Il fut une fois ton regard
Ton poème à
toi est celui que tu me donnes
quand je
pense à toi, quand je viens à toi.
Il y a sans
doute le sourire de nos corps
nus quand
je reviens vers les fêtes attendues
et qui ne
déçoivent pas ; il y a sans doute
les heures
de solitude,
de
sécheresse qui commence
par la
pulpe des doigts ne sentant plus qu’elle-même,
par la
parole que tu attends pour jouir
ou être
présente, être à nous,
et que je
n’ai jamais su que par grâce d’on ne
sait qui,
d’on ne sait où ; il y a
sans doute
le pleur de nos cœurs quand l’
absence
retire tout jusqu’au souvenir de l’
amitié,
jusqu’au pressentiment de l’union
malgré la
distance ; il y a sans doute la peur
de n’être
plus capable de nous retenir et de
nous
embaumer mutuellement et de regarder demain
encore et
enfin ensemble le soleil qui de l’autre
bord du lac
viendra en vert et à tâtons, frapper
les volets
et nos paupières, dire que nous avons
réussi et
que nous nous aimons désormais.
Le fantôme
de toi, mon amour, erre parmi la ville
violette et
ses rues qui descendent vers les
palais
qu’on ne peut pas nommer et qu’on croit
du
roi ; les villes de nos rêves où nous fûmes
dans un
autre futur ont la brume précise d’un seul
vêtement
pour toi, tu vas légère comme pour une
étreinte
qui ne s’achèverait jamais parce que
nous la
consommerons en volant de pavé en pavé,
d’année en
année sur toute l’histoire de ces maisons,
de ces vies
réunies comme le décor et la prescience
de ce que
nous fûmes dans un autre passé.
Pourquoi je
t’aime et te vois nue ? Comme si
c’était
t’amoindrir ou t’oublier que de te
regarder
ainsi ? Tu faisais l’autre jour à ces
étages où l’on pénétrait avec une clé de carton
le pli de
ta robe avant que nous allions à l’
étendue du
lit et à la source de nos sueurs, et
déjà vers
toi je voyais la pâleur des lignes
et les
volumes que je découvris par hasard quand
bien avant
– pour une fois dont nous ne pouvions
avoir la
suite sacramentelle – en une chambre
d’un hôtel
bien plus médiocre tu t’adossas à
la porte refermée
et sans que la lumière fut
autre qu’à
nos lèvres tu me laissas ouvrir ton
manteau et
ton cœur.
La rumeur
des matins a la densité de ton absence,
quand le
soleil aux murs dessine ton ombre et que
le lit a le
creux et le froid de l’absurdité des
distances ;
je rêve au bord de ces piscines ou à
ces tables
de restaurant ou par ces conversations et
autres
réunions humaines qui nous font vieillir
séparément.
On me dit que la jeunesse sait se
reprendre
jusqu’à cette fois pour ce qu’elle croit
l’extase ;
nous n’avons rien minuté ni compté,
- j’ai
écrit cette fois quand je pensais
sept
fois … - mais il y a ces prolongements
l’un
par l’autre, cette sensation qui fait la vie
et
sans laquelle, elle n’aurait pas été cette vie
remplie,
que soudain le corps de l’un, le corps de
toi
est le mien, et qu’il est sûr que moi je suis
toi,
que je sens ta douleur et ton plaisir comme
miens
et que le bras ou la jambe que tu agites ou
replies
quand nous chevauchons parmi les hauts
plateaux
si rarement atteints sont les miens tout
autant
que les tiens. Certains appellent cela la
communion ;
tu m’as déversé ainsi d’un coup
dans
l’univers au-delà de toute l’existence et
des
jours habituels, tu m’as gonflé de toutes les
expériences
et de l’histoire entière vécue de
tous
les hommes et de tous les temps,
quand
dans la chambre au plafond de bois incliné
comme
la tente que nous planterons un jour dans
la
forêt choisie pour les amours des aubes et
des
roches et des mousses et des contre-jours
qui
font les cheveux rouges et le dos blanc,
tu
as fait le silence de l’attention extrême
après
m’avoir considéré, nous avoir considérés,
ô
ma maîtresse.
