Vendredi 23
Octobre 1964
Je suis calmement assis
devant ma table de travail. Je viens de
coller devant moi – provisoirement, car le planisphère n’est pas encore fixé –
la photo de Ste Madeleine priant et à ma porte, la Sainte Vierge. Si ma vie
pouvait être comme cette image de Ste Madeleine : environnée de lumière,
les yeux clos, les mains jointes, toute recueillie, fervente, amoureuse,
confiante.
Hier, j’ai passé la journée
à Chassillé, avec André, son père, sa petite sœur. Nous sommes partis vers 06
heures du matin, dans un brouillard très dense. Arrivée à Chassillé vers 10
heures. Une matinée et une après-midi à battre les champs. Le matin, une
merveilleuse lumière, un ciel très pâle dans le léger froid. Des peupliers dorés.
Une église, (celle de Courcelles) dans le fond, ou bien des chaumes que
bordent et limitent au loin des haies ou des taillis. Le dialogue incessant de
M. Legendre avec ses chiens. Les chiens, joyeux.
Jamais, je n’ai rtessenti
autant que je n’étais pas seul. Quel est le contraire de la solitude. Je ne
trouve pas que le mot « communion »
en soit l’opposé. Car au fond, ce qui compte alors c’est ce sentiment un peu
négatif. Je ne suis pas seul. Pourtant, je ne parle pas. Mais précisément, je pense à la première
personne du pluriel. Je me sens moi-même.
Au fond, cette journée avec
André, a été providentielle. Il était temps que notre amitié, que notre
communion se retrempe dans le contact humain, se baigne du « lait de la
tendresse humaine » [1].
Au retour, nous avons
bavardé dans l’auto., de Boyau [2]
par exemple, avec qui je ne me sens guère à l’aise. Il m’a conseillé de voir
aussi quelqu’un d’autre. A côté de l’avocat du diable, il faut celui du Bon
Dieu. Le Père Hôtelier de Solesmes est tout désigné pour jouer ce rôle dans ma
vie présente. J’attends avec impatience une réponse de sa part à ma lettre du
début d’Octobre qui accompagnait le journal de camp [3].
Nous avons pu assister à
Vêpres, avant de repartir, hier soir. Je n’ai pas osé le demander à temps. De
toutes façons, je ne me rendrai à Solesmes, qu’au mois de Décembre, à moins de
contrindication nette.
Le soir, dîner et accueil si
sympathique par Mme Legendre. Une journée de joie, de silence, de paysage, de
retrouvailles et d’amitié.
J’ai parcouru ce matin le
dernier numéro de Scout [4].
Tout est raté. Tout est saboté. Travesti. Mensonge. Plus de sens de la nature
(de la vraie, les champs, les bois, et non fabriquée : fer forgé,
menuiserie). Plus de patrouille : coupure en deux des âges. L’expérience a
déjà prouvé et prouvera que les garçons de 15-17 ans (Pionniers) entre eux,
engendrent immanquablement : paillardise, bistrot, cigarettes et
laisser-aller, et que ceux de 12-14 ans créent enfantillage, équivoque et
mollesse. Le sens des responsabilités est émoussé. L’entreprise à trente noie
l’individu, qui ne peut trouver sa place affective que dans un groupe de 6 ou 7
(précisément l’effectif d’une famille). Comme tout cela est triste, que toutes
ces valeurs se perdent, que toute cette joie soit incomprise ou au contraire
industrialisée. Mais que faire.
Même déception (mais ce
n’est là qu’une prise de conscience) sur le plan politique, vg. les démocraties
anglo-saxonnes. Pas de programme de gouvernement. Pas de projets nets. Pas
d’idées. Pas de vision du monde. Il s’agit d’arriver au pouvoir. Votez
pour moi. C’est tout ce que dit Johnson [5].
Je suis le meilleur des deux, proclamait Wilson [6].
Les vraies questions sont esquivées. Systématiquement et par principe, les deux
candidats sont d’accord pour ne pas les aborder, ne prendre aucun engagement à
leur sujet, vg. aux USA, la pensée de Kennedy est foulée aux pieds, alors que
c’est pour ou contre qu’auraient dû se jouer les élections. En UK, personne ne
s’engage sur la force multilatérale ou sur le Marché commun. Mieux même, si
l’on prend un engagement pendant la campagne électorale, on déclare (en
coulisse) qu’il n’est pas impératif une fois que l’on est parvenu au
gouvernement.
Il me semble que si je
devais être chef de gouvernement, je serai
extrêmement sincère avec les électeurs. Je ne prendrai aucun engagement,
disant que je ne pourrais en prendre que connaissant les dossiers par
l’intérieur. Mais je promettrai, et expliquerai clairement ma vision du monde,
ce qui constitue ma conviction et ma foi. Ainsi, on saurait non pas ma position
sur tel ou tel problème, mais ce que je veux faire, et quelles seront mes
réactions devant tel ou tel problème. On voterait sur un homme de chair et de
sang qui montrerait plutôt sa manière de résoudre les problèmes, plutôt que des
positions stéréotypées, figées et condamnées à être dépassées. D’autre part, je
m’engagerai à démissionner, si je ne peux faire la politique que je crois être
la meilleure. Cette politique ayant pour but ultime et permanent, le bonheur
de chaque homme : cœur, corps et esprit. Cela seul compte.
Comme façon de gouverner,
j’adopterai un peu la façon dont j’ai dirigé la Troupe, en évitant (ce que
je n’ai pas su faire) une excessive personnalisation. Des ministres que je
connaisse personnellement, des alter ego, qui soient mes amis, affectueux, et
qui connaissent telle question que je ne connais pas. Je couvrirai leur
politique, et donnerai une cohérence et une continuité à leur action. Ne
connaissant rien en économie, en agriculture, je confierai ces postes à des
amis que j’aime et qui connaissent techniquement à fond la question. Dans leur
secteur, ils auraient toute liberté. Mais je répondrai d’eux devant les
électeurs.
Je crois que ce fut un des
secrets de Kennedy, que d’être en relations d’affection avec la plupart de ses
ministres. Le respect, la vénération, la peur font de mauvais serviteurs. Le
prestige est possible vis-à-vis de la masse. Mais d’individu à individu, se
cotoyant, se confiant l’un à l’autre, il ne peut y avoir de solide que l’entière
confiance mutuelle, fondée sur l’affection et la compréhension.
*
*
*
Mais où Dieu me
veut-il ? Parfois, je doute même de mon désir de la vocation. A d’autres
moments, je pense qu’à une retraite, tout directeur spirituel me refuserait,
trouverait mon désir trop humain et trop passionnel.
Et pourtant, toutes ces
pensées, toutes ces incertitudes viennent de ce que je n’ai pas confiance en
Dieu, en son Fils, en sa Parole.
Aie confiance ! Ta foi
ta sauvé ! Heureux ceux qui croient, sans avoir vu. Et voici que je suis
avec vous jusqu’à la fin du monde. Faites ceci en mémoire de moi.
*
*
*
D’un côté, je sens que
l’état laïc ne me satisfera jamais, que je veux vivre chaque instant en
intimité avec le Seigneur. Mais de l’autre, j’ai peur de me tromper en
embrassant l’état religieux. J’ai parfois peur de rater ma vie par indécision,
par manque de courage et du coup cette peur, ce doute m’empêchent de voir clair.
Cet état d’incertitude – j’en ai de plus en plus conscience – va devoir cesser.
Il va falloir que je choisisse. Mais quand ? Au Seigneur de me le dire.
Choisir quoi ? Au Seigneur de me le dire. Seigneur, je t’aime. Faites tout
ce qu’Il vous dira.
22 h.
Beaucoup de joie. Humaine
certes, mais c’est avec un cœur d’homme que Jésus, Dieu fait homme, attend que
je l’aime.
Tout mon univers des quatre
dernières années. Toute la suite des lettres d’André, depuis le camp de Chézy
d’Avril 1958. Comme notre amitié a progressé, s’est approfondie. Comme, par
ailleurs, André s’est purifié, s’est élevé, de censeur, il est devenu
affectueux. Il semble avoir eu aussi des coups durs, des périodes de doute,
d’anxiété. Il s’en est bien tiré.
En feuilletant mes autres
lettres [7],
je vois que j’ai eu parfois des échanges très profonds avec certains garçons de
ma division de Rhéto. ou de Philo., avec mes anciens chefs de troupe (Henri,
Bernard), avec des Pères Jésuites, dont toutes les lettres trahissent le fait
qu’ils se sont donnés totalement et simplement. Que c’est réconfortant et
encourageant pour un jeune néophyte comme moi. J’ai l’impression d’être plus
conscient qu’il y a quelques années. Et pourtant comme j’ai été heureux. Et
comme je le serai encore. « Je leur enseignerai le bonheur qui est tout près d’eux et qui n’en
a pas l’air » [8] .
Coup de téléphone de
Christian. Beaucoup de bonheur. Merci, Seigneur. Je te prie pour Christian,
pour André. Seigneur, mon ami.
Je cherche à lire quelque
chose. Entamé Thérèse Desqueyroux. Je ne pourrai en venir à bout. Au
fond, un écrivain qui n’écrit qu’un seul roman, est beaucoup plus vrai. Le
grand Meaulnes, Comme le temps passe… et bien que ce ne soit pas le
seul de Maurois : Climats, sont vraiment des
romans de classe éternelle. Car ils parlent de la vie et de ce qui est
essentiel : le bonheur… sans malheureusement toujours se fonder sur
l’essence du bonheur : Dieu, mon Bien Aimé. Le Bien Aimé de mes amis.
Prier.
Beaucoup prier.
Régulièrement.
Comme on respire.
Parce qu’on respire.
Parce que sans la prière, je perds tout
contact avec la réalité.
Parce que sans la prière, je perds Dieu,
ma foi, ma joie.
Parce que
prier, c’est vivre.
C’est agir,
c’est jouer, c’est regarder, c’est contempler.
C’est aimer. Se
perdre dans les autres.
Dans l’Autre.
Parce que prier
est ma raison d’être.
Parce que si je
ne prie plus,
je suis fichu.
[1] - le mot d’Alfred
Fabre-Luce dans le premier tome de ses mémoires
[2] - François Boyer Chammard,
jésuite – père spirituel des terminales à « Franklin », Saint-Louis de
Gonzague à Paris, quand j’y suis, puis aumônier quelque temps des « anciens »
[3] - un cahier
ronéotypé évoquant le camp scout de Juillet 1964, que j’avais dirigé « du Sidobre à Lourdes
[4] - la
« réforme » des Scouts de France engagée d’en haut divise en deux
tranches d’âge la branche proprement scoute, les louveteaux et les « routiers »
n’en étant pas l’objet
[5] -
Lyndon Baines Johnson : président des Etats-Unis de Novembre 1963 à
Janvier 1969, à la suite de John John Fitzgerald Kennedy assassiné dont il
avait été le rival aux primaires, puis le vice-président – il est aisément contre
l’extrêmiste Barry Goldwater et décide de ne pas briguer un second mandat pour
faciliter la négociation de paix au Vietnam qu’il a eu le mérite historique de
faire ouvrir en Mars 1968 (et de situer à Paris)
[6] -
Harold Wilson, travailliste britannique : Premier ministre à deux reprises
de 1964 à 1970, puis de 1974 à 1976 – il doit affronter l’indépendance
unilatéralement proclamée par les colons de Rhodésie du sud, puis assumer
l’entrée de son pays dans le « Marché commun » qu’il n’avait ni
négociée ni même souhaitée
[7] -
toutes ces correspondances sont perdues faute d’avoir veillé, à la mort de ma
mère en Novembre 1992, à régler le garde-meuble où étaient entreposés mes
affaires, livres et papiers d’enfance et d’adolescence – je n’ai conservé que
ce que j’ai accumulé et qui m’a suivi à partir de ma première affectation à
l’étranger, soit depuis Septembre 1975 – exception ces cahiers manuscrits
[8] - Henri-Fournier, Le grand Meaulnes
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