X
Le suicide des
vieillards, souvent tenté en couple, est secret ; on le constate, sans le
publier, et le doute est organisé. Celui d’un jeune ne peut l’être. Rien que
cette différence d’attitude dans l’entourage montre qu’on pleure les jeunes
davantage que les vieux. Plus facilement : on se guérit moins d’une séparation
prématurée.
Celui qui se suicidera ne
menace ni ne raconte. Sa mélancolie – au sens clinique du terme – n’est
perceptible que pour les praticiens ou pour ceux qui ont l’expérience de la
dépression. La dépression donne le change, elle se donne une dernière fête,
donner le change, parce que précisément aucun secours n’est plus attendu, non
qu’il n’ait été souhaité, mais il s’est révélé ou il est tenu pour impossible.
Chanter, crier dans les rues.
Avec le suicide
individuel, un soulèvement populaire a ceci de commun, que les structures existantes
ne sont plus prises en considération et qu’au contraire on veut à tout prix
s’en extirper. Il s’agit bien d’une tentative de libération. L’au-delà du
suicide et de la mort n’est pas envisagé, la fin d’une journée révolutionnaire
n’est pas programmée à son début. D’ailleurs, il convient de distinguer les
organisateurs des masses qui se soulèvent, ou qu’ils ont su faire se soulever,
et celles-ci en tant que telles.
Le désespoir est un agent
de la vie et de la dialectique collectives, il ne l’est pas dans une existence
individuelle.
Les causes de désespoir
sont multiples, ce qui est morbide c’est le lien opéré par celui qui souffre
entre une cause ou une autre, et l’état présent de son existence. On ne se
suicide parce qu’on n’a plus d’avenir, on se supprime pour s’évader d’un
présent insoutenable.
Des organisateurs ou un
simulateur peuvent supputer les conditions du soulèvement suicidaire, en
apprécier par avance les retombées, mais pas celui qui se suicidera. Le moment,
le lieu, les circonstances, les témoins ou pas, l’instrumentation sont plus que
secondaires, ils n’existent pas en regard d’un rassemblement inouï de toutes
les forces vives pour passer à l’acte dans l’instant, il n’y aura donc pas
d’après, et il n’y a pas eu pratiquement d’avant.
Ma génération est-elle
désespérée et le cache-t-elle en étant grise et sans héros ?
Ma génération ne se
suicide-t-elle pas dans l’argent et le conformisme ?
Qu’un original surgisse –
José Bové tombant dans une bien meilleure époque que Pierre Poujade qui avait
contre lui les guerres coloniales bien plus oppressantes que le fisc et d’un
tout autre enjeu que le privilège des bouilleurs de crû, ou Coluche autrement
généreux – et la classe d’âge entière, sans du tout se rallier pourtant, palpe
le phénomène et lui voit un avenir sensationnel, l’Elysée, pour le moins une
bousculade lors du scrutin.
Je n’ai encore lu aucune
une étude expliquant comment avec pas trois points d’écart entre Jacques Chirac
et Jean-Marie Le Pen, au premier tour de l’élection présidentielle, le premier
peut ensuite faire entrer plus de quatre cent députés à l’Assemblée Nationale
mais le second pas un. La réponse est-elle, à mode de scrutin identique, cette
anomalie formidable qu’avec le même nombre de voix aux élections législatives
de Novembre 1958 le parti communiste ne faisait élire qu’une vingtaine des
siens, et le parti gaulliste quelques cent vingt ? anomalie qui ne dura
pas puisqu’en 1967, les opposants à de Gaulle et les partisans ou alliés de
celui-ci firent jeu égal dans les urnes comme au Palais-Bourbon ? Question
d’organisation ?
Pour devenir le parti
d’alternance aux chrétiens-démocrates emmenés par Konrad Adenauer, les
sociaux-démocrates allemands abandonnèrent leurs références marxistes, du coup
les changements se firent au gouvernement mais plus guère ni dans la politique
étrangère ni dans la législation.
