DISTANCE
Vous lui dites au-revoir, les « filles » sont là aussi. Les deux chiennes. Celle de fondation, unique vestige survivant, concret du dernier automne, du dernier hiver, d’un paysage inouï de grandeur, l’arrondi de la plaine d’Asie centrale et l’à-pic des frontières naturelles avec la Chine et avec l’Islam ne vous regarde plus, sachant qu’elle ne vous accompagne pas. Les expressions de son attention, de l’attente dans laquelle elle s’est maintenue et dont elle fait relâche en détendant la tenue des oreilles depuis le milieu du crâne ; ses dénégations quand elle sourit à sa manière, dodelinant de la tête bien dans le prolongement du corps, les dents découvertes, les yeux qui tapinent ; la défausse quand, à la fois, elle remercie pour la nourriture qui lui est présentée et présente ses excuses pour dédaigner la gamelle, façon de vous déculpabiliser, vous n’êtes pour rien dans l’inappétence dont la nuit aura raison. L’autre, la nouvelle, recueillie elle aussi, mais en plein midi et au cœur de Paris, du type molossoïde qui fait florès en législation, anecdotes, affichages ou panoplie du mec, mais dont les enfants raffolent sensuellement, tant le pelage est rèche, le corps musclé, la présence animale, l’âme à l’état brut d’un être vivant, la petite a maintenant la taille de pouvoir poser les pattes antérieures au rebord de la portière, quand la fenêtre est baissée, le petit visage, les yeux et le nez qui désirent, quelle que soit sa localisation. C’est elle qui est en laisse. Une compagne humaine, deux chiens de sexe féminin, la réalité tangible, le support de toute sécurité, la projection d’une sphère de tendresse, de sollicitude et de chaleur dans laquelle accepter de vous blottir et de n’en plus jamais sortir, n’exploiter que cette proximité, la gratifier, lui rendre ce qu’elle vous donne, y a-t-il une proposition de la vie ? pour ce qui est de vous. Ne fuyez plus vos besoins ni vos caractéristiques, ne cherchez pas un univers, des accessoires, une autre femme que vous choisiriez sans jamais les obtenir, simplement parce qu’ils ne vous sont pas adéquats. Vous ne voulez pas ce qui vous convient ni celles qui vous aiment sans condition que votre acceptation, diraient les trois muettes sur le trottoir tandis que vous manoeuvrez la voiture, les quittez donc.
Il fait très beau, encore frais, pas de trafic. La radio, juste quand vous la prenez, une première chirurgicale, l’hôpital Henri-Mondor, à peine une semaine, le professeur Clément-Claude ABOUT, une prostate, un homme de soixante ans, déjà ressorti, l’opération à distance, un robot, le praticien mieux installé dans son fauteuil, manœuvre à distance sur ordinateur. Un confrère, Jean-Noël FABIANI, parent peut-être de l’un de vos « avocats aux conseils », commente : effectuer des gestes jusques là impossibles, la main qui se retourne complètement,l’œil encore extérieur au patient ne le sera plus, une vision bien plus grande pendant l’opération.
Vous arrivez, vous attendez, vous vous dites que vous attendez. Un magazine, sa couverture. Quand vous ne faites rien, qu’attendre par exemple, vous sentez une présence, vous êtes assis,vous sentez entre les jambes une présence qui n’est pas insupportable, pas vraiment douloureuse,mais située. C’est une douleur qui situe, qui se signale quand vous êtes assis et que vous ne faites rien qu’attendre. Une fille dont le bermuda est à carreaux disparates, elle a les fesses sur une commode en bois cérusé, des nu-pieds oranges sans doute en matière plastique, un tee-shirt blanc à manches très courtes, elle retient ses cheveux à la nuque, front dégagé, bouche ferée, yeux baissés, air maussade. Une physionomie connue, évocatrice.Parfois, la douleur pointe, la présence semble donner de sa pointe vers l’intérieur du corps, vers le haut, quand vous êtes assis, vers vous pour ainsi dire. Une photographie à la lumière du jour, mais qui semble sans relief, l’artifice d’une immobilité, celle voulue de la fille ou convenue entre elle et l’opérateur qui lui aussi doit être immobile,les bras ouverts mais les coudes pointés en avant, les cuisses ouvertes dissymétriquement, mais pas pour une offrande, pour une posture et sa logique toute personnelle au contraire.
