Cette minute
qui nous commande
Le ciel et
les immeubles
font ce
matin des lumières monotones,
des gris et
des blancs, peu de verts,
vois-tu mon
paysage et sa leçon
de linceul
et d’habitude,
vois-tu la
persévérance des souvenirs
et des images,
des associations
et de ce
qui nous fait corps ?
Le ciel et
les immeubles ne défaisaient
pas cette
aube le lit encore gris où
tu prendras
relief,
tout me
semble de poids et de statue,
je me
souviens ni des joies ni des lèvres,
ni de la
griserie de cette certitude-là
quand, aux
lignes courbes et précises
sous la
robe et l’étouffe de ma toute
première
fois, très naguère,
je reconnus
l’anse et l’aisance
des hanches
et des liquidités, et du velours
de la vie,
de la femme que je ne savais pas
encore.
Qu’il eût
été simple le poème hier
quand
partant, glissant dans les couloirs
perpendiculaires,
nous nous quittions
certains
des pensées, certains des étages
certains
des retours et des approches,
certains de
l’accord aux heures qui séparent
de la fête
et dont nous n’avions plus que le
seul devoir
envers demain de garder le génie
de les
attendre.
Qu’il eut
été simple le poème hier
quand nous
l’écrivions déjà à mesure,
les
meubles, le vide des paliers,
l’obscurité
orangée qui faisait des reliefs
et des lignes,
qui contournait ton visage,
formait ton
profil animal ou indien,
le profil
déjà de l’amour qu’on regarde
et qui
criera à la première étreinte
quand il
aura bien fallu commencer
après les
cent détours des neuvaines attendues.
Le visage à
la main refermée,
la main au
dos du fauteuil banal,
le soir
venant comme à l’ordinaire,
une femme
regardait un homme
lui disait
qu’il était beau,
lui donnait
à prendre ses doigts
et la pulpe
de ses paumes,
et faisait
naître à ses yeux
et à cette
fatigue de la vie
qu’on ne
voit qu’à l’extrême jeunesse
demeurée
l’eau de la
rencontre,
les pépites
gris clair des larmes
de
l’abondance,
car des
entrées de l’hôtel de trop de passages
à
l’ascenseur de toutes les promiscuités,
elle avait
minutieusement choisi
cette
ombre, cette réplique grandie
d’elle-même
et de son désir.
Dans
l’immense pays de ses quinze et
vingt ans,
dans le défilé qui lui avait
fait l’orée
de son adolescence
renoncé à
la perpétuité,
elle venait
à trouver –
précisément
quand elle avouait à un autre
qu’elle
n’aimait que son ami et l’impossibilité
de le
prendre, d’être à lui –
à trouver
le rocher, la masse sombre,
la plage
que l’aurore demain éclairerait
quand tous
dorment encore de la nuit et des
flots qui
ont leur bruit changé par chaque
saison de
la lumière,
elle venait
à trouver où accrocher
le regard
et le sourire
qu’elle ne
pouvait plus donner.
Elle
refusait les réminiscences, les
siennes
comme les siennes,
elle
écoutait le singulier silence des
coïncidences,
le tutoiement avait eu sur lui
l’étrangeté
du magique,
il lui
tendait son nom et sa photographie,
il lui
tendait des récits et des allusions,
il lui
tendait des pleins et des vides,
elle
l’avait reconnu en bas, au début,
à son
arrivée entre des tableaux et une
machine à
écrire, il y avait eu tous les pas du
destin,
tous les arrangements qui maintenant
bordaient
d’une épaisseur déjà faite
la senteur
de leur rencontre.
Elle était
naturellement dans ses bras,
elle était
naturellement à répondre au dessin
que faisait
de son visage, de ses joues, de son cou
le doigt de
ses mains, la douceur émerveillée
de ses yeux
et qui lissaient finalement
tout le
front et la bouche et le regard
de la jeune
fille – encore milanaise – qu’
elle
redevenait peu à peu.
Elle le
mettait nu et le savait
tandis
qu’il dévidait et creusait peu à peu
le fleuve
et les eaux à sourdre
des vies
qu’il leur faisait raconter.
Elle le mettait nu et le savait quand
Elle le mettait nu et le savait quand
elle
plongeait en lui la sonde et le poignard
qui
rassemblent, qui effacent les antécédents
et les
attentes, qui font tourner autour de l’
imprévu
survenu tous les sables et tous les rayons
des
absences, des désirs et des communions
et dans
l’entonnoir devenu centre
déversent
jusqu’au cœur cet établissement définitif
où sans
effort, sans timidité,
on vient
coucher sa première certitude.
Elle
rompait de toute sa présence, de toute son écoute
le flux et
les marteaux de son temps,
elle
rompait la journée qu’il avait dû vivre
sans grand
sens comme elle avait vécu la sienne,
elle
rompait les prévisions et les remplissages
monotones
du lendemain,
elle disait
déjà qu’elle consentirait à tout
comme lui
consentait à tout,
comme lui
avouait aussi l’ouverture béante des
portes
intimes, l’ouverture de tous les possibles,
l’ouverture
des relectures, des retours en arrière.
Sur les
fauteuils de la banalité,
sur le
palier où chacun peut arriver d’une porte
métallique
qu’on n’entendrait qu’à peine,
ils
voulaient s’étreindre, et elle lui répondait
même, sans
qu’aucune permission à l’autre
fut hasardée,
sollicitée, attendue.
Rien
n’était coutumier d’elle hélant
au dernier
instant quand la machine allait repartir,
et lui,
ayant dévisagé sans intérêt ni espérance,
sans
conviction, ceux qui montaient avec lui
ne que le
visage et la gorge d’une femme
de plus.
Sur les
fauteuils du palier, la lumière et les
soleils du
soir faisaient sans cesse leur chemin au
profil et
aux yeux de la jeune fille,
il leur
découvrait la beauté, il leur découvrait
la
coïncidence avec tout ce qu’il porte en lui
comme un
fardeau d’envies, d’envies d’une exactitude,
d’une
ressemblance d’un être à son rêve, ou de
son rêve à
cet être. L’écran tombait lentement
des cheveux
parfois au front, les yeux avec l’horizon
proche de
l’attention extrême, les pommettes, les joues,
la
commissure des lèvres, le détail, toutes les
complétudes
de ce visage avaient la forme, la couleur,
les sites
et le cadre où plonger en confiance
du
lendemain, de la promenade virginale,
de la
confidence à la joie.
Envisageaient-ils
leurs corps, envisageaient-ils
les seuils
des chambres ? Pas au sens habituel des
ruptures et
des naissances, des étonnements de
qui tombe
ou fait tomber en un chant, en une ombre,
en un jour.
Il n’y avait en eux ni attente ni désir
de ce
langage ; ils avaient été si vite, si loin,
si
communément ensemble, au même rythme,
au même
pas, dans l’élan infiniment ralenti,
démultiplié
de leur certitude de se correspondre,
de se
joindre déjà, de s’unir dans cette rencontre,
dans cette
sensation physique de leur rencontre,
de leur
exactitude, de leur coïncidence à se
rencontrer,
qu’en somme ils avaient déjà tout
épuisé de
la communion que donnerait un jour,
demain,
maintenant, cette nuit ou dans les arbres
et la
plaine d’un tout autre pays l’union, la
sueur, la
recherche et le soupir des grands tâtonnements
et de tout
le soin dont ils savaient d’avance qu’ils
seraient
bien capables, mais ce ne serait qu’un
retour aux
premiers pas, qu’un cadeau du souvenir et
de la
récapitulation de leurs premiers mots,
tant ils
avaient commencé par le sommet
et que le
jeu serait simple ensuite,
et qu’ils
n’auraient rien besoin de comprendre, de
connaître,
qu’ils auraient – parce qu’ils savaient
déjà tout
de leur joie, et des paumes qui s’affleurent
et s’accolent,
et de l’étendue qu’ils prendraient
d’eux-mêmes
quand l’heure serait venue, tranquille,
paisible,
sereine comme un vin débouché, un pain partagé
-
à seulement contempler, et d’un haut ou du ras
de l’autre
à prendre la mesure du paysage qu’ils
s’étaient
choisi.
L’ange est
tombé, l’ange les bras en croix
est tombé
de cette terre, l’ange a déjà
le visage
de cire, l’ange a encore le corps
de notre
ciel, l’ange a pleuré tout son sang,
l’ange
s’est fait petit pour naître et sourire
et rire et
courir parmi nous,
L’ange est
tombé, de notre terre à un ciel
le jour de
son seigneur, aux obscurités qui
venaient,
les bras en croix de bois d’une maison
qu’il avait
quittée.
L’ange
m’habite et change tout en gris, tout en
clair,
l’ange ne voit plus rien, l’ange a des
yeux qui
avaient la mer et l’océan et le rire
de
l’enfance, l’ange avait un prénom, un visage
et un âge,
l’ange nous aimait, l’ange était là,
l’ange ne
fut plus, on l’avait cru pareil à nous
parce qu’il
vivait, on ne savait qu’il allait mourir.
L’ange
allait pleurer tout son sang
et des
années nous ne l’avions pas su,
l’ange
n’économisait pas et nous l’avions dépensé,
l’ange a
disparu de sa cire, de sa terre, de ce ciel,
l’ange est
en nous pour frémir désormais
et attendre
notre tour. L’ange sourira, l’ange
reviendra,
l’ange rira et saura courir à nous,
et hier
naguère sera encore demain au front d’or
et à la
bouche de rêve qui boira notre humble pleur.
De la
légèreté à la cendre de nos vies
il n’y a
que la minute qui nous commande.
Je passai ce soir-là de l’allégresse à une autre paix,
celle de la
densité et du poids de l’existence,
des fils
qu’on coupe, des miroirs qu’on déplace,
des caisses
que l’on range et l’univers est autre
sans avoir
averti.
Les pas du
promeneur et du moine, les siestes de
la journée
quand on regarde le ciel défiler à travers
des
branches et qu’il charrie des nuages et son soleil
comme le
regard gigantesque qui nous perce et nous
endort, les
siestes de l’amour grand ouvert,
quand le
lit se referme un instant, que les bras
trouvent la
première fois l’automatisme de leur
reconnaissance,
que l’autre se prouve au réveil
en nous si
son image ne déplace rien de la joie
passée et
qui va revenir, du brillant des yeux
redonnés à
la saveur des jambes qui remêlent leur
savoir et
leur hâte, la main qui fait le chapelet
et la
fente, qui épelle la prière et le
sexe,
tout
pouvait devenir objet, brique de la construction
inconnue à
quoi il nous faut chacun concourir
jusqu’à
l’heure inaudible où tout éclate et prend
un sens
définitif dont nous ne savons rien.
J’avais
enfermé l’ange dans mon cœur,
j’avais
oublié les étoiles,
je n’avais
plus pensé qu’à toi,
qui aurais
des visages et des pleurs et des lumières
d’apparence
semblables à tous mes passés, à tous tes
passés, je
rentrais dans les vêtements de tout homme,
mais
pourtant - toi – tu m’arrêtais quelque
part
dans ta
vie, dans la mienne, tu ne serais pas
la
silhouette seule de mon désir, tu ne serais pas
la facilité
qu’on oublie, je ne songeais pas
à tes
interrogations du dernier instant,
à la
crainte de toute femme qui déjà a pris tout ses
risques
d’être trompée par elle-même sur un émoi qui
l’a fait
chavirer et déjà tout donne,
je ne
songeais pas à tes yeux ni à a couleur que tu
leur veux,
je ne songeais pas même aux lignes exactement
jumelles et
si lisses de ton corps sous l’étoffe
comme
l’étoffe et les lignes de toutes mes enfances
qui les
avaient attendues sans les connaître, sans les
dessiner,
sans les situer, sans les appeler même,
je ne
songeais qu’à toi – dont je ne vois rien –
qui
dormirais encore une nuit sans moi
et
penserais aux suites, et à tous les pas
dans la
ville quand nous aurions ouvert cette porte-ci
ou cette
porte-là.
L’ange
serait parmi nous, contemplerait notre fête,
s’assurerait
des pénombres et des poèmes
et nous
dirait tout bas
qu’il est
bien précaire le chemin où l’on se rencontre
quand tout
au long, partout à sa proximité
frémissent les passés, et les avenirs,
et la
coupure incessamment loisible de tout le texte,
de toute la
rumeur de nos cœurs.
Alors les doigts passèrent lentement à notre front,
Alors les doigts passèrent lentement à notre front,
il s’y fit
un signe que nous regardâmes l’un à l’autre
et nous
nous tûmes, effleurés par la prière, graves.
30 Avril 1985
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