dimanche 3 août 2014

poèmes au Brésil - 19 -




Cette minute qui nous commande


Le ciel et les immeubles
font ce matin  des lumières monotones,
des gris et des blancs, peu de verts,
vois-tu mon paysage et sa leçon
de linceul et d’habitude,
vois-tu la persévérance des souvenirs
et des images, des associations
et de ce qui nous fait corps ?

Le ciel et les immeubles ne défaisaient
pas cette aube le lit encore gris où
tu prendras relief,
tout me semble de poids et de statue,
je me souviens ni des joies ni des lèvres,
ni de la griserie de cette certitude-là
quand, aux lignes courbes et précises
sous la robe et l’étouffe de ma toute
première fois, très naguère,
je reconnus l’anse et l’aisance
des hanches et des liquidités, et du velours
de la vie, de la femme que je ne savais pas
encore.

Qu’il eût été simple le poème hier
quand partant, glissant dans les couloirs
perpendiculaires, nous nous quittions
certains des pensées, certains des étages
certains des retours  et des approches,
certains de l’accord aux heures qui séparent
de la fête et dont nous n’avions plus que le
seul devoir envers demain de garder le génie
de les attendre.

Qu’il eut été simple le poème hier
quand nous l’écrivions déjà à mesure,
les meubles, le vide des paliers,
l’obscurité orangée qui faisait des reliefs
et des lignes, qui contournait ton visage,
formait ton profil animal ou indien,
le profil déjà de l’amour qu’on regarde
et qui criera à la première étreinte
quand il aura bien fallu commencer
après les cent détours des neuvaines attendues.

Le visage à la main refermée,
la main au dos du fauteuil banal,
le soir venant comme à l’ordinaire,
une femme regardait un homme
lui disait qu’il était beau,
lui donnait à prendre ses doigts
et la pulpe de ses paumes,
et faisait naître à ses yeux
et à cette fatigue de la vie
qu’on ne voit qu’à l’extrême jeunesse
demeurée
l’eau de la rencontre,
les pépites gris clair des larmes
de l’abondance,
car des entrées de l’hôtel de trop de passages
à l’ascenseur de toutes les promiscuités,
elle avait minutieusement choisi
cette ombre, cette réplique grandie
d’elle-même et de son désir.

Dans l’immense pays de ses quinze et
vingt ans, dans le défilé qui lui avait
fait l’orée de son adolescence
renoncé à la perpétuité,
elle venait à trouver –
précisément quand elle avouait à un autre
qu’elle n’aimait que son ami et l’impossibilité
de le prendre, d’être à lui –
à trouver le rocher, la masse sombre,
la plage que l’aurore demain éclairerait
quand tous dorment encore de la nuit et des
flots qui ont leur bruit changé par chaque
saison de la lumière,
elle venait à trouver où accrocher
le regard et le sourire
qu’elle ne pouvait plus donner.

Elle refusait les réminiscences, les
siennes comme les siennes,
elle écoutait le singulier silence des
coïncidences, le tutoiement avait eu sur lui
l’étrangeté du magique, 
il lui tendait son nom et sa photographie,
il lui tendait des récits et des allusions,
il lui tendait des pleins et des vides,
elle l’avait reconnu en bas, au début,
à son arrivée entre des tableaux et une
machine à écrire, il y avait eu tous les pas du
destin, tous les arrangements qui maintenant
bordaient d’une épaisseur déjà faite
la senteur de leur rencontre.

Elle était naturellement dans ses bras,
elle était naturellement à répondre au dessin
que faisait de son visage, de ses joues, de son cou
le doigt de ses mains, la douceur émerveillée
de ses yeux et qui lissaient finalement
tout le front et la bouche et le regard
de la jeune fille – encore milanaise – qu’
elle redevenait peu à peu.

Elle le mettait nu et le savait
tandis qu’il dévidait et creusait peu à peu
le fleuve et les eaux à sourdre
des vies qu’il leur faisait raconter.
Elle le mettait nu et le savait quand
elle plongeait en lui la sonde et le poignard
qui rassemblent, qui effacent les antécédents
et les attentes, qui font tourner autour de l’
imprévu survenu tous les sables et tous les rayons
des absences, des désirs et des communions
et dans l’entonnoir devenu centre
déversent jusqu’au cœur cet établissement définitif
où sans effort, sans timidité,
on vient coucher sa première certitude.