Opérer à distance. Le télégramme ne vous avertissant ni de votre éviction, ni de votre remplacement, il n’a pour objet que votre successeur, il vous place déjà à distance de celui-ci, est-ce cela le futur antérieur ? votre successeur, lui seul compte désormais, plus précise qu’une ablation, votre disparition. La réunion d’instructions au Quai d’Orsay, les horaires en ont été déplacés à deux reprises en sorte que vous manquiez la part principale, la discussion politique, celle des acquis de votre mission, les suites à envisager, à donner. Quoiqu’en avance, mais selon vos paramètres, et ce qui est de votre connaissance, vous êtes en retard, distancé, vous entrez dans le bureau que vous connaissez mais qui n’a jamais été familier, partout au mur des cartes façon XVIIIème siècle et faisant toute la décoration. Curieusement, ce décor vous paraît tout différent, vous n’avez le regard appelé que par la collection complète de l’Annuaire historique Lesur pour le XIXème siècle entier, quand c’est Loïk HENNEKINNE et non plus Bertrand DUFOURCQ qui vous reçoit. Celui-ci vous cajolait, se cajolait comme les « préfets » des études, dans votre enfance scolaire et jésuite, quand ils donnent à voix publique devant toute la « division », il mimait - secrétaire général du Quai d’Orsay en exercice - la tristesse et l’impuissance quand il vous signifia que vos messages rendaient hilares les gens du cabinet, l’hilarité de ceux qui savent que l’autre, là-bas, qui se débat et qui œuvre, est ici condamné, annéanti, rayé des cadres, des listes et de la vie, celle du Département. L’audience suivante n’est plus individuelle, vous y êtes à peine admis et seulement en fin de partie. Jeu de scène, changement de visage, les instructions conviennent-elles à votre successeur, c’est-à-dire obtient-il la perspective d’assez d’agents en supplément de vos effectifs, ou des crédits supplémentaires ? A peine après, vous saurez qu’au contraire, il a tout en portion bien moindre que ce dont on vous gratifia à mesure de vos cris et proportionnellement à l’élévation des personnages et de leurs lieux quand vous en aviez encore l’accès. A distance égale, votre belle vous téléphonant un mariage fictif, puis des emplois de fins de journée crûs, décision dont elle vous fait part et à laquelle il vous a été, non seulement impossible, mais interdit de participer. La distance que mettent entre eux et les électeurs les politiques de cet été, n’eût été un des ministres celui de l’Intérieur, qui aurait fait observer au pouvoir anonyme l’incohérence ou le viol que monumentalise la décision d’un seul homme, parvenu au faîte selon un agencement strictement analogue à celui qui fit régner pendant quatorze ans un François MITTERRAND, quoique le modèle soit récusé. Lionel JOSPIN : traiter de la Corse pour faire bien et laisser un nom. En fait, se laisser prendre au syndrome des « accords Matignon »,non ceux passés par BLUM avec le patronat en 1936 à égalité de pressionnement par les grévistes, mais ceux zélés par Michel ROCARD pour la Nouvelle-Calédonie après le massacre d’Ouvéa et la réélection présidentielle de celui que, devenu Premier Ministre puis « candidat naturel » des socialistes, enfin plus grand chose que sénateur et parlementaire européen, il croira toujours ne s’être occupé qu’à être son ennemi personnel. La distance que le Président de maintenant met entre son sort personnel, mouvementant chacun de ses gestes, chacun de ses revirements, sauf quand il n’est qu’à lui-meême et à ses goûts propres, le sumo lui faisant oublier que la prochaine étape-image est celle du Tour de France et plus du tout le rugby, ou le foot qui font relâche. La distance que sa nomination rue de Bercy met entre vous et Laurent FABIUS, vous