mardi 22 juillet 2014

poèmes au Brésil - 7 -




Il fut une fois ton regard



Ton poème à toi est celui que tu me donnes
quand je pense à toi, quand je viens à toi.

Il y a sans doute le sourire de nos corps
nus quand je reviens vers les fêtes attendues
et qui ne déçoivent pas ; il y a sans doute
les heures de solitude,
de sécheresse qui commence
par la pulpe des doigts ne sentant plus qu’elle-même,
par la parole que tu attends pour jouir
ou être présente, être à nous, 
et que je n’ai jamais su que par grâce d’on ne
sait qui, d’on ne sait où ; il y a
sans doute le pleur de nos cœurs quand l’
absence retire tout jusqu’au souvenir de l’
amitié, jusqu’au pressentiment de l’union
malgré la distance ; il y a sans doute la peur
de n’être plus capable de nous retenir et de
nous embaumer mutuellement et de regarder demain
encore et enfin ensemble le soleil qui de l’autre
bord du lac viendra en vert et à tâtons, frapper
les volets et nos paupières, dire que nous avons
réussi et que nous nous aimons désormais.


Le fantôme de toi, mon amour, erre parmi la ville
violette et ses rues qui descendent vers les
palais qu’on ne peut pas nommer et qu’on croit
du roi ; les villes de nos rêves où nous fûmes
dans un autre futur ont la brume précise d’un seul
vêtement pour toi, tu vas légère comme pour une
étreinte qui ne s’achèverait jamais parce que
nous la consommerons en volant de pavé en pavé,
d’année en année sur toute l’histoire de ces maisons,
de ces vies réunies comme le décor et la prescience
de ce que nous fûmes dans un autre passé.

Pourquoi je t’aime et te vois nue ? Comme si
c’était t’amoindrir ou t’oublier que de te
regarder ainsi ? Tu faisais l’autre jour à ces
étages  où l’on pénétrait avec une clé de carton
le pli de ta robe avant que nous allions à l’
étendue du lit et à la source de nos sueurs, et
déjà vers toi je voyais la pâleur des lignes
et les volumes que je découvris par hasard quand
bien avant – pour une fois dont nous ne pouvions
avoir la suite sacramentelle – en une chambre
d’un hôtel bien plus médiocre  tu t’adossas à
la porte refermée et sans que la lumière fut
autre qu’à nos lèvres tu me laissas ouvrir ton
manteau et ton cœur.


La rumeur des matins a la densité de ton absence,
quand le soleil aux murs dessine ton ombre et que
le lit a le creux et le froid de l’absurdité des
distances ; je rêve au bord de ces piscines ou à
ces tables de restaurant ou par ces conversations et
autres réunions humaines qui nous font vieillir
séparément. On me dit que la jeunesse sait se
reprendre jusqu’à cette fois pour ce qu’elle croit
l’extase ; nous n’avons rien minuté ni compté,
- j’ai écrit cette fois quand je pensais
sept fois … - mais il y a ces prolongements
l’un par l’autre, cette sensation qui fait la vie
et sans laquelle, elle n’aurait pas été cette vie
remplie, que soudain le corps de l’un, le corps de
toi est le mien, et qu’il est sûr que moi je suis
toi, que je sens ta douleur et ton plaisir comme
miens et que le bras ou la jambe que tu agites ou
replies quand nous chevauchons parmi les hauts
plateaux si rarement atteints sont les miens tout
autant que les tiens. Certains appellent cela la
communion ; tu m’as déversé ainsi d’un coup
dans l’univers au-delà de toute l’existence et
des jours habituels, tu m’as gonflé de toutes les
expériences et de l’histoire entière vécue de
tous les hommes et de tous les temps,
quand dans la chambre au plafond de bois incliné
comme la tente que nous planterons un jour dans
la forêt choisie pour les amours des aubes et
des roches et des mousses et des contre-jours
qui font les cheveux rouges et le dos blanc,
tu as fait le silence de l’attention extrême
après m’avoir considéré, nous avoir considérés,
ô ma maîtresse.

