Lundi 12 Octobre 1964
Il est probable que plus
tard, ces jours passés à Carcassonne m’apparaîtront comme une étape de joie et
de bonheur. Je suis au calme, entouré de l’affection de Tipère, nourri par les
lectures de Merton, quelques promenades, des livres comme celui de
Fabre-Luce, [1]
Vingt-cinq
années de liberté . I, le charme de Catherine C. m’entourent d’un
rêve réel, que je vis. Et cependant,
je me rends de plus en plus compte que je suis heureux depuis toujours, et que
mon bonheur va croissant. Est-ce parce que Dieu me regarde et m’aime ?
Vingt-cinq années de
liberté
. I…
Depuis le déjeuner, j’ai lu d’une traite cent-quatre-vingt pages. Mon intérêt
est immense. Et pourtant l’auteur ne m’est pas sympathique. Je pèse de plus
en plus les personnes, et de moins en moins les idées. Et je pèse les personnes
– et moi-même – en fonction d’une autre personne : Dieu. Une phrase de
Fabre-Luce m’a laissé, quelques instants, rêveur. « Je le trouvais vigoureux, éloquent,
amusant mais limité par quelques obsessions. ». Fabre-Luce se veut libre. Il proclame d’ailleurs sa
liberté ; me considèrerait-il libre ?
Je me sens – en effet – du
moins je le crois – capable de tout remettre en question, sauf Dieu, et mon
désir de Le connaître, de L’aimer, sauf la certitude que je L’ai rencontré un
jour, et que je ne peux plus détacher mon regard de Lui. Peut-être Fabre-Luce – et beaucoup de gens – considèrent-ils cela comme une
« obsession » ? Peut-être suis-je parfois – aux heures froides
et grises – enclin à voir dans cela comme une limitation à ma liberté ?
comme une mutilation, comme une limite.
Il est de fait que j’ai
parfaitement conscience de ne pouvoir revenir en arrière, que ma Foi est
irréversible (mais non pas invulnérable), que Dieu étant intervenu en moi,
s’était laissé pressentir, toucher, voir. Je ne puis plus faire, vivre, passer,
parler comme s’Il n’existait pas ou comme s’Il me laissait indifférent. Je suis
forcé de prendre position. Sans doute, n’ai-je pas décidé d’un seul coup
d’adhérer au Christ. Mais je sais que chaque jour m’engage un peu plus. Je sais
que je m’engage un peu plus. Je veux d’ailleurs m’engager. Est-ce une
limitation . En tout cas, je la choisis avec plus de conviction, plus de
liberté, plus de lucidité, plus de volonté. Car choisir, c’est aimer. Et plus
mon choix sera mien, plus mon amour ressemblera à Celui qui me donne cet amour.
Si de plus en plus, je
regarde les autres en fonction de Dieu, et de leur désir de Dieu, je m’aperçois
que lorsque je me tourne vers moi-même, je prends encore comme critère les
idées. Et je m’irrite de me trouver bien souvent inférieur aux autres en brio,
en à-propos, voire en résultats scolaires. Je ne me regarde pas encore en
fonction de Dieu. Bien souvent, je me surprends à penser en termes de
classement d’examen, à me comparer au physique ou au moral avec d’autres. Je
crois que c’est inévitable. Mais il faudrait que je sois de plus en plus
unifié, en Dieu. Depuis deux ans environ, le christianisme a peu à peu envahi
mon univers intellectuel (mais combien de poches et de foyers de résistance, il
reste encore). Il faudrait maintenant que mon instinct soit également envahi
par cela.
*
* *
Bien souvent, je me sens
double. D’un côté, je vole vers Dieu, le désir du sacerdoce m’emplit, je vois
la vue et les autres en Dieu. De l’autre, je doute de ma vocation, je bâtis des
rêves de puissance et de sensualité. D’un côté, je suis certain de Dieu, avec
toutes les conséquences que cela revêt aux yeux de ma conscience. De l’autre,
j’hésite à fonder ma vie sur cette rencontre avec Dieu, je m’attache à ce qui
est tangible : filles, argent, avenir. (D’ailleurs, est-ce que c’est
tangible ?).
Merton m’a apporté une
réponse, samedi dernier : « sans courage, nous ne pourrons jamais parvenir à la vraie
simplicité. La lâcheté nous maintient ‘’doubles’’, hésitant entre le monde et
Dieu. Dans cette hésitation, il n’y a point de foi véritable, la foi demeure
opinion. Nous ne sommes jamais certains, parce que nous ne nous soumettons
jamais complètement à l’autorité d’un Dieu invisible…. ». J’hésite encore à entrer dans le
jeu. Je conçois encore la foi comme une option, alors qu’elle est simplement la
reconnaissance inéluctable de la réalité.
*
*
*
Depuis trois jours, je suis
sous le charme de Catherine C. Je pense à elle souvent, avec un profond
plaisir. Et pourtant cette pensée n’est nullement tyrannique. Elle est
naturelle comme le regard
instinctivement tourné vers un beau paysage, ou l’attention absorbée dans la
lecture de quelque livre sitmulant ou nouveau.
J’ai relu hier soir (après
une journée passée bien souvent près de Catherine à dessiner dans ma pensée son
profil, sans cesse corrigé et illminé par un long regard sur elle, à m’enivrer
du coup sec et fulugurant qu éclate en moi, quand je rencontre ses yeux dont je
ne saurais dire la couleur, mais qui sont – je crois – verts, ou gis très clair
sur un fond vert). J’ai relu hier soir une phrase du Père von Balthasar [2].
Quelques mots m’ont frappé : « Je dis : d’amour profond, et non pas : de pure passion. » On ne fait pas souvent la
différence. Ou du moins, on ne la fait souvent qu’après coup, alors que c’est
facile. Passion appelle possession. Amour veut dire échange, gratuité, bonheur
– éternité. Passion signifie éphémère, égoisme, tension, inquiétude.
C’est curieux, et pour
l’instant impossible à analyser ou à décrire, j’ai l’impression que Catherine
C. apporte en moi un changement radical dans mon attirance vis-à-vis des jeunes
filles. De quelle nature est ce changement ?
Est-ce que je suis plus
sensible au charme de l’instant pour oublier les charmes précédents ? cela
ne serait pas nouveau. Est-ce que je suis plus détaché, tout en étant plus
captif ? peut-être. Est-ce que Dieu me fait là comprendre qu’Il m’appelle
au sacerdoce, ou qu’au contraire, il me dit que la sanctification de mon être
et de mon bonheur se fera avec un autre être, et que je l’adorerai en
elle ? Je ne sais pas.
Pour la première fois, je
suis séduit sans être inquiet, J’admire sans vouloir posséder à toute force. Je
suis heureux sans être tendu par la pensée qu’un être m’échappe et ne répond
pas à mon attente. Pour la première fois,peut-être, je laisse une jeune
fille : libre (ou du moins j’admets qu’elle n’éprouve pas envers moi les
sentiments qu’elle m’inspire). Elle est sujet, et non plus objet. Je ne pense
plus en termes de futur et d’avenir comme avec les autres jeunes filles qui
m’ont profondément ou passagèrement ému. Je pense en termes de présent, et je
suis heureux de ce présent, de ce don de Dieu. (Bien que mon regard soit encore
trop possessif, et trop gourmand. Seigneur, donne-moi un corps de ressuscité,
transparent à l’âme, et pourtant apte au bonheur, parce que dépossédé de
lui-même).
Tout cela est peut-être un
signe. En tout cas, c’est encore du bonheur. C’est la prise de conscience que
je suis heureux. C’est une occasion de plus, de vivre plus près de Dieu. C’est
la joie. C’est l’inexplicable. C’est le vêcu. C’est le bonheur. C’est l’absence
de question, l’absence d’angoisse, l’absence d’inquiétude, de tension, de
préoccupation du futur, de l’avenir, de demain.
C’est aujourd’hui. C’est
tout de suite. Deo gratias, dit dans le calme, sans enthousiasme, sans passion.
Mais avec douceur et calme, et joie. Dans le silence du cœur.
[1]
- Albert Fabre-Luce est de droite, mais
de celle qui honorait la France,
le monde des idées, la langue et le mouvement de tout. Observateur très engagé,
il n’aurait pas comme émule aujourd’huinJean d’Ormesson, car il ne s’est jamais
raconté pour la vie de ses sentiments, et sa plume plus sèche, plus mémorielle
est meilleure. Il était fasciné par le général de Gaulle qu’il haïssait. Il est
donc comparable à François Mitterrand, « l’adversaire le plus
fidèle ». C’est gratuit et question d’honneur surtout pour la période de
Vichy. Ses écrits en « défense et illustrartion » du maréchal Pétain
égalent ceux de M° Jacques Isorni. J’ai eu l’honneur de visiter l’un et
l’autre. Avec Fabre-Luce, il y eut même notre polémique sur l’identité
politique de Valéru Giscard d’estaing dès l’automne de 1974 : il voulut
répondre à mon papier Du Terrible à Colombey. Il a
fallu alors toute la haine des « chiraquiens » qui n’étaient déjà
plus dans la mémoire et le leg du Général, pour ne pas discerner que le tombeur
de l’U.D.R. pouvait, sur beaucoup de points, servir le pays et bien continuer la Cinquième République.
Moi-même, il est vrai, je ne le discernais pas aussi nettement que maintenant.
[2] -
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