rappelant à temps l’incommensurable incommunicabilité entre d’une part un solliciteur qui n’a d’emploi que celui de haut fonctionnaire sans poste ni réputation que mauvaise, et d’autre part un jeune encarté, reçu par le premier secrétaire de son parti, qui en fait le directeur de son cabinet, comme de Lionel JOSPIN il faisait son porte-cartable pour ses déplacements à l’étranger, comme d’Alain JUPPE, Jacques CHIRAC fit son homme du budget, des emplois et de l’organigramme. Il est vrai que dans chacun des deux camps, être d’abord admiratif du Général de GAULLE antan et non du chef au présent, ne place guère en tête des emplois à pourvoir. Vous n’avez pas été distancé, jamais vous n’avez eu la sensation d’une course à décrocher une des places qui seraient en nombre moindres que celui des partants. La distance est un fait qui, à l’expérience, est indépendante des deux entités qu’elle sépare ; elle crée le fossé infranchissable, la différence de nature, elle est le premier effet du racisme, ou bien cette haine peureuse de qui n’est pas exactement la réplique de l’observateur provient-elle d’une rente de situation à laquelle on se croit appelé en tout état de cause, et quand on en a la possession d’état, le roi n’est pas votre cousin. On n’est pas amant à distance, surtout si le rival, sur place, votre fiancée en est déjà curieuse parce qu’elle ne l’a pas encore eu. En politique comme en ampour, on est très vite fasciné par les précédents, par les prédécesseurs, par l’habituelle sortie en impasse et en soliloque : ceux, celles qui sont toujours délaissés à terme et puis d’autres qui règnent bonhommes, paisibles, le cœur garni ou la mport sur le trône ou presque. Les pélerinages à Colombey et à Solutré ; vos correspondances de cinquième, dixième, trentième anniversaires d’une rencontre qui n’a,au vrai, guère eu lieu puisqu’il y a prescription et que cela vous est rappelé.
La surveillante et le chef de service sont loin des espaces – du couloir, du volume pour les communs,entre les cellules privatives, affectées - où vous les attendiez. On n’ose déranger et l’on avoue sa dépendance. Vous n’osez déranger,vous dépendez. Cancérologie urologique, pathologie de la lithiase, uro-dynamique,andrologie, incontinence urinaire. C’est bien la symétrie d’avec les femmes, le cancer du sein, celui des organes. Cette spécialité, ce trait propre à chaque sexe qui refait leur analogie humaine, hommes et femmes devant la mûtilation, la limitation, la fin de tout. Les organes de procréation intimement imbriqués avec ceux de l’évacuation, de la déjection. La vie par déjection, la stérilisation par ablation, n’est-ce que dans la tête ? Le fonctionnement du service, vous vous inquiétez, vous impatientez, cherchez à qui parler, le scenario ne change pas, seul le diamètre du cercle de vos investigations, puis des supplications en forme de prise à témoin. Le pas d’une femme selon ses souliers, deux brèves du silence, deux brèves du silence, selon que ses souliers sont à talon. Vous attendez, vous vous dites que vous avancez. Les revues et magazines à affiches de femmes ou pour femmes ont depuis assez longtemps leur endroit là où vous habitez, le placard à deux compartiments où sont restés quelques vêtements de votre belle, les livres aussi, ce qui aurait alourdi son bagage pour son retour à la famille ; elle ne se chargea alors que des cadeaux qu’elle rapportait sur votre cassette commune. Ainsi s’empilent des objets retrouvés, des lettres ou des cartes postales, des doubles de votre correspondance unilatérale et les magazines témoignant des évolutions et des permanences de l’idéal commercial au féminin. Vous fauchez ceux qui vous ont occupé à autre chose qu’à vous voir vous-même attendre.