Il y eut des désespérés
dans les années 1970 en France et en Allemagne, Action directe ou la bande à
Baader. Pris, ces jeunes gens et jeunes filles furent mis au secret absolu,
leur cellule éclairée a giorno en
permanence. On a peu parlé, ou pas du tout, du suicide de la pasionaria d’Action directe. Un grand quotidien du
soir titre en France : Chili,
1973 : l’autre 11 septembre. Il avait titré l’avant-veille : Il n’y a jamais eu autant de morts en août
depuis la Libération, ce qui pouvait crier la soif d’héroisme par défaut
aujourd’hui, mais c’était une manière de référencer les statistiques à la
création, en 1946, de l’Institut chargé de les établir. Nietzche fait décrire son
surhomme par Zarahtoustra et de Gaulle présente son premier livre, à propos de
l’Allemagne dans la Grande Guerre, en évoquant ce même surhomme, pour ensuite
le rapporter à un modèle français dont Le
fil de l’épée donne le portrait éclatant mais nuancé. La pratique
régalienne et médiatisée du pouvoir politique se fonde sur la réminiscence et
le besoin de héros, le chef n’est pas un gestionnaire, les fascismes ne
reviendront pas pour la raison simple que la propagande a changé de manière et
que l’audio-visuel est en direct, que l’uniforme ne se porte plus qu’en
vêtements de tous les jours par souci de se fondre plutôt que de se distinguer.
L’orgasme collectif en
antidote du désespoir d’un peuple, film des années 1920 et 1930, une démocratie
exemplaire, suite de la série allemande dans les années qui suivirent la
seconde défaite, combien plus écrasante à tous égards, mais la première
séquence est sur fond de chômage et d’inflation inouïes, la seconde sur celui
d’un redressement industriel spectaculaire et d’une des monnaies les plus
solides due l’après-guerre.
Y a-t-il un désespoir
chinois ?
S’est-on suicidé dans les
partis communistes d’Europe orientale quand les régimes, en quelques jours, se
sont effondrés ? Qui s’est suicidé au parti communiste français parce que
celui-ci avait changé de ligne, ou au contraire n’en changeait pas ?
Le Québec n’est pas un
peuple de colonisés, il ne se révolte pas, on ne pose pas de bombes
canadiennes-françaises à Toronto ni à Ottawa.
Lire Ferhat Abbas fait
comprendre la désespérance que la France applique jamais à ses sujets ce
qu’elle est censée pratiquer envers ses citoyens.
Un peuple est plus fort,
a plus de ressources qu’un individu. Partie à un procès l’opposant à une
compagnie d’assurance ou à l’Etat, il vieillit en faisant du papier tandis que
dans les bureaux adverses on peut se relayer jusqu’à sa mort pour survivre à
toutes les échéances. La police administrative dont sont chargés des organes de
tutelle envers des personnes morales, peut tuer celle-ci impunément en leur
retirant un quelconque agrément, c’est le médecin interdit d’exercice. Il n’y a
de suicide d’un peuple que par médiocrité, celui qui se dresse contre un
occupant, contre des machines, contre des armes se grandit, se fédère,
s’unifie. Les peuples divisés et occupés y ont à quelque moment de leur
histoire prêté la main ? C’est sans doute ce dont leurs historiographes
doivent les défendre en cas de résurrection. C’est l’épreuve non terminée dans
« l’esprit des peuples » d’Europe centrale et orientale. Le pire
d’une vie concentrationnaire est la culpabilisation des pensionnaires, car
l’injustice, selon la nature humaine, n’est pas compréhensible. Il faut avoir
fait quelque chose… Comment a pu durer une dictature qui s’est soudain
effondrée, un air du temps en 1946 et 1947, un autre air en 1989 ? mais
qu’est-ce qui fait l’air du temps ? ou la conviction d’un tribunal ?