Il fut une fois, la première, celle qui fait
basculer l’éternité, écrit par une craie indélébile
la croyance définitive en une destinée de croix,
il fut une fois ton regard et ton front et la
douceur jumelle à tes yeux de tes seins petits et
tendres, ronds à es mains et à ma source d’enfant
qui revenait à la sécurité et au sourire primordiaux,
il fut une fois ton visage qui nous considérait
à cet instant où tout s’arrête volontairement
pour que se savoure notre puissance réciproque,
notre accord pour aller corps à corps, toi venue
sur moi, paisible et joyeuse, d’un silence monas-
tique, d’une paix de cloître, jusqu’aux autels de
la grande demande, du fleuve qui va s’épancher, et des
paroles indistinctes qu’on dit malgré soi quand la
communion se donne comme on l’a imaginé enfants.

Il est des automnes dont on ne se guérit pas parce
qu’on les a vécus en printemps, parce qu’on n’y a
vu que les redondances de l’hiver, que les couleurs
et le poids de l’été ; ainsi te parcourant de mémoire
par toutes nos courses et toutes nos promenades et
les instants par millions où nous fûmes déjà
ensemble, je me souviens des couvertures dépliées
dans les forêts, des voitures à la portière entrou-
verte pour laisser s’étendre et crier tes jambes ;
je me souviens de toutes celles qui avant toi me
préparaient à toi, de la première qui me fit chuter
dans les abîmes du saut infini quand pour cette vraie
naissance on s’abandonne au total inconnu, qui n’est
ni l’amour ni le baiser, ni la nudité enfin entrevue,
mais le ciel noir du sexe révélé de la tête au ventre
définitivement emmêlés quand le primordial espace
cette nuit-là s’ouvre et nous recueille sans qu’on
ait pu le décrire ni le penser ; je me souviens de tout
ce qui m’apprit à danser les pas que je ferai pour toi.


Ivre d’une sève inconnue, je me prépare
pour nos fêtes et pour le souvenir que
j’en ai déjà. Il y eut tous les revoirs,
il y eut les rues de tant de villes, les 
gares de tant d’arrivées et les aéroports où
de loin les mains se font signe et quand elles
s’étreignent celles-ci, on ne sait plus rien
dire ; on touche le quai des mots, le quai des
chairs et des présences et l’on met le temps
de la vie à revenir à nos âmes et à nos esprits.
Ils s’aiment ceux qui alors persistent et
trouvent une joie nouvelle pour lancer le
cordage. Tu as aimé nos rites, les bouteilles
et les vêtements à terre, la précipitation au
haut des marches chez toi dans cette capitale
aux rues profondes de l’autre siècle, aux 
balcons de fer travaillé, aux tapis et aux barres
de cuivre dans les escaliers ; nous montions avec
les valises trop lourdes, ou j’appelais de ta
porte par le carillon et les aboiements de la
chienne que tu achetas au retour de cet été
qui aurait dû nous laisser cet enfant.

C’était  un moyen âge, un soir à des terrasses
manuélines , une chambre au lit si haut qu’on
était debout contre les draps épais et drus comme
des murs quand on croyait s’étendre ; on chercha
tous deux l’obscurité et toutes les entrées
et sorties du rire fou de notre aisance ; le vin
était joyeux , le Portugal immense, le discours
de notre histoire impalpable et universel.
Nous nous étions embrassés et avoués près des
calvaires qui dominent cette plaine et il y avait
des pins et des plantations par des moines d’
autrefois partout ;  j’avais su l’hiver qui avait
juste auparavant affiné ta beauté quand devant des
flammes allumées en mon premier foyer, je
t’avais regardée nue et parfaite, pour moi posant
dans les poses de toujours et de toutes les femmes
qui sont belles et désirées. Je m’étais enivré
de schémas, de modèles et d’exemples et cette nuit-là
ce n’était que le discours des amants et demain –
bleue et claire tu écrirais à je ne sais plus qui
pour que silencieux je te vois déjà enceinte de notre
extase. C’était l’imitation d’un cloître et il y avait
autour du palais et dans les salles à manger ou à
se tenir des fresques et des peintures qui racontaient
des histoires terribles à rêver de bateaux à voiles et
à croix de conquérants. Nous nous  retrouvâmes un début
d’autre automne, tu étais pâle, nous pouvions supposer
que chacun avait trahi l’avenir et cette disponibilité
nouvelle nous en compterions désormais les années qui
n’auraient plus jamais le même fruit, ce fruit-là
du rire et de la verte, dorée innocence d’un été
de bouteilles, de nudité en des jardins premiers,
d’un certain paradis que nous sûmes pourtant revoir.