La nouvelle séquence d’examens commence avec un retard qui s’il vous avait été à charge, on vous l’eût fait observer, mais vous êtes un patient, et rien ne vous incombe. Vous avez mémorisé les prénoms des principaux acteurs : les praticiennes. Le hasard a fait se présenter un des personnels sur le plateau de chirurgie, fille pas grande, qui n’est plus en blouse, qui quitte les lieux, par le parc où vous écrivez la suite de votre journal, les fesses, jambes de profil, sont surabondantes mais jolies de volume, tenues rondes dans un panatlon rose qui moule. C’est quand on est mort qu’on s’occupe de vous, ou quand au moins vous serez inconscient : les opérations, la toilette du mort ou de l’accidenté, l’empressement organisé des préposés. Vivant, vous continuez d’être le seul à répondre aux questions sur votre passé clinique, médical, pathologique. Des dates et des faits, de mémoire. La constante est l’ablation comme si le corps humain pouvait se passer de beaucoup de ses organes, les intimes, les internes. Sous des trombes d'eau, pendant trois jours à la Pentecôte , il y a près de trente ans, la voiture, vous, la première en date de vos maîtresses, les essuie-glaces perdent un de leurs éléments. Quoi de plus évident que cet allée et venue rendant le paysage au conducteur ? L’instant de disperser le plus épais des gros crachats de la pluie et le pare-brise, à nouveau sans défense, occulte tout. Aux temps où débutait l’automobile, on passait de l’amidon, de la pomme de terre sur les vitres dont le verre cassait, coupait en cas de choc. La chambre – vous êtes hospitalisé « de jour » - semblable à toutes, sauf sa position, ses coordonnées par rapport au monument : les bâtiments abbatiaux, les passages entre eux et l’église, les contreforts et dépendances de celle-ci, un paysage entier. A le considérer, ainsi, dans toute sa longueur, sans perspectives ni mouvements de l’ombre et de la lumière, il dit son mutisme : il ne porte rien, il est là. Devant, les plans sont figurés par le parvis pavé, les gens et leur ombre, les descentes précautionneuses de l’escalier, sur les marches duquel il est interdit de s’asseoir, les femmes plus voûtées souvent que les hommes, les cheveux se portent très longs, un peu frisés, et dans l’entre-deux du contemporain et du XVIIème siècle, la ligne des marronniers dont toutes les branches et tous les feuillages ne forment, solidaires, qu’une seule barre vivante et déplaçant une de ses feuilles, parfois, le silence visuel de fonds de mer quand tout est lent et correspond à une lumière qui ne bouge pas.
Gilbert LAMANDE, prêtre depuis soixante ans, de nouveau vous êtes ensemble, son amie, sa compagne est là aussi ; aucun mot adéquat pour qualifier cette relation humaine, sinon que le spirituel l’a gardée de dérives trop usuelles, mais la description dirait une confiance, une complémentarité, une telle durée que si la mort doit trancher, ce sera pas scissiparité. Le texte, à vous trois, dit moins que ce dont il est le support, vos pensées à chacun, se rejoignant quoique sur des fonds différents : des solitudes qui ont toujours communié, celle de votre petite enfance, celle du sacerdoce reçu avant le Concile, celle d’un veuvage qui dure depuis plus de cinquante ans. L’endroit est sinistre, l’espace ouvert à des écoutes qui ne se font pas, parce que dans ces lieux où l’on aux soins de ceux qui doivent mourir, ou bien l’on est soi-même individuellement objet de soins à peine personnalisés. On est faible, vieux, dépendants, transplanté. Tous les mâles sont prêtres, toutes les femmes sont des Antilles et jeunes. Vous et Marie-Magdeleine, qu’autrefois il convenait de n’appeler que « Madame l’hôtesse », êtes seuls de votre espèce, les seuls à aimer par connaissance et non par devoir ou fonctionnalité, cet homme dont la tête tombe, qui a l’impatience intermittente et parfois, pourtant, la phrase vive et sûre. Votre mémoire ramène tout, tandis que la table, les mains accueillent. Sourire du religieux, à votre vue : il vous recommande en urgence de lire GOETHE puis confond, vous ne voyez pas le rapport avec la conversation en cours. A distance, c’est évident, Faust, vous y avez joué Méphisto, comme dans les jeux médiévaux, vous étiez le diable, celui qui a raison d’Eve. Des rôles qui n’étaient pas anodins. Il vous fallait enjôler. Le père spirituel de votre enfance revient à l’apostrophe de votre mère, à la mission dont elle l’investit. Son inquiétude, l’inquiétude maintenant d’un homme que l’approche de la mort, la logique de l’approche de la mort, alors que sa chair, son esprit sont présents et fonctionnent à peu près, dépouille de sa profession et de ses vêtements d’usage. Son inquiétude de ressentir de la solitude alors qu’il est entouré et croyant. Mais humain, également.
