III
ELLE, DE
MEMOIRE
CETTE GRANDE
TACHE NOIRE
La glace lui renvoya l'image
de son corps. Elle aime son corps, j'aime mon corps, pensa-t-elle. Il a mis ses
mains ici et là, il m'a vue ainsi, il a regardé, il m'a regardée. La glace en
pied lui renvoyait l'image d'un corps pâle, d'assez petite taille, les épaules
sont raides, les seins rebiquent, mais elle alimente un désir qu'elle voudrait
articuler, un désir avivé par le souvenir, et c'est cela qui avive ses seins,
des seins discrets, très séparés, autonomes, de même teinte que tout son buste.
Le buste est long, peut-être trop long, sur des jambes qui ne sont que peu
jointives mais musclées, précises. Elle voyait sa tête, son visage. Le nez
rond, les yeux sans couleur décidée, prêts à tout regarder, examiner et à
accepter les colorations que le jour et l'amour leur confèreraient. Il a aimé
mon front, il n'a pas détesté, il a dû aimer ce front, avec des cheveux raides
qui tombent, faisant au bol une coiffure sans apprêt, celle d'un garçon des
autres siècles, parfois j'ai un épi. Elle porte bien sa tête, une tête qui va
bien avec ce corps. Elle n'est pas belle, elle le sait, elle n'en a jamais
souffert, elle en jouissait à présent. Il s'était penché sur ce visage, sur son
visage, il avait regardé une dernière fois avant le premier baiser le visage,
les yeux, le front comme l'aviateur examine le terrain inconnu où il a choisi
de se poser, où il peut se croire attendu, mais l'accident, l'imprévu restent
possibles, doivent être pris en compte. Elle arrangea un miroir qu'elle
promena, s'étant retournée, à la recherche d'autres images. Ce furent des
détails. Ses épaules ont la même musculature précise, nette, puissante, un peu
incongrue ; le dos est lisse, équilibré, sans défaut ; les fesses viennent bas
mais ne tombent pas, elle est musclée quoiuque courte, ou parce qu'elle est
plutôt courte. Pas de pli vraiment au bas des fesses, des fossettes bien
présentes. Le jour entre ses jambes, rien n'en dépasse, mais de profil, le
ventre un soupçon en avant, il y a une certaine abondance. Elle a corrigé sa
position, se pose à nouveau devant la glace. Le jour est à son midi,
l'appartement de ces rues à angles droits faites d'immeubles, de porches à
grosses, monstrueuses cariatides, de pavés, l'appartement est un intérieur lumineux.
Ils sont pauvres, ils ne se matieront certainement pas, l'a-t-elle jamais
souhaité, et lui ? sans doute jamais non plus. Ils ontc hacun leur coin, des
placards. Ils n'ont rien accumulé, et n'ont guère à partager. Les pièces, aux
plafonds moulurés et anciens, ont des radiateurs de fonte. Tout est peint en
blanc, le parquet est d'époque, on prend des échardes en circulant pieds nus,
ce qu'elle fait toujours. Il est midi, elle est seule dans la pièce la plus
grande, celle où l'on reçoit d'ordinaire, mais ils ne reçoivent pas. C'est la
semaine, elle a décidé de ne pas aller travailler, c'est là, au travail qu'il
l'a connue, qu'il l'a manifestement prisée et protégée. Il lui a dit pourquoi.
Elle le pique, elle est différente, elle a un quant-à-soi qu'il ne juge pas -
c'est lui le chef - gênant pour l'équipe ; si le Français qu'elle a au-dessus
d'elle la lasse et l'agace par une paresse que son opiniâtreté et son entregent
camouflent le soir à l'heure où l'on signe les parapheurs, ou quand il est
rendu compte des tâches accomplies, elle n'en a cure, elle est fataliste, elle
prend des jours de congé ou des silences à ne pas desserrer les dents ni lever
les yeux qui l'isolent de ce qu'elle n'apprécie pas, dans ce bureau. Lui, elle
ne le voit que peu. Le matin, il est déjà là, à écrire, dactylographier, saisir
toujours et interminablement. Le soir, il est encore là, elle le sait mais ne
va pas le saluer? C'est lui qui passe, sans régularité, mais plusieurs fois par
jour, dans chacun des bureaux, a des sourires, regarde par-dessus une épaule,
parle parfois longuement mais guère du travail. Il est soucieux et joyeux,
plaisante quelle que soit la saison, quels que soient les exercices du moment.
