samedi 7 juin 2014

compilation - l'âme du sexe (2)







                              III




                        ELLE, DE MEMOIRE













                    CETTE GRANDE TACHE NOIRE




                  La glace lui renvoya l'image de son corps. Elle aime son corps, j'aime mon corps, pensa-t-elle. Il a mis ses mains ici et là, il m'a vue ainsi, il a regardé, il m'a regardée. La glace en pied lui renvoyait l'image d'un corps pâle, d'assez petite taille, les épaules sont raides, les seins rebiquent, mais elle alimente un désir qu'elle voudrait articuler, un désir avivé par le souvenir, et c'est cela qui avive ses seins, des seins discrets, très séparés, autonomes, de même teinte que tout son buste. Le buste est long, peut-être trop long, sur des jambes qui ne sont que peu jointives mais musclées, précises. Elle voyait sa tête, son visage. Le nez rond, les yeux sans couleur décidée, prêts à tout regarder, examiner et à accepter les colorations que le jour et l'amour leur confèreraient. Il a aimé mon front, il n'a pas détesté, il a dû aimer ce front, avec des cheveux raides qui tombent, faisant au bol une coiffure sans apprêt, celle d'un garçon des autres siècles, parfois j'ai un épi. Elle porte bien sa tête, une tête qui va bien avec ce corps. Elle n'est pas belle, elle le sait, elle n'en a jamais souffert, elle en jouissait à présent. Il s'était penché sur ce visage, sur son visage, il avait regardé une dernière fois avant le premier baiser le visage, les yeux, le front comme l'aviateur examine le terrain inconnu où il a choisi de se poser, où il peut se croire attendu, mais l'accident, l'imprévu restent possibles, doivent être pris en compte. Elle arrangea un miroir qu'elle promena, s'étant retournée, à la recherche d'autres images. Ce furent des détails. Ses épaules ont la même musculature précise, nette, puissante, un peu incongrue ; le dos est lisse, équilibré, sans défaut ; les fesses viennent bas mais ne tombent pas, elle est musclée quoiuque courte, ou parce qu'elle est plutôt courte. Pas de pli vraiment au bas des fesses, des fossettes bien présentes. Le jour entre ses jambes, rien n'en dépasse, mais de profil, le ventre un soupçon en avant, il y a une certaine abondance. Elle a corrigé sa position, se pose à nouveau devant la glace. Le jour est à son midi, l'appartement de ces rues à angles droits faites d'immeubles, de porches à grosses, monstrueuses cariatides, de pavés, l'appartement est un intérieur lumineux. Ils sont pauvres, ils ne se matieront certainement pas, l'a-t-elle jamais souhaité, et lui ? sans doute jamais non plus. Ils ontc hacun leur coin, des placards. Ils n'ont rien accumulé, et n'ont guère à partager. Les pièces, aux plafonds moulurés et anciens, ont des radiateurs de fonte. Tout est peint en blanc, le parquet est d'époque, on prend des échardes en circulant pieds nus, ce qu'elle fait toujours. Il est midi, elle est seule dans la pièce la plus grande, celle où l'on reçoit d'ordinaire, mais ils ne reçoivent pas. C'est la semaine, elle a décidé de ne pas aller travailler, c'est là, au travail qu'il l'a connue, qu'il l'a manifestement prisée et protégée. Il lui a dit pourquoi. Elle le pique, elle est différente, elle a un quant-à-soi qu'il ne juge pas - c'est lui le chef - gênant pour l'équipe ; si le Français qu'elle a au-dessus d'elle la lasse et l'agace par une paresse que son opiniâtreté et son entregent camouflent le soir à l'heure où l'on signe les parapheurs, ou quand il est rendu compte des tâches accomplies, elle n'en a cure, elle est fataliste, elle prend des jours de congé ou des silences à ne pas desserrer les dents ni lever les yeux qui l'isolent de ce qu'elle n'apprécie pas, dans ce bureau. Lui, elle ne le voit que peu. Le matin, il est déjà là, à écrire, dactylographier, saisir toujours et interminablement. Le soir, il est encore là, elle le sait mais ne va pas le saluer? C'est lui qui passe, sans régularité, mais plusieurs fois par jour, dans chacun des bureaux, a des sourires, regarde par-dessus une épaule, parle parfois longuement mais guère du travail. Il est soucieux et joyeux, plaisante quelle que soit la saison, quels que soient les exercices du moment. Soucieux et joyeux. Alors, elle se dit que ce visage d'homme, elle en retiendra toujours les yeux bruns qui rient par eux-mêmes, qui doivent faire l'amour isolément de tout le reste d'un corps... qu'elle a maintenant connu.

