jeudi 24 avril 2014

journal d'antan - fragments - Avril 1965



Mercredi 31 Mars 1965



Me voici depuis un mois et demi en Mauritanie. Parti dans l’enthousiasme, je n’ai senti la séparation d’avec les miens, qu’en embrassant Maman bouleversée à l’aéroport, qu’en me retrouvant seul dans ma chambre (n° 13) à l’Hôtel des Députés.

Expérimentation concrète de ma dépendance à l’égard des autres. A quel point, j’étais prostré la première semaine, parce que seul, sans affection à donner ou à recevoir. Et combien progressivement, je me suis rééquilibré à mesure que je me suis senti plus entouré. Et je vis bien le texte de Pascal, dicté à mes élèves : « car quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes ». Francis [1] et les Ballèvre [2] ont joué un rôle essentiel, pour cela, et le jouent toujours.

Premier contact avec Francis, lorsque j’ai reçu la décision m’affectant dans son appartement. Peu favorable. M’a paru ouvert, mais un peu sacrastique. Il était d’ailleurs entouré de ses amis : Chabas, Roumeas, etc… Puis découverte progressive, et réciproque. J’ai su par M. Planty (professeur au lycée), qu’il avait quitté la Compagnie de Jésus. Et un dimanche, il m’a longuement parlé. De la perte de sa foi. De son enthousiasme juvénile, en entrant : « Merci, Seigneur, de m’avoir choisi, de m’avoir donné la Foi ». Puis études de philosophie. Et dessèchement progressif. Questions multiples. Perte progressive de la Foi. Impression croissante de jouer la comédie, sous la soutane. Particulièrement avec ses élèves de philosophie, pendant sa régence à Lyon. Et pourtant, un jeune espoir de la Compagnie – ce que je crois sans peine. A quitté la Compagnie, l’an dernier. En pleine liberté. Sûr qu’il n’y avait pas rupture, retour en arrière. Mais pleine cohérence dans son itinéraire. M’a décrit la peine profonde de ses parents, puis leur accoutumance. Et maintenant le voici en Mauritanie. Et depuis quelques jours, dans sa petite villa, du Finistère comme il dit joliment.

Un beau regard bleu. Front dégarni. Mais beaucoup de bonté. Il m’a parlé un peu de son mariage. Calmement, de lui, de son expérience de la Compagnie, de l’immense liberté dont il y jouissait. Et au bout de quinze jours, je lui ai parlé à mon tour de mes questions, de mes éventuelles vocations. Soulignant combien le hasard était prodigieux qui nous réunissait. Il ne dit rien pour me choquer. S’étant senti un peu responsable de ma vocation éventuelle. Et il me parle avec beaucoup d’aisance de la Compagnie. Tout cet « apprivoisement » réciproque a eu surtout lieu pendant que Claude Baehrel et Jean-Pierre Manya qui occuperont l’appartement avec moi, étaient en tournée. Et j’aime cette façon cavalière que Francis a pour mettre fin à nos conversations. Depuis qu’il a déménagé, nous nous voyons évidemment moins, mais notre dîner avec le général Méric, le fait qu’il m’ait emmené au théâtre… etc…. fait que nous ne perdons pas le contact.

Son maître-mot est l’efficacité. La seule réalité est l’homme. M’a évoqué longuement la fonctionnarisation et le vide intérieur de beaucoup de prêtres, etc… Le fait que les chrétiens et l’Eglise ont la vérité avec un grand V. Et en pensant à lui, le mot de saint-Ex. dans Citadelle, que j’ai commencé de lire à la plage dimanche dernier, me revient, qui dit à peu près : celui qui interroge et pose des questions, cherche l’abîme. Francis cherche surtout à comprendre e monde, l’homme. Il a cessé de chercher à connaître Dieu. Et la découverte du monde et de l’homme, n’étant plus faite en fonction de  la réalité suprême : Dieu, il s’est enlisé. « Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina » … J’interdis que l’on interroge, sachant qu’il n’est jamais de réponse qui désaltère. Celui qui interroge, ce qu’il cherche d’abord c’est l’abîme ’’ Saint-Exupéry, Citadelle, p. 21.


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Et puis découverte progressive, et à chaque fois nouvelle, à chaque fois neuve, et émouvante, des Mauritaniens. Par amitié successivement approfondie.  Accueil. Etrange parenté de fond, que je croyais être, intellectuellement, vu de Paris, et que j’expérimente réellement.