Si l’on applique les
symptômes de la dépression à la vie des peuples, on voit aussitôt que le
terme-même a été employé pour caractériser la récession des années 1920-1930 et
qu’on redoute de l’appliquer à ce que nous vivons depuis une quinzaine
d’années, plus ou moins intensément selon les pays d’Europe. L’aboulie,
l’anorexie, le parler lent et pénible, la sensation de n’avoir de goût à rien
et de se trouver sans perspective, une certaine fixité du regard, la mobilité
hésitante sont ce que manifestent ou éprouvent des patients en état de
dépression. Rien que la perception de l’objectivité de ce que l’on souffre fait
tant soit peu émerger de cet état, qui n’est ni l’ennui, ni le désespoir mais
une intense prise en compte physique d’une situation d’âme, le dialogue
intérieur est éteint. Transposée à l’échelle d’un peuple, d’un pays, cette
perception ferait mettre en oeuvre aussitôt deux éléments salvateurs. Un parler
du patient, provoqué et soutenu par un thérapeute, inventorie les éléments
propres à celui-ci, une reconstruction commence. L’autre pratique est de mettre
le malade en état de moindre vulnérabilité à ce qu’il ressent, sans le couper
du monde, de la réalité, les agressions ne lui viennent qu’assourdies, et que,
par ailleurs, il ait constaté en lui-même quelques points forts sur lesquels
s’appuyer pour surgir, le voilà de nouveau en route. Les béatitudes données par le héros des évangiles se commencent
improprement par heureux ceux qui…alors
qu’il convient de traduire par en marche,
en route sont ceux qui…Le livre de Job précise les conditions de la
thérapie, le patient refusera de s’en prendre à son principe générateur, le
créateur, Dieu en l’occurrence, et il refusera tout autant de reconnaître sa
culpabilité personnelle. Il ne pourra cependant dire tout son mal qu’en
réplique à des intervenants extérieurs, même peu objectifs ou disposés au
contre-sens.
Notre vie nationale en
est là et nous priver de l’argument européen est probablement nous enfoncer
dans l’absence de perspectives. Il est singulier que dans chacun des
Etats-membres les votations et les oppositions se font par rapport à une entité
autre, les institutions et les procédures européennes en tant que telles, au
lieu de se placer dans la réalité qui est le concert ou pas, organisé ou
spontané de l’ensemble des Etats-membres. Tout concourt à cette opposition d’un
ordre contre un autre, du moins du point de vue des populations ressortissantes
de l’Union, puisque les modes de scrutin pour élire des représentants au niveau
européen, et les façons de ratifier les traités varient d’un Etat à un autre.
L’antidote à la
dépression - son exact contraire en fait - est la réconciliation avec soi-même,
la sensation de disposer de soi.
La France est en
dépression, aucune autorité morale, aucun prophète politique ou littérateur ou
religieux ne sait le lui dire et les gouvernants craindraient d’en recevoir la
responsabilité, si peu de temps qu’ils soient censément aux affaires, en en
faisant faire la remarque.
La manière dont nous
tentons de réécrire l’histoire contemporaine, notamment celle de Vichy, celle
de nos abstentions envers Hitler puis à propos de la Shoah, et celle de nos décolonisations, est très inférieure à ce
qu’ont su faire les Allemands d’un passé d’à peine douze ans de durée et à ce
que les Américains ont produit en termes de patriotismes et de sens commun
national depuis 1945. La France, quand elle se battait, prétendait défendre une
cause vitale et juridiquement fondée, le bon droit et l’existence. Se relire,
c’est se casser, on a oublié, puis on entend soudain des récits nouveaux dont
il n’est pas sûr qu’ils coincident tout à fait avec ce qui était vécu, d’autant
que tout était à l’époque sous prisme. La France aime d’autant plus ses
censures collectives, quasiment spontanées et inébranlables une fois établies,
qu’elle sait en chacun de ses citoyens que celles-ci sont tendancieuses, et, à
terme, pernicieuses.
Sans désigner les pays
tiers qui n’attendaient que d’eux qu’ils se débarrassent par eux-mêmes du
totalitarisme, les Allemands ont su regarder le passé pour en dégager une
sagesse d’avenir et une pédagogie nationale a amené un peuple aux capacités
exceptionnelles de discipline et d’engouement collectifs, de respect des
autorités et de goût pour l’ordre à un sens nouveau pour lui du relatif et de
la tolérance. A l’exacte manière d’une thérapie faisant surgir de nouveaux
fondements mais tout aussi propres, sinon davantage, au patient que les
précédents qui l’avaient fait verser, l’Allemagne d’après le nazisme a su
trouver en elle-même, dans ses caractères et ses diversités, dans la culture
réapprise du fédéralisme, dans une réconciliation avec l’universel, une
identité qui n’est pas nouvelle mais qu’elle ne se savait plus dans
l’entre-deux-guerres. Quant à l’idée européenne, depuis le fond de ses âges et
de ceux de notre Vieux Monde, elle l’a toujours caressée, sinon pratiquée.
