et des Finances, rien à demander que l’honneur d’un ordre de mission. Il était nommé au Brésil, parce qu’il fallait qu’il quittât la Grèce où sa place pouvait convenir à un collègue plus gradé dont il fallait aussi le poste pour que de Londres, et ainsi de suite… le hasard, il y contribuait aussi puisque l’Australie ne lui avait pas convenu car la quarantaine des animaux domestiques y perdure un an ou deux et se fait à Londres. Il n’y avait de photographie – noir et blanc – que le portrait de Pierre Mendès France dans le bureau immense, Napoléon III, qu’avaient occupé Joseph Caillaux et Raymond Poincaré ; François Mitterrand n’avait été que le second choix du fils de cheminot immigré. Le texte fut d’une densité qui ne pouvait s’oublier puisqu’il est question, encore à présent, des commissions pour ventes stratégiques à l’exportation. Le ministre s’inquiétait d’un encours trop considérable et trop exclusivement accordé par le Trésor à un seul intervenant, son représentant à l’Ambassade de Brasilia aurait à y regarder. Ce qui causa son rappel, une première disgrâce car tout le monde sur place, sauf l’Ambassadeur du moment, participait à un jeu de corrompus en grand, si bien combiné que s’organisa pour plus de dix ans une veille stratégique au Brésil, par la succession au poste dont il fut vite évincé parce qu’il en voyait trop de tous ceux qui avaient signé, préparé ou facilité dans d’autres fonctions le protocole dont l’entrée en vigueur, frauduleuse, permit de changer le bilan de ce qui aurait pu devenir une des principales valeurs technologiques.

Sa carrière n’avait pris aucun tournant mais il était devenu résolument et personnellement défenseur de ce qu’il estimait être le bien public, l’épargne du contribuable et la raison d’Etat. Avec le ministre, tombé dans l’opposition, il passa des heures, assis comme lui sur la moquette, le dos au mur d’une pièce qui devait devenir le bureau personnel, rue des Bellefeuilles, où Pierre Bérégovoy, y habitant avec sa femme, travaillerait, vivrait pour se faire accrocher haineusement, tragiquement, dég… ment par du journalisme d’investigation qui croyait devoir démolir une image et une réputation d’intégrité. L’homme avait les yeux qui parfois roulaient, trop gros du fait des verres épais et lui donnaient alors la mine moins sévère d’un Villeret jouant les finauds au second degré. Il y avait chez lui une telle vérité, une telle chaleureuse proximité qu’on comprenait la politique tout autrement qu’ailleurs, elle ne pouvait se dire ni se faire avec les mots. Qui saurait au total par combien de collaborateurs, de la cuvée avide que concocte à toute époque depuis qu’il y a un ministre puissant des Finances et pour les affaires dites économiques, il fut abusé et combien se défilèrent quand il avait simplement besoin d’un regard et d’une main, d’une présence. L’Histoire se jouait avec un air de comédie ce qui allait être tragique. A l’hôtel de Matignon, aucune des visites antérieures n’avaient été à rendre directement au Premier Ministre. Jacques Chaban-Delmas, coursé par des adversaires au sein de sa majorité, avait été soupçonné d’avoir arrangé l’accident de voiture mortel le libérant de sa seconde femme pour épouser la troisième ; recevant de jeunes lauréats d’une fondation censée concourir à son programme de déblocage de la société, il avait discouru sur la mort et ce n’était pas une pose. De Pierre Messmer et de Jacques Chirac, les proches conseillers faisaient sentir une manière de gouverner qui n’était que celle d’un second, mais l’un n’avait pas de calcul, et l’autre portait ceux de tellement d’inspirateurs, que chacun n’était qu’en apparence à son poste, cerné par des destinées compliquées ou la mort soit physique soit politique du Président est l’essentiel des pensées quotidiennes, tandis que Pierre Bérégovoy, rue de Rivoli encore dans les premiers jours du second septennat de François Mitterrand, étaiut dséjà putativement l’hôte de Matignon et avait, ce qui détonnait dans une personnalité peu daubeuse d’autrui, surtout en politique, des jugements durs sur le crédit et le prestige que gaspillait Michel Rocard comme Premier Ministre. Harris Puisais, recevant un après-midi au nom du ministre, l’ami bien plus que le solliciteur toujours fonctionnaire du rang, téléphonait à Besançon et combinait avec le trésorier général de Franche-Comté sa nomination à Nice comme préfet avant de cravater, pour les bons et techniques motifs, le représentant régnant de la dynastie Médecin. Le ministre, venu entre deux audiences, les rejoindre, écoutait la mise au point de la mission et son collaborateur avait parfaitement la mine du rôle, mais c’était pour le bien. Travailler en un tel emploi ? non, mais guetter par où faire déboucher l’idée qui rétablira le pays dans son ancien prestige, et disposer autant de l’information qui fait tout agencer que de l’oreille de celui qui peut ordonner et faire exécuter, oui. Quand Pierre Bérégovoy devenait Premier Ministre aussi tardivement qu’il était nommé Ambassadeur, il est vrai dans le pays et pour la mission qu’il avait voulus, ce qui dans les annales de la carrière avec majuscule et guillemets n’arrive jamais puisque l’esprit de contradiction fait une gestion prudente du personnel diplomatique, il eût préféré être enfin à cumuler la réalisation de ses deux souhaits, la responsabilité des sujets de politique étrangère et la proximité intime de celui chargé du pouvoir. Le nouveau Premier Ministre le reçut aussitôt, c’était sur fond de voilages une petite pièce et un petit bureau de travail que s’était fait aménager Edith Cresson, et changer l’état des lieux eût été critiqué, au moins si c’était venu trop vite. Pierre Bérégovoy n’était pas même autorisé à pratiquer selon un décor et dans une ambiance qui lui correspondissent. Ils avaient parlé du Président Kennedy, en adolescents que pourtant presque une génération aurait dû séparer, le militant socialiste, plus encore militant de l’intégrité, ne pouvait supporter ce qu’il était en train d’apprendre et qui expliquait sans doute les haines et l’assassinat, mais le cadet gardait foi et estime. Un an ensuite tout pourrait se comprendre dans l’écho revenu de cette conversation, le canal de Nevers, la haine des droites quand elles gagnent et ne font aucun quartier. Lui, subissant une opération de remise en ordre abdominale au Val de Grâce, suivrait les contradictions de messages entre l’hélicoptère transportant le grand blessé et la présidence de la République le réputant mort dès avant le décollage. Le lendemain, il irait, trainant les perfusions en arbre de métal et de matière plastique, jusqu’à la salle où au fond, dans un angle, était à visage découvert un homme qu’il avait aimé et qu’il ne voulut pas contempler, visage fracassé.