Tout d’abord mes classes. La section des chefs de bureau, quarante à cinquante ans d’âge. Noirs et beïdanes. Attachants au possible. A qui l’on peut tout dire. Devant qui, je suis détendu, car je sens que j’en suis aimé. Ardeur au travail. Ardeur de néophytes . Vantant la difficulté des cours.

Rencontre d’abord de Sissoko Abdoulaye (chef de subdivision à Sélibaby). Longue conversation près de l’Hôtel des Députés. Puis à la maison, quand il est venu m’offrir un « bou-bou ». Son attachement pour la France. Impossible d’oublier la France. C’était le lundi 8 mars.

Et puis Malick Athie, autre Noir du Fleuve, que je rencontre près de l’Hôtel des Députés, que je revois dans sa chambre à l’Hôtel, qui m’offre le thé et aussi une jolie tenture ivoirienne, qui orne maintenant mon étagère. Avec le recul, je m’aperçois aussi qu’il aurait voulu que je le favorise un peu. J’ai nettement dit que cela était impossible. Mais il est quand même bien gentil.

Alassane Traoré – aussi, est venu me voir à la maison avec un de ses amis, qui avait été en France, il y a deux ans, et avait particulièrement été frappé par
– le fait que tout le monde travaille (vg. certaines femmes)
– le champ de bataille de Verdun
Un attachement à la France, vraiment touchant, et bien chaud au cœur.

La classe des judiciaires. Plus difficile. Des jeunes de dix-huit à vingt ans. L’indépendance pour eux est la situation normale (alors que pour les chefs de bureau, c’est trop récent, pour qu’ils y modèlent réellement leur pensée). Beaucoup d’orgueil, guère de travail. Mais, chez certains (Mohamed Lemine Ould Saal Ballah) une allure formidable. Et cette conscience, surtout chez Mohamed Lemine, de toutes les valeurs, de toute la tradition du désert, de toute une richesse. Combien c’est vrai. Certes, ils se prennent au sérieux : Mohamed Saïd, surtout. Certes, il y a des accrochages (corrigé de la dissertation : « facteurs de division et facteurs d’unité dans le monde actuel »). Mais parfois, c’est merveilleux de franchise et de netteté. Et après tout, je crois que je gagne leur confiance.

Les secrétaires-dactylo., en majorité noirs. Classe turbulente, mais que maintenant j’aime. Questions, souvent bizarres, ou alors essentielles : qu’est-ce que l’homme ? Un après-midi, « explication » du christianisme à trois d’entre eux. Un autre, passionné par Pascal. Une classe détendue, elle aussi. Et des femmes bavardes à l’excès. J’ai commencé à faire copier des lignes, lundi dernier.

La section financière : un peu terne. Je la connais mal. Majorité noire.

Mohamed Salem Ould M’Khaïtirat. D’après Madame Darde qui le tenait de Cheïbani, m’a attendu à plusieurs avions. Gentil au possible. C’est le premier Maure que j’ai connu en Mauritanie. Réservé. Peut-être pas très intelligent. Mais silencieux et bon.

Et puis Cheïbani, arrivé le lundi 15 Mars, qui a pris tout de suite contact avec moi. Et que je vois tous les deux jours. Très occidentalisé. Essaye d’avoir une vision globale de la Mauritanie. A ce que je crois, situation un peu délicate. S’oppose à certains ministres. Au fond, controversé. Mais nous sympathisons. Et je crois que je vais l’aimer, malgré qu’il se prenne au sérieux.

Grâce à une lettre opportune de Madame Darde, j’ai pris contact avec Ahmed Ould El Kori. Il est venu à la maison samedi soir. Il est aussi dans la classeq des chefs de bureau. Un bon paysan auvergnat. D’une bonté et d’une spontanéité totale. Aimant la France, et expliquant son attachement par certain administrateur « qu’il aime trop » ce qui veut dire : beaucoup. Messmer, commandant à Atar, qui facilite son voyage à La Mecque, aussi. A évoqué le problème des Noirs, avec lequel problème il faudrait finir au plus vite. Et puis aussi des jeunes qui n’ont plus le respect des vieux, etc…. je lui parlais de la classe des judiciaires. 

