Rencontre en
T.G.V.
La
gare, foule, espace interdit, attente des démineurs, un colis suspect. L’heure
est passée vite et nous ne sommes partis qu’avec vingt minutes de retard.
Expérience heureuse et renouvelée de ce que produisent des circonstances de ce
type : manifestations, grève générale ou bien cette attente sans
organisation ni horaire, le lot commun, le touche-touche, l’expérience d’être
ensemble. La contrainte s’oublie. J’ai de plus en plus l’habitude d’aborder qui
se trouve dans mon champ de vision, et souvent de lui dire ce qu’il/elle
m’inspire. Je ne me fais autant dire jamais rabrouer. Que quelque chose,
quelques phrases continuent, est fréquent. Le teint d’une jeune fille, une
semi-opulente de buste, ayant une certaine culture politique, surtout
économique pour les éléments de philosophie sur la France et notre société dans
leurs moments actuels : expert-comptable, vie d’entreprise, directeur
financier, lourdée ou mal à l’aise lors d’une annexion ou autre, convertie à la
gestion de patrimoine en solo. Je peux suivre et précéder grâce à l’expérience
que m’a donné du genre ma chère femme. Les places de train nous séparent. Je
suis 2097, tout à fait en tête, craignant même de ne pouvoir monter à temps, la
rame est bondée. Devant moi, une jeune fille ? jeune femme ? son corsage-chemisier,
une soie ivoire, échancrée sans ostentation jusques bien en dessous du volume
supposé de la poitrine, avec comme des boutonnages mais aux deux lèvres du
vêtement. Je dis mon appréciation, elle est acceptée, quelques mots sans poids.
La descente du wagon vers mon 2097, côté fenêtre, elle est ma voisine. Je me
redresse dans mon encoignure, le train s’ébranle avec la douceur des TGV, c’est
la nuit, il n’y aura pas la Beauce, son espace qui crée précisément la variété
par le peu d’accessoires qu’y a posés ou y entretient l’homme, les ciels quand
nos vingt heures, au printemps et à l’été, sont celles du soleil en
démonstration de tout ce qu’il peut nous offrir en spectacle, rien que de la
couleur, parfois du relief, de personnages que nos pensées en retrait et qu’il
rend vagues.
Veuillez nous excuser pour la gêne
occasionnée. Je grommelle ma réprobation
habituelle, gramaticalement infondé. Ma propre phrase est biscornue. Elle la
relève. Pourquoi ? l’adjectif est correct. Sans doute, ai-je mal
dit : pas de la grammaire, mais notre langue, aller au court et au précis,
plus élégamment dire si l’on est SNCF :
excusez-nous pour vous avoir gênés, excusez cette gêne. Elle acquiesce. Les
albums 1880 de Christophe : le sapeur a été mangé, qu’elle ne connaît pas même de ouï-dire. Marteler pour dire,
Christine Lagarde à New-York, à ses débuts pour Bercy. Ces trois et quelques
heures, son profil. Elle est plutôt pâle, plutôt noire de cheveux, les yeux
sont très sombres mais pas inquisiteurs, ils sont presque chantonnants ce que
je remarque maintenant que je l’écris, mais ne voyais pas alors, ils sont trop
petits, les arcades sourcillères ne sont
pas insistantes, les oreilles pas remarquables, l’ensemble est tranquille,
pommettes visibles, quelques points rouges sur une peau blanche, une
physionomie qui ne s’anime pas, le verbe non plus. La voix n’est pas
désagréable, elle est sans apprêt, fatigue, ni effort. C’est une présence d’âme
et d’esprit qui me voisine. Le chemisier d’abord mutuel, elle m’avait remercié
et souri pour mon appréciation. Pour le reste, elle est entièrement en noir,
bottes ou chaussures montantes, dont je ne vois que le bout carré mais à angles
doux, bien cirées. Main plutôt maigres, une grosse bague métallique façon
artisanat de plein air, couleur argent.
Le
vocabulaire actuel, au final pour finalement, dit-elle, me suivant. J’avance.