L’accompagnement par une personnalité au pouvoir diffère de celui qu’accorde une autorité dont la notoriété politique a été brève mais le rayonnement d’autant plus grand. Pierre Mendès France avec qui il avait correspondu et qu’il était en passe de pouvoir visiter, quand il y eut la maladie, les indispositions, puis les hasards s’additionnant. Michel Jobert n’était pas homme à proposer l’embauche, puisqu’il renvoyait à la rigueur que son visiteur, son cadet ou son ami étaient en train d’oublier. Il avait la conversation silencieuse et l’antiphrase fréquente, l’anecdote lui plaisait sans qu’il le manifestât, mais avec une constance et une ténacité qu’un caractère susceptible, douloureux et exigeant faisaient vraiment méritoires, exceptionnelles, il savait donner attention à autrui, à qui lui demandait de la présence, de l’âme, de la lumière, du partage. L’attaché commercial  près le consulat général de France à Munich lui avait dû un bond de carrière et sa nomination à Athènes. Ils ne disaient pas tout, tout de suite, mais finalement, ainsi avaient-ils l’un et l’autre jugé que François Mitterrand était l’alternance et la succession nécessaires. Des uns on peut attendre un emploi, ils sont nombreux même s’ils répondent peu, mais à d’autres, rarissimes, on doit  réclamer qu’ils ne désespèrent jamais d’eux-mêmes car ils sont exceptionnels, presque, si l’on peut écrire pour les choses d’ici-bas ainsi, escathologiques. Ce qui dans le cas de Michel Jobert est un paradoxe puisque l’homme affichait une foi qui n’était pas religieuse, une lucidité sur l’homme, clergé compris, qui n’était pas méchante et fondamentalement gardait pour soi, avec une vraie pudeur et quoiqu’écrivain fécond, les raisons qu’il avait de vivre et de ne pas finir de lui-même. Le ministre d’Etat, ministre du Commerce extérieur n’avait donc pas choisi son ami pour diriger son cabinet, alors que celui-ci était du corps à superviser, et avait senti le regret du même pour sa participation au gouvernement risquée et peu substantielle. Les années étaient devenues des dizaines d’années, les disparitions de corps commencèrent, Michel Jobert fut à veiller à l’hôpital européen Georges Pompidou puis à inhumer devant une chapelle dite de Réveillon sur les terres de Saint-Simon et Jacques Fauvet quitta en cortège l’église des Invalides sous un drapeau tricolore avec sonnerie aux morts, pluie d’orage et discours d’abord de son chroniqueur littéraire au Monde dont il jugeait la prose de la confiture, ce que Poirot-Delpech admit en rapportant un propos aussi direct : pas de marronniers, s’il vous plaît, quand il lui fallait présenter son papier, puis du président du Conseil constitutionnel sommé par une pluie diluvienne de lire plus vite ou de passer des pages.

