vendredi 11 octobre 2013

rencontre


Rencontre en T.G.V.

La gare, foule, espace interdit, attente des démineurs, un colis suspect. L’heure est passée vite et nous ne sommes partis qu’avec vingt minutes de retard. Expérience heureuse et renouvelée de ce que produisent des circonstances de ce type : manifestations, grève générale ou bien cette attente sans organisation ni horaire, le lot commun, le touche-touche, l’expérience d’être ensemble. La contrainte s’oublie. J’ai de plus en plus l’habitude d’aborder qui se trouve dans mon champ de vision, et souvent de lui dire ce qu’il/elle m’inspire. Je ne me fais autant dire jamais rabrouer. Que quelque chose, quelques phrases continuent, est fréquent. Le teint d’une jeune fille, une semi-opulente de buste, ayant une certaine culture politique, surtout économique pour les éléments de philosophie sur la France et notre société dans leurs moments actuels : expert-comptable, vie d’entreprise, directeur financier, lourdée ou mal à l’aise lors d’une annexion ou autre, convertie à la gestion de patrimoine en solo. Je peux suivre et précéder grâce à l’expérience que m’a donné du genre ma chère femme. Les places de train nous séparent. Je suis 2097, tout à fait en tête, craignant même de ne pouvoir monter à temps, la rame est bondée. Devant moi, une jeune fille ? jeune femme ? son corsage-chemisier, une soie ivoire, échancrée sans ostentation jusques bien en dessous du volume supposé de la poitrine, avec comme des boutonnages mais aux deux lèvres du vêtement. Je dis mon appréciation, elle est acceptée, quelques mots sans poids. La descente du wagon vers mon 2097, côté fenêtre, elle est ma voisine. Je me redresse dans mon encoignure, le train s’ébranle avec la douceur des TGV, c’est la nuit, il n’y aura pas la Beauce, son espace qui crée précisément la variété par le peu d’accessoires qu’y a posés ou y entretient l’homme, les ciels quand nos vingt heures, au printemps et à l’été, sont celles du soleil en démonstration de tout ce qu’il peut nous offrir en spectacle, rien que de la couleur, parfois du relief, de personnages que nos pensées en retrait et qu’il rend vagues.

Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. Je grommelle ma réprobation habituelle, gramaticalement infondé. Ma propre phrase est biscornue. Elle la relève. Pourquoi ? l’adjectif est correct. Sans doute, ai-je mal dit : pas de la grammaire, mais notre langue, aller au court et au précis, plus élégamment dire si l’on est SNCF : excusez-nous pour vous avoir gênés, excusez cette gêne. Elle acquiesce. Les albums 1880 de Christophe : le sapeur a été mangé, qu’elle ne connaît pas même de ouï-dire. Marteler pour dire, Christine Lagarde à New-York, à ses débuts pour Bercy. Ces trois et quelques heures, son profil. Elle est plutôt pâle, plutôt noire de cheveux, les yeux sont très sombres mais pas inquisiteurs, ils sont presque chantonnants ce que je remarque maintenant que je l’écris, mais ne voyais pas alors, ils sont trop petits, les arcades sourcillères  ne sont pas insistantes, les oreilles pas remarquables, l’ensemble est tranquille, pommettes visibles, quelques points rouges sur une peau blanche, une physionomie qui ne s’anime pas, le verbe non plus. La voix n’est pas désagréable, elle est sans apprêt, fatigue, ni effort. C’est une présence d’âme et d’esprit qui me voisine. Le chemisier d’abord mutuel, elle m’avait remercié et souri pour mon appréciation. Pour le reste, elle est entièrement en noir, bottes ou chaussures montantes, dont je ne vois que le bout carré mais à angles doux, bien cirées. Main plutôt maigres, une grosse bague métallique façon artisanat de plein air, couleur argent.

