jeudi 23 octobre 2014

journal d'il y a cinquante ans


                             Vendredi 23 Octobre 1964



Je suis calmement assis devant ma table de travail.  Je viens de coller devant moi – provisoirement, car le planisphère n’est pas encore fixé – la photo de Ste Madeleine priant et à ma porte, la Sainte Vierge. Si ma vie pouvait être comme cette image de Ste Madeleine : environnée de lumière, les yeux clos, les mains jointes, toute recueillie, fervente, amoureuse, confiante.

Hier, j’ai passé la journée à Chassillé, avec André, son père, sa petite sœur. Nous sommes partis vers 06 heures du matin, dans un brouillard très dense. Arrivée à Chassillé vers 10 heures. Une matinée et une après-midi à battre les champs. Le matin, une merveilleuse lumière, un ciel très pâle dans le léger froid. Des peupliers dorés. Une église, (celle de Courcelles) dans le fond, ou bien des chaumes que bordent et limitent au loin des haies ou des taillis. Le dialogue incessant de M. Legendre avec ses chiens. Les chiens, joyeux.

Jamais, je n’ai rtessenti autant que je n’étais pas seul. Quel est le contraire de la solitude. Je ne trouve pas que le  mot « communion » en soit l’opposé. Car au fond, ce qui compte alors c’est ce sentiment un peu négatif. Je ne suis pas seul. Pourtant, je ne parle pas.  Mais précisément, je pense à la première personne du pluriel. Je me sens moi-même.

Au fond, cette journée avec André, a été providentielle. Il était temps que notre amitié, que notre communion se retrempe dans le contact humain, se baigne du « lait de la tendresse humaine » [1].

Au retour, nous avons bavardé dans l’auto., de Boyau  [2] par exemple, avec qui je ne me sens guère à l’aise. Il m’a conseillé de voir aussi quelqu’un d’autre. A côté de l’avocat du diable, il faut celui du Bon Dieu. Le Père Hôtelier de Solesmes est tout désigné pour jouer ce rôle dans ma vie présente. J’attends avec impatience une réponse de sa part à ma lettre du début d’Octobre qui accompagnait le journal de camp [3].

Nous avons pu assister à Vêpres, avant de repartir, hier soir. Je n’ai pas osé le demander à temps. De toutes façons, je ne me rendrai à Solesmes, qu’au mois de Décembre, à moins de contrindication nette.

Le soir, dîner et accueil si sympathique par Mme Legendre. Une journée de joie, de silence, de paysage, de retrouvailles et d’amitié.

J’ai parcouru ce matin le dernier numéro de Scout [4]. Tout est raté. Tout est saboté. Travesti. Mensonge. Plus de sens de la nature (de la vraie, les champs, les bois, et non fabriquée : fer forgé, menuiserie). Plus de patrouille : coupure en deux des âges. L’expérience a déjà prouvé et prouvera que les garçons de 15-17 ans (Pionniers) entre eux, engendrent immanquablement : paillardise, bistrot, cigarettes et laisser-aller, et que ceux de 12-14 ans créent enfantillage, équivoque et mollesse. Le sens des responsabilités est émoussé. L’entreprise à trente noie l’individu, qui ne peut trouver sa place affective que dans un groupe de 6 ou 7 (précisément l’effectif d’une famille). Comme tout cela est triste, que toutes ces valeurs se perdent, que toute cette joie soit incomprise ou au contraire industrialisée. Mais que faire.

Même déception (mais ce n’est là qu’une prise de conscience) sur le plan politique, vg. les démocraties anglo-saxonnes. Pas de programme de gouvernement. Pas de projets nets. Pas d’idées. Pas de vision du monde. Il s’agit d’arriver au pouvoir. Votez pour moi. C’est tout ce que dit Johnson [5]. Je suis le meilleur des deux, proclamait Wilson [6]. Les vraies questions sont esquivées. Systématiquement et par principe, les deux candidats sont d’accord pour ne pas les aborder, ne prendre aucun engagement à leur sujet, vg. aux USA, la pensée de Kennedy est foulée aux pieds, alors que c’est pour ou contre qu’auraient dû se jouer les élections. En UK, personne ne s’engage sur la force multilatérale ou sur le Marché commun. Mieux même, si l’on prend un engagement pendant la campagne électorale, on déclare (en coulisse) qu’il n’est pas impératif une fois que l’on est parvenu au gouvernement.

Il me semble que si je devais être chef de gouvernement, je serai  extrêmement sincère avec les électeurs. Je ne prendrai aucun engagement, disant que je ne pourrais en prendre que connaissant les dossiers par l’intérieur. Mais je promettrai, et expliquerai clairement ma vision du monde, ce qui constitue ma conviction et ma foi. Ainsi, on saurait non pas ma position sur tel ou tel problème, mais ce que je veux faire, et quelles seront mes réactions devant tel ou tel problème. On voterait sur un homme de chair et de sang qui montrerait plutôt sa manière de résoudre les problèmes, plutôt que des positions stéréotypées, figées et condamnées à être dépassées. D’autre part, je m’engagerai à démissionner, si je ne peux faire la politique que je crois être la meilleure. Cette politique ayant pour but ultime et permanent, le bonheur de chaque homme : cœur, corps et esprit. Cela seul compte.

Comme façon de gouverner, j’adopterai un peu la façon dont j’ai dirigé la Troupe, en évitant (ce que je n’ai pas su faire) une excessive personnalisation. Des ministres que je connaisse personnellement, des alter ego, qui soient mes amis, affectueux, et qui connaissent telle question que je ne connais pas. Je couvrirai leur politique, et donnerai une cohérence et une continuité à leur action. Ne connaissant rien en économie, en agriculture, je confierai ces postes à des amis que j’aime et qui connaissent techniquement à fond la question. Dans leur secteur, ils auraient toute liberté. Mais je répondrai d’eux devant les électeurs.

Je crois que ce fut un des secrets de Kennedy, que d’être en relations d’affection avec la plupart de ses ministres. Le respect, la vénération, la peur font de mauvais serviteurs. Le prestige est possible vis-à-vis de la masse. Mais d’individu à individu, se cotoyant, se confiant l’un à l’autre, il ne peut y avoir de solide que l’entière confiance mutuelle, fondée sur l’affection et la compréhension.


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Mais où Dieu me veut-il ? Parfois, je doute même de mon désir de la vocation. A d’autres moments, je pense qu’à une retraite, tout directeur spirituel me refuserait, trouverait mon désir trop humain et trop passionnel.

Et pourtant, toutes ces pensées, toutes ces incertitudes viennent de ce que je n’ai pas confiance en Dieu, en son Fils, en sa Parole.

Aie confiance ! Ta foi ta sauvé ! Heureux ceux qui croient, sans avoir vu. Et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. Faites ceci en mémoire de moi.

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D’un côté, je sens que l’état laïc ne me satisfera jamais, que je veux vivre chaque instant en intimité avec le Seigneur. Mais de l’autre, j’ai peur de me tromper en embrassant l’état religieux. J’ai parfois peur de rater ma vie par indécision, par manque de courage et du coup cette peur, ce doute m’empêchent de voir clair. Cet état d’incertitude – j’en ai de plus en plus conscience – va devoir cesser. Il va falloir que je choisisse. Mais quand ? Au Seigneur de me le dire. Choisir quoi ? Au Seigneur de me le dire. Seigneur, je t’aime. Faites tout ce qu’Il vous dira.

22 h.

Beaucoup de joie. Humaine certes, mais c’est avec un cœur d’homme que Jésus, Dieu fait homme, attend que je l’aime.

Tout mon univers des quatre dernières années. Toute la suite des lettres d’André, depuis le camp de Chézy d’Avril 1958. Comme notre amitié a progressé, s’est approfondie. Comme, par ailleurs, André s’est purifié, s’est élevé, de censeur, il est devenu affectueux. Il semble avoir eu aussi des coups durs, des périodes de doute, d’anxiété. Il s’en est bien tiré.

En feuilletant mes autres lettres [7], je vois que j’ai eu parfois des échanges très profonds avec certains garçons de ma division de Rhéto. ou de Philo., avec mes anciens chefs de troupe (Henri, Bernard), avec des Pères Jésuites, dont toutes les lettres trahissent le fait qu’ils se sont donnés totalement et simplement. Que c’est réconfortant et encourageant pour un jeune néophyte comme moi. J’ai l’impression d’être plus conscient qu’il y a quelques années. Et pourtant comme j’ai été heureux. Et comme je le serai encore. « Je leur enseignerai le bonheur qui est tout près d’eux et qui n’en a pas l’air » [8] .

Coup de téléphone de Christian. Beaucoup de bonheur. Merci, Seigneur. Je te prie pour Christian, pour André. Seigneur, mon ami.

Je cherche à lire quelque chose. Entamé Thérèse Desqueyroux. Je ne pourrai en venir à bout. Au fond, un écrivain qui n’écrit qu’un seul roman, est beaucoup plus vrai. Le grand Meaulnes, Comme le temps passe… et bien que ce ne soit pas le seul de Maurois : Climats, sont vraiment des romans de classe éternelle. Car ils parlent de la vie et de ce qui est essentiel : le bonheur… sans malheureusement toujours se fonder sur l’essence du bonheur : Dieu, mon Bien Aimé. Le Bien Aimé de mes amis.

Prier.
Beaucoup prier.
Régulièrement.
Comme on respire.
Parce qu’on respire.
Parce que sans la prière, je perds tout contact avec la réalité.
Parce que sans la prière, je perds Dieu, ma foi, ma joie.

Parce que prier, c’est vivre.
C’est agir, c’est jouer, c’est regarder, c’est contempler.
C’est aimer. Se perdre dans les autres.
Dans l’Autre.
Parce que prier est ma raison d’être.
Parce que si je ne prie plus,
je suis fichu.


[1] - le mot d’Alfred Fabre-Luce dans le premier tome de ses mémoires

[2] - François Boyer Chammard, jésuite – père spirituel des terminales à « Franklin », Saint-Louis de Gonzague à Paris, quand j’y suis, puis aumônier quelque temps des « anciens »

[3] - un cahier ronéotypé évoquant le camp scout de Juillet 1964, que j’avais dirigé « du Sidobre à Lourdes

[4] - la « réforme » des Scouts de France engagée d’en haut divise en deux tranches d’âge la branche proprement scoute, les louveteaux et les « routiers » n’en étant pas l’objet

[5] - Lyndon Baines Johnson : président des Etats-Unis de Novembre 1963 à Janvier 1969, à la suite de John John Fitzgerald Kennedy assassiné dont il avait été le rival aux primaires, puis le vice-président – il est aisément contre l’extrêmiste Barry Goldwater et décide de ne pas briguer un second mandat pour faciliter la négociation de paix au Vietnam qu’il a eu le mérite historique de faire ouvrir en Mars 1968 (et de situer à Paris)

[6] - Harold Wilson, travailliste britannique : Premier ministre à deux reprises de 1964 à 1970, puis de 1974 à 1976 – il doit affronter l’indépendance unilatéralement proclamée par les colons de Rhodésie du sud, puis assumer l’entrée de son pays dans le « Marché commun » qu’il n’avait ni négociée ni même souhaitée  

[7] - toutes ces correspondances sont perdues faute d’avoir veillé, à la mort de ma mère en Novembre 1992, à régler le garde-meuble où étaient entreposés mes affaires, livres et papiers d’enfance et d’adolescence – je n’ai conservé que ce que j’ai accumulé et qui m’a suivi à partir de ma première affectation à l’étranger, soit depuis Septembre 1975 – exception ces cahiers manuscrits

[8] - Henri-Fournier, Le grand Meaulnes

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