Hier, je suis allé prendre chez lui, le thé. Ahmed Saloum Ould Haïba est venu : le père de Cheïbani. Ils sont parents. J’étais subjughué par Ahmed Saloum. Profil fin et bronzé, encadré par le turban très bleu. Bou-bou, très simple et blanc. Et parlant avec vivacité et aussi beaucoup de calme. Donnant l’impression de beaucoup de détachement. Il a été vice-président du Grand Conseil de l’A.O.F., ministre de l’Intérieur, puis de la Santé. Est actuellement député. Influence considérable à Tidjikja. M’a parlé du Parti, de l’histoire de la Mauritanie, de Mokhtar [3], honnête, sincère, mais qui croit que tout le monde est comme lui. Prônait le régime présidentiel, mais déçu actuellement. Abaissement de l’Assemblée nationale lui apparaît dangereux, les députés voient leur influence locale diminuer. Et puis le discours d’avant-hier de Mokhtar, au meeting, demandant au Parti de faire primer le « militantisme » [4] sur la compétence, pour le choix des candidats aux élections, lui paraît dangereux. « valabilité », représentativité, popularité, lui paraissent les critères essentiels pour le bon député. Et d’ajouter, à un moment, que tout marche plus mal depuis l’indépendance. Que son seul but, sa seule direction de pensée, c’est l’intérêt de la Mauritanie. Ne pas faire passer le Parti par-dessus la Mauritanie. Et nous nous sommes quittés à la nuit noire. Auparavant, il avait « donné le bonjour » à Ahmed Ould El Kori, de nombreux parents et connaissances.

Impression que tout le monde se connaît en Mauritanie. Vaste atmosphère de famille. Peut-être liée à la vie nomade.

J’oublie le portrait de Marouf, ancien ministre de l’Economie [5]. Masque à la Bourguiba. Beaucoup de passion en lui. Jean-Marie Ballèvre, qui a été son conseiller, le ditxénophobe et nationaliste. En tout cas, plein de feu. Et je le vois, hier, après la conférence de Monteil, évoquer certains problèmes de sédentarisation trop anarchique. On sent beaucoup de foi en lui. Et le lendemain de mon arrivée, j’ai pris le thé chez lui, avec Salem M’Khaïtirait. Il m’a beaucoup impressionné.

Et puis aussi, Mohamed Abdallahi Ould Moktar dit Allaoui, un de mes grands élèves, que je rencontrai au marché il y a quinze jours. J’aurais voulu prendre en sténographiesa description de la brousse. Fixer la façon de prononcer avec amour le mot de chamelle, de petits chameaux. Et à travers ses yeux et ses paroles, je voyais la symphonie branche, brune et ocre des troupeaux autour du puits, dans la poussière dorée du soir, et le bruit confus des cris et des chants, et la nuit qui s’avance.

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Et puis, c’est l’ambiance de Nouakchott qui me revient au cœur, et que l’on découvre, et que l’on sent pour peu que l’on se promène vers dix-huit ou dix-neuf heures, dans le calme. Nouakchott est peut-être artificielle mais elle reste mauritanienne. Et ces gens, allongés en cercle sur le sable rouge ou fauve, qui bavardent ou se taisent, dans la pénombre qui les envahit. Et ces Maures qui avancent lentement, sous la lumière verticale et aveuglante, la main dans la main. Ces bou-bous, bleus clair ou blancs, qui flottent et se déploient comme des voiles de barques, dans le soleil et le vent. Ambiance aussi un peu monastique, car chacun va droit son chemin. Absorbé dans ses pensées. Et enveloppé dans son bou-bou, que l’on tient serré derrière le dos, ou que l’on laisse flotter autour de soi. Et aussi ce silence général. Car les constructions sont espacées. Point d’écho. Et le sable est partout. Et le soleil, la lumière sont partout. Les voitures sont nombreuses, proportionnellement à la population. Mais l’effervescence du boulevard saint-Michel à Paris, ou du pont Servatius ( ? – vérifier) à Saint-Louis, n’existe pas ici. Calme et lumière de certain monastère, de Solesmes, quand les moines circulent, rapidement, avec le sourire, se rendant à telle ou telle tâche, ou se regroupant pour l’office.

Hier, mardi 30 Mars, conférence de Monteil [6] : « nomadisme et sédentarisation ». A en juger par les questions de Mohamed Ould Cheikh [7] et par ce que rapportait Abdoul Aziz Bâ ce matin, il a été décevant. N’abordant pas les problèmes concrets et pratiques.