Soucieux et joyeux. Alors, elle se dit que ce visage d'homme, elle en retiendra
toujours les yeux bruns qui rient par eux-mêmes, qui doivent faire l'amour
isolément de tout le reste d'un corps... qu'elle a maintenant connu.
Elle est sans âge, elle n'est
pas vraiment jolie, mais elle l'intéresse. Son indépendance d’allure, de
caractère, un sens inné de la justice, et un goût de travailler,
d'entreprendre, mais à elle seule. Peut-être ainsi, est-elle l'unique à
apprécier le travail pour lequelle elle, lui, et une quinzaine d'autres dans
cet hôtel particulier d'un des beaux plus quartiers de Vienne, sont payés ;
mais ce goût, l'équipe, les petits chefs ne le sentent pas chez elle, parce
qu'ils ne l'éprouvent pas eux-mêmes. Il s'agit de paraître travailler. Elle
sait que de ce qui passe maintenant pour une bienveillance ouverte et que les
autres estiment une aberrante tolérance du grand chef, elle dépend ; sans cete
bienveillance, elle serait proprement expulsée parce qu'elle ne s'est pas
assimilée. Pas d'âge, mais la trentaine très dépassée et une bonne dizaine
d'expérience dans ce bureau où elle a vu s'installer l'informatique, s'agrandir
les locaux jusqu'à des salles de réunion aux boiseries néo-gothiques. Il
l'avait prié à dîner chez lui, de l'autre côté du Belvédère. Chacun avait son
tour, elle n'était pas la première, pas non plus la dernière. Elle y allait en
visite, elle y vint le coeur indécis. Comment profiter de ces heures et quoi
dire à cet homme qui la protégeait, mais dont on pouvait croire qu'il n'avait
pas, n'aurait donc pas les mêmes sujets de conversation qu'elle. Elle remémora
alors qu'elle avait pu tout de même lui parlet et aussi l'écoûter d'égal à
égal. Elle l'accompagnait lui et son petit chef chez un fabricant, très
automatisé, sous-traitant de B.M.W. C'était à Seyr, la ville est très ancienne,
des rivières belles et médiévales s'y embrassent et des quais les longent. Il y
a une grand-place, l'hôtel de ville, les calvaires et les statues baroques
habituels pour des maisons multiséculaires. On peut se promener ans se lasser,
ni beaucoup parler, les passants séparent les amants ou les gens d'affaires.
Ils n'avaient été ni l'un ni l'autre, ils avaient de l'avance, il paraissait
heureux d'être loin de Vienne et lui donnait l'impression qu'une part de son
bonheur s'attachait à sa propre présence. A l'usine, ils avaient retrouvé le
petit chef. Elle traduisait, elle appréciait les questions du grand chef,
l'aidait à pousser les hôtes plus avant dans l'enquête qu'indirectement il
menait pour mettre à jour quelques possibilités de ventes françaises. Ce ne dut
pas ennuyeux. Le train était à prendre plus tard, lui-même continuait jusqu'à
Linz en voiture, où ils serait rejoint par d'autres et de là il devait visiter
le consortium géant du lieu. Elle ne devait pas y aller, ils n'avaient plus
qu'une grande demi-heure, ils furent seuls dans la voiture qu'il conduisait
sans chauffeur. la conversation avait pris un tour assez intime, ils
s'approuvaient l'un l'autre de cette indépendance d'esprit et de projets qu'il
appréciait chez elle, depuis qu'il avait compris comment elle travaillait, et
qu'elle déciuvrait chez lui. Il y eût une certaine chaleur à certains mots.
Elle s'enhardit jusqu'à lui proposer de visiter ensemble une exposition. Une de
ses amies, un peu distante dans une fréquentation qu'elle n'avait pas cultivée
depuis l'adolescence, peignait gigantesquyement. Ils y allèrent, furent
escortés par l'autre, mais qui s'y connaissait en art. Lui, appréciait sans
rien dire, écrivait, assis par terre, devant les toiles, qu'il investissait une
à une de son silence. Elle avait gardé de cette journée une saveur un peu
amère, qui lui resta dans le coeur tout le trajet du retour. Son compagnon,
dans l'appartement habituel et laqué de blanc, dormait déjà. Rarement nu, ce
corps qui lui avait donné quelque chaleur - du plaisir, elle ne se souvenait
guère, et elle savait s'en donner elle-même, quoiqu'y répugnant comme une jeune
fille des générations précédentes, mais la répugnance et la culpabilité
ajoutaient à l'acide surprise de l'accomplissement intime - ne la mettait plus
jamais en appétit. Ils ne s'en questionnaient pas pour autant. C'était une vie
partagée, sans qu'ils partagent rien, que le frigidaire, le loyer et les notes
mensuelles de téléphone, d'eau et d'électricité. Si elle ne s'en allait pas,
c'était par désoeuvrement. Profondément, tout lui était égal, ce qui n'en
faisait nullement une désespérée. N'êut-elle été si tranquille et autonome,
avec le physique râblé et économe d'une femme de la terre, de la moyenne
montagne pour mieux dire, qu'on l'eût crue évanescente, absente. Or, elle était
précise et rétorquait si l'interlocuteur en valait la peine. Elle avait peu
d'interlocuteurs, en avait peu eus, et n'en sollicitait pas.