La crise de notre langue explique notre désindustrialisation, c’est la pauvreté
de nos dirigeants qui pensent peu ou mal avec des vocabulaires pareils. Mon
expérience d’un autre TGV avant le débat sur l’article de loi : les aspects
positifs de la colonisation, le groupe
rap passé chez Ardisson, je raconte dans
l’ordre, y compris ma réponse sur l’écriture et l’enseignement d’une histoire
française totale, les Russes blancs. Elle le prend pour un apéritif qu’elle me
décrit, du rhum notamment et du lait. Je lui dis que cela évoque l’alexandra
que confectionnait Papa au shaker : crème, café et je ne sais quel alcool
doux. Puis dis le mien : le drapeau kazakh. Elle me croit enseignant.
Précision : diplomate et universitaire, retraité mais… elle ne me fait pas
préciser les étapes de carrière ni les pays, mais la matière de mes cours, je
dis l’Europe. Elle-même dès notre début : la discussion en grammaire et en
linguistique, s’est dite enseignante, agrégée d’anglais, dernière année à la rue
d’Ulm, les deux premières de Normale Supérieure à Cachan. Elle a choisi
l’anglais par dilection, dès ses dix-douze ans. Pourquoi ? cela lui fait
penser à des paysages, à des couleurs, à des harmonies. Visuelle donc, pas
sonore. Etudes à Oxford, jolie endroit. La conversation devient moins
discursive et entre dans la biographie. Elle ne souhaite pas vraiment
enseigner, elle a cinq ans pour prendre un poste. Elle veut créer, elle écrit,
elle voudrait trouver un emploi qu’elle ne trouve pas, qui soir créatif, elle
aime autant le français que l’anglais, les deux langues. Disserté un peu sur
les réels bilingues, Christopher Thierry, et sans le nommer Espinosa de Los
Monteros. Croire l’autre, sans se le demander même, de notre langue
maternelle : là est le véritable bilinguisme, évoqué Jean-Luc L. et son
don manifeste, son énième vie de couple, parti en Chine, y faire certainement
de l’argent, avec son interprète, une Chinoise donc.
Du
journalisme, des CVs envoyés, des réponses rares, ou à côté, négatives. Du temps
à Libération, mais en fin de période : fais-toi une raison, voici dix ans
qu’on n’embauche plus. Bruxelles, correspondance de France-Télévisions,
la recruteuse, ses diplômes, c’est trop. Les Inrockuptibles, etc. des papiers rendant compte de
spectacles, de théâtre. La traduction en maison d’édition ? non. Le New-York
Herald Tribune ? elle n’y a pas
pensé. Elle a tenté, cinq fois, auprès d’un nommé Kessler, énarque mais dans la
comm., le chargé de cela à l’Elysée maintenant. Refus. Je dis que je
l’évoquerai comme je pourrai. Manifestement pas de plume à l’Elysée, Aquilino
Morel… elle l’a entendu et vu en une occasion qu’elle ne précise pas, séduisant
et bien. Je dis de Gaulle, le travail de
ses discours (cf. les mémoires d’espoir),
le respect des auditeurs et des Français. Le peu de substance et l’absence donc
de l’actuel président. Je ne lui donne pas d’âge, peut-être moins jeune que je
ne le croyais en montant après elle dans notre wagon : certainement pas
trente ans. Elle s’interroge, ce qu’elle souhaite, mais elle ne le définit pas
complètement. En souffre-t-elle ? elle souhaite aboutir, me semble-t-il.
Commet vit-elle ? elle ne précise que ces emplois occasionnels ou de
sollicitations. Un stage cet été, en Août, à Calcutta, aux visas, surtout des
réfugiés du Bengla-Desh… la rédaction de discours pour le consul général. J’ai
cru un instant qu’il s’agissait de Boivineau… non. Elle aimé ce moment. Elle
vient de beaucoup de déconvenues et de refus, mais ne paraît pas amère. Une
discussion avec une rédactrice en chef : le souffle d’un parfum ou du
bonheur. Pas possible, dit-elle. Se respire, etc… chorus des autres filles ou
femmes, pas d’hommes dans cette agora, qui donnent raison à qui est chef. Un
papier, il lui est demandé de citer Pancol, elle refuse, impossible pour une
universitaire de citer un livre q’on n’a pas lu. Je dis Pancol, aussi toute une
génération celle de 197-1975 : Claire Gallois, Muriel Cerf qui deviendra celle
aussi d’Annie Ernaux, de Sylvie Germain, elle n’en a rien lu. Elle va à Vannes,
habite Paris, son père chirurgien, deux frères. Des convictions
religieuses ? non. Mais elle sait Timadeuc, et ses pâtes de fruits, ignore
Kergonan. Je lui dis mes années d’interrogation sur une vocation religieuse ou
sacerdotale, la structure de foi que cela a maintenu, que j’ai de naissance.
Elle a lu un peu de l’Ancien Testament, je lui « recommande » le Cantique
des cantiques. Elle sait bien que le
bouddhisme n’est pas une religion. Sans le lui exposer, je ne vois guère d’incompatbilité,
je pourrai évoquer le Père Le Saux de Kergonan. L’évangile en tout cas, l’approche
de Jésus. Accord sur le non-témoignage, la trahison courante du commandement d’amour.
Expérience d’une hospitalité religieuse, moniales, elle y était avec son ami
(je comprends à son intonation qu’il s’agit d’un homme) et avait craint que ce
soit gênant, ce qui ne fut pas. S’est donnée ce week-end pour voir clair. Avec
ses parents chez eux ? non, elle les visitera seulement. Son ami donc,
puisqu’elle me l’a dit implicitement. Bouddhiste, agrégé de philosophie,
normalien lui aussi. Des centres d’intérêt, un auteur, déjà des écrits ?
Oui, des livres et qu’il illustre lui-même, également peintre. A Rennes, mais a
préféré ne pas rester en université, former plutôt des esprits, le lycée donc.
Ensemble depuis sept ans et demi, ni mariés ni désir d’enfants, mais navette.
Du téléphone plus que de l’écrit. Elle n’évoque rien de physique, et ne laisse
pas non plus imaginer le compagnon. Je lui dis n’en être pas jaloux, ce qui, en
d’autres circonstances, aurait été gênant… je lui ai dit mon mariage et notre fille,
elle a critiqué le choix futur de Saint-François-Xavier et fait l’éloge du
lycée Lesage, lui ai dit mon entrée en relation, y compris la proviseur, elle
dit bien le nom et la matière. Tout simplement, elle n’est pas mon genre. Nous
sommes depuis une heure-deux heures en conversation continue. J’admire la
tolérance ou l’indifférence, l’endurance de notre vis-à-vis sommeillant ou
lisant un énième volume de Dan Brown.
Plus
âgé qu’elle, il était son professeur. Est-ce lui qui la séduite ? ou elle
qui l’a dragué ? Eléments nouveaux pour le portrait, elle se dérobe. Je n’ai
pas eu non plus à lui raconter « ma vie ». Elle ne m’interroge pas,
elle écoute, reprend, dit apprendre, ce qui m’étonne d’elle. Elle n’étale rien.
Une troisième forme, un utre type de relation quoique très forte : l’amitié,
l‘amour, notre genre de rencontre, son exceptionnalité, qui tient à elle, à la
conversation que nous faisons. Un précédent mais sous une autre manière de
dialoguer. Internet, les vœux d’anniversaire. Providence, le fil ne se dévide
pas. Mention parmi d’autres. Elle ne cherche pas non plus à savoir comment je
vis, je n’ai dit que le lieu, les chiens pas même, non plus les raisons de la
Bretagne. Ses parents en sont-ils ? je ne le lui demande pas, ni ce que
font ses frères. Habite Paris, du côté de la place Monde et de la rue de l’Estrapade
où j’étais tout à l’heure, le viager que je cherche, la rue Lacépède de mon
arrière-grand-mère, c’est son quartier mais elle n’aime pas la Contrescarpe,
habite rue Mouffetard. Bien ? bien ! mais cher. Livres ? papiers ?