Vu Abdallahi Ould Daddah, au sortir de la conférence. Nous avons pris rendez-vous pour ce soir. Charme fin et délicat. Silence et timidité, que j’avais tant apprécié à Paris.


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Voici que la Mauritanie, dont je ne connais pourtant que la capitale, me devient mienne. Et je sais que je ne fais que commencer à la découvrir. Au fond, il faut me « beïdaniser » l’âme. Rendre visite aux gens. Sourire. Profiter de cette facilité générale, de cet accueil de partout. De cette simplicité totale. L’acquérir aussi cette simplicité. Ces ministres qui circulent à pied, simplement. Cette ambiance de famille. C’est ce qui me frappe le plus, cette ambiance de famille. Certes, il y a sûrement des rivalités. Mokhtar est discuté, parce que trop sincère, trop droit, et recevant tout le monde. Mais le fond demeure.

deux pages manuscrites à saisir …

12 heures 10

Je viens d’écrire pendant une heure et demi. Les « judiciaires » me faisaient une narration : « un coin de brousse que vous aimez », et Mohamed Taki vient de me rendre sa copie. Et il décrit Tidjikja, unique au monde, monde qu’il a pourtant visité. E la porte de sa maison taillée dans la masse d’un arbre. Du bois « naturel ». Sincérité. Lyrisme. Enthousiasme. Et le pays pénètre en moi.

Comme on comprend l’attachement des administrateurs, de saint-Exupéry, de Psichari, de Foucauld !

Béni sois-tu mon Dieu, pour le désert,
pour ces garçons droits, aux yeux brillants
pour le goût d’aimer et d’apprécier
que tu as mis en moi.
Béni sois-tu pour ces heures,
ces jours, ce mois.

+

17 heures 30

Reçu une lettre de

une demi-page manuscrite à saisir

Nuit du samedi au dimanche 3 – 4 Avril


Dîner ce soir chez les Ballèvre, dont je reviens juste, ramené par Francis. Chamberlain, Gadon, Garnaud, Madame Dequecker, Francis. Bonne humeur, chacun étant lui-même, mais en un peu forcé. Arrivée tardive et malheureuse de ma petite personne, tache d’encre à mon pantalon clair.

Jean-Marie très pessimiste, vu le « limogeage » de Ba BocarAlpha, médecin qui avait sauvé la vie du Président et est son ami personnel, ministre de l’Economie. Ce limogeage semble indiquer a main-mise de plus en plus grande du Parti. Si Marouf ou Ba Mamadou Samba prennent le portefeuille, cela montrera que le Président est encore maître de ses mouvements. Si c’est un jeune inconditionnel… avec le Parti, irresponsabilité totale. Responsabilité du Parti devant la nation ne veut rien dire et constitue même un cercle vicieux. Indique aussi que l’on trouve que l’assistance technique était trop écoutée. En général, succès international de Moktar et échec intérieur depuis deux ans. Valse des ministres, des commandants de cercle (trois mois en moyenne) : quatre sur trente cinq seulement répondent aux circulaires. Manque de cadres d’exécution. On n’embraye plus sur le pays. Echo sur Madame Moktar : la thèse de Garnaud serait aussi celle de Marouf. Devrait être la femme du Président et non une sufragette engagée. Aider le Président à prendre du recul, le ressourcer. Si l’on intervient dans un meeting, en accepter les conséquences : contradictions et injures (Marouf l’aurait souligné au séminaire). Marouf serait au fond de lui-même, hostile à tout parti. Aristocrate jusqu’au bout des ongles. Pas simple. Confiance totale de Marouf dans le Président.

Auparavant, Ahmed Ould Ely El Kory était venu me prendre : thé sur les matelas et les tapis. Son bon sourire de paysan. Mohameden Babah est venu. Madame Darde m’a recommandé à lui. L’ai rencontré quand Abdallahi Ould Daddah est venu au centre vendredi. Mohameden m’a raccompagné en voiture chez les Ballèvre. Grande chance de l’indépendance : la table rose. Encadrer vraiment les structures existantes. Actuellement, empirisme et pragmatisme. Pas de plan d’ensemble. Pas de conscience des vrais problèmes : le manque de cadres qualifiés. Improvisation partout. Rien à cacher : maison de verre où tout se sait. Il est vrai que c’est unique, et qu’il est encore temps de profiter de cette ouverture. J’ai dit à Mohameden qu’au fond, il manquait de grands hommes d’Etat en Afrique. Il a répliqué en citant Nasser. Chez Ahmed, j’ai aussi appris la fermeture de l’Institut d’Etudes islamiques de Boutilimit, qui serait peut-être transplanté à Nouakchott. A propos de l’Islam, Mohameden me citait Massignon et m’a parlé de mystique musulmane. Toute la mystique ayant une origine profonde dans les religions indiennes (idée typiquement occiodentale).