Le vocabulaire actuel, au final pour finalement, dit-elle, me suivant. J’avance. La crise de notre langue explique notre désindustrialisation, c’est la pauvreté de nos dirigeants qui pensent peu ou mal avec des vocabulaires pareils. Mon expérience d’un autre TGV avant le débat sur l’article de loi : les aspects positifs de la colonisation, le groupe rap passé chez Ardisson, je raconte dans l’ordre, y compris ma réponse sur l’écriture et l’enseignement d’une histoire française totale, les Russes blancs. Elle le prend pour un apéritif qu’elle me décrit, du rhum notamment et du lait. Je lui dis que cela évoque l’alexandra que confectionnait Papa au shaker : crème, café et je ne sais quel alcool doux. Puis dis le mien : le drapeau kazakh. Elle me croit enseignant. Précision : diplomate et universitaire, retraité mais… elle ne me fait pas préciser les étapes de carrière ni les pays, mais la matière de mes cours, je dis l’Europe. Elle-même dès notre début : la discussion en grammaire et en linguistique, s’est dite enseignante, agrégée d’anglais, dernière année à la rue d’Ulm, les deux premières de Normale Supérieure à Cachan. Elle a choisi l’anglais par dilection, dès ses dix-douze ans. Pourquoi ? cela lui fait penser à des paysages, à des couleurs, à des harmonies. Visuelle donc, pas sonore. Etudes à Oxford, jolie endroit. La conversation devient moins discursive et entre dans la biographie. Elle ne souhaite pas vraiment enseigner, elle a cinq ans pour prendre un poste. Elle veut créer, elle écrit, elle voudrait trouver un emploi qu’elle ne trouve pas, qui soir créatif, elle aime autant le français que l’anglais, les deux langues. Disserté un peu sur les réels bilingues, Christopher Thierry, et sans le nommer Espinosa de Los Monteros. Croire l’autre, sans se le demander même, de notre langue maternelle : là est le véritable bilinguisme, évoqué Jean-Luc L. et son don manifeste, son énième vie de couple, parti en Chine, y faire certainement de l’argent, avec son interprète, une Chinoise donc.