Je t’ai aimée au porche, au seuil, au pied des colonnes
vers l’obscurité parant les cathédrales de la
France ou les planes églises d’Italie quand on commence
d’y pénétrer, et qui fait le rideau à soulever pour
continuer jusqu’au secret. Tu n’allais jamais
plus loin à l’exacte ressemblance de tes mains
dans la ronde amoureuse, définitivement posées
à mes reins et laissant ton corps ailleurs venir
à notre rythme, venir entr’ouvert par destinée.
Je ne t’ai jamais su arrivant dans la maison
de mes parents, pas encore adolescente et entendant
la rumeur grégorienne qui quittait ma chambre et
faisait la nostalgie de ma prière et de chemins
que je croyais et ne voyais pas ;  mais ces enfances
que tu me dis un jour, autant que les nuits de
province où tu connus les préambules de toute
femme qui cesse d’ignorer sans pourtant savoir et
n’est désormais plus fille petite, ont fait la
pâte de ta tendresse et la brune peau de ce pain
que tu m’offres malgré les pluies et les attentes.
Tu m’as aimé quand, à quelques portes de chez toi, je
t’ai saisie sous un porche pour enfoncer ma bouche
en la tienne et te dire des paroles et te faire des
caresses de quinze ans ; c’était l’obscurité des
années soixante et de cette adolescence que nous n’
avions pas vécue ensemble.

Il y a le sacrement de l’eau, ta chevelure de garçon
cet été-là quand le menton sur un ballon d’enfant,
les yeux du lac, tu reviens à notre sourire et qu’ensuite
le corps pâle dans les couloirs mussoliniens aux
tapis rouges, nous allons à une chambre de meubles
en début de siècle et que l’amour est une génération,
une divination sans mot avouer, sans regard détourner,
et qu’ensemble on redescend pour remonter et que la
journée a le lisse de corps unis comme des draps
bordés, défaits d’un même et seul lit. Il y a le sacre-
ment de l’eau quand les galets quittés, les autres
rassasiés de nos yeux et des nudités de cette île d’un
milieu d’été grec, nous descendons vers nos cœurs
oubliés, encombrés des sels d’autrui et de bien de mes
négligences et de tes silences et que le miracle point
d’une soudaine ferveur de l’unité réaccomplie. Dans
la mer retrouvée, les yeux se ferment et les fronts
reflètent ce retour, les algues à ton ventre s’entr’
ouvrent, les marbres de nos corps s’adoucissent et s’huilent
pour mes jambes et mes mains, le silence lève en nous
sa houle et balance  partout notre sang, l’horizon est
à nos lèvres, le monde à son rivage et l’humanité
doit bien savoir là-bas entre ses roches, ses tentes
et ses galets brûlants que la première récitation
se dit à nouveau entre les eaux de brume où s’épandra
notre joie.
Cet été proche, tu revins avec moi nue à la terre
chaude de toutes pierres, tu t’étendis corps au ciel
et tu fus vierge de toute première vue et la prière
de toute contemplation. Au loin un voilier passa et
le soleil aurait pu baisser jusqu’aux étoiles et à la
grande ouverture des nuits quand on les vit dehors
et dans les murmures changeants des vagues qui ont le
rythme et les paroles de la lumière et de ses étapes,
que nous étions là, seuls portant toutes les vies de
tous au bord définitif de cette mer qu’on dit ponctuée
d’îles et d’histoire et qui n’était que la couche
immense de notre désir recouvré.


7 Avril 1985

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