                  Elle est sans âge, elle n'est pas vraiment jolie, mais elle l'intéresse. Son indépendance d’allure, de caractère, un sens inné de la justice, et un goût de travailler, d'entreprendre, mais à elle seule. Peut-être ainsi, est-elle l'unique à apprécier le travail pour lequelle elle, lui, et une quinzaine d'autres dans cet hôtel particulier d'un des beaux plus quartiers de Vienne, sont payés ; mais ce goût, l'équipe, les petits chefs ne le sentent pas chez elle, parce qu'ils ne l'éprouvent pas eux-mêmes. Il s'agit de paraître travailler. Elle sait que de ce qui passe maintenant pour une bienveillance ouverte et que les autres estiment une aberrante tolérance du grand chef, elle dépend ; sans cete bienveillance, elle serait proprement expulsée parce qu'elle ne s'est pas assimilée. Pas d'âge, mais la trentaine très dépassée et une bonne dizaine d'expérience dans ce bureau où elle a vu s'installer l'informatique, s'agrandir les locaux jusqu'à des salles de réunion aux boiseries néo-gothiques. Il l'avait prié à dîner chez lui, de l'autre côté du Belvédère. Chacun avait son tour, elle n'était pas la première, pas non plus la dernière. Elle y allait en visite, elle y vint le coeur indécis. Comment profiter de ces heures et quoi dire à cet homme qui la protégeait, mais dont on pouvait croire qu'il n'avait pas, n'aurait donc pas les mêmes sujets de conversation qu'elle. Elle remémora alors qu'elle avait pu tout de même lui parlet et aussi l'écoûter d'égal à égal. Elle l'accompagnait lui et son petit chef chez un fabricant, très automatisé, sous-traitant de B.M.W. C'était à Seyr, la ville est très ancienne, des rivières belles et médiévales s'y embrassent et des quais les longent. Il y a une grand-place, l'hôtel de ville, les calvaires et les statues baroques habituels pour des maisons multiséculaires. On peut se promener ans se lasser, ni beaucoup parler, les passants séparent les amants ou les gens d'affaires. Ils n'avaient été ni l'un ni l'autre, ils avaient de l'avance, il paraissait heureux d'être loin de Vienne et lui donnait l'impression qu'une part de son bonheur s'attachait à sa propre présence. A l'usine, ils avaient retrouvé le petit chef. Elle traduisait, elle appréciait les questions du grand chef, l'aidait à pousser les hôtes plus avant dans l'enquête qu'indirectement il menait pour mettre à jour quelques possibilités de ventes françaises. Ce ne dut pas ennuyeux. Le train était à prendre plus tard, lui-même continuait jusqu'à Linz en voiture, où ils serait rejoint par d'autres et de là il devait visiter le consortium géant du lieu. Elle ne devait pas y aller, ils n'avaient plus qu'une grande demi-heure, ils furent seuls dans la voiture qu'il conduisait sans chauffeur. la conversation avait pris un tour assez intime, ils s'approuvaient l'un l'autre de cette indépendance d'esprit et de projets qu'il appréciait chez elle, depuis qu'il avait compris comment elle travaillait, et qu'elle déciuvrait chez lui. Il y eût une certaine chaleur à certains mots. Elle s'enhardit jusqu'à lui proposer de visiter ensemble une exposition. Une de ses amies, un peu distante dans une fréquentation qu'elle n'avait pas cultivée depuis l'adolescence, peignait gigantesquyement. Ils y allèrent, furent escortés par l'autre, mais qui s'y connaissait en art. Lui, appréciait sans rien dire, écrivait, assis par terre, devant les toiles, qu'il investissait une à une de son silence. Elle avait gardé de cette journée une saveur un peu amère, qui lui resta dans le coeur tout le trajet du retour. Son compagnon, dans l'appartement habituel et laqué de blanc, dormait déjà. Rarement nu, ce corps qui lui avait donné quelque chaleur - du plaisir, elle ne se souvenait guère, et elle savait s'en donner elle-même, quoiqu'y répugnant comme une jeune fille des générations précédentes, mais la répugnance et la culpabilité ajoutaient à l'acide surprise de l'accomplissement intime - ne la mettait plus jamais en appétit. Ils ne s'en questionnaient pas pour autant. C'était une vie partagée, sans qu'ils partagent rien, que le frigidaire, le loyer et les notes mensuelles de téléphone, d'eau et d'électricité. Si elle ne s'en allait pas, c'était par désoeuvrement. Profondément, tout lui était égal, ce qui n'en faisait nullement une désespérée. N'êut-elle été si tranquille et autonome, avec le physique râblé et économe d'une femme de la terre, de la moyenne montagne pour mieux dire, qu'on l'eût crue évanescente, absente. Or, elle était précise et rétorquait si l'interlocuteur en valait la peine. Elle avait peu d'interlocuteurs, en avait peu eus, et n'en sollicitait pas.