Du journalisme, des CVs envoyés, des réponses rares, ou à côté, négatives. Du temps à Libération, mais en fin de période : fais-toi une raison, voici dix ans qu’on n’embauche plus. Bruxelles, correspondance de France-Télévisions, la recruteuse, ses diplômes, c’est trop. Les Inrockuptibles, etc. des papiers rendant compte de spectacles, de théâtre. La traduction en maison d’édition ? non. Le New-York Herald Tribune ? elle n’y a pas pensé. Elle a tenté, cinq fois, auprès d’un nommé Kessler, énarque mais dans la comm., le chargé de cela à l’Elysée maintenant. Refus. Je dis que je l’évoquerai comme je pourrai. Manifestement pas de plume à l’Elysée, Aquilino Morel… elle l’a entendu et vu en une occasion qu’elle ne précise pas, séduisant et bien.  Je dis de Gaulle, le travail de ses discours (cf. les mémoires d’espoir), le respect des auditeurs et des Français. Le peu de substance et l’absence donc de l’actuel président. Je ne lui donne pas d’âge, peut-être moins jeune que je ne le croyais en montant après elle dans notre wagon : certainement pas trente ans. Elle s’interroge, ce qu’elle souhaite, mais elle ne le définit pas complètement. En souffre-t-elle ? elle souhaite aboutir, me semble-t-il. Commet vit-elle ? elle ne précise que ces emplois occasionnels ou de sollicitations. Un stage cet été, en Août, à Calcutta, aux visas, surtout des réfugiés du Bengla-Desh… la rédaction de discours pour le consul général. J’ai cru un instant qu’il s’agissait de Boivineau… non. Elle aimé ce moment. Elle vient de beaucoup de déconvenues et de refus, mais ne paraît pas amère. Une discussion avec une rédactrice en chef : le souffle d’un parfum ou du bonheur. Pas possible, dit-elle. Se respire, etc… chorus des autres filles ou femmes, pas d’hommes dans cette agora, qui donnent raison à qui est chef. Un papier, il lui est demandé de citer Pancol, elle refuse, impossible pour une universitaire de citer un livre q’on n’a pas lu. Je dis Pancol, aussi toute une génération celle de 197-1975 : Claire Gallois, Muriel Cerf qui deviendra celle aussi d’Annie Ernaux, de Sylvie Germain, elle n’en a rien lu. Elle va à Vannes, habite Paris, son père chirurgien, deux frères. Des convictions religieuses ? non. Mais elle sait Timadeuc, et ses pâtes de fruits, ignore Kergonan. Je lui dis mes années d’interrogation sur une vocation religieuse ou sacerdotale, la structure de foi que cela a maintenu, que j’ai de naissance. Elle a lu un peu de l’Ancien Testament, je lui « recommande » le Cantique des cantiques. Elle sait bien que le bouddhisme n’est pas une religion. Sans le lui exposer, je ne vois guère d’incompatbilité, je pourrai évoquer le Père Le Saux de Kergonan. L’évangile en tout cas, l’approche de Jésus. Accord sur le non-témoignage, la trahison courante du commandement d’amour. Expérience d’une hospitalité religieuse, moniales, elle y était avec son ami (je comprends à son intonation qu’il s’agit d’un homme) et avait craint que ce soit gênant, ce qui ne fut pas. S’est donnée ce week-end pour voir clair. Avec ses parents chez eux ? non, elle les visitera seulement. Son ami donc, puisqu’elle me l’a dit implicitement. Bouddhiste, agrégé de philosophie, normalien lui aussi. Des centres d’intérêt, un auteur, déjà des écrits ? Oui, des livres et qu’il illustre lui-même, également peintre. A Rennes, mais a préféré ne pas rester en université, former plutôt des esprits, le lycée donc. Ensemble depuis sept ans et demi, ni mariés ni désir d’enfants, mais navette. Du téléphone plus que de l’écrit. Elle n’évoque rien de physique, et ne laisse pas non plus imaginer le compagnon. Je lui dis n’en être pas jaloux, ce qui, en d’autres circonstances, aurait été gênant… je lui ai dit mon mariage et notre fille, elle a critiqué le choix futur de Saint-François-Xavier et fait l’éloge du lycée Lesage, lui ai dit mon entrée en relation, y compris la proviseur, elle dit bien le nom et la matière. Tout simplement, elle n’est pas mon genre. Nous sommes depuis une heure-deux heures en conversation continue. J’admire la tolérance ou l’indifférence, l’endurance de notre vis-à-vis sommeillant ou lisant un énième volume de Dan Brown.

Plus âgé qu’elle, il était son professeur. Est-ce lui qui la séduite ? ou elle qui l’a dragué ? Eléments nouveaux pour le portrait, elle se dérobe. Je n’ai pas eu non plus à lui raconter « ma vie ». Elle ne m’interroge pas, elle écoute, reprend, dit apprendre, ce qui m’étonne d’elle. Elle n’étale rien. Une troisième forme, un utre type de relation quoique très forte : l’amitié, l‘amour, notre genre de rencontre, son exceptionnalité, qui tient à elle, à la conversation que nous faisons. Un précédent mais sous une autre manière de dialoguer. Internet, les vœux d’anniversaire. Providence, le fil ne se dévide pas. Mention parmi d’autres. Elle ne cherche pas non plus à savoir comment je vis, je n’ai dit que le lieu, les chiens pas même, non plus les raisons de la Bretagne. Ses parents en sont-ils ? je ne le lui demande pas, ni ce que font ses frères. Habite Paris, du côté de la place Monde et de la rue de l’Estrapade où j’étais tout à l’heure, le viager que je cherche, la rue Lacépède de mon arrière-grand-mère, c’est son quartier mais elle n’aime pas la Contrescarpe, habite rue Mouffetard. Bien ? bien ! mais cher. Livres ? papiers ? elle ne dit pas. Genre de vie ? les viviers de Banastère, le restaurant de poissons. Elle y va demain sans doute. Banastère, je vois très bien quoique je n’y sois passé qu’une fois, depuis Penvins jusqu’au Tour du parc, la recherche de notre Sinus, il y a eu aussi le camp de jeunes organisé par Stéphanie, et il y a huit jours la longère des douanes, et Marie Lefranc, et Adrien Régent, elle ne sait et n’a lu ni l’une ni l’autre mais s’étonne qu’au contraire d’elle je ne prononce pas le S pour la presqu’île de Rhuys. En été, les tables à banc dehors, simple salle dans la poissonnerie maintenant. Quel vin ? gros plant, muscadet ? non, indifféremment blanc et rouge. Elle a envie du homard cette fois-ci. Rien de ses mots n’évoque le retour à l’amant et le repas de joie. Il me semble avoir parlé bien plus qu’elle, elle toujours sérieuse et attentive, et pourtant elle m’a bien plus « informé » sur elle que je ne lui ai raconté de moi. Conversation de contenu très différent de mes habitudes de rencontre et de questionnements-présentations.