elle ne dit pas. Genre de vie ? les
viviers de Banastère, le restaurant de
poissons. Elle y va demain sans doute. Banastère, je vois très bien quoique je
n’y sois passé qu’une fois, depuis Penvins jusqu’au Tour du parc, la recherche
de notre Sinus, il y a eu aussi le camp de jeunes organisé par Stéphanie, et il
y a huit jours la longère des douanes, et Marie Lefranc, et Adrien Régent, elle
ne sait et n’a lu ni l’une ni l’autre mais s’étonne qu’au contraire d’elle je ne
prononce pas le S pour la presqu’île de Rhuys. En été, les tables à banc
dehors, simple salle dans la poissonnerie maintenant. Quel vin ? gros plant,
muscadet ? non, indifféremment blanc et rouge. Elle a envie du homard
cette fois-ci. Rien de ses mots n’évoque le retour à l’amant et le repas de
joie. Il me semble avoir parlé bien plus qu’elle, elle toujours sérieuse et
attentive, et pourtant elle m’a bien plus « informé » sur elle que je
ne lui ai raconté de moi. Conversation de contenu très différent de mes
habitudes de rencontre et de questionnements-présentations.
Son
compagnon lui recommande de n’être pas en demande dans sa recherche mais au
contraire en proposition. Je trouve cela judicieux mais j’ajoute qu’il doit y
avoir en elle quelque chose qui bloque, ou quelque chose dont elle doit tenir
compte ou au contraire évacuer. Elle semble très cohérente, bien unifiée, mais
il doit y avoir quelque chose. A elle de voir et de comprendre. J’avais évoqué
à mi-voyage une correspondance, une façon de suite, je n‘ai pas dit le mot.
Elle avait accepté, également désireuse ? Sorti un des tracts de ma
recherche de viager, puis hésité pour le téléphone que je n’aime pas. Lui écrit
sur la demi-feuille blanche mon adresse courriel. Lui dis aussi que cela ne l’engage
à rien. Mon prénom, par le mouvement de la phrase. Elle observe que je ne
saurai pas le sien, peut-être jamais. Il peut y avoir du temps avant que vous m’écriviez,
cela n’empêchera rien, que vous regrettiez, etc… elle fait signe que non, se
manifestera vite. Main à son épaule. Arrêt du train. Vœux de bonheur, je la
laisse aller devant moi, de quelques pas, ne pas faire de rencontre avec le
compagnon sans doute à l’accueillir, elle se perd très vite de ma vue, il pleuviote.
J’essaierai de décrire nos heures, si continues et légères, équilibrées,
égalitaires, de langage commun. Son visage, presque jamais de face et qui de
face ne me séduit pas, n’est pas notre rencontre… mais son profil, le trois
quarts, moi-même me rencoignant, angle du dossier et de la fenêtre, pour la
voir… son profil va me demeurer, ces heures qui ont leur vie indépendante de
nous et que nous avons faites ensemble, rencontre-œuvre-texte chambre d’écho et
cette providence que les engrenages habituels du désir, de la prédation ou plus
subtilement d’une correspondance
vérifier par rapport à de vieilles attentes, endormies ou encore vives,
à des manques, providence que tout ce qui d’ordinaire empêche la mutuelle
présence par des projections de nous-mêmes au lieu de la tactilité de l’autre m’ont
été épargné. Il m’a semblé que notre échange était aussi novateur pour elle que
pour moi. Je lui ai dit la trouver fragile et forte, pas directement
vulnérable. Elle pourrait être pointilleuse, elle ne l’est pas. Elle ne veut
certainement pas être singulière, elle l’est, pas seulement par cette curieuse
interrogation, qui n’est pas hésitation : un exercice professionnel pas
selon ses diplômes et même ses connaissances et acquis, mais selon ses goûts et
peut-être ses talents. Créer vouloir créer. Sans être obsessif, le mot :
texte, à un moment. Je vais penser à elle : qu’elle trouve ou tranche.
Elle est certainement déjà bien en elle, qu’elle le demeure sans que devienne
pesant le suspens de son avenir.
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