Il
fut une fois, la première, celle qui fait
basculer
l’éternité, écrit par une craie indélébile
la
croyance définitive en une destinée de croix,
il
fut une fois ton regard et ton front et la
douceur
jumelle à tes yeux de tes seins petits et
tendres,
ronds à es mains et à ma source d’enfant
qui
revenait à la sécurité et au sourire primordiaux,
il
fut une fois ton visage qui nous considérait
à
cet instant où tout s’arrête volontairement
pour
que se savoure notre puissance réciproque,
notre
accord pour aller corps à corps, toi venue
sur
moi, paisible et joyeuse, d’un silence monas-
tique,
d’une paix de cloître, jusqu’aux autels de
la
grande demande, du fleuve qui va s’épancher, et des
paroles
indistinctes qu’on dit malgré soi quand la
communion
se donne comme on l’a imaginé enfants.
Il
est des automnes dont on ne se guérit pas parce
qu’on
les a vécus en printemps, parce qu’on n’y a
vu
que les redondances de l’hiver, que les couleurs
et
le poids de l’été ; ainsi te parcourant de mémoire
par
toutes nos courses et toutes nos promenades et
les
instants par millions où nous fûmes déjà
ensemble,
je me souviens des couvertures dépliées
dans
les forêts, des voitures à la portière entrou-
verte
pour laisser s’étendre et crier tes jambes ;
je
me souviens de toutes celles qui avant toi me
préparaient
à toi, de la première qui me fit chuter
dans
les abîmes du saut infini quand pour cette vraie
naissance
on s’abandonne au total inconnu, qui n’est
ni
l’amour ni le baiser, ni la nudité enfin entrevue,
mais
le ciel noir du sexe révélé de la tête au ventre
définitivement
emmêlés quand le primordial espace
cette
nuit-là s’ouvre et nous recueille sans qu’on
ait
pu le décrire ni le penser ; je me souviens de tout
ce
qui m’apprit à danser les pas que je ferai pour toi.
Ivre
d’une sève inconnue, je me prépare
pour
nos fêtes et pour le souvenir que
j’en
ai déjà. Il y eut tous les revoirs,
il
y eut les rues de tant de villes, les
gares
de tant d’arrivées et les aéroports où
de
loin les mains se font signe et quand elles
s’étreignent
celles-ci, on ne sait plus rien
dire ;
on touche le quai des mots, le quai des
chairs
et des présences et l’on met le temps
de
la vie à revenir à nos âmes et à nos esprits.
Ils
s’aiment ceux qui alors persistent et
trouvent
une joie nouvelle pour lancer le
cordage.
Tu as aimé nos rites, les bouteilles
et
les vêtements à terre, la précipitation au
haut
des marches chez toi dans cette capitale
aux
rues profondes de l’autre siècle, aux
balcons
de fer travaillé, aux tapis et aux barres
de
cuivre dans les escaliers ; nous montions avec
les
valises trop lourdes, ou j’appelais de ta
porte
par le carillon et les aboiements de la
chienne
que tu achetas au retour de cet été
qui
aurait dû nous laisser cet enfant.
C’était un moyen âge, un soir à des terrasses
manuélines
, une chambre au lit si haut qu’on
était
debout contre les draps épais et drus comme
des
murs quand on croyait s’étendre ; on chercha
tous
deux l’obscurité et toutes les entrées
et
sorties du rire fou de notre aisance ; le vin
était
joyeux , le Portugal immense, le discours
de
notre histoire impalpable et universel.
Nous
nous étions embrassés et avoués près des
calvaires
qui dominent cette plaine et il y avait
des
pins et des plantations par des moines d’
autrefois
partout ; j’avais su l’hiver qui
avait
juste
auparavant affiné ta beauté quand devant des
flammes
allumées en mon premier foyer, je
t’avais
regardée nue et parfaite, pour moi posant
dans
les poses de toujours et de toutes les femmes
qui
sont belles et désirées. Je m’étais enivré
de
schémas, de modèles et d’exemples et cette nuit-là
ce
n’était que le discours des amants et demain –
bleue
et claire tu écrirais à je ne sais plus qui
pour
que silencieux je te vois déjà enceinte de notre
extase.