                  C'est ce qu'il avait compris et lui avait fait dire. Il servait lui-même, il avait cuisiné lui-même. La salle-à-manger étroite d'une cuisine à l'américaine, les volumes du bel appartement étaient dans les hauteurs de plafond et deux grands salons. Beaucoup de nus, d'un peintre morave, disait-il d'une voix dont on sentait qu'elle se lassait de répéter les honneurs de l'endroit et de raconter la même histoire pour la statue de bronze, un nu à la toilette, grandeur nature, une statue d'un Allemand réfugié en Catalogne, le modèle qui n'était pas professionnelle, peut-être pas vingt ans à l'époque, c'était la fin de la guerre, Barcelone, les Ramblas, un soleil à pic, elle l'avait suivi, pariant que ce ne serait pas un dragueur. La statue, enfin là, il avait eu du mal à se faire à une femme nue, qui en petmanence l'attendait, silencieuse, sans bouger, et se laissait admirer car la lumière changeante donnait une vie, empêchait que l'oeuvre soit un monument. Ils étaient passés autour d'elle, sans insistance, de la table à dîner à l'autre salon, les  verts de velours pour le canapé, des centaines de livres reliés. La soirée avait filé, et tout avait été brusquement improvisé. Il lui avait demandé si ce n'était pas, si ce ne serait pas le moment, un moment qui ne reviendrait pas s'ils ne l'habitaient pas, tout de suite, sans trop délibérer ni réfléchir. Le prétexte d'un rangement dans la cuisine, il l'avait laissée un instant seul. Un petit couloir donnait dans la chambre-à-coucher qu'il était au point de lui montrer, mais sans qu'aucune arrière-pensée ne s'imposât. cette pièce après d'autres, et il avait entrebaillé deux autres chambres, celle à offrir aux amis de passage, les neveux, les nièces, sa mère.