Votre inquiétude, la fenêtre fermée, dont vous ne constatez pas qu’elle peut s’ouvrir, au contraire de celles du service de psychiâtrie, une inquiétude vague. Descendant pour le premier des examens, vous êtes soudain, dans les sous-sols où l’on trouve la radiologie, à suivre un lit qui est roulé. Le malade a son nom étiqueté, MARRE, de fait la façon de cercueil est rangée le long d’un mur, le gisant, vous supposez qu’il attend, lunettes sur le visage, il doit regarder, vaguement, pour champ visuel que le plafond et des accessoires sans doute qui en pendent ; d’apparence il vous est familier, d’où, de quand ? Vous ce que vous voyez, ce sont les perfusions au-dessus du matelas, des couvertures, si plats, à peine habités par un corps humain.
La veille, allant à la banque du sperme, marchant entre les bâtiments de brique, la sensation que vous réintégrez l’hôpital de Vienne où vous aviez subi une première ablation, celle de l’appendicite, une péritonite. Les briques. On vous sauvait. La vésicule biliaire, on vous soulageait. Chaque fois, avant l’opération, sauf celle pratiquée à chaud, vous occupé à mourir, et les autres à vous rappeler, vous avez ré-examiné votre testament. Les biens, et quoi d’autre. Ce matin sans heures ni lumière naturelles, dans ce sous-sol, à côté de vous, attend, bien portant, un homme petit et gris, pas triste. La première fois, en 1947, à l’occasion de son service, il a coupé de justesse à l’Indochine, et donc à l’Histoire. Cancer de l’intestin, il se porte comme si de rien n’était. Des enfants, aussi. Que risque-t-il ? que peut-on lui enlever ? il n’est pas accompagné. L’essentiel est indiscret de question : l’amour, une femme ? Une petite radio-activité pour étudier les images, injection d’un traceur,la gamma caméra placée très près de vous, étudier le fonctionnement de l’organisme. A aucun moment de votre carrière, des pannonceaux indiquant ce que vous allez vivre et subir, à aucun moment un diagnostic certes indiqué sans discussion possible de votre côté, mais qui au moins serait dit. Les scènes d’une vie antérieure, toutes celles en désordre chronologique, dont ces années-ci dès qu’elles ont commencé de se dissocier en mois, en semaines, en jours vous amènent, à pouvoir vous y réintroduire, toute la couleur d’autrefois, tous les incidents, les détails, les acteurs. Le seul autrefois si distinct de toutes les fois. Vous passez si vite d’une philosophie à une autre, nos actes nous suivent, oui, sans doute puisque produisant des effets, ils nous conduisent à la punition, le conditionnel passé enrichi d’interrogation et de négation tout à la fois. En fait, ils précèdent, ces actes, ils galopent loin de nouss,atteignent le futur, mobilisent puis éteignent tous ses échos, laliberté s’affaisse, l’horizon est prédéterminé, et de n’avoir vécu qu’au présent, sans souci, qui n’eût pas été prescience, mais préparation ou précaution, vous arrivez à la suite quand elle est déjà scellée et tout a préjugé de vos choix, quand rien n’a plus attendu. Le jugement dernier du vivant de ceux qui ne sont pas encore morts, le jugement individuel vous reproduisant avec exactitude, sauf que ce n’est qu’une des possibilités de vous, celle qu’en connaissance de cause vous n’auriez pas présentée au jury. Laquelle alors ? Vous ne savez pas.