Elle rompait de toute sa présence, de toute son écoute
le flux et les marteaux de son temps,
elle rompait la journée qu’il avait dû vivre
sans grand sens comme elle avait vécu la sienne,
elle rompait les prévisions et les remplissages
monotones du lendemain,
elle disait déjà qu’elle consentirait à tout
comme lui consentait à tout,
comme lui avouait aussi l’ouverture béante des
portes intimes, l’ouverture de tous les possibles,
l’ouverture des relectures, des retours en arrière.

Sur les fauteuils de la banalité,
sur le palier où chacun peut arriver d’une porte
métallique qu’on n’entendrait qu’à peine,
ils voulaient s’étreindre, et elle lui répondait
même, sans qu’aucune permission à l’autre
fut hasardée, sollicitée, attendue.
Rien n’était coutumier d’elle hélant
au dernier instant quand la machine allait repartir,
et lui, ayant dévisagé sans intérêt ni espérance,
sans conviction, ceux qui montaient avec lui
ne que le visage et la gorge d’une femme
de plus.

Sur les fauteuils du palier, la lumière et les
soleils du soir faisaient sans cesse leur chemin au
profil et aux yeux de la jeune fille,
il leur découvrait la beauté, il leur découvrait
la coïncidence avec tout ce qu’il porte en lui
comme un fardeau d’envies, d’envies d’une exactitude,
d’une ressemblance d’un être à son rêve, ou de
son rêve à cet être. L’écran tombait lentement
des cheveux parfois au front, les yeux avec l’horizon
proche de l’attention extrême, les pommettes, les joues,
la commissure des lèvres, le détail, toutes les
complétudes de ce visage avaient la forme, la couleur,
les sites et le cadre où plonger en confiance
du lendemain, de la promenade virginale,
de la confidence à la joie.

Envisageaient-ils leurs corps, envisageaient-ils
les seuils des chambres ? Pas au sens habituel des
ruptures et des naissances, des étonnements de
qui tombe ou fait tomber en un chant, en une ombre,
en un jour. Il n’y avait en eux ni attente ni désir
de ce langage ; ils avaient été si vite, si loin,
si communément ensemble, au même rythme,
au même pas, dans l’élan infiniment ralenti,
démultiplié de leur certitude de se correspondre,
de se joindre déjà, de s’unir dans cette rencontre,
dans cette sensation physique de leur rencontre,
de leur exactitude, de leur coïncidence à se
rencontrer, qu’en somme ils avaient déjà tout
épuisé de la communion que donnerait un jour,
demain, maintenant, cette nuit ou dans les arbres
et la plaine d’un tout autre pays l’union, la
sueur, la recherche et le soupir des grands tâtonnements
et de tout le soin dont ils savaient d’avance qu’ils
seraient bien capables, mais ce ne serait qu’un
retour aux premiers pas, qu’un cadeau du souvenir et
de la récapitulation de leurs premiers mots,
tant ils avaient commencé par le sommet
et que le jeu serait simple ensuite,
et qu’ils n’auraient rien besoin de comprendre, de
connaître, qu’ils auraient  – parce qu’ils savaient
déjà tout de leur joie, et des paumes qui s’affleurent
et s’accolent, et de l’étendue qu’ils prendraient
d’eux-mêmes quand l’heure serait venue, tranquille,
paisible, sereine comme un vin débouché, un pain partagé
-         à seulement contempler, et d’un haut ou du ras
de l’autre à prendre la mesure du paysage qu’ils
s’étaient choisi.