C'est ce qu'il avait compris
et lui avait fait dire. Il servait lui-même, il avait cuisiné lui-même. La
salle-à-manger étroite d'une cuisine à l'américaine, les volumes du bel
appartement étaient dans les hauteurs de plafond et deux grands salons.
Beaucoup de nus, d'un peintre morave, disait-il d'une voix dont on sentait
qu'elle se lassait de répéter les honneurs de l'endroit et de raconter la même
histoire pour la statue de bronze, un nu à la toilette, grandeur nature, une
statue d'un Allemand réfugié en Catalogne, le modèle qui n'était pas
professionnelle, peut-être pas vingt ans à l'époque, c'était la fin de la
guerre, Barcelone, les Ramblas, un soleil à pic, elle l'avait suivi, pariant
que ce ne serait pas un dragueur. La statue, enfin là, il avait eu du mal à se
faire à une femme nue, qui en petmanence l'attendait, silencieuse, sans bouger,
et se laissait admirer car la lumière changeante donnait une vie, empêchait que
l'oeuvre soit un monument. Ils étaient passés autour d'elle, sans insistance,
de la table à dîner à l'autre salon, les
verts de velours pour le canapé, des centaines de livres reliés. La soirée
avait filé, et tout avait été brusquement improvisé. Il lui avait demandé si ce
n'était pas, si ce ne serait pas le moment, un moment qui ne reviendrait pas
s'ils ne l'habitaient pas, tout de suite, sans trop délibérer ni réfléchir. Le
prétexte d'un rangement dans la cuisine, il l'avait laissée un instant seul. Un
petit couloir donnait dans la chambre-à-coucher qu'il était au point de lui
montrer, mais sans qu'aucune arrière-pensée ne s'imposât. cette pièce après
d'autres, et il avait entrebaillé deux autres chambres, celle à offrir aux amis
de passage, les neveux, les nièces, sa mère.
Il était revenu,
inchangé, souriant. C'était la chaleur de sa voix, de ses yeux qui l'avaient
fait pencher, et lui, il avait dû aimer la ferveur immédiate de cette bouche
quand il en avait ouvert les lèvres. Ils ne se souviendraient pas de la suite,
de la suite immédiate, les vêtements, ils avaient dû se les ôter l'un à
l'autre. Avait-il été surprise de ce corps si musclé, si ramassé, un peu
couturé et taillé comme celui d'un garçon. Etaient-ce ses jambes, ce long buste
de garçon, cette coiffure au bol, ce dos très long, des fesses plus masculines
qu'alanguies, qu'il avait appréciés. De ces minutes-là, en revanche, elle se
souvenait. Elle se souvenait n'avoir été occupée que du sexe de l'homme qu'elle
découvrait. La voix, les mains, qu'elle avait trouvées dès son premier tour au
bureau - déjà deux ans, ils avaient mis deux ans à s'allonger nus l'un à
l'autre, puis lui à se relever à demi, à s'asseooir comme pour mieux la voir,
prendre quelque recul, la distance pour que la main se tende et passe sur le
dos, effleure les seins, le ventre, s'assure de la réalité, comme si cette
femme, qu'elle devenait à sa main, sous son regard, à mesure d'une lente
inspection, de sa lente inspection - la voix, les mains, elle les cnnaissait,
curieusement le contexte, la nuit, la chambre ne les modifiait pas, n'y
ajoutait cette vibration un peu triste que peut avoir la main, la voix d'un
homme se dépossédant de la journée et des vêtements et qui à présent désire.
Elle n'avait d'yeux, puis de doigts que pour le sexe de l'homme, ce sexe d'un
homme qu'il devenait pour elle. C'était l'intime qui allait défaire l'inconnu,
l'intime membre, l'intime aspect qui l'assurait - elle - qu'ils étaient presqu'amants
déjà, qu'elle pourrait désormais prononcer devant lui, à haute voix,
clairement, le prénom qu'elle avait parfois murmuré depuis la conversation de
Steyr. Quand il cessa de parcourir de la paume tout son buste, quand, assis
devant elle, tous deux les jambes ouvertes, il la regarda soudain, elle comprit
qu'il allait s'allonger, elle put prendre de la main sans plus de timidité la
verge tendue, passer l'autre sous les fesses et se laisser elle-même aller en
la vibration qui avait commencé. Plus tard, elle n'avait su qu'une chose, cette
formidable douceur de l'avoir en elle, puis de le recréer, de le reprendre en
elle. Il lui avait murmuré qu'il aimait son dos, la tranquillité de son corps,
de ce dos, de ce ventre sans abondance ni pilosité excessive, qu'il aimait
faire l'amour avec elle, qu'il trouvait l'amour avec elle naturel et très bon.
Il avait balbutié et se rendait une nouvelle fois. Elle s'était étonné de ne
pas défaillir davantage, comme si quelque chose l'acrochait encore à l'autre
terre, à l'ancienne identité de ce nouvel amant. Elle n'était pas demeurée chez
lui, elle avait préféré retourner seule et chez elle - quoique ce fut déjà la
nuit très avancée et que la gare du Sud, les frondaisons du parc au-delà des
grilles de Marie-Thérèse, avait parfois des chalandises inquiétantes. L'autre
dormait, qui n'était pas un autre, qui n'était pas nouveau, qui n'était rien,
mais pour lequel elle gardait une utile sympathie. L'amant, elle n'aurait qu'un
amour secret à lui proposer, que des propositions de caresses et d'amour de
corps, elle n'aurait que des attentions, une oreille à lui prêter, à lui
donner, elle veillerait à ce qu'il n'ait pas de soucis. Le lendemain, elle ne
fut pas davantage que les jours précédents, à l'heure, ce dont il lui fit, comme
chroniquement, le reproche souriant. Ils se regardèrent à peine, mais elle
avait su qu'il n'oublierait plus l'allongement de son dos en garçonne et la
fente née bas, mais bien sculptée, entre les fesses parfaitement rondes. Elle
était demeurée, un long temps avant d'annoncer qu'elle devait le quitter,
assise aux genoux de l'homme qui gisait, elle contemplait le sexe encore tiède
et luisant, parfois comme furtivement et comme s'ilui avait fallu n'être pas
surprise à faire cela, elle donnait une brve caresse de ses lèvres à la chair
qui avait été si forte. Alors, elle offrait le paysage dont elle comprenait
qu'il était - d'elle - son préféré.
Cela, la glace ne
pouvait le lui rendre. Elle se regarda encore, prête à autre chose, à
s'habiller, à se donner à déjeuner, puisqu'elle irait au bureau, y arrivant à
l'heure où les autres seraient dans les restaurants alentour, ils la
trouveraient à sa table d'informatique, ne poseraient pas plus de questions que
son silence rivé à la machine ne les y autoriseraient. Ce serait bien et plus
aisé. Elle souffrait tout de même de cet isolement, injuste au fond. Elle
revint à ce corps, ils ne s'étaient pas revus, l'un l'autre. Mais comme elle
vivait à ce rythme étrange de ceux, de celles qui paraissent indifférents à tout,
elle n'avait pas compté, ni même remarqué les jours... Elle ouvrit la lettre,
que depuis hier soir, elle se réservait de ne lire que nue. Brandie devant ses
seins, la tache blanche du courrier rima soudain dans la glace avec celle -
noire et floue -du bas-ventre féminin. Elle fut frappée de l'étendue de cette
tache noire, une tache noire qui avait peut-être grandi depuis la dernière
fois, mais quelle dernière fois ? une tache noire qui peut-être effrayait,
pouvait effrayer un homme, si vaste, si fascinante qu'on pouvait - oui - croire
qu'elle envahirait tout, la femme d'abord et celui qui était tombé dans ses
bras, qui y tomberait. Elle se souvint qu'ils ne s'étaient pas regardés nus
-debout, et que de tache noire il n'avait donc pu être question. La tache les
avait bus, sans aveu ni repère, gommée par leurs sexes. Elle compris alors
qu'elle attendait de nouveau, et elle sut quoi [i].
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