Mercredi 31 Mars 1965
Me voici depuis un mois et
demi en Mauritanie. Parti dans l’enthousiasme, je n’ai senti la séparation
d’avec les miens, qu’en embrassant Maman bouleversée à l’aéroport, qu’en me
retrouvant seul dans ma chambre (n° 13) à l’Hôtel des Députés.
Expérimentation concrète de
ma dépendance à l’égard des autres. A quel point, j’étais prostré la première
semaine, parce que seul, sans affection à donner ou à recevoir. Et combien
progressivement, je me suis rééquilibré à mesure que je me suis senti plus
entouré. Et je vis bien le texte de Pascal, dicté à mes élèves : « car quelque possession qu’il ait sur la
terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas
satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes ». Francis [1]
et les Ballèvre [2] ont joué un rôle essentiel,
pour cela, et le jouent toujours.
Premier contact avec
Francis, lorsque j’ai reçu la décision m’affectant dans son appartement. Peu
favorable. M’a paru ouvert, mais un peu sacrastique. Il était d’ailleurs
entouré de ses amis : Chabas, Roumeas, etc… Puis découverte progressive,
et réciproque. J’ai su par M. Planty (professeur au lycée), qu’il avait quitté
la Compagnie de Jésus. Et un dimanche, il m’a longuement parlé. De la perte de
sa foi. De son enthousiasme juvénile, en entrant : « Merci, Seigneur,
de m’avoir choisi, de m’avoir donné la Foi ». Puis études de philosophie.
Et dessèchement progressif. Questions multiples. Perte progressive de la Foi. Impression
croissante de jouer la comédie, sous la soutane. Particulièrement
avec ses élèves de philosophie, pendant sa régence à Lyon. Et pourtant, un
jeune espoir de la Compagnie – ce que je crois sans peine. A quitté la
Compagnie, l’an dernier. En pleine liberté. Sûr qu’il n’y avait pas rupture,
retour en arrière. Mais pleine cohérence dans son itinéraire. M’a décrit la
peine profonde de ses parents, puis leur accoutumance. Et maintenant le voici
en Mauritanie. Et depuis quelques jours, dans sa petite villa, du Finistère
comme il dit joliment.
Un beau regard bleu. Front dégarni.
Mais beaucoup de bonté. Il m’a parlé un peu de son mariage. Calmement, de lui,
de son expérience de la Compagnie, de l’immense liberté dont il y jouissait. Et
au bout de quinze jours, je lui ai parlé à mon tour de mes questions, de mes
éventuelles vocations. Soulignant combien le hasard était prodigieux qui nous
réunissait. Il ne dit rien pour me choquer. S’étant senti un peu responsable de
ma vocation éventuelle. Et il me parle avec beaucoup d’aisance de la Compagnie. Tout
cet « apprivoisement » réciproque a eu surtout lieu pendant que
Claude Baehrel et Jean-Pierre Manya qui occuperont l’appartement avec moi,
étaient en tournée. Et j’aime cette façon cavalière que Francis a pour mettre
fin à nos conversations. Depuis qu’il a déménagé, nous nous voyons évidemment
moins, mais notre dîner avec le général Méric, le fait qu’il m’ait emmené au
théâtre… etc…. fait que nous ne perdons pas le contact.
Son maître-mot est
l’efficacité. La seule réalité est l’homme. M’a évoqué longuement la
fonctionnarisation et le vide intérieur de beaucoup de prêtres, etc… Le fait
que les chrétiens et l’Eglise ont la vérité avec un grand V. Et en pensant à
lui, le mot de saint-Ex. dans Citadelle, que j’ai commencé de lire
à la plage dimanche dernier, me revient, qui dit à peu près : celui qui
interroge et pose des questions, cherche l’abîme. Francis cherche surtout à
comprendre e monde, l’homme. Il a cessé de chercher à connaître Dieu. Et la
découverte du monde et de l’homme, n’étant plus faite en fonction de la réalité suprême : Dieu, il s’est
enlisé. « Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum
me festina » … “
J’interdis que l’on
interroge, sachant qu’il n’est jamais de réponse qui désaltère. Celui qui
interroge, ce qu’il cherche d’abord c’est l’abîme ’’ Saint-Exupéry, Citadelle, p. 21.
*
*
*
Et puis découverte
progressive, et à chaque fois nouvelle, à chaque fois neuve, et émouvante, des
Mauritaniens. Par amitié successivement approfondie. Accueil. Etrange parenté de fond, que je
croyais être, intellectuellement, vu de Paris, et que j’expérimente réellement.