Vu Mohamed Marouf, à l’Hôtel des Députés, vendredi 2 Avril 1965. Lui ai dit que j’étais frappé par sa ressemblance de profil avec Bourguiba. M’a dit la déception des milieux mauritaniens de la conférence de Monteil (ce qui corrobore Cheïbani et Abdallahi Ould Daddah). Conférence préparée trop vite. Trop superficielle. Alors que le problème de la sédentarisation est le problème très difficile et très vital pour la R.I.M. A explicité ce qu’il disait mardi soir : anarchie dans la sédentarisation actuelle. Se fait par tribus ou par fractions autour des points d’eau habituels. On reste dans le cadre individualiste, et la Nation ne se construit pas. Je lui ai parlé de Jean-Marie Ballèvre. Il a tout de suite dit toute l’estime qu’il lui portait. Nécessité d’une assistance technique qui propose diverses solutions, le ministre choisissant, en connaissant les conséquences. Nécessité contrôle des ministères, d’où le Parti. Bureau politique contrôlé par organismes d’exécution. Séparation entre administration et Parti doit demeurer. Même si confusion des personnes, séparation absolue des fonctions. Il faut des hommes purs à la tête du Parti, à la fois honnêtes et compétents, qui donnent l’exemple. Peut-être des saints. Chance de la Mauritanie : chefs traditionnels ont envoyé les premiers leurs enfants à l’école, doiù au pouvoir actuellement, fils des grandes familles et des chefs traditionnels. Pas de hyatus et continuité profonde. Pas de problème d’autorité ( ?). Nous avons écouté la radio rapporter le discours de l’ambassadeur américain et la réponse du ministre mauritanien de la Santé. On devine qui parlait le mieux le français ; Marouf n’a fait aucun commentaire (ce qui est déjà un commentaire).

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*   *


Je tombe de sommeil : deux heures du matin. Il faut absolument que je prenne régulièrement des notes pour ma thèse. Peut-être achèterai-je un magnétophone. Il faut aussi que je ne m’enivre pas de cette vie pseudo-remplie, de ces « contacts ». ne pas céder aux mirages. Prier beaucoup plus. Mener une vie plus calme, plus réfléchie, plus humble, plus fondamentalement humble. Etre profondément déséquilibré, dans le besoin de Dieu. Ouverture totale, si c’est possible. Mais, avant tout le Christ et sa gloire. A travers toute chose que je sens ou que je vis.   A.M.D.G.    Amen

suivent deux pages manuscrites à saisir


09 heures                                                  Dimanche de la Passion . 4 Avril


Que ma prière monte jusqu’à toi,
comme s’élève l’encens
et mes mains comme l’offrande du soir.

Vers toi, l’élan de mon âme.

De mon cœur a jailli un beau poème,
c’est toute ma vie que j’offre au Roi.


18 heures 30

Ce matin, plage avec les Ballèvre. Assis devant la mer, dans son bruit continuel, jai pensé que passer quinze jours d’affilée serait la vraie liberté. Qu’au fond, la liberté, je l’avais goûtée de façon merveilleuse à la Troupe. « Magnificat anima mea Dominum » …

Je viens de le lire après ma sieste, et maintenant le disque le répète. Que ma vie ne soit que ce chant d’amour, de reconnaissance, d’espérance. Cette effusion de moi-même dans l’Etre aimé par-dessus tout, et à travers tout être. Et devant la mer très bleue, sous le ciel clair, rongeant de son écume la dûne trop blanche, j’ai pensé à ces camps passés, à ma petite tente orange éclairée par une bougie le soir, au camp silencieux, à ces garçons que je connaissais chacun individuellement et qui me reconnaissent comme chef et gardien, qui m’aimaient comme chef. Et c’était toute ma liberté que de leur faire goûter la vraie liberté. Dieu dira si à travers moi, Il a pu faire ce qu’Il voulait.

Et ce matin, un passage de Saint-Ex. m’a parlé au cœur. « Ainsi, vais-je le soir à pas lents parmi mon peuple et l’enfermanty dans le silence de mon amour. Inquiet de ceuix-là seuls qui brûlent d’une vraie lumière, poète plein de l’amour des poèmes, mais qui n’écrit point le soir, femme amoureuse de l’amour mais qui, ne sachant choisir, ne peut devenir, tous pleins d’angoisse, sachant que je les guérirais de cette angoisse si je leur permettais ce don qui exige sacrifice et choix et oubli de l’univers. »        Citadelle p. 55       Dieu se promenant au milieu de sa création. Le silence. So n silence : la plus belle phrase de son amour. Silence du Christ sur la Croix. Silence : de la Croix à Emmaüs.

A déjeuner, Jean-Marie insistait sur la simplicité, l’acceptation. Accepter l’autre tel qu’il est, et l’autre qui n’attend de nous que d’être simplement nous-mêmes. Ne pas chercher à être influent, à avoir de l’influence. Le bonheur souvent, sans qu’on le construise. Je lui avais parlé, ainsi qu’à madame Ballèvre, des fiançailles de Marie-Charlotte.

Et cependant, le comportement de Jean-Marie me faisait penser à telle phrase de Gide. Car, sa femme arrive-t-elle à le trouver ? Le trouve-t-elle dépendant d’elle, ouvert et vulnérable. Tout ce qui avait dû le séduire. Car je suis sûr que tout amour commence par la vision d’une blessure, par le besoin de guérir, par le discernement de la faiblesse sous les apparences de la force. Ainsi la femme devant l’homme. Ainsi Dieu, respectueux à l’infini de notre liberté, et nous séduisant patiemment. Et comme j’avais l’impression que le dialogue vrai d’âme à âme, de devenir à devenir, entre Jean-Marie et sa femme, était arrêté pour l’instant.

Qu’ils soient uns ! Ils ne formeront qu’une seule chair et par conséquent qu’une pensée, qu’une volonté amoureuse, qu’une seule simplicité, découverte chez l’un par l’autre.

« J’éprouvais aussi, devant que de parler,  à quel point deux êtres, vivant somme toute de la mémoire, et qui s’aiment, peuvent rester (ou devenir) l’un pour l’autre énigmatiques et emmurés ; les paroles, dans ce cas, soit celles que nous adressons à l’autre, soit celles que l’autre nous adresse, sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous avertir de la résistance de cette cloison séparatrice, et qui, si l’on n‘y veille, risque d’aller s’épaisissant … ». 
André Gide, La symphonie pastorale éd. Pléiade pp. 905-906


vingt-neuf pages manuscrits à saisir :
retraite au monastère bénédictin de Keur Moussa – Sénégal

                                          Jeudi Saint . 15 Avril 1965



08 heures


Journée du Mercredi Saint passée à Dakar

Aller en camion avec Joseph. Arrêt à Rufisque. Pittoresque mais pauvreté, saleté, ou plutôt sorte de propreté sale, dûe à la chaleur, au genre de constructions, peut-être aux couleurs très variées. Comme à Saint-Louis, quelques maisons à balcons tout le long de la façade. Voitures à chevaux. Mais impression générale de platitude, au sens de non-relief. Route sur Dakar, très jolie, très belle. A certains endroits, cultures très vertes le long de palmiers… Photo. A d’autre, avancée du désert, et village en dur, à quelques cinq cent mètres. Plus loin dans un tournant, village en paillottes. Pas mal de trafic.
Cité universitaire à Dakar, très belle. On pourrait l’envier en France. Très beaux bâtiments pour les diverses facultés. Vu M. Gautron au sujet de mon D.E.S. que je passerai selon les programmes français. Un assistant, qui m’a doinné un certain nombre de polycopiés, me faisait remarquer l’inadéquation du statut de l’Université. Le Sénégal ne peut en couvrir les frais de fonctionnement, et elle devrait être internationalisée, pour en faciliter l’accès à tous les Etats Ouest-Africains.
Je n’ai pas eu le temps d’aller à l’I.F.A.N., le long de la Corniche, et je regrette aussi d’avoir manqué la Corniche, qui doit être bien jolie.
Déjeuner place de l’Indépendance. Puis lecture de l’introduction par le Père Ravier [8], de Au seuil de l’abîme de Dieu [9], dans une église, d’un moderne supportable, près de Clairafrique. Après-midi passée dans les librairies, avenue William-Ponty [10] et avenue Albert Sarraut [11].