Enfin, elle sait se critiquer et désormais se connaît bien, elle a son mode
d’emploi.
La France se critiquant
croit perdre l’équilibre et l’usage de soi, elle l’attribue à l’art assez banal
de ses dirigeants de lui parler en poncifs, gaullien, dit-on, ou fusible,
entend-on. Politique politicienne, entreprise de déstabilisation, quoiqu’il y
ait alternance au pouvoir à chaque changement de législature, l’opposition est
toujours diabolisée parce que d’elle les gouvernants ne redoutent rien, pas
même une proposition praticable, ou un débat constructif. On ne se fait plus
même peur, nous sommes superficiels et nous nous le répétons, nous le
reprochons.
L’Amérique – les
Etats-Unis – savent se critiquer et sans doute l’antidote à leurs excès réside
d’abord en eux-mêmes, bien plus qu’en des changements d’administration selon le
nom mais pas le programme des présidents successifs. Ils savent être
consensuels, John Foster Dulles, sénateur républicain sous Truman et Marshall
fut leur principal allié pour faire admettre un Pacte Atlantique qui risquait
fort d’avoir le sort qu’eût sous Woodrow Wilson le Pacte de la Société des
Nations. Ils savent motiver une guerre en termes universels et pas seulement
nationaux, de cette façon leur patriotisme peut se prétendre la matrice d’une
morale mondiale. Depuis la fin de la guerre du Viet-Nam, dont ils avaient
contracté une répugnance obsessionnelle à se laisser « enliser », ils
avaient construit autrement un imperium à
tout prendre aussi exigeant que celui d’aujourd’hui : pas de guerre
puisqu’ils n’en voulaient plus, des processus de paix puisqu’ils en imposaient
à Helsinki pour les deux Europes communiste et démocratique, pour Israëliens et
Palestiniens à Oslo, à Camp David et la « guerre du Golfe » ne fut ni
universalisée en thématique ni militairement poussée jusqu’au bout, les Nations
Unies étaient en évidence. L’Histoire était économique, le pays souffla et
constata qu’on faisait appel à lui, même sinon surtout pour des questions de
voisinage européen : la guerre, les guerres en Yougoslavie. Surtout, il fut consacré dans tous ses choix
stratégiques, financiers et sociaux par la chute du système soviétique, la
politique de Ronald Reagan a l’intérieur, modèle de déréglementation,
triomphait à l’extérieur du grand rival : la guerre des étoiles, à tous
les sens du mot était gagné par l’Oncle Sam. De la même façon que l’Union
Soviétique avait trouvé avec la « guerre patriotique » contre Hitler
et dans son avancée première pour la conquête de l’espace un nouveau souffle et
un regain mondial de crédibilité, l’Amérique pouvait écrire une histoire
moderne faite de victoires techniques et idéologiques [1].
N’ayant été défaits qu’au Viet-Nam et ne jugeant plus rétrospectivement cette
guerre-là qu’en termes de deuils familiaux sans qu’ait été risquée la
« bannière étoilée », les Etats-Unis ont trouvé dans l’événement du
11 Septembre 2001 la voie d’un retour en force de l’esprit de croisade. Les
mémoires de guerre de Dwight Eisenhower avaient pour titre croisade en Europe exactement comme Franco prétendit présenter son
insurrection du 18 Juillet 1936, des valeurs réduisant à néant des non-valeurs,
s’il est possible. Que le manichéisme – « l’axe du mal » - soit dans
le discours de Bush junior extactement semblable à celui d’intégristes
musulmans (ou chrétiens) ne questionne pas l’Amérique, elle fait « le
travail », « le boulot » que le monde attend, elle en a seule la
détermination et les moyens, ceux qui la critiquent ou qui rechignent sont au
moins des lâches piteux. Ainsi est déplacé du côté américain ce qui constitue
l’enjeu et la véritable histoire de notre temps : l’émergence d’une
différenciation européenne aux points de vue militaire et politique, et ce
faisant les Etats-Unis par élision permettent aux Européens de ne pas davantage
considérer explicitement l’enjeu. Une lecture spécifique de l’histoire se fait
donc automatiquement des deux côtés de l’Océan Atlantique, aucun choix à faire,
des valeurs toutes communes, de divergences que sur les moyens ou les
calendriers ou l’habillage juridique. Les relations entre alliés n’ont pas d’histoire
mais l’Amérique en a une qui se confond avec une vocation.