De n’avoir qu’à attendre, vous débarrasse de toutes interrogations : là, à attendre. Pas de la vie, mais de la chair, pas une personnalité mais une physiologie, douteuse. L’attention des animaux, de vos animaux domestiques, ne possédant rien à propre, ne pouvant conserver que ce qu’ils ingèrent, toujours prêts à partir, à vous suivre puisque cela gage la promenade, prompts autant au sommeil, le monde ne leur est intelligible que par leur dépendance de vous. L’hôpital, la carrière (diplomatique, entre autres), il faut être à l’intérieur de celui-ci et avoir été expulsée de celle-là pour voir que la parabole des chiens vaut pour le règne humain. Sans trêve ni dialogue, il est disposé de vous. A chaque étage, l’impression d’avancer pourtant. Croisement de couloirs, l’officine de biologie, une affichette : L’urgent est fait,le vital est en cours, pour les miracles il faut un délai. C’est de marcher seul dans les couloirs où l’on vous a déjà montré l’itinéraire et les stations d’attente, celles où se signaler, qui vous donne cette impression d’autre côté de tout : à mesure que vous avanceriez vers la mort clinique, vous seriez, vous vous sentiriez de plus en plus entouré. Les préposés, les visiteurs, les examinateurs, puis défilant et s’assemblant, proches et inatteignables tous ceux dont vous avez croisé les pas ou le regard, innombrables et répétitifs dans une vie humaine. Retour à l’actuelle dimension, à l’étape prémiminaire, sans que rien ne se décide encore ni ne s’accélère. Dialogue avec la secrétaire, demande de prénom à celle-ci tandis qu’on croit se souvenir de vous. Attente, entrée, d’un siège à l’autre, d’un couloir à une pièce, les éclairages changent, vous passez de l’autonomie active à la solitude passive. L’infirmière cherche votre veine, prétend ne pas connaître de patient qui en présente si peu,première fois que la remarque vous en est faite ; un liquide faiblement radio-actif, c’est votre corps, votre squelette qui vont rayonner, le sang se fixant sur les os en quelques quarts d’heure, ne pas boire la première heure, boire beaucoup ensuite. Ce repos propre à l’hôpital, rien à décider, rien à prévoir, on est livré aux horaires, à la routine de gens qui, du fait de leur office, sont d’une autre race. Les examens le font bien voir, vous êtes seul aux prises de la machine, de dehors on vous observe, on surveille un travail, plus précisément on travaille avec la machine sur vous, mais l’examinateur est physiquement loin de la machine et loin de votre corps. Quant à vos pensées, il les suppose ; vous errez entre l’assoupissement et des associations d’idées que suggèrent le plafond, un détail provoquant une réminiscence ; pas vraiment nu, déshabillé pourtant, pas malade selon les apparences qui étaient les vôtres et vont le redevenir dans le couloir, mais atteint de quelque chose dont l’intensité, la localisation, l’efficacité en somme sont mesurables, et qu’on mesure. C’est le but, connaître avant de soigner. Ensuite, les thérapies sont au choix de lâcher du lest, de faire sa part au feu, d’édifier des barrages ; quelles que soient les modalités, tout vous échappe, y compris le mot par lequel vous consentez, puisque votre choix n’est pas entre la maladie et la santé, mais entre des moyens dont personne ne peut prévoir l’efficacité et les « dommages collatéraux » ; chaque type d’opération engendre des images donnant à regarder autrement toutes les autres. Pas fait exprès, pas voulu, pas vu ! oui, mais vous, vous êtes diminué et châtré d’autant, ou bien encore cette douleur précise mais si supportable qu’elle signale tous les délais et tous les espaces qui vous restent loisibles pour reculer, oublier, ne pas vous rendre compte, voilà qu’elle va tout emporter quelque jour, vous avec, n’ayant de recours que la mort : quand l’impossible, l’insoutenable, l’incompréhensible est proche d’être atteint, la mort est la seule réponse logique de la vie, changer de registre.