Impression générale d’une ville inhumaine, et j’espère que mes photos prises sur la place de l’Indépendance (ex-place Protêt) montreront bien le contraste entre la population bariolée et vêtue de tissus et vêtements traditionnels, et les buildings de vingt étages et plus… L’avenue William-Ponty assez agréable, mais les arbres écrasés par les immeubles de la place de l’Indépendance. En descendant la rue Gambetta, les marchands de tissu se multiplient, et l’avenue Gambetta semble consacrée au tissu (et aussi pour l’heure aux gravas, car on refait la chaussée). Pauvreté. Et inhumanité totale de cette ville. Certes plus de ressources qu’à Nouakchott. J’ai pratiquement pu trouver tout ce que je cherchais (sauf Citadelle de Saint-Ex.). Mais il n’y a pas cette atmosphère de famille. Et je n’aurais peut-être pas pu m’y faire tous les amis que j’ai à Nouakchott. J’aurais certainement eu un travail plus intéressant à l’E.N.A.S. qu’avec M. Widmer, mais au fond, ç’aurait été encore du Sciences-Po. et de la Fac. de Droit. Seuls avantages : les ressources intellectuelles, Keur Moussa. Mais, à tout prendre, mon isolement intellectuel à Nouakchott est compensé par l’intérêt du pays (ma thèse), mes amis, et cette austérité, qui vraiment je m’en rends compte de plus en plus, n’est pas un vain mot.

Ces séjours hors de Mauritanie, ainsi que telle conversation sur l’Islam, avec Dom Catta ou Dom Meugniot, m’aident  à prendre du recul :
– l’Islam, religion fausse, livre faux à la base, pas d’exigences morales,
– défauts des Mauritaniens,
la paresse, le niveau intellectuel, peut-être l’un des plus bas d’Afrique (cf. M. Georges à Dakar). Au fond, ne pas demander aux Maures plus qu’ils ne peuvent donner. Mais s’émerveiller de ce qu’ils donnent de si grand cœur. Ne pas nourrir de complexe d’infériorité : ce sont des seigneurs, dfes gens nobles, c’est entendu. Mais il est probable qu’ils nous méprisent un peu. Réflexe de sympathie pour le pays doit demeurer.

Je suis rentré vers 20 heures à Keur Moussa, bien fatigué. Et la lune projetait mon ombre sur le chemin, et les arbres se découpaient de façon étrange et merveilleuse sur le ciel clair de la nuit. Ce matin, Matines et Laudes, j’avais sommeil, et si j’ai bien suivi l’office, je n’en ai guère goûté et vêcu la richesse.

08 heures 25                           Dans quelques instants, Prime et Tierce.

trente deux pages manuscrites à saisir
suite et fin « retraite » à Keur Moussa – Sénégal


+                                                      Nouakchott – Mercredi 21 Avril 1965
  

« Passacaille en ut mineur » de Bach.
23 heures

Claude et Jean-Pierre sont en tournée jusqu’à samedi. Je viens de dîner chez Francis, et de faire un peu de lessive. Calme profond.

Mon retour s’est mieux passé que je le prévoyais. Dès mardi soir, j’étais à dîner chez les Ballèvre. Certains élèves avaient été touchants, le matin. Plaisir immense causé par la lettre de Pascal Petitcollot [12], que je n’attendais pas, ne lui ayant pas écrit. Joie du gratuit, du non demandé ; la joie de recevoir est quand même beaucoup plus pure, moins envahissante que celle de donner. Elle ne contraint pas l’autre. Au contraire, on l’accueille.

Déjeuner avec deux Chinois, de Chine populaire. Je leur ai parlé de la Mauritanie : manque de cadres qualifiés, races, conseillers techniques qui ne font pas de politique. Que pense la Chine de l’Europe des Six ? Réponse : la Chine approuve la politique d’indépendance de la France. Vietnam : pas d’inquiétude. Les Etats-Unis n’ont pas attaqué la Chine, faible, isolée, au moment de la guerre de Corée. Ils ne l’attaqueront pas maintenant qu’elle est forte, et qu’elle est entourée. Quid des fusées russes au Vietnam ? N’en ont pas entendu parler (…). Propositions de négociations de Johnson ; duperies. De Gaulle, dupe de Johnson. Au peuple vietnamien de décider de son sort. Conversations entre Saïgon et hanoï. Que les Américains se retirent totalement. Bien sûr, la Chine respectera totalement l’indépendance du Vietnam ? N’ont guère répondu sur l’ouverture de relations diplomatiques. D’accord pour intérêt relations culturelles. Rire à propos de Dieu, du fait que les officiers français connaissent les doctrines de Mao.

(Je me demande si la politique de Johnson n’est pas – en fin de compte – la bonne. On ne peut pas négocier avec les Chinois. Les reverrai vendredi soir. Avons échangé adresse.

Jean-Marie – hier : liste des candidats à l’élection (qui seront plébiscités) ne correspond pas au désir des sections. Mokhtar – en bon marabout, fait savoir discrètement qu’il n’est pas d’accord avec la liste. Changer les cadres des sections avant le congrès de Janvier prochain. M’a prêté rapport intéressant sur situation économique au Sénégal, fait par le Sénégal lui-même.

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« Toccata et fugue en ré mineur » …

Discussion politique avec Francis. Dit que je suis fait pour la politique. Que j’en suis imprégné. Que je ne peux vivre toujours de nostalgie.

Dieu m’appelle-t-il à Le suivre ? Dès que je pose le problème sur papier, je m’aperçois qu’il est absurde, mais n’arrive pas à le bien formuler. Se peut-il que l’amour de Dieu passe par la renonciation au sacerdoce ? Est-ce que je « tiens » au sacerdoce ?

Seigneur, forge-moi au gré de ton amour. « Seigneur, tu sais que bien que je t’aime », que réellement, c’est toi que je veux servir avant tout.

Donne-moi la pauvreté.
Donne-moi d’être pauvre,
devant les autres, devant Toi
au plus profond de moi-même.

Donne-moi de m’abandonner entièrement à toi,
Mon Seigneur et mon Dieu.
Besoin de prier.
In manus tuas.

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Cours sur le christianisme, ce matin. Quelle difficulté de parler à un incroyant


                                     Mardi 27 Avril 1965 . 21 heures 30

trois pages manuscrites à saisir – du spirituel

   
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J’ai été reçu en audience, par le Président de la République, M° Moktar Ould Daddah, lundi 26 Avril 1965, à 12 h. pendant trois quarts d’heure.
Très grande simplicité. Impression de quelqu’un de très attentif, de très détendu, de très enfant, de sincère, de jeunesse. Feu vert pour ma thèse. Il faudra simplement que je délimite mon sujet avec sa femme, Mme Moktar, qui va faire quelque chose sur le Parti (c’est le seul point noir. Si Mme Moktar est trop gourmande, que ferai-je ?).
Cela fait, il rédigera une circulaire, dont j’aurai la copie qui me donnera accès à tout.
Il accepte de me voir quand je le voudrai.
But de cette thèse à ses yeux : choc intellectuel dans les conceptions occidentales de la démocratie, et des systèmes politiques.
D’accord sur le fait que tout tourne autour du congrès de Kaédi.

Bureau vaste. Fond de boiserie. Bureau vaste et assorti. Encyclopédie musulmane sur un meuble bibliothèque. Impression de calme et de détente et de jeunesse du Président. Comme me l’avait laissé attendre, Jean-Marie : je suis sous le charme.

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une page manuscrit à saisir – du spirituel



[1] - Francis de Chassey –

[2] - Jean-Marie Ballèvre, ancien élève de l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer, administrateur, ayant « commandé » à Moudjeria, à Méderdra puis commandant du cercle de la Baie du Lévrier (Port-Etienne, future Nouadhibou), il est conseiller technique au ministère du Plan quand j’arrive en Mauritanie et travaille auprès de Bocar Alpha Ba, Bamba Ould Yezid, Birane Mamadou Wane qui s’y succèdent ; à l’époque, son accueil, celui de sa femme Catherine, plusieurs fois par semaine à leur table, et nos matinées de plage, sont décisifs pour mon équilibre personnel et aussi un dialogue sur ce que je découvre à mesure du pays ; je le surnomme donc « mon père en Mauritanie »

[3] - une circulaire du vice-président du Conseil de gouvernement a précisé dès le --- 1957 l’orthographe de son prénom : Moktar. Je ne la respecte pas encore à mes débuts mauritaniens (beaucoup d’Européens prononcent « mortar ») et, aujourd’hui, elle n’est plus  respectée.

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[5] - plus précisément Mohamed El Moktar Ould Cheikh Abdallahi, dit Marouf
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