C’était l’imitation d’un cloître et il y avait
autour
du palais et dans les salles à manger ou à
se
tenir des fresques et des peintures qui racontaient
des
histoires terribles à rêver de bateaux à voiles et
à
croix de conquérants. Nous nous
retrouvâmes un début
d’autre
automne, tu étais pâle, nous pouvions supposer
que
chacun avait trahi l’avenir et cette disponibilité
nouvelle
nous en compterions désormais les années qui
n’auraient
plus jamais le même fruit, ce fruit-là
du
rire et de la verte, dorée innocence d’un été
de
bouteilles, de nudité en des jardins premiers,
d’un
certain paradis que nous sûmes pourtant revoir.
Je
t’ai aimée au porche, au seuil, au pied des colonnes
vers
l’obscurité parant les cathédrales de la
France
ou les planes églises d’Italie quand on commence
d’y
pénétrer, et qui fait le rideau à soulever pour
continuer
jusqu’au secret. Tu n’allais jamais
plus
loin à l’exacte ressemblance de tes mains
dans
la ronde amoureuse, définitivement posées
à
mes reins et laissant ton corps ailleurs venir
à
notre rythme, venir entr’ouvert par destinée.
Je
ne t’ai jamais su arrivant dans la maison
de
mes parents, pas encore adolescente et entendant
la
rumeur grégorienne qui quittait ma chambre et
faisait
la nostalgie de ma prière et de chemins
que
je croyais et ne voyais pas ; mais
ces enfances
que
tu me dis un jour, autant que les nuits de
province
où tu connus les préambules de toute
femme
qui cesse d’ignorer sans pourtant savoir et
n’est
désormais plus fille petite, ont fait la
pâte
de ta tendresse et la brune peau de ce pain
que
tu m’offres malgré les pluies et les attentes.
Tu
m’as aimé quand, à quelques portes de chez toi, je
t’ai saisie
sous un porche pour enfoncer ma bouche
en la
tienne et te dire des paroles et te faire des
caresses de
quinze ans ; c’était l’obscurité des
années
soixante et de cette adolescence que nous n’
avions pas
vécue ensemble.
Il y a le
sacrement de l’eau, ta chevelure de garçon
cet été-là
quand le menton sur un ballon d’enfant,
les yeux du
lac, tu reviens à notre sourire et qu’ensuite
le corps
pâle dans les couloirs mussoliniens aux
tapis
rouges, nous allons à une chambre de meubles
en début de
siècle et que l’amour est une génération,
une
divination sans mot avouer, sans regard détourner,
et
qu’ensemble on redescend pour remonter et que la
journée a
le lisse de corps unis comme des draps
bordés,
défaits d’un même et seul lit. Il y a le sacre-
ment de
l’eau quand les galets quittés, les autres
rassasiés
de nos yeux et des nudités de cette île d’un
milieu
d’été grec, nous descendons vers nos cœurs
oubliés,
encombrés des sels d’autrui et de bien de mes
négligences
et de tes silences et que le miracle point
d’une
soudaine ferveur de l’unité réaccomplie. Dans
la mer
retrouvée, les yeux se ferment et les fronts
reflètent
ce retour, les algues à ton ventre s’entr’
ouvrent,
les marbres de nos corps s’adoucissent et s’huilent
pour mes
jambes et mes mains, le silence lève en nous
sa houle et
balance partout notre sang, l’horizon
est
à nos
lèvres, le monde à son rivage et l’humanité
doit bien
savoir là-bas entre ses roches, ses tentes
et ses
galets brûlants que la première récitation
se dit à
nouveau entre les eaux de brume où s’épandra
notre joie.
Cet été
proche, tu revins avec moi nue à la terre
chaude de
toutes pierres, tu t’étendis corps au ciel
et tu fus
vierge de toute première vue et la prière
de toute
contemplation. Au loin un voilier passa et
le soleil
aurait pu baisser jusqu’aux étoiles et à la
grande
ouverture des nuits quand on les vit dehors
et dans les
murmures changeants des vagues qui ont le
rythme et
les paroles de la lumière et de ses étapes,
que nous
étions là, seuls portant toutes les vies de
tous au
bord définitif de cette mer qu’on dit ponctuée
d’îles et
d’histoire et qui n’était que la couche
immense de
notre désir recouvré.
7 Avril 1985
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire