dimanche 12 octobre 2014

journal d'il y a cinquante ans


Lundi 12 Octobre 1964


Il est probable que plus tard, ces jours passés à Carcassonne m’apparaîtront comme une étape de joie et de bonheur. Je suis au calme, entouré de l’affection de Tipère, nourri par les lectures de Merton, quelques promenades, des livres comme celui de Fabre-Luce,  [1] Vingt-cinq années de liberté . I, le charme de Catherine C. m’entourent d’un rêve réel, que je vis. Et cependant, je me rends de plus en plus compte que je suis heureux depuis toujours, et que mon bonheur va croissant. Est-ce parce que Dieu me regarde et m’aime ?

Vingt-cinq années de liberté . I… Depuis le déjeuner, j’ai lu d’une traite cent-quatre-vingt pages. Mon intérêt est immense. Et pourtant l’auteur ne m’est pas sympathique. Je pèse de plus en plus les personnes, et de moins en moins les idées. Et je pèse les personnes – et moi-même – en fonction d’une autre personne : Dieu. Une phrase de Fabre-Luce m’a laissé, quelques instants, rêveur. « Je le trouvais vigoureux, éloquent, amusant mais limité par quelques obsessions. ». Fabre-Luce se veut libre. Il proclame d’ailleurs sa liberté ; me considèrerait-il libre ?

Je me sens – en effet – du moins je le crois – capable de tout remettre en question, sauf Dieu, et mon désir de Le connaître, de L’aimer, sauf la certitude que je L’ai rencontré un jour, et que je ne peux plus détacher mon regard de Lui. Peut-être Fabre-Luce – et beaucoup de gens – considèrent-ils cela comme une « obsession » ? Peut-être suis-je parfois – aux heures froides et grises – enclin à voir dans cela comme une limitation à ma liberté ? comme une mutilation, comme une limite.

Il est de fait que j’ai parfaitement conscience de ne pouvoir revenir en arrière, que ma Foi est irréversible (mais non pas invulnérable), que Dieu étant intervenu en moi, s’était laissé pressentir, toucher, voir. Je ne puis plus faire, vivre, passer, parler comme s’Il n’existait pas ou comme s’Il me laissait indifférent. Je suis forcé de prendre position. Sans doute, n’ai-je pas décidé d’un seul coup d’adhérer au Christ. Mais je sais que chaque jour m’engage un peu plus. Je sais que je m’engage un peu plus. Je veux d’ailleurs m’engager. Est-ce une limitation . En tout cas, je la choisis avec plus de conviction, plus de liberté, plus de lucidité, plus de volonté. Car choisir, c’est aimer. Et plus mon choix sera mien, plus mon amour ressemblera à Celui qui me donne cet amour.

Si de plus en plus, je regarde les autres en fonction de Dieu, et de leur désir de Dieu, je m’aperçois que lorsque je me tourne vers moi-même, je prends encore comme critère les idées. Et je m’irrite de me trouver bien souvent inférieur aux autres en brio, en à-propos, voire en résultats scolaires. Je ne me regarde pas encore en fonction de Dieu. Bien souvent, je me surprends à penser en termes de classement d’examen, à me comparer au physique ou au moral avec d’autres. Je crois que c’est inévitable. Mais il faudrait que je sois de plus en plus unifié, en Dieu. Depuis deux ans environ, le christianisme a peu à peu envahi mon univers intellectuel (mais combien de poches et de foyers de résistance, il reste encore). Il faudrait maintenant que mon instinct soit également envahi par cela.


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Bien souvent, je me sens double. D’un côté, je vole vers Dieu, le désir du sacerdoce m’emplit, je vois la vue et les autres en Dieu. De l’autre, je doute de ma vocation, je bâtis des rêves de puissance et de sensualité. D’un côté, je suis certain de Dieu, avec toutes les conséquences que cela revêt aux yeux de ma conscience. De l’autre, j’hésite à fonder ma vie sur cette rencontre avec Dieu, je m’attache à ce qui est tangible : filles, argent, avenir. (D’ailleurs, est-ce que c’est tangible ?).

Merton m’a apporté une réponse, samedi dernier : « sans courage, nous ne pourrons jamais parvenir à la vraie simplicité. La lâcheté nous maintient ‘’doubles’’, hésitant entre le monde et Dieu. Dans cette hésitation, il n’y a point de foi véritable, la foi demeure opinion. Nous ne sommes jamais certains, parce que nous ne nous soumettons jamais complètement à l’autorité d’un Dieu invisible…. ». J’hésite encore à entrer dans le jeu. Je conçois encore la foi comme une option, alors qu’elle est simplement la reconnaissance inéluctable de la réalité.

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Depuis trois jours, je suis sous le charme de Catherine C. Je pense à elle souvent, avec un profond plaisir. Et pourtant cette pensée n’est nullement tyrannique. Elle est naturelle  comme le regard instinctivement tourné vers un beau paysage, ou l’attention absorbée dans la lecture de quelque livre sitmulant ou nouveau.

J’ai relu hier soir (après une journée passée bien souvent près de Catherine à dessiner dans ma pensée son profil, sans cesse corrigé et illminé par un long regard sur elle, à m’enivrer du coup sec et fulugurant qu éclate en moi, quand je rencontre ses yeux dont je ne saurais dire la couleur, mais qui sont – je crois – verts, ou gis très clair sur un fond vert). J’ai relu hier soir une phrase du Père von Balthasar [2]. Quelques mots m’ont frappé : « Je dis : d’amour profond, et non pas : de pure passion. » On ne fait pas souvent la différence. Ou du moins, on ne la fait souvent qu’après coup, alors que c’est facile. Passion appelle possession. Amour veut dire échange, gratuité, bonheur – éternité. Passion signifie éphémère, égoisme, tension, inquiétude.

C’est curieux, et pour l’instant impossible à analyser ou à décrire, j’ai l’impression que Catherine C. apporte en moi un changement radical dans mon attirance vis-à-vis des jeunes filles. De quelle nature est ce changement ?

Est-ce que je suis plus sensible au charme de l’instant pour oublier les charmes précédents ? cela ne serait pas nouveau. Est-ce que je suis plus détaché, tout en étant plus captif ? peut-être. Est-ce que Dieu me fait là comprendre qu’Il m’appelle au sacerdoce, ou qu’au contraire, il me dit que la sanctification de mon être et de mon bonheur se fera avec un autre être, et que je l’adorerai en elle ?  Je ne sais pas.

Pour la première fois, je suis séduit sans être inquiet, J’admire sans vouloir posséder à toute force. Je suis heureux sans être tendu par la pensée qu’un être m’échappe et ne répond pas à mon attente. Pour la première fois,peut-être, je laisse une jeune fille : libre (ou du moins j’admets qu’elle n’éprouve pas envers moi les sentiments qu’elle m’inspire). Elle est sujet, et non plus objet. Je ne pense plus en termes de futur et d’avenir comme avec les autres jeunes filles qui m’ont profondément ou passagèrement ému. Je pense en termes de présent, et je suis heureux de ce présent, de ce don de Dieu. (Bien que mon regard soit encore trop possessif, et trop gourmand. Seigneur, donne-moi un corps de ressuscité, transparent à l’âme, et pourtant apte au bonheur, parce que dépossédé de lui-même).

Tout cela est peut-être un signe. En tout cas, c’est encore du bonheur. C’est la prise de conscience que je suis heureux. C’est une occasion de plus, de vivre plus près de Dieu. C’est la joie. C’est l’inexplicable. C’est le vêcu. C’est le bonheur. C’est l’absence de question, l’absence d’angoisse, l’absence d’inquiétude, de tension, de préoccupation du futur, de l’avenir, de demain.

C’est aujourd’hui. C’est tout de suite. Deo gratias, dit dans le calme, sans enthousiasme, sans passion. Mais avec douceur et calme, et joie. Dans le silence du cœur.  



[1] -  Albert Fabre-Luce est de droite, mais de celle qui honorait la France, le monde des idées, la langue et le mouvement de tout. Observateur très engagé, il n’aurait pas comme émule aujourd’huinJean d’Ormesson, car il ne s’est jamais raconté pour la vie de ses sentiments, et sa plume plus sèche, plus mémorielle est meilleure. Il était fasciné par le général de Gaulle qu’il haïssait. Il est donc comparable à François Mitterrand, « l’adversaire le plus fidèle ». C’est gratuit et question d’honneur surtout pour la période de Vichy. Ses écrits en « défense et illustrartion » du maréchal Pétain égalent ceux de M° Jacques Isorni. J’ai eu l’honneur de visiter l’un et l’autre. Avec Fabre-Luce, il y eut même notre polémique sur l’identité politique de Valéru Giscard d’estaing dès l’automne de 1974 : il voulut répondre à mon papier Du Terrible à Colombey. Il a fallu alors toute la haine des « chiraquiens » qui n’étaient déjà plus dans la mémoire et le leg du Général, pour ne pas discerner que le tombeur de l’U.D.R. pouvait, sur beaucoup de points, servir le pays et bien continuer la Cinquième République. Moi-même, il est vrai, je ne le discernais pas aussi nettement que maintenant.
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