Cela amenait paisiblement à fouler de la cendre, qu’il fasse printemps, été ou très froid. La confiance du roi – et depuis 1958, on en était au cinquième et l’actuel tendait à devenir viager, puisque réélu selon un score centrafricain après un premier mandat fort brièvement exercé, Jacques Chirac forcément ne pouvait plus songer qu’à être enfin bien élu, ce qui faisait aller tous les Français et surtout les candidats à sa succession jusqu’en 2012. Cela tournait à la fiction, cela ferait des âges canoniques. L’embauche est urgente tandis que l’attente se prolonge presque guillerette et le vide ses pensées et de la chronologie des conversations et des séances de dialogue qu’il ne se remémore jamais qu’au sortir de l’exercice où il est toujours arrivé, nu et sûr de ses réflexes, renouvelé dans l’assurance qu’il a de pouvoir discerner la structure et les pentes de celui qu’il lui faut séduire. Car il est persuadé qu’être choisi comme collaborateur par quelqu’un qui a pouvoir de se donner de l’entourage, suppose de la séduction. Cet hôtel particulier-ci n’est plus que de façade et peut-être de revers sur jardin, encore qu’on ne puisse le dire d’avance et sans avoir rien vu, côté pile. Tout était couvert d’un toit transparent de la rue jusqu’au fronton, aux colonnes que le nettoyage à neuf  faisait sembler d’une pierre spongieuse posée artificiellement comme un quelconque moulage de ruines qu’on ne verrait plus jamais et ne situait déjà plus. C’étaient de grands carrés tenus par très peu de métal, que par des sortes de cloutements chromés, dans le genre qui persistait depuis une trentaine d’années et qu’avait d’abord inauguré le campement maure, dressé avec mats, toiles, bâches et filins, au découvert du Jardin anglais à Munich, pour les Jeux olympiques de 1972. Il y avait eu depuis le stade de France et la Grande Arche, d’énormes visseries, le simulacre d’agencements précaires quand on ne s’était pas gargarisé de faire du définitif en échafaudages et tubulaires multicolores le musée de Beaubourg. On bâtissait de l’angulaire pour soutenir des courbes, on combinait la droite et une trompeuse souplesse, il fallait être léger, ductile pour exister, construction ou psychologie humaines. Le groupe se donnait l’imperméabilité qu’on n’a pas en plein air et la lumière changeante et souvent indécise que seule sait improviser sans jamais se répéter la nature. Le visiteur, le partenaire pouvait méditer, on le ferait gloser sur la modernité autant que sur la tradition. Le solliciteur était sûrement une catégorie sociale, peu esthétique en général et tout à fait déplacé, hors champ s’il arrivait qu’il s’en présenta un sur cette scène, car l’ensemble paraissait un parterre avec fond théâtral et les tourniquets qui en empêchaient l’entrée, sauf badges, accentuaient ce qu’a de désertique un lieu où il aurait dû pleuvoir et aucun bruit, aucune forme ne venaient vibrer. Paradoxalement, nulle part – là – ne courait de l’eau, mais tout en avait la couleur quand elle est traitée et canalisée pour la ville.

Il faut choisir le présent ou le passé, l’identité se nie ou se joue en termes grammaticaux, un homme est posé là, qui attend, qui vit le milieu de sa journée au ralenti, en marche-arrêt car la suite ne dépend plus de lui. Les pas, tous ses pas, depuis des années et les antipodes ou presque le mènent à ce qu’il déploie déjà en imagination pour s’éduquer à aimer l’employeur auxbasques de qui il court, en ménageant à peine la dignité de l’âge qu’il atteint et des diplômes qu’il avait conquis dans les époques où tous commencent. D’ordinaire, et il a longtemps connu l’ordinaire, c’est-à-dire le statutaire ou le haut niveau, ces endroits qui ne sont pas de fiction, où il ne faut pas parler de salaires, de primes, d’émoluments mais seulement de l’abnégation de se dévouer au service public, fut-ce en fond de couloir, d’ordinaire il y a toujours une proposition, mais plus l’on monte moins la chose est présentée en forme d’un emploi, d’une fonction, et plus elle est vécue comme une cooptation. Il a frôlé cette entrée dans la caste où tout ce qui est extérieur est objet de précautions et de protections racistes, le secret commence, ce sont les étages les moins éloignés du ciel, les plus silencieux où il n’y de visible et de concevable que des couloirs, les bureaux, les centres de décision, la série de bernard-l’hermites encoquillés qui s’entretiennent par téléphone, par télédocument, par courrier électronique parce qu’elle a encore la contingence de la chair et des horaires humains, y ont du logement. Le mobilier est plan, dehors il doit y avoir la foule, ce que décrit la statistique, ce dont les medias transmettent la rumeur. Ici, le danger et l’hésitation s’abolissent, tout s’amenuise parce qu’on est censé se libérer pour mieux gérer et la gestion est prévision, communication, délégation ad referendum. Rien ne ressemble plus à un ministère qu’un siège social de groupe international dans l’industrie, le commerce, la finance, à ceci près que le moderne s’il n’est entretenu figure très vite la pauvreté d’un Etat décrié tandis que l’héritage des autres siècles quand c’est de bâtiments et d’hôtels particuliers qu’il s’agit n’appelle qu’un habitat de qualité répondant au cadre qu’il est. Le moderne coûte en maintenance et ne nourrit pas le souvenir. Pourtant le groupe ayant choisi ainsi sa localisation a de la patine et du nom. C’est ainsi que veut apparaître son président.


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