L’ange est tombé, l’ange les bras en croix
est tombé de cette terre, l’ange a déjà
le visage de cire, l’ange a encore le corps
de notre ciel, l’ange a pleuré tout son sang,
l’ange s’est fait petit pour naître  et sourire
et rire et courir parmi nous,
L’ange est tombé, de notre terre à un ciel
le jour de son seigneur, aux obscurités qui
venaient, les bras en croix de bois d’une maison
qu’il avait quittée.
L’ange m’habite et change tout en gris, tout en
clair, l’ange ne voit plus rien, l’ange a des
yeux qui avaient la mer et l’océan et le rire
de l’enfance, l’ange avait un prénom, un visage
et un âge, l’ange nous aimait, l’ange était là,
l’ange ne fut plus, on l’avait cru pareil à nous
parce qu’il vivait, on ne savait qu’il allait mourir.
L’ange allait pleurer tout son sang
et des années nous ne l’avions pas su,
l’ange n’économisait pas et nous l’avions dépensé,
l’ange a disparu de sa cire, de sa terre, de ce ciel,
l’ange est en nous pour frémir désormais
et attendre notre tour. L’ange sourira, l’ange
reviendra, l’ange rira et saura courir à nous,
et hier naguère sera encore demain au front d’or
et à la bouche de rêve qui boira notre humble pleur.

De la légèreté à la cendre de nos vies
il n’y a que la minute qui  nous commande.
Je passai ce soir-là de l’allégresse à une autre paix,
celle de la densité et du poids de l’existence,
des fils qu’on coupe, des miroirs qu’on déplace,
des caisses que l’on range et l’univers est autre
sans avoir averti.
Les pas du promeneur et du moine, les siestes de
la journée quand on regarde le ciel défiler à travers
des branches et qu’il charrie des nuages et son soleil
comme le regard gigantesque qui nous perce et nous
endort, les siestes de l’amour grand ouvert,
quand le lit se referme un instant, que les bras
trouvent la première fois l’automatisme de leur
reconnaissance, que l’autre se prouve au réveil
en nous si son image ne déplace rien de la joie
passée et qui va revenir, du brillant des yeux
redonnés à la saveur des jambes qui remêlent leur
savoir et leur hâte, la main qui fait le chapelet
et la fente, qui épelle la prière et le sexe,
tout pouvait devenir objet, brique de la construction
inconnue à quoi il nous faut chacun concourir
jusqu’à l’heure inaudible où tout éclate et prend
un sens définitif dont nous ne savons rien.

J’avais enfermé l’ange dans mon cœur,
j’avais oublié les étoiles,
je n’avais plus pensé qu’à toi,
qui aurais des visages et des pleurs et des lumières
d’apparence semblables à tous mes passés, à tous tes
passés, je rentrais dans les vêtements de tout homme,
mais pourtant  - toi – tu m’arrêtais quelque part
dans ta vie, dans la mienne, tu ne serais pas
la silhouette seule de mon désir, tu ne serais pas
la facilité qu’on oublie, je ne songeais pas
à tes interrogations du dernier instant,
à la crainte de toute femme qui déjà a pris tout ses
risques d’être trompée par elle-même sur un émoi qui
l’a fait chavirer et déjà tout donne,
je ne songeais pas à tes yeux ni à a couleur que tu
leur veux, je ne songeais pas même aux lignes exactement
jumelles et si lisses de ton corps sous l’étoffe
comme l’étoffe et les lignes de toutes mes enfances
qui les avaient attendues sans les connaître, sans les
dessiner, sans les situer, sans les appeler même,
je ne songeais qu’à toi – dont je ne vois rien –
qui dormirais encore une nuit sans moi
et penserais aux suites, et à tous les pas
dans la ville quand nous aurions ouvert cette porte-ci
ou cette porte-là.
L’ange serait parmi nous, contemplerait notre fête,
s’assurerait des pénombres et des poèmes
et nous dirait tout bas
qu’il est bien précaire le chemin où l’on se rencontre
quand tout au long, partout à sa proximité
frémissent  les passés, et les avenirs,
et la coupure incessamment loisible de tout le texte,
de toute la rumeur de nos cœurs.
Alors les doigts passèrent lentement à notre front,
il s’y fit un signe que nous regardâmes l’un à l’autre
et nous nous tûmes, effleurés par la prière, graves.

30 Avril 1985



Aucun commentaire: