samedi 4 octobre 2014

journal intime d'il y a cinquante ans - dimanche 4 octobre 1964


Dimanche 4 Octobre 1964


La femme m’est apparue deux fois aujourd’hui : sous son aspect anormal, au restaurant, ou plutôt mon regard est devenu celui d’un animal – sous son aspect plein de tendresse, de charme, de mystère : l’harmonie, la synthèse que représente pour moi Viviane, a revêcu quelques instants ce soir, sous les traits de Pascal Audret, dans le film Donnez-moi dix hommes désespérés, à la télévision.

Parfois, la pensée m’effleure que c’est folie que de bâtir sa vie, sour la vie intérieure, que c’est folie que de croire ce qui ne se voit pas, ce qui ne se touche pas, ce qui est invisible, ce qui est intouchable, ce qui n’existe pas. Ne pas me marier, ne pas aimer un autre être que moi, de chair et d’os. Ne pas me donner, ne pas recevoir de façon tangible. Ne pas goûter la joie du regard échangé, de l’étreinte passionnée, farouche, éternelle et qui pourtant ne dure qu’un instant, mais un instant qu’aucun temps ne connaît. Ne pas goûter le battement de cœur à la pensée de la silhouette fine et frêle qui tourne le coin de la rue. Ne pas goûter… Ignorer le baiser échangé. Ignorer la tendresse partagée. Ne pas voir les yeux bruns, noyés de larmes, noyés dans la buée de l’amour. Ne pas se sentir transfiguré, corps et âme parce que l’on aime et que l’on est aimé. Que l’on fait confiance, que l’on comprend et que l’on est compris. Que tout est donné, que l’on n’a plus rien à perdre, puisque tout est donné. Et qu’on ne fait plus qu’un puisque l’avenir est mis en commun, et que le passé ne compte plus, que le passé n’existe plus puisque l’on ne se connaissait pas.

Que tout commence, que tout finit. Que tout est vie, joie, bonheur, chanson, que l’on a trouvé puisque l’on s’est rencontré. Puis mes lèvres ont effleuré les tiennes. Puisque ma vie est à toi. Puisque je n’ai plus rien à te cacher, que je n’ai plus rien à te donner, que nous sommes à jamais silencieux, que nous sommes aveugles puisque nous sommes l’un près de l’autre, l’un dans l’autre. Que je t’aime et que tu m’aimes, que je te crois et que tu me crois. Que je veux ce que tu veux. Que la moindre parcelle de toi m’est plus précieuse que toutes les richesses du monde. Que je t’aime plus que je ne le sens. Et que cela est vrai, puisque c’est la première fois, et que le passé n’est plus. C’est le présent. Tu es mon présent. Tu te donnes. Je me donne. . Aujourd’hui, nous sommes à présent tous les deux, et à présent nous sommes à jamais.

Est-ce folie, Seigneur, que de renoncer à tout cela. Non, puisque tu le veux. Non, puisque tu existes. Non, puisque tu m’aimes. Non, puisque tu me donnes le désir, puisque tu me donnes la force de t’aimer. Non, puisque je te rencontre partout. Non, puisque tu es ma joie. Non, puisque tu es ma certitude. Non, puisque tu me fais dire : non.

Oui, Seigneur, je dis oui à ton amour, à ta volonté, à ton plan. Fais de moi ce que tu veux.

Ah ! sentir plus, pour pouvoir plus exprimer. Plus t’aimer, pour plus te dire que je t’aime. Seigneur, fais-moi t’aimer plus que moi-même, plus que cette feuille de papier, plus que ces paysages bleus et jaunes, plus que ce souvenir mélancolique et tenace, et fugace de Viviane, plus que mes projets, plus que ma joie, plus que mon inquiétude, plus que le sacerdoce. Seigneur, fais-moi t’aimer parce que tu es celui qui suis, parce que toi seul m’aime. Parce que tu es la lumière. Fais-moi t’aimer pour rien, parce que je ne suis rien, parce que tu es tout. Seigneur, je n’en peux plus. Forge-moi. Fais-moi ton outil.

Je vis heureux depuis huit jours. Peut-être parce qu’inconsciemment – je n’en prends vraiment conscience que ce soir – je me suis placé, tu m’as placé, dans la perspective du sacerdoce.

Ce désir fou, cette pensée qui emplit si souvent mon âme, est-ce un mirage ? Est-ce la voie de la facilité ? Risque de tomber dans le sophisme : tout plaisir est un péché. Ce n’est pas parce que je désire la vocation que la vocation n’est pas le plan de Dieu sur moi.

Il est certain pourtant que l’idée de vocation est une constante de ma vie, mais il est non moins certain que je n’ai jamais eu de certitude totale, tranquille, qui me fasse prendre une décision. Peut-être est-ce tout simplement, parce qu’il n’était pas opportun jusqu’à présent, que je décide quoi que ce soit, peut-être parce qu’une certitude ne m’aurait avancé à rien, qu’à augmenter mon orgueil, ma suffisance, mon mépris des autres, ma confiance en moi.

Je vois en tête de cette page : « je suis heureux depuis huit jours ». Non, j’ai toujours été heureux, je le suis de plus en plus. Mais je ne pense assez à en remercier le Seigneur. Peut-être est-ce que je le fais plus depuis huit jours, d’où une présence plus sensible. C’est après les coups durs (cf. Dimanche 20 Septembre) que la joie est la plus sensible. Mais c’est aussi à ce moment-là que le coup dur peut arriver. Faire confiance à Dieu, et non à soi-même. Regarder et aimer les autres. Ne pas se prendre pour le pivot du monde. Accueillir, s’émerveiller, être bon avec les autres, voir le bon côté.

Tombé par hasard ce soir, sur ce passage de Merton, en voulant recopier les passages notés hier.

« Combien y en a-t-il qui ont étouffé les premières étincelles de contemplation en entassant du bois sur le feu avant qu’il soit pris. La stimulation de la prière intérieure les transporte aupoint qu’ils se lancent dans des projets ambitieux tendant à instruire et à convertir le monde entier, alors que tout ce que Dieu leur demande est de rester tranquille et de se tenir en paix, attentifs à l’œuvre secrète qu’Il est en train de commencer dans leurs âmes. »

Tenter d’être de ceux-là. Avec l’aide du Seigneur.


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Commencé hier soir Mes idées politiques de Maurras [1]. Rend toute idée de thèse sur la monarchie inutile. Il n’y a rien à mettre à jour. Ou alors réviser mon sujet de thèse, si je veux le faire sur la monarchie. On ne peut le faire qu’en suivant Maurras. Il y a encore peu de temps, je me méfiais de Maurras que je considérais comme un extrêmiste, O.A.S. avant la lettre. Préjugé stupide. Le Père Hôtelier [2] ne m’avait pas entièrement convaincu. A lire ce livre (et certainement, à lire les autres), on découvre un homme profondément divers : philosophe, poète, homme d’action. Que de belles choses. Evidemment, la description de la monarchie. Mais aussi, cette analyse du progrès : « Pourquoi ne pas laisser son nom à l’espérance ? ».

Merci, Seigneur, de ce livre, de ces idées, de la musique de cet après-midi, de Cailhau perché sur sa colline et dégoulinant, se tassant à son sommet, merci des fusains noirs des peupliers se silhouettant sur le ciel orange du coucher de soleil, au Pont du Sou.

Merci de ce jour d’existence. Merci des trois ans de Troupe, de C.T. [3], qui se sont terminés aujourd’hui, puisqu’aujourd’hui avait lieu une messe de troupe et que je n’y étais pas, parce que j’avais fini le rôle que tu m’avais assigné, parce que le message que tu m’avais demandé de délivrer, je l’avais transmis, parce que j’avais fait mon temps, puisque le temps que tu avais décidé était terminé, puisque tu me veux ailleurs, puisque tu me conduis ailleurs, plus près de toi. Puisque je pressens de plus en plus où tu me mènes : Seigneur.

Avant de me coucher, je parcours le bulletin paroissial de Saint Michel [4]. Je m’aperçois que le thème de ma réflexion est parallèle à celui de Saint Michel (aujourd’hui, 20ème dimanche après la Pentecôte, le centurion et son fils malade, Carpharnaüm).

Un passage de ce bulletin : « Avoir la foi, c’est jouer sa vie sur la Parole et sur l’Amour de Dieu ». Et aussi ce passage : « Seigneur, je crois, mais augmente ma foi en ta Parole. Prends pitié de mes craintes, de mes doutes, de mes hésitations. Que de fois, je dis – ou du moins je pense : s’il falmlait prendre ton Evangile, au pied de la lettre, où cela me conduirait-il ? … et je capitule devant la confiance que je devrais avoir en toi ».

Une des preuves les plus manifestes de la transcendance de l’Eglise, c’est que d’un bout à l’autre du monde, malgré des caractères, des sensibilités, des milieux différents, le même Evangile est enseigné, c’est que de siècle en siècle, et en n’importe quel lieu, à n’importe quel âge, la même expérience spirituelle est vécue, les mêmes mots viennent aux lèvres, le même itinéraire est suivi, la même évidence est ressentie. Il n »y a qu’un seul Esprit. On ne s’étonne pas assez de cela. Merci, Seigneur, de me le faire voir depuis quelques mois.

On proclame en chaire, ce que je vis intérieurement. A La Malène, on se préoccupe du même Evangile qu’à Franklin, je vis l’itinéraire de André, Michel goûte la même joie que moi. Thomas Merton traduit mes découvertes. Saint Jean de la Croix m’ouvre la voioe. Le Père Hôtelier revit son itinéraire vers Solesmes, à travers mon itinéraire. Nous vivons tous de la même joie, de la même vie, vicaire à La Malène, curé d’Abriès ou de Saint Michel, moine de Gethsémani, novice jésuite, moi Bertrand, choisi par Dieu, avec tant de millions d’autres. « Faites qu’ils soient un ». Mais Seigneur, c’est presque fait, puisque tu nous aimes et que tu nous envoies ton Esprit. C’est au moins fait dans les âmes. Que nos cœurs et que nos corps le proclament, sur les routes, à la maison, à l’église. Que nous soyons un, alorts nous sous-mêmes… Nous serons le Christ, le Fils de Dieu, mort pour nous, qui surrexisti a mortuis. Amen. Alleluia !



[1] -

[2] - Jacques Meugniot, moine de l’abbaye bénédictine Saint-Pierre à Solesmes, que j’ai rencontré en Avril 1963 à l’occasion d’un camp-école des Scouts de France, réalisé dans la marbrerie construite anciennement sur la Sarthe. J’y ait fait séjourné l’année, à Pâques, « ma » troupe scoute qu’il a alors entretenue du monachisme

[3] - C.T. = chef de troupe

[4] - une des deux paroisses du centre-ville de Carcassonne, où je séjourne chez mon grand-père maternel

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