                        Il était revenu, inchangé, souriant. C'était la chaleur de sa voix, de ses yeux qui l'avaient fait pencher, et lui, il avait dû aimer la ferveur immédiate de cette bouche quand il en avait ouvert les lèvres. Ils ne se souviendraient pas de la suite, de la suite immédiate, les vêtements, ils avaient dû se les ôter l'un à l'autre. Avait-il été surprise de ce corps si musclé, si ramassé, un peu couturé et taillé comme celui d'un garçon. Etaient-ce ses jambes, ce long buste de garçon, cette coiffure au bol, ce dos très long, des fesses plus masculines qu'alanguies, qu'il avait appréciés. De ces minutes-là, en revanche, elle se souvenait. Elle se souvenait n'avoir été occupée que du sexe de l'homme qu'elle découvrait. La voix, les mains, qu'elle avait trouvées dès son premier tour au bureau - déjà deux ans, ils avaient mis deux ans à s'allonger nus l'un à l'autre, puis lui à se relever à demi, à s'asseooir comme pour mieux la voir, prendre quelque recul, la distance pour que la main se tende et passe sur le dos, effleure les seins, le ventre, s'assure de la réalité, comme si cette femme, qu'elle devenait à sa main, sous son regard, à mesure d'une lente inspection, de sa lente inspection - la voix, les mains, elle les cnnaissait, curieusement le contexte, la nuit, la chambre ne les modifiait pas, n'y ajoutait cette vibration un peu triste que peut avoir la main, la voix d'un homme se dépossédant de la journée et des vêtements et qui à présent désire. Elle n'avait d'yeux, puis de doigts que pour le sexe de l'homme, ce sexe d'un homme qu'il devenait pour elle. C'était l'intime qui allait défaire l'inconnu, l'intime membre, l'intime aspect qui l'assurait - elle - qu'ils étaient presqu'amants déjà, qu'elle pourrait désormais prononcer devant lui, à haute voix, clairement, le prénom qu'elle avait parfois murmuré depuis la conversation de Steyr. Quand il cessa de parcourir de la paume tout son buste, quand, assis devant elle, tous deux les jambes ouvertes, il la regarda soudain, elle comprit qu'il allait s'allonger, elle put prendre de la main sans plus de timidité la verge tendue, passer l'autre sous les fesses et se laisser elle-même aller en la vibration qui avait commencé. Plus tard, elle n'avait su qu'une chose, cette formidable douceur de l'avoir en elle, puis de le recréer, de le reprendre en elle. Il lui avait murmuré qu'il aimait son dos, la tranquillité de son corps, de ce dos, de ce ventre sans abondance ni pilosité excessive, qu'il aimait faire l'amour avec elle, qu'il trouvait l'amour avec elle naturel et très bon. Il avait balbutié et se rendait une nouvelle fois. Elle s'était étonné de ne pas défaillir davantage, comme si quelque chose l'acrochait encore à l'autre terre, à l'ancienne identité de ce nouvel amant. Elle n'était pas demeurée chez lui, elle avait préféré retourner seule et chez elle - quoique ce fut déjà la nuit très avancée et que la gare du Sud, les frondaisons du parc au-delà des grilles de Marie-Thérèse, avait parfois des chalandises inquiétantes. L'autre dormait, qui n'était pas un autre, qui n'était pas nouveau, qui n'était rien, mais pour lequel elle gardait une utile sympathie. L'amant, elle n'aurait qu'un amour secret à lui proposer, que des propositions de caresses et d'amour de corps, elle n'aurait que des attentions, une oreille à lui prêter, à lui donner, elle veillerait à ce qu'il n'ait pas de soucis. Le lendemain, elle ne fut pas davantage que les jours précédents, à l'heure, ce dont il lui fit, comme chroniquement, le reproche souriant. Ils se regardèrent à peine, mais elle avait su qu'il n'oublierait plus l'allongement de son dos en garçonne et la fente née bas, mais bien sculptée, entre les fesses parfaitement rondes. Elle était demeurée, un long temps avant d'annoncer qu'elle devait le quitter, assise aux genoux de l'homme qui gisait, elle contemplait le sexe encore tiède et luisant, parfois comme furtivement et comme s'ilui avait fallu n'être pas surprise à faire cela, elle donnait une brve caresse de ses lèvres à la chair qui avait été si forte. Alors, elle offrait le paysage dont elle comprenait qu'il était - d'elle - son préféré.

                        Cela, la glace ne pouvait le lui rendre. Elle se regarda encore, prête à autre chose, à s'habiller, à se donner à déjeuner, puisqu'elle irait au bureau, y arrivant à l'heure où les autres seraient dans les restaurants alentour, ils la trouveraient à sa table d'informatique, ne poseraient pas plus de questions que son silence rivé à la machine ne les y autoriseraient. Ce serait bien et plus aisé. Elle souffrait tout de même de cet isolement, injuste au fond. Elle revint à ce corps, ils ne s'étaient pas revus, l'un l'autre. Mais comme elle vivait à ce rythme étrange de ceux, de celles qui paraissent indifférents à tout, elle n'avait pas compté, ni même remarqué les jours... Elle ouvrit la lettre, que depuis hier soir, elle se réservait de ne lire que nue. Brandie devant ses seins, la tache blanche du courrier rima soudain dans la glace avec celle - noire et floue -du bas-ventre féminin. Elle fut frappée de l'étendue de cette tache noire, une tache noire qui avait peut-être grandi depuis la dernière fois, mais quelle dernière fois ? une tache noire qui peut-être effrayait, pouvait effrayer un homme, si vaste, si fascinante qu'on pouvait - oui - croire qu'elle envahirait tout, la femme d'abord et celui qui était tombé dans ses bras, qui y tomberait. Elle se souvint qu'ils ne s'étaient pas regardés nus -debout, et que de tache noire il n'avait donc pu être question. La tache les avait bus, sans aveu ni repère, gommée par leurs sexes. Elle compris alors qu'elle attendait de nouveau, et elle sut quoi [i].
















[i]. - Reniac, la terrasse - mercredi 18 Septembre 1996 : 12 heures 20.14 heures 10

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