La France est sans plus
de repères, elle ne sait même ce qu’elle pèse ni ce qu’elle signifie tant pour
les siens que pour ses partenaires ; elle a commencé pas ne plus envisager
les guerres mondiales du siècle dernier comme des victoires ou des défaites,
mais comme des changements d’échelle ; elle ne sait plus si elle a une
vocation quoiqu’elle persiste à professer qu’il lui en faut une ; elle ne
traite d’autant moins son histoire contemporaine qu’elle la découple de
l’entreprise européenne, qu’elle ne la lit qu’en politique intérieure, qu’elle
ne sait pas inventer sa dialectique du moment qui serait au dehors l’exception
culturelle et au-dedans la reconstitution du lien social et la résistance
absolue au communautarisme, qu’elle ne fait pas le rapport entre ses
successives inventions de la décentralisation du service public ou de la
décision économique ; elle voit se perdre la signification de ses
élections nationales, n’envisage plus que les urnes décident des ruptures,
puisque la gauche et la droite sont d’accord sur l’entreprise, les
privatisations et la mis en œuvre des traités européens, quels que soient les
mots sur les trente-cinq heures, les cagnottes budgétaires et les critères de
Maastricht. Mais alors où est l’histoire ? et sans histoire, où sont les
héros ? et sans héros, quel modèle admirer sinon les acquis de certains en
termes de finance ou de notoriété ? cela ne se récite ni ne se raisonne,
mais se voit. La France a changé de vêtement. Comme c’est affiché aux colonnes
du Palais-Bourbon vis-à-vis de la Seine, elle a nombre de visages, on la sait
féminine et on la croit à prendre, alors qu’en allemand, elle se dit au genre
neutre et cela sonne masculin. Si elle était plus grande, à sa manière d’antan,
elle poserait question au reste du monde, elle n’interroge plus qu’elle-même.
Les Français ont été,
pendant quelques décennies, très à l’aise dans une histoire mondiale
personnalisante. Au rose des planisphères, face au jaune britannique, la
géographie donnait des apparences de jardin privé, en possession légitime. Les
autres pays, chacun dans sa portion de continent, étaient d’une autre nature,
la France, comme la Grande-Bretagne avait une identité double mais celle-ci ne
la faisait pas tourner à la schizophrénie, la résolution se faisait au
contraire dans le culte d’une image idéale dont Marianne, à défaut de roi ou
d’une Troisième République vraiment aimée, figurait partout en mairie, sur les
timbres-postes, sur les pièces de monnaie un profil souvent renouvelé ;
elle était la semeuse, la madonne des songes, la fée du vitrail, pour un peu
quelque vierge-mère souveraine. La France était une personne, comme peu de pays
avaient su faire d’eux mêmes une entité à invoquer et dont il fallait rester
digne. La trouvaille fut assez maurrassienne et la Grande Guerre en était
l’époque nécessaire : La France se
sauve elle-même. Ce paraissait être une façon éternelle de constituer
fortement un patriotisme plus éthéré et idéologique que charnel, mais la
pétition d’Alsace-Lorraine et la ruralité d’une majorité de la population
ancraient les choses dans la terre, d’autant que le premier conflit mondial,
côté ouest, se jouait parfois au mètre carré.
Cette personnalisation
n’est plus, elle a fait place à une bataille de propriétaire ne cédant pas ce
qui se révélait n’avoir été qu’à bail, ce furent les étreintes de la
décolonisation avec un Outre-mer que beaucoup ne découvraient qu’au moment où
nous devions le quitter, de force, les batailles de sortie des lieux furent
plus âpres que celles pour y entrer, mais le débat idéologique sans doute avait
été bien plus vif et structurant quand il s’était agi à la Belle Epoque
d’entreprendre au Tonkin ou de s’installer au Maroc. L’évocation de la
République et de ses valeurs est récente, elle date paradoxalement du moment où
se sont perdues, du fait d’une alternance entre une droite et une gauche,
toutes parlementaires et sans grande différenciation de gestion, les notions
qui avaient pu diviser les Français quant à leur bien commun. Or, c’est de
celui, en termes de legs national et de vocation au monde, que de Gaulle avait
tâché de faire comme base de notre réappropriation de nous-mêmes après les
défaites franco-allemandes et les pertes de nos colonies.
Le passé antérieur
apporte des pistes d’avenir. Il y a eu l’après-guerre de 1970-1871, fondateur
d’un redressement moral inspiré en certaines manières de ce que faisait
ostensiblement le Reich allemand, mais pour l’essentiel très français. On s’en
référa surtout à un tempérament national et à des leçons historiques, Michelet
n’était pas vieux dans les lectures familiales et l’on fit circuler une
histoire et une géographie nationales qui défiaient le résumé sauf à dire que
la France, les Français, une position historique et sur la mappemonde étaient
un tout indissociable, particulièrement beau et exemplaire, et qui surtout ne
se discutaient ni en sources ni en conséquences. Ce fut une volonté de vivre en
tant que nous étions, et tels que nous nous sentions. On ne parlait pas de
réformes, mais de conquêtes à tous égards, et l’instauration définitive de la
République ainsi que la clarification des relations entre celle-ci et les
provinces perdues ou à l’égard du spirituel donnaient un contenu très précis et
dynamique à la laïcité, à la préparation de notre outil militaire, à notre
université et à nos grandes écoles. Polytechnique était encore très militaire
de débouchés et d’espérance de carrières. Le service public allait de soi, et
le privé acceptait d’investir sous des régimes de concession, la Banque de
France convenait avec l’Etat pour des périodes dix à vingt ans de concours et
de responsabilités si précisément que le collège de gouvernement et de censure
de l’établissement monétaire était d’essence et de philosophie privées. Or, le
privé ne se considérait pas comme un secteur, il n’y avait pas en regard un
secteur public, le sens du bien général n’avait aucune frontière dans la
concertation économique et ce consensus économique préparait les
réconciliations sociales et politiques que les tranchées opérèrent
naturellement. Le pays, équilibré en profondeur, serein malgré des apparences
d’instabilité gouvernementale et de tirs à balles réelles sur des grévistes et
des manifestants, était prêt pour l’épreuve qu’il avait entrevue dès sa grande
défaite. D’une certaine manière, un redressement de quarante ans au tournant
des XIXème et XXème siècles s’était fait sans autorité particulière que le sens
des circonstances et des réalités imprégnant presque toutes les classes sociales
et l’élite dirigeante. De semblable sans doute que celui qui suivit la guerre
de Cent ans et les désastres subis par notre monarchie face à la revendication
anglaise.
Ni personnification ni
abstraction, mais un vrai labeur à partir de réalités et de contraintes connues
de tous, et dont – force de l’idéal – il était entendu que l’on ferait ensemble
appel.
La tendance aux
communautarisations, les relents et retours d’antisémitisme, l’idéologie
n’ayant plus d’expression et de débat qu’aux extrêmes, le sans-gêne du
nationalisme corse, les recroquevillements d’une certaine invention du
régionalisme sans rapport historique fondé avec ce qui a été vécu ensemble
depuis des siècles semblent caractériser notre dissolution actuelle. Parce que
nous ressentons vivement celle-ci et et la médiocrité de nos dirigeants,
incapables de nous rendre un discernement commun, nous sommes en durable
dépression sans qu’on ose nous le dire.