Vous attendez l’I.R.M. On vous a fait redescendre, changement d’horaire ou « plage » libérée, découverte à l’improviste. Une qualité de silence, aucun mur n’est sonore, on pourrait crier que rien ne répondrait, chaque chose, chacun des passants ont leur attribution qui ne doit concerner ni l’évasion d’un patient avant qu’il ait été examiné, ni sa soudaine angoisse au point qu’il choisit de ne plus respirer. La peur diffuse, inconsciente qui soudain mouille les mains, qui vide la cervelle, et l’on se rend compte alors qu’on a peur, qu’on est seul, qu’on sera livré à la souffrance, basculé vers une mutilation, vers un retrait de vie, vers un vide où l’on va puis tombe seul, l’attente que parfois vous sentiez, horrible, vertigineuse et naturelle, de votre mère déjà glacée mais encore attentive, au cimetière où parfois vous vous rendez de nuit. Chaque lieu d’attente, la vivacité de l’éclairage, la monotonie de ceux qui sont déjà là, arrivés avant vous, qui attendront moins que vous désormais, du temps par minutes. Alcôve aménagée dans les couloirs, succession de visages attentifs,mais sans que se distingue si l’attente est d’un accompagnant ou d’un patient. Vous en avez subi une pour votre épaule ; on dit passer. L’hôpital comme lieu de passage, de toutes les sortes de passage. Vous vous souvenez de l’enfermement dans le cylindre de la machine, de la position à ne pas changer, de la douleur qui montait à ne plus pouvoir tenir de ne pas bouger. On vous avait permis de respirer, on avait arrêté, puis on avait repris. La notice sur ce que c’est . . . nouvelle technique qui analsye à distance les organes de votre corps à l’aide d’un gros aimant). Indiquer si l’on est allergique, enceinte, claustrophobe, retirer prothèses et cartes de crédit, ne pas s’être maquillé les yeux. L’appareil IRM se trouve placé dans une pièce claire et aérée.Il est ouvert à l’avant et à l’arrière. Vous ne serez pas enfermé.L’examen est commencé, le fonctionnement de la machine produit un bruit de percussion sourd (comme un tam-tam). Essayez de rester parfaitement immobile et respirez normalement. La qualité des images dépend de votre coopération. Derrière la vitre, l’équipe médicale (médecins-radiologues, manipulateurs, techniciens) vous voit et vous entend parfaitement.Vous n’êtes pas seul. Soit, on ne meurt pas seul non plus, de quelque part on appelle encore ou bien l’on fait signe de laisser tomber, que cela va bien, qu’on est passé ailleurs ? Votre tour. Vous regardez la pendule, vous calculerez le temps, pour quelle documentation, pour quelle science ? est-ce cette manière que vous vous appliquez pour garder la sensation d’une certaine maîtrise sur la procédure, pour vous en distancer ? Vous vous déshabillez, le déshabillage dans la petite cabine avec, à la serrure, un porte-clé qu’est un énorme chaînon rouge et blanc en plastique ; la glace en pied, rapprochante. Votre buste bien proportionné mais gras, perdre quelques kilogs, perdre ce flou et ce mou, la robe de chambre en papier bleu serrée aux poignets par des bracelets blancs est seyante. L’examen proprement dit : une série de prise d’images, la première de deux minutes, la seconde aussi, la troisième de six et la quatrième et dernière de trois. Il vous est dit chaque fois ces temps et ces nombres, visite guidée mