Dimanche 4 Octobre 1964
La femme m’est apparue deux
fois aujourd’hui : sous son aspect anormal, au restaurant, ou plutôt mon
regard est devenu celui d’un animal – sous son aspect plein de tendresse, de
charme, de mystère : l’harmonie, la synthèse que représente pour moi
Viviane, a revêcu quelques instants ce soir, sous les traits de Pascal Audret,
dans le film Donnez-moi dix hommes désespérés, à la télévision.
Parfois, la pensée
m’effleure que c’est folie que de bâtir sa vie, sour la vie intérieure, que
c’est folie que de croire ce qui ne se voit pas, ce qui ne se touche pas, ce
qui est invisible, ce qui est intouchable, ce qui n’existe pas. Ne pas me
marier, ne pas aimer un autre être que moi, de chair et d’os. Ne pas me donner,
ne pas recevoir de façon tangible. Ne pas goûter la joie du regard échangé, de
l’étreinte passionnée, farouche, éternelle et qui pourtant ne dure qu’un
instant, mais un instant qu’aucun temps ne connaît. Ne pas goûter le battement
de cœur à la pensée de la silhouette fine et frêle qui tourne le coin de la
rue. Ne pas goûter… Ignorer le baiser échangé. Ignorer la tendresse partagée.
Ne pas voir les yeux bruns, noyés de larmes, noyés dans la buée de l’amour. Ne
pas se sentir transfiguré, corps et âme parce que l’on aime et que l’on est
aimé. Que l’on fait confiance, que l’on comprend et que l’on est compris. Que
tout est donné, que l’on n’a plus rien à perdre, puisque tout est donné. Et
qu’on ne fait plus qu’un puisque l’avenir est mis en commun, et que le passé ne
compte plus, que le passé n’existe plus puisque l’on ne se connaissait pas.
Que tout commence, que tout
finit. Que tout est vie, joie, bonheur, chanson, que l’on a trouvé puisque l’on
s’est rencontré. Puis mes lèvres ont effleuré les tiennes. Puisque ma vie est à
toi. Puisque je n’ai plus rien à te cacher, que je n’ai plus rien à te donner,
que nous sommes à jamais silencieux, que nous sommes aveugles puisque nous
sommes l’un près de l’autre, l’un dans l’autre. Que je t’aime et que tu
m’aimes, que je te crois et que tu me crois. Que je veux ce que tu veux. Que la
moindre parcelle de toi m’est plus précieuse que toutes les richesses du monde.
Que je t’aime plus que je ne le sens. Et que cela est vrai, puisque c’est la
première fois, et que le passé n’est plus. C’est le présent. Tu es mon présent.
Tu te donnes. Je me donne. . Aujourd’hui, nous sommes à présent tous les deux,
et à présent nous sommes à jamais.
Est-ce folie, Seigneur, que
de renoncer à tout cela. Non, puisque tu le veux. Non, puisque tu
existes. Non, puisque tu m’aimes. Non, puisque tu me donnes le désir,
puisque tu me donnes la force de t’aimer. Non, puisque je te rencontre partout.
Non, puisque tu es ma joie. Non, puisque tu es ma certitude. Non, puisque tu me
fais dire : non.
Oui, Seigneur, je dis oui à
ton amour, à ta volonté, à ton plan. Fais de moi ce que tu veux.
Ah ! sentir plus, pour
pouvoir plus exprimer. Plus t’aimer, pour plus te dire que je t’aime. Seigneur,
fais-moi t’aimer plus que moi-même, plus que cette feuille de papier, plus que
ces paysages bleus et jaunes, plus que ce souvenir mélancolique et tenace, et
fugace de Viviane, plus que mes projets, plus que ma joie, plus que mon
inquiétude, plus que le sacerdoce. Seigneur, fais-moi t’aimer parce que tu es
celui qui suis, parce que toi seul m’aime. Parce que tu es la lumière. Fais-moi
t’aimer pour rien, parce que je ne suis rien, parce que tu es tout. Seigneur,
je n’en peux plus. Forge-moi. Fais-moi ton outil.
Je vis heureux depuis huit
jours. Peut-être parce qu’inconsciemment – je n’en prends vraiment conscience
que ce soir – je me suis placé, tu m’as placé, dans la perspective du
sacerdoce.
Ce désir fou, cette pensée
qui emplit si souvent mon âme, est-ce un mirage ? Est-ce la voie de la
facilité ? Risque de tomber dans le sophisme : tout plaisir est un
péché. Ce n’est pas parce que je désire la vocation que la vocation n’est pas
le plan de Dieu sur moi.
Il est certain pourtant que
l’idée de vocation est une constante de ma vie, mais il est non moins certain
que je n’ai jamais eu de certitude totale, tranquille, qui me fasse prendre une
décision. Peut-être est-ce tout simplement, parce qu’il n’était pas opportun
jusqu’à présent, que je décide quoi que ce soit, peut-être parce qu’une
certitude ne m’aurait avancé à rien, qu’à augmenter mon orgueil, ma suffisance,
mon mépris des autres, ma confiance en moi.
Je vois en tête de cette
page : « je suis heureux depuis huit jours ». Non, j’ai toujours
été heureux, je le suis de plus en plus. Mais je ne pense assez à en remercier
le Seigneur. Peut-être est-ce que je le fais plus depuis huit jours, d’où une
présence plus sensible. C’est après les coups durs (cf. Dimanche 20 Septembre)
que la joie est la plus sensible. Mais c’est aussi à ce moment-là que le coup
dur peut arriver. Faire confiance à Dieu, et non à soi-même. Regarder et aimer
les autres. Ne pas se prendre pour le pivot du monde. Accueillir,
s’émerveiller, être bon avec les autres, voir le bon côté.