Tout d’abord mes classes. La
section des chefs de bureau, quarante à cinquante ans d’âge. Noirs et beïdanes.
Attachants au possible. A qui l’on peut tout dire. Devant qui, je suis détendu,
car je sens que j’en suis aimé. Ardeur au travail. Ardeur de néophytes .
Vantant la difficulté des cours.
Rencontre d’abord de Sissoko
Abdoulaye (chef de subdivision à Sélibaby). Longue conversation près de l’Hôtel
des Députés. Puis à la maison, quand il est venu m’offrir un
« bou-bou ». Son attachement pour la France. Impossible
d’oublier la France. C’était
le lundi 8 mars.
Et puis Malick Athie, autre
Noir du Fleuve, que je rencontre près de l’Hôtel des Députés, que je revois
dans sa chambre à l’Hôtel, qui m’offre le thé et aussi une jolie tenture
ivoirienne, qui orne maintenant mon étagère. Avec le recul, je m’aperçois aussi
qu’il aurait voulu que je le favorise un peu. J’ai nettement dit que cela était
impossible. Mais il est quand même bien gentil.
Alassane Traoré – aussi, est
venu me voir à la maison avec un de ses amis, qui avait été en France, il y a
deux ans, et avait particulièrement été frappé par
– le fait que tout le monde travaille (vg.
certaines femmes)
– le champ de bataille de Verdun
Un attachement à la France, vraiment
touchant, et bien chaud au cœur.
La classe des judiciaires.
Plus difficile. Des jeunes de dix-huit à vingt ans. L’indépendance pour eux est
la situation normale (alors que pour les chefs de bureau, c’est trop récent,
pour qu’ils y modèlent réellement leur pensée). Beaucoup d’orgueil, guère de
travail. Mais, chez certains (Mohamed Lemine Ould Saal Ballah) une allure
formidable. Et cette conscience, surtout chez Mohamed Lemine, de toutes
les valeurs, de toute la tradition du désert, de toute une richesse. Combien
c’est vrai. Certes, ils se prennent au sérieux : Mohamed Saïd, surtout.
Certes, il y a des accrochages (corrigé de la dissertation :
« facteurs de division et facteurs d’unité dans le monde actuel »).
Mais parfois, c’est merveilleux de franchise et de netteté. Et après tout, je
crois que je gagne leur confiance.
Les secrétaires-dactylo., en
majorité noirs. Classe turbulente, mais que maintenant j’aime. Questions,
souvent bizarres, ou alors essentielles : qu’est-ce que l’homme ? Un
après-midi, « explication » du christianisme à trois d’entre eux. Un
autre, passionné par Pascal. Une classe détendue, elle aussi. Et des femmes
bavardes à l’excès. J’ai commencé à faire copier des lignes, lundi dernier.
La section financière :
un peu terne. Je la connais mal. Majorité noire.
Mohamed Salem Ould M’Khaïtirat. D’après Madame Darde qui le
tenait de Cheïbani, m’a attendu à plusieurs avions. Gentil au possible. C’est
le premier Maure que j’ai connu en Mauritanie. Réservé. Peut-être pas très
intelligent. Mais silencieux et bon.
Et puis Cheïbani, arrivé le
lundi 15 Mars, qui a pris tout de suite contact avec moi. Et que je vois tous
les deux jours. Très occidentalisé. Essaye d’avoir une vision globale de la Mauritanie. A ce que
je crois, situation un peu délicate. S’oppose à certains ministres. Au fond,
controversé. Mais nous sympathisons. Et je crois que je vais l’aimer, malgré
qu’il se prenne au sérieux.
Grâce à une lettre opportune
de Madame Darde, j’ai pris contact avec Ahmed Ould El Kori. Il est venu à la
maison samedi soir. Il est aussi dans la classeq des chefs de bureau. Un bon
paysan auvergnat. D’une bonté et d’une spontanéité totale. Aimant la France, et
expliquant son attachement par certain administrateur « qu’il aime trop »
ce qui veut dire : beaucoup. Messmer, commandant à Atar, qui facilite son
voyage à La Mecque, aussi. A évoqué le problème des Noirs, avec lequel problème
il faudrait finir au plus vite. Et puis aussi des jeunes qui n’ont plus le
respect des vieux, etc…. je lui parlais de la classe des judiciaires.
Hier, je suis allé prendre
chez lui, le thé. Ahmed Saloum Ould Haïba est venu : le père de Cheïbani.
Ils sont parents. J’étais subjughué par Ahmed Saloum. Profil fin et bronzé,
encadré par le turban très bleu. Bou-bou, très simple et blanc. Et parlant avec
vivacité et aussi beaucoup de calme. Donnant l’impression de beaucoup de
détachement. Il a été vice-président du Grand Conseil de l’A.O.F., ministre de
l’Intérieur, puis de la
Santé. Est actuellement député. Influence considérable à
Tidjikja. M’a parlé du Parti, de l’histoire de la Mauritanie, de Mokhtar [3],
honnête, sincère, mais qui croit que tout le monde est comme lui. Prônait le
régime présidentiel, mais déçu actuellement. Abaissement de l’Assemblée
nationale lui apparaît dangereux, les députés voient leur influence locale
diminuer. Et puis le discours d’avant-hier de Mokhtar, au meeting, demandant au
Parti de faire primer le « militantisme » [4]
sur la compétence, pour le choix des candidats aux élections, lui paraît
dangereux. « valabilité », représentativité, popularité, lui
paraissent les critères essentiels pour le bon député. Et d’ajouter, à un
moment, que tout marche plus mal depuis l’indépendance. Que son seul but, sa
seule direction de pensée, c’est l’intérêt de la Mauritanie. Ne pas
faire passer le Parti par-dessus la Mauritanie. Et nous nous sommes quittés à la nuit
noire. Auparavant, il avait « donné le bonjour » à Ahmed Ould El
Kori, de nombreux parents et connaissances.
Impression que tout le monde
se connaît en
Mauritanie. Vaste atmosphère de famille. Peut-être liée à la vie nomade.
J’oublie le portrait de
Marouf, ancien ministre de l’Economie [5].
Masque à la
Bourguiba. Beaucoup de passion en lui. Jean-Marie Ballèvre,
qui a été son conseiller, le ditxénophobe et nationaliste. En tout cas, plein
de feu. Et je le vois, hier, après la conférence de Monteil, évoquer certains
problèmes de sédentarisation trop anarchique. On sent beaucoup de foi en lui.
Et le lendemain de mon arrivée, j’ai pris le thé chez lui, avec Salem
M’Khaïtirait. Il m’a beaucoup impressionné.
Et puis aussi, Mohamed Abdallahi Ould
Moktar dit Allaoui, un de mes grands élèves, que je rencontrai au marché il y a
quinze jours. J’aurais voulu prendre en sténographiesa description de la brousse. Fixer la
façon de prononcer avec amour le mot de chamelle, de petits chameaux. Et à
travers ses yeux et ses paroles, je voyais la symphonie branche, brune et ocre
des troupeaux autour du puits, dans la poussière dorée du soir, et le bruit
confus des cris et des chants, et la nuit qui s’avance.
*
*
*
Et puis, c’est l’ambiance de
Nouakchott qui me revient au cœur, et que l’on découvre, et que l’on sent pour
peu que l’on se promène vers dix-huit ou dix-neuf heures, dans le calme.
Nouakchott est peut-être artificielle mais elle reste mauritanienne. Et ces
gens, allongés en cercle sur le sable rouge ou fauve, qui bavardent ou se
taisent, dans la pénombre qui les envahit. Et ces Maures qui avancent
lentement, sous la lumière verticale et aveuglante, la main dans la main. Ces bou-bous,
bleus clair ou blancs, qui flottent et se déploient comme des voiles de
barques, dans le soleil et le vent. Ambiance aussi un peu monastique, car
chacun va droit son chemin. Absorbé dans ses pensées. Et enveloppé dans son bou-bou,
que l’on tient serré derrière le dos, ou que l’on laisse flotter autour de soi.
Et aussi ce silence général. Car les constructions sont espacées. Point d’écho.
Et le sable est partout. Et le soleil, la lumière sont partout. Les voitures
sont nombreuses, proportionnellement à la population. Mais
l’effervescence du boulevard saint-Michel à Paris, ou du pont Servatius ( ?
– vérifier) à
Saint-Louis, n’existe pas ici. Calme et lumière de certain monastère, de
Solesmes, quand les moines circulent, rapidement, avec le sourire, se rendant à
telle ou telle tâche, ou se regroupant pour l’office.
Hier, mardi 30 Mars,
conférence de Monteil [6] :
« nomadisme et sédentarisation ». A en juger par les questions de Mohamed Ould Cheikh [7]
et par ce que rapportait Abdoul Aziz Bâ ce matin, il a été décevant. N’abordant
pas les problèmes concrets et pratiques.
Vu Abdallahi Ould Daddah, au sortir de la conférence. Nous
avons pris rendez-vous pour ce soir. Charme fin et délicat. Silence et
timidité, que j’avais tant apprécié à Paris.
*
*
*
Voici que la Mauritanie,
dont je ne connais pourtant que la capitale, me devient mienne. Et je sais que
je ne fais que commencer à la
découvrir. Au fond, il faut me « beïdaniser »
l’âme. Rendre visite aux gens. Sourire. Profiter de cette facilité générale, de
cet accueil de partout. De cette simplicité totale. L’acquérir aussi cette
simplicité. Ces ministres qui circulent à pied, simplement. Cette ambiance de
famille. C’est ce qui me frappe le plus, cette ambiance de famille. Certes, il
y a sûrement des rivalités. Mokhtar est discuté, parce que trop sincère, trop
droit, et recevant tout le monde. Mais le fond demeure.
deux pages manuscrites à saisir …
12 heures 10
Je viens d’écrire pendant
une heure et demi. Les « judiciaires » me faisaient une
narration : « un coin de brousse que vous aimez », et Mohamed
Taki vient de me rendre sa copie. Et il décrit Tidjikja, unique au monde, monde
qu’il a pourtant visité. E la porte de sa maison taillée dans la masse d’un
arbre. Du bois « naturel ». Sincérité. Lyrisme. Enthousiasme. Et le
pays pénètre en moi.
Comme on comprend
l’attachement des administrateurs, de saint-Exupéry, de Psichari, de
Foucauld !
Béni sois-tu mon Dieu, pour le désert,
pour ces garçons droits, aux yeux
brillants
pour le goût d’aimer et d’apprécier
que tu as mis en moi.
Béni sois-tu pour ces heures,
ces jours, ce mois.
+
17 heures 30
Reçu une lettre de
une
demi-page manuscrite à saisir
Nuit du samedi au dimanche 3
– 4 Avril
Dîner ce soir chez les
Ballèvre, dont je reviens juste, ramené par Francis. Chamberlain, Gadon,
Garnaud, Madame Dequecker, Francis. Bonne humeur, chacun étant lui-même, mais
en un peu forcé. Arrivée tardive et malheureuse de ma petite personne, tache
d’encre à mon pantalon clair.
Jean-Marie très pessimiste, vu le
« limogeage » de Ba BocarAlpha, médecin qui avait sauvé la vie du
Président et est son ami personnel, ministre de l’Economie. Ce limogeage semble
indiquer a main-mise de plus
en plus grande du Parti. Si Marouf ou Ba Mamadou Samba prennent
le portefeuille, cela montrera que le Président est encore maître de ses
mouvements. Si c’est un jeune inconditionnel… avec le Parti, irresponsabilité
totale. Responsabilité du Parti devant la nation ne veut rien dire et constitue
même un cercle vicieux. Indique aussi que l’on trouve que l’assistance
technique était trop écoutée. En général, succès international de Moktar et
échec intérieur depuis deux ans. Valse des ministres, des commandants de cercle
(trois mois en moyenne) : quatre sur trente cinq seulement répondent aux
circulaires. Manque de cadres d’exécution. On n’embraye plus sur le pays. Echo
sur Madame Moktar : la thèse de Garnaud serait aussi celle de Marouf.
Devrait être la femme du Président et non une sufragette engagée. Aider le Président
à prendre du recul, le ressourcer. Si l’on intervient dans un meeting, en
accepter les conséquences : contradictions et injures (Marouf l’aurait
souligné au séminaire). Marouf serait au fond de lui-même, hostile à tout
parti. Aristocrate jusqu’au bout des ongles. Pas simple. Confiance totale de
Marouf dans le Président.
Auparavant, Ahmed Ould Ely El Kory
était venu me prendre : thé sur les matelas et les tapis. Son bon sourire
de paysan. Mohameden Babah est venu. Madame Darde m’a recommandé à lui.
L’ai rencontré quand Abdallahi Ould
Daddah est venu au centre vendredi. Mohameden m’a raccompagné
en voiture chez les Ballèvre. Grande chance de l’indépendance : la table
rose. Encadrer vraiment les structures existantes. Actuellement, empirisme et
pragmatisme. Pas de plan d’ensemble. Pas de conscience des vrais
problèmes : le manque de cadres qualifiés. Improvisation partout. Rien à
cacher : maison de verre où tout se sait. Il est vrai que c’est unique, et
qu’il est encore temps de profiter de cette ouverture. J’ai dit à Mohameden
qu’au fond, il manquait de grands hommes d’Etat en Afrique. Il a répliqué en
citant Nasser. Chez Ahmed, j’ai aussi appris la fermeture de l’Institut
d’Etudes islamiques de Boutilimit, qui serait peut-être transplanté à
Nouakchott. A propos de l’Islam, Mohameden me citait Massignon et m’a parlé de
mystique musulmane. Toute la mystique ayant une origine profonde dans les
religions indiennes (idée typiquement occiodentale).
Vu Mohamed Marouf, à
l’Hôtel des Députés, vendredi 2 Avril 1965. Lui ai dit que j’étais frappé par
sa ressemblance de profil avec Bourguiba. M’a dit la déception des milieux
mauritaniens de la conférence de Monteil (ce qui corrobore Cheïbani et
Abdallahi Ould Daddah).
Conférence préparée trop vite. Trop superficielle. Alors que le problème de la
sédentarisation est le problème très difficile et très vital pour la R.I.M. A
explicité ce qu’il disait mardi soir : anarchie dans la sédentarisation
actuelle. Se fait par tribus ou par fractions autour des points d’eau habituels.
On reste dans le cadre individualiste, et la Nation ne se construit pas. Je lui
ai parlé de Jean-Marie Ballèvre. Il a tout de suite dit toute l’estime qu’il
lui portait. Nécessité d’une assistance technique qui propose diverses
solutions, le ministre choisissant, en connaissant les conséquences. Nécessité
contrôle des ministères, d’où le Parti. Bureau politique contrôlé par
organismes d’exécution. Séparation entre administration et Parti doit demeurer.
Même si confusion des personnes, séparation absolue des fonctions. Il faut des
hommes purs à la tête du
Parti, à la fois honnêtes et compétents, qui donnent l’exemple. Peut-être des
saints. Chance de la Mauritanie : chefs traditionnels ont envoyé les
premiers leurs enfants à l’école, doiù au pouvoir actuellement, fils des
grandes familles et des chefs traditionnels. Pas de hyatus et continuité
profonde. Pas de problème d’autorité ( ?). Nous avons écouté la radio
rapporter le discours de l’ambassadeur américain et la réponse du ministre
mauritanien de la Santé. On
devine qui parlait le mieux le français ; Marouf n’a fait aucun
commentaire (ce qui est déjà un commentaire).
*
*
*
Je tombe de sommeil :
deux heures du matin. Il faut absolument que je prenne régulièrement des notes
pour ma thèse. Peut-être achèterai-je un magnétophone. Il faut aussi que je ne
m’enivre pas de cette vie pseudo-remplie, de ces « contacts ». ne pas
céder aux mirages. Prier beaucoup plus. Mener une vie plus calme, plus
réfléchie, plus humble, plus fondamentalement humble. Etre profondément
déséquilibré, dans le besoin de Dieu. Ouverture totale, si c’est possible.
Mais, avant tout le Christ et sa gloire. A travers toute chose que je sens ou
que je vis. A.M.D.G. Amen
suivent deux pages manuscrites à saisir
09 heures Dimanche de la Passion . 4 Avril
Que ma prière monte jusqu’à
toi,
comme s’élève l’encens
et mes mains comme
l’offrande du soir.
Vers toi, l’élan de mon
âme.
De mon cœur a jailli un
beau poème,
c’est toute ma vie que
j’offre au Roi.
18 heures 30
Ce matin, plage avec les
Ballèvre. Assis devant la mer, dans son bruit continuel, jai pensé que passer
quinze jours d’affilée serait la vraie liberté. Qu’au fond, la liberté, je
l’avais goûtée de façon merveilleuse à la Troupe. « Magnificat anima mea
Dominum » …
Je viens de le lire après ma
sieste, et maintenant le disque le répète. Que ma vie ne soit que ce chant
d’amour, de reconnaissance, d’espérance. Cette effusion de moi-même dans l’Etre
aimé par-dessus tout, et à travers tout être. Et devant la mer très bleue, sous
le ciel clair, rongeant de son écume la dûne trop blanche, j’ai pensé à ces
camps passés, à ma petite tente orange éclairée par une bougie le soir, au camp
silencieux, à ces garçons que je connaissais chacun individuellement et qui me
reconnaissent comme chef et gardien, qui m’aimaient comme chef. Et c’était
toute ma liberté que de leur faire goûter la vraie liberté. Dieu dira si à
travers moi, Il a pu faire ce qu’Il voulait.
Et ce matin, un passage de
Saint-Ex. m’a parlé au cœur. « Ainsi, vais-je le soir à pas lents parmi mon peuple et
l’enfermanty dans le silence de mon amour. Inquiet de ceuix-là seuls qui
brûlent d’une vraie lumière, poète plein de l’amour des poèmes, mais qui
n’écrit point le soir, femme amoureuse de l’amour mais qui, ne sachant choisir,
ne peut devenir, tous pleins d’angoisse, sachant que je les guérirais de cette
angoisse si je leur permettais ce don qui exige sacrifice et choix et oubli de
l’univers. » Citadelle p. 55 Dieu se promenant au milieu de sa
création. Le silence. So n silence : la plus belle phrase de son amour.
Silence du Christ sur la
Croix. Silence : de la Croix à Emmaüs.
A déjeuner, Jean-Marie
insistait sur la simplicité, l’acceptation. Accepter l’autre tel qu’il est, et
l’autre qui n’attend de nous que d’être simplement nous-mêmes. Ne pas chercher
à être influent, à avoir de l’influence. Le bonheur souvent, sans qu’on le
construise. Je lui avais parlé, ainsi qu’à madame Ballèvre, des fiançailles de
Marie-Charlotte.
Et cependant, le
comportement de Jean-Marie me faisait penser à telle phrase de Gide. Car, sa
femme arrive-t-elle à le trouver ? Le trouve-t-elle dépendant d’elle,
ouvert et vulnérable. Tout ce qui avait dû le séduire. Car je suis sûr que tout
amour commence par la vision d’une blessure, par le besoin de guérir, par le
discernement de la faiblesse sous les apparences de la force. Ainsi la femme
devant l’homme. Ainsi Dieu, respectueux à l’infini de notre liberté, et nous
séduisant patiemment. Et comme j’avais l’impression que le dialogue vrai d’âme
à âme, de devenir à devenir, entre Jean-Marie et sa femme, était arrêté pour
l’instant.
Qu’ils soient uns ! Ils
ne formeront qu’une seule chair et par conséquent qu’une pensée, qu’une volonté
amoureuse, qu’une seule simplicité, découverte chez l’un par l’autre.
« J’éprouvais aussi, devant que de
parler, à quel point deux êtres, vivant
somme toute de la mémoire, et qui s’aiment, peuvent rester (ou devenir) l’un
pour l’autre énigmatiques et emmurés ; les paroles, dans ce cas, soit
celles que nous adressons à l’autre, soit celles que l’autre nous adresse,
sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous avertir de la
résistance de cette cloison séparatrice, et qui, si l’on n‘y veille, risque
d’aller s’épaisissant … ».
André
Gide, La symphonie pastorale éd. Pléiade pp.
905-906
vingt-neuf
pages manuscrits à saisir :
retraite au monastère bénédictin de Keur
Moussa – Sénégal
Jeudi
Saint . 15 Avril 1965
08
heures
Journée du Mercredi Saint passée à Dakar
Aller en camion avec Joseph.
Arrêt à Rufisque. Pittoresque mais pauvreté, saleté, ou plutôt sorte de
propreté sale, dûe à la chaleur, au genre de constructions, peut-être aux
couleurs très variées. Comme à Saint-Louis, quelques maisons à balcons tout le
long de la façade.
Voitures à chevaux. Mais impression générale de platitude, au
sens de non-relief. Route sur Dakar, très jolie, très belle. A certains
endroits, cultures très vertes le long de palmiers… Photo. A d’autre, avancée
du désert, et village en dur, à quelques cinq cent mètres. Plus loin dans un
tournant, village en paillottes. Pas mal de trafic.
Cité universitaire à Dakar,
très belle. On pourrait l’envier en France. Très beaux bâtiments pour les
diverses facultés. Vu M. Gautron au sujet de mon D.E.S. que je passerai selon
les programmes français. Un assistant, qui m’a doinné un certain nombre de
polycopiés, me faisait remarquer l’inadéquation du statut de l’Université. Le
Sénégal ne peut en couvrir les frais de fonctionnement, et elle devrait être
internationalisée, pour en faciliter l’accès à tous les Etats Ouest-Africains.
Je n’ai pas eu le temps
d’aller à l’I.F.A.N., le long de la Corniche, et je regrette aussi d’avoir
manqué la Corniche, qui doit être bien jolie.
Déjeuner place de
l’Indépendance. Puis lecture de l’introduction par le Père Ravier [8],
de Au
seuil de l’abîme de Dieu [9],
dans une église, d’un moderne supportable, près de Clairafrique. Après-midi
passée dans les librairies, avenue William-Ponty [10]
et avenue Albert Sarraut [11].
Impression générale d’une
ville inhumaine, et j’espère que mes photos prises sur la place de
l’Indépendance (ex-place Protêt) montreront bien le contraste entre la
population bariolée et vêtue de tissus et vêtements traditionnels, et les
buildings de vingt étages et plus… L’avenue William-Ponty assez agréable, mais
les arbres écrasés par les immeubles de la place de l’Indépendance. En
descendant la rue
Gambetta, les marchands de tissu se multiplient, et l’avenue
Gambetta semble consacrée au tissu (et aussi pour l’heure aux gravas, car on
refait la chaussée). Pauvreté. Et inhumanité totale de cette ville. Certes plus
de ressources qu’à Nouakchott. J’ai pratiquement pu trouver tout ce que je
cherchais (sauf Citadelle de Saint-Ex.). Mais il n’y a pas cette atmosphère de
famille. Et je n’aurais peut-être pas pu m’y faire tous les amis que j’ai à
Nouakchott. J’aurais certainement eu un travail plus intéressant à l’E.N.A.S.
qu’avec M. Widmer, mais au fond, ç’aurait été encore du Sciences-Po. et de la
Fac. de Droit. Seuls avantages : les ressources intellectuelles, Keur
Moussa. Mais, à tout prendre, mon isolement intellectuel à Nouakchott est
compensé par l’intérêt du pays (ma thèse), mes amis, et cette austérité, qui
vraiment je m’en rends compte de
plus en plus, n’est pas un vain mot.
Ces séjours hors de Mauritanie,
ainsi que telle conversation sur l’Islam, avec Dom Catta ou Dom Meugniot,
m’aident à prendre du recul :
– l’Islam, religion fausse, livre faux à
la base, pas d’exigences morales,
– défauts des Mauritaniens,
la paresse, le niveau intellectuel, peut-être
l’un des plus bas d’Afrique (cf. M. Georges à Dakar). Au fond, ne pas demander
aux Maures plus qu’ils ne peuvent donner. Mais s’émerveiller de ce qu’ils
donnent de si grand cœur. Ne pas nourrir de complexe d’infériorité : ce
sont des seigneurs, dfes gens nobles, c’est entendu. Mais il est probable
qu’ils nous méprisent un peu. Réflexe de sympathie pour le pays doit demeurer.
Je suis rentré vers 20
heures à Keur Moussa, bien fatigué. Et la lune projetait mon ombre sur le
chemin, et les arbres se découpaient de façon étrange et merveilleuse sur le
ciel clair de la nuit. Ce
matin, Matines et Laudes, j’avais sommeil, et si j’ai bien suivi l’office, je
n’en ai guère goûté et vêcu la richesse.
08
heures 25 Dans quelques instants, Prime et Tierce.
trente
deux pages manuscrites à saisir
suite et fin « retraite » à Keur
Moussa – Sénégal
+ Nouakchott –
Mercredi 21 Avril 1965
« Passacaille en ut mineur » de Bach.
23 heures
Claude et Jean-Pierre sont
en tournée jusqu’à samedi. Je viens de dîner chez Francis, et de faire un peu
de lessive. Calme profond.
Mon retour s’est mieux passé
que je le prévoyais. Dès mardi soir, j’étais à dîner chez les Ballèvre.
Certains élèves avaient été touchants, le matin. Plaisir immense causé par la
lettre de Pascal Petitcollot [12],
que je n’attendais pas, ne lui ayant pas écrit. Joie du gratuit, du non
demandé ; la joie de recevoir est quand même beaucoup plus pure, moins
envahissante que celle de donner. Elle ne contraint pas l’autre. Au contraire,
on l’accueille.
Déjeuner avec deux Chinois,
de Chine populaire. Je leur ai parlé de la Mauritanie : manque de cadres
qualifiés, races, conseillers techniques qui ne font pas de politique. Que
pense la Chine de l’Europe des Six ? Réponse : la Chine approuve la
politique d’indépendance de la France. Vietnam : pas d’inquiétude. Les
Etats-Unis n’ont pas attaqué la Chine, faible, isolée, au moment de la guerre
de Corée. Ils ne l’attaqueront pas maintenant qu’elle est forte, et qu’elle est
entourée. Quid des fusées russes au Vietnam ? N’en ont pas entendu parler
(…). Propositions de négociations de Johnson ; duperies. De Gaulle, dupe
de Johnson. Au peuple vietnamien de décider de son sort. Conversations entre
Saïgon et hanoï. Que les Américains se retirent totalement. Bien sûr, la Chine
respectera totalement l’indépendance du Vietnam ? N’ont guère répondu sur
l’ouverture de relations diplomatiques. D’accord pour intérêt relations
culturelles. Rire à propos de Dieu, du fait que les officiers français
connaissent les doctrines de Mao.
(Je me demande si la
politique de Johnson n’est pas – en fin de compte – la bonne. On ne peut pas
négocier avec les Chinois. Les reverrai vendredi soir. Avons échangé adresse.
Jean-Marie – hier :
liste des candidats à l’élection (qui seront plébiscités) ne correspond pas au
désir des sections. Mokhtar – en bon marabout, fait savoir discrètement qu’il
n’est pas d’accord avec la
liste. Changer les cadres des sections avant le congrès de
Janvier prochain. M’a prêté rapport intéressant sur situation économique au
Sénégal, fait par le Sénégal lui-même.
*
*
*
« Toccata et fugue en
ré mineur » …
Discussion politique avec
Francis. Dit que je suis fait pour la politique. Que j’en suis imprégné. Que je ne peux
vivre toujours de nostalgie.
Dieu m’appelle-t-il à Le
suivre ? Dès que je pose le problème sur papier, je m’aperçois qu’il est
absurde, mais n’arrive pas à le bien formuler. Se peut-il que l’amour de Dieu
passe par la renonciation au sacerdoce ? Est-ce que je « tiens »
au sacerdoce ?
Seigneur, forge-moi au gré
de ton amour. « Seigneur, tu sais que bien que je t’aime », que réellement,
c’est toi que je veux servir avant tout.
Donne-moi la pauvreté.
Donne-moi d’être pauvre,
devant les autres, devant
Toi
au plus profond de moi-même.
Donne-moi de m’abandonner entièrement à
toi,
Mon Seigneur et mon Dieu.
Besoin de prier.
In manus tuas.
*
*
*
Cours sur le christianisme,
ce matin. Quelle difficulté de parler à un incroyant
Mardi 27 Avril 1965 . 21 heures 30
trois
pages manuscrites à saisir –
du spirituel
*
* *
J’ai été reçu en
audience, par le Président de la République, M° Moktar Ould Daddah, lundi 26 Avril
1965, à 12 h. pendant trois quarts d’heure.
Très grande simplicité. Impression de
quelqu’un de très attentif, de très détendu, de très enfant, de sincère, de
jeunesse. Feu vert pour ma thèse. Il faudra simplement que je délimite mon
sujet avec sa femme, Mme Moktar, qui va faire quelque chose sur le Parti (c’est
le seul point noir. Si Mme Moktar est trop gourmande, que ferai-je ?).
Cela fait, il rédigera une circulaire,
dont j’aurai la copie qui me donnera accès à tout.
Il accepte de me voir quand je le
voudrai.
But de cette thèse à ses yeux :
choc intellectuel dans les conceptions occidentales de la démocratie, et des
systèmes politiques.
D’accord sur le fait que tout tourne
autour du congrès de Kaédi.
Bureau vaste. Fond de boiserie. Bureau
vaste et assorti. Encyclopédie musulmane sur un meuble bibliothèque. Impression
de calme et de détente et de jeunesse du Président. Comme me l’avait laissé
attendre, Jean-Marie : je suis sous le charme.
+
une
page manuscrit à saisir –
du spirituel
[1] - Francis de Chassey –
[2] -
Jean-Marie Ballèvre, ancien élève de l’Ecole nationale de la France
d’Outre-Mer, administrateur, ayant « commandé » à Moudjeria, à
Méderdra puis commandant du cercle de la Baie du Lévrier (Port-Etienne, future
Nouadhibou), il est conseiller technique au ministère du Plan quand j’arrive en
Mauritanie et travaille auprès de Bocar Alpha Ba, Bamba Ould Yezid, Birane
Mamadou Wane qui s’y succèdent ; à l’époque, son accueil, celui de sa
femme Catherine, plusieurs fois par semaine à leur table, et nos matinées de
plage, sont décisifs pour mon équilibre personnel et aussi un dialogue sur ce
que je découvre à mesure du pays ; je le surnomme donc « mon père en
Mauritanie »
[3] - une
circulaire du vice-président du Conseil de gouvernement a précisé dès le ---
1957 l’orthographe de son prénom : Moktar. Je ne la respecte pas encore à
mes débuts mauritaniens (beaucoup d’Européens prononcent « mortar »)
et, aujourd’hui, elle n’est plus
respectée.
[4] -
[5] - plus précisément Mohamed
El Moktar Ould Cheikh
Abdallahi, dit Marouf
[6] -
[7] -
[8] -
[9] -
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[12] -
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