Son compagnon lui recommande de n’être pas en demande dans sa recherche mais au contraire en proposition. Je trouve cela judicieux mais j’ajoute qu’il doit y avoir en elle quelque chose qui bloque, ou quelque chose dont elle doit tenir compte ou au contraire évacuer. Elle semble très cohérente, bien unifiée, mais il doit y avoir quelque chose. A elle de voir et de comprendre. J’avais évoqué à mi-voyage une correspondance, une façon de suite, je n‘ai pas dit le mot. Elle avait accepté, également désireuse ? Sorti un des tracts de ma recherche de viager, puis hésité pour le téléphone que je n’aime pas. Lui écrit sur la demi-feuille blanche mon adresse courriel. Lui dis aussi que cela ne l’engage à rien. Mon prénom, par le mouvement de la phrase. Elle observe que je ne saurai pas le sien, peut-être jamais. Il peut y avoir du temps avant que vous m’écriviez, cela n’empêchera rien, que vous regrettiez, etc… elle fait signe que non, se manifestera vite. Main à son épaule. Arrêt du train. Vœux de bonheur, je la laisse aller devant moi, de quelques pas, ne pas faire de rencontre avec le compagnon sans doute à l’accueillir, elle se perd très vite de ma vue, il pleuviote. J’essaierai de décrire nos heures, si continues et légères, équilibrées, égalitaires, de langage commun. Son visage, presque jamais de face et qui de face ne me séduit pas, n’est pas notre rencontre… mais son profil, le trois quarts, moi-même me rencoignant, angle du dossier et de la fenêtre, pour la voir… son profil va me demeurer, ces heures qui ont leur vie indépendante de nous et que nous avons faites ensemble, rencontre-œuvre-texte chambre d’écho et cette providence que les engrenages habituels du désir, de la prédation ou plus subtilement d’une correspondance  vérifier par rapport à de vieilles attentes, endormies ou encore vives, à des manques, providence que tout ce qui d’ordinaire empêche la mutuelle présence par des projections de nous-mêmes au lieu de la tactilité de l’autre m’ont été épargné. Il m’a semblé que notre échange était aussi novateur pour elle que pour moi. Je lui ai dit la trouver fragile et forte, pas directement vulnérable. Elle pourrait être pointilleuse, elle ne l’est pas. Elle ne veut certainement pas être singulière, elle l’est, pas seulement par cette curieuse interrogation, qui n’est pas hésitation : un exercice professionnel pas selon ses diplômes et même ses connaissances et acquis, mais selon ses goûts et peut-être ses talents. Créer vouloir créer. Sans être obsessif, le mot : texte, à un moment. Je vais penser à elle : qu’elle trouve ou tranche. Elle est certainement déjà bien en elle, qu’elle le demeure sans que devienne pesant le suspens de son avenir.

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