Tombé par hasard ce soir,
sur ce passage de Merton, en voulant recopier les passages notés hier.
« Combien y en a-t-il
qui ont étouffé les premières étincelles de contemplation en entassant du bois
sur le feu avant qu’il soit pris. La stimulation de la prière intérieure les
transporte aupoint qu’ils se lancent dans des projets ambitieux tendant à
instruire et à convertir le monde entier, alors que tout ce que Dieu leur
demande est de rester tranquille et de se tenir en paix, attentifs à l’œuvre
secrète qu’Il est en train de commencer dans leurs âmes. »
Tenter d’être de ceux-là.
Avec l’aide du Seigneur.
*
*
*
Commencé hier soir Mes
idées politiques de Maurras [1].
Rend toute idée de thèse sur la monarchie inutile. Il n’y a rien à mettre à
jour. Ou alors réviser mon sujet de thèse, si je veux le faire sur la
monarchie. On ne peut le faire qu’en suivant Maurras. Il y a encore peu de
temps, je me méfiais de Maurras que je considérais comme un extrêmiste, O.A.S.
avant la lettre. Préjugé stupide. Le Père Hôtelier [2]
ne m’avait pas entièrement convaincu. A lire ce livre (et certainement, à lire
les autres), on découvre un homme profondément divers : philosophe, poète,
homme d’action. Que de belles choses. Evidemment, la description de la
monarchie. Mais aussi, cette analyse du progrès : « Pourquoi ne pas laisser son nom à
l’espérance ? ».
Merci, Seigneur, de ce
livre, de ces idées, de la musique de cet après-midi, de Cailhau perché sur sa
colline et dégoulinant, se tassant à son sommet, merci des fusains noirs des
peupliers se silhouettant sur le ciel orange du coucher de soleil, au Pont du
Sou.
Merci de ce jour
d’existence. Merci des trois ans de Troupe, de C.T. [3],
qui se sont terminés aujourd’hui, puisqu’aujourd’hui avait lieu une messe de
troupe et que je n’y étais pas, parce que j’avais fini le rôle que tu m’avais
assigné, parce que le message que tu m’avais demandé de délivrer, je l’avais
transmis, parce que j’avais fait mon temps, puisque le temps que tu avais
décidé était terminé, puisque tu me veux ailleurs, puisque tu me conduis
ailleurs, plus près de toi. Puisque je pressens de plus en plus où tu me
mènes : Seigneur.
Avant de me coucher, je
parcours le bulletin paroissial de Saint Michel [4].
Je m’aperçois que le thème de ma réflexion est parallèle à celui de Saint
Michel (aujourd’hui, 20ème dimanche après la Pentecôte, le centurion
et son fils malade, Carpharnaüm).
Un passage de ce bulletin :
« Avoir la foi, c’est jouer sa vie sur la Parole et sur l’Amour de
Dieu ». Et aussi ce passage : « Seigneur, je crois, mais
augmente ma foi en ta Parole. Prends pitié de mes craintes, de mes doutes, de
mes hésitations. Que de fois, je dis – ou du moins je pense : s’il
falmlait prendre ton Evangile, au pied de la lettre, où cela me conduirait-il ?
… et je capitule devant la confiance que je devrais avoir en toi ».
Une des preuves les plus
manifestes de la transcendance de l’Eglise, c’est que d’un bout à l’autre du
monde, malgré des caractères, des sensibilités, des milieux différents, le même
Evangile est enseigné, c’est que de siècle en siècle, et en n’importe quel
lieu, à n’importe quel âge, la même expérience spirituelle est vécue, les mêmes
mots viennent aux lèvres, le même itinéraire est suivi, la même évidence est
ressentie. Il n »y a qu’un seul Esprit. On ne s’étonne pas assez de cela. Merci,
Seigneur, de me le faire voir depuis quelques mois.
On proclame en chaire, ce
que je vis intérieurement. A La
Malène, on se préoccupe du même Evangile qu’à Franklin, je
vis l’itinéraire de André, Michel goûte la même joie que moi. Thomas Merton
traduit mes découvertes. Saint Jean de la Croix m’ouvre la voioe. Le Père Hôtelier revit son
itinéraire vers Solesmes, à travers mon itinéraire. Nous vivons tous de la même
joie, de la même vie, vicaire à La
Malène, curé d’Abriès ou de Saint Michel, moine de
Gethsémani, novice jésuite, moi Bertrand, choisi par Dieu, avec tant de
millions d’autres. « Faites qu’ils soient un ». Mais Seigneur, c’est
presque fait, puisque tu nous aimes et que tu nous envoies ton Esprit. C’est au
moins fait dans les âmes. Que nos cœurs et que nos corps le proclament, sur les
routes, à la maison, à l’église. Que nous soyons un, alorts nous sous-mêmes…
Nous serons le Christ, le Fils de Dieu, mort pour nous, qui surrexisti a mortuis. Amen. Alleluia !
[1] -
[2] -
Jacques Meugniot, moine de l’abbaye bénédictine Saint-Pierre à Solesmes, que
j’ai rencontré en Avril 1963 à l’occasion d’un camp-école des Scouts de France,
réalisé dans la marbrerie construite anciennement sur la Sarthe. J’y ait fait séjourné
l’année, à Pâques, « ma » troupe scoute qu’il a alors entretenue du
monachisme
[3] - C.T. = chef de troupe
[4] - une des deux paroisses
du centre-ville de Carcassonne, où je séjourne chez mon grand-père maternel
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