Le sursaut français,
sensible dans notre intelligentsia dès
le gouvernement de Pierre Mendès France, quand il fut exprimé avec de Gaulle
pendant une période assez longue pour qu’elle soit fondatrice, avait donné à la
France au XXème siècle une demi-génération d’avance sur les autres nations
d’Europe, la dernière à arriver à l’époque de maintenant ayant été la Russie,
mais la Grèce, l’Espagne, le Portugal sortant à peu près dans les mêms années
1970 de dictatures plus ou moins durables, plus ou moins répressives et
cruelles, nous avaient rejoint dans leur renouveau. L’unité allemande et
l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, à quinze ans d’intervalle
furent la mûe de nos deux grands partenaires du Vieux Monde ; le
remodelage de celui-ci en un ensemble unique et communautaire, inscrit dans
l’avenir dès la chute du mur de Berlin et réalisée au 1er Mai 2004,
ou à peu près si l’on garde à l’esprit la question turque et le décalage de
l’Europe du sud-est périme-t-il les identités nationales. Le débat est vif en
paroles, mais est-il réel dans les esprits. Une autre façon de concevoir, toute
nouvelle, de nous situer collectivement dans l’époque et sur la planète
est-elle possible ?
Il faut d’abord que
chacun en ressente le besoin. L’inventaire de ce qui nous divise, et qui pour
l’essentiel est d’ordre matériel, n’est pas fait. La logorrhée des réformes,
qui n’introduisent aucune grande institution nouvelle, aucune procédure de
changement des choses et des esprits, à la seule et timide exception d’une
votation parlementaire annuelle pour combler les déficits des régimes sociaux,
empêche l’unité de comportement. Chacun, et plus encore chaque profession, est
interpellé en termes de culpabilité, de vieillissement illégitime de sa façon
d’être et de vivre, les classes sociales ont dépéri et ont perdu leur nom, plus
encore leur dialectique de confrontation et de remise à plat périodiques et
deux foule s’équilibrent sinon en nombre du moins en une singulière force
d’inertie, puisque les choses seraient le fait de l’époque, que leur logique et
leur morale échapperaient à tout vouloir. Pointe dans ce magmas la pétition de
volonté, de franchise et de clarté qui est celle introduite personnellement par
Jacques Chirac dans la phraséologie de son parti à la fondation de celui-ci et
qui est devenu censément le langage des gouvernements qu’il inspire, quand il
dispose d’une majorité à l’Assemblée Nationale, ce qui en huit ans n’a pas été
la plupart du temps.
Lionel Jospin a évoqué
les mûtineries de 1917 et leur légitimité. Jacques Chirac les décisions et plus
encore les abstentions du gouvernement de Vichy pour les mettre à charge de la
France et de la République. On a finalement, pour gagner un jour ouvrable et
financer de nouvelles infrastructures pour la partie la plus âgée de notre
population, choisi le lundi de Pentecôte plutôt que l’anniversaire de la capitulation
allemande, le 8 Mai, et personne n’est encore arrivé à imposer, en jour férié,
le 9 Mai, anniversaire du plan Schuman sinon de la fondation des Communautés
européennes de l’époque contemporaine.
La France est un
Etat-membre, les politiques intérieures qui y sont menées paraissent délibérées
hors du champ politique, soit que le gouvernement complaise à une vogue
impérieuse parce que mondiale, soit que les directives concoctées à Bruxelles
deviennent exécutoires sans délibération ni consentement préalables des
Etats-membres.
Le peuple dépressif ne
sait plus, ne peut plus lire ce qu’il lui arrive quotidiennement. Les
perspectives ne lui paraissent qu’une sucession indéfinie d’adaptations et de
contraintes, toutes inopérantes. Le passé lui paraît nul puisqu’il a abouti aux
impasses du présent. Rien n’a de visage et les médias, parce qu’audio-visuels
mettent sur des plans identiques et à des niveaux analogue dans la hiérarchie
des valeurs et des notoriétés les gestes et borborygmes télévisés télévision de
certains jeunes couples ou candidats individueles vivant derrière l’écran, en
diffusion directe, et les faiseurs de décision ou de réactions collectives.
Rien ne ressort.
François Furet publie
presque à sa mort dans un grand quotidien du soir ses vues, mais pas ses
explications sur Le déclin français,
et c’est à ce propos que je suis reçu par Valéry Giscard d’Estaing que j’avais
longtemps dans les colonnes de ce même journal. L’homme d’Etat est vulnérable
au possible à l’évocation des amis qu’il n’a jamais eus, ou de ceux qu’il
cultiva en très petit nombre – trois, selon lui - mais qu’il a perdus successivement, pour
diverses raisons, qui ne sont pas seulement leur décès. Il a toujours voulu
écrire l’histoire, n’y arrive qu’en quelques pages de deux volumes de mémoires
qui attendent, le troisième annoncé depuis longtemps et s’est posé en modèle
français de cette Nouvelle frontière
qu’avait indiquée et incarnée John Kennedy, dont il a à peu près l’âge quand il
arrive comme lui au pouvoir suprême. Il est alors plus gaullien qu’on ne le
ressentit à l’époque en croyant que sa seule présence sur la dunette changera
les esprits, infléchira les circonstances en sorte que toutes deviendront
bienveillantes, et modifiera beaucoup de choses. Le mal français paraît peu après sa propre proposition de Démocratie française et Alain Peyrefitte
redevient ministre, on glose beaucoup – Fernand Braudel publie, après tant de
choses décisives et ensemençantes sur la Méditerrannée, sur l’histoire en tant
que discipline et sur le capitalisme en tant qu’époque, des volumes sur L’identité de la France. Jamais, on n’a
essayé autant de se discerner soi-même, mais la dialectique ne répond pas sur
commande, elle n’est qu’à terme celle d’une modernisation telle de la France
qu’elle en perdrait ses sigles et ses habitudes de trois quarts de siècle, le
dirigisme et le nationalisme, elle est électoralement la victoire d’une
majorité de gauche, populiste et peu subtile sauf en la personne de celui qui
l’a constitué au propre et par génie personnel. François Mitterrand peut
incarner l’histoire, Valéry Giscard d’Estaing redevient rétrospectivement ce
qu’il fut sous de Gaulle puis contre lui, une ambition, ce qui n’a pas de
portée durable dans les esprits. La scène européenne devient son discernement
tardif, mais vif et le pays sans pressentir que là est le vrai débat, retrouve
ce duel singulier et de déjà plus que trente ans entre deux politiques fort
jeunes en 1974 et vite émules, une connaissance pratique de la carte et de la
sociologie électorales françaises faisant le fort de l’un, le don individuel de
l’expression et de la mise en scène de l’autre. Les deux rôles sont nécessaires
pour que la France se trouve une place et une définition ; naturellement,
il faut qu’en personne ou en thème, ce soit le second qui l’emporte, à défaut
de quoi Clochemerle et les chroniques municipales seront notre histoire
moderne.
Reste l’anomalie de
Jacques Chirac relativement à son modèle des Républiques d’antan et au
« bon docteur Queuille », son prédécesseur en Corrèze ; il est
le seul président de la Cinquième République, après de Gaulle, a décider
pratiquement seul et à peu près contre tous, et d’abord contre son propre
camp : la suppression du service national en 1995-1996, la baisse des
impôts poursuivie malgré la croissance des déficits publics en 2002-2004, la
contestation de la politique américaine au regard de la question d’Irak. Il
avait d’ailleurs fait de même, vis-à-vis des siens, à propos de l’initiative
stratégique de Ronald Reagan en soutenant les Etats-Unis, ce que ceux-ci
oublient mais lui-même n’était que Premier Ministre d’un François Mitterand
d’avis contraire, et à propos du oui au référendum sur Maastricht organisé par
ce dernier. Il semble que parfois, sans prévenir, la France habite l’esprit
d’un gouvernant, mais comme ce n’est plus ni l’habitude ni la prévision,
l’impact est discutable et l’attitude souvent réversible.
[1] - les histoires parallèles
qu’écrivirent dans les années 1960 André Maurois pour celle des Etats-Unis et
Louis Aragon pour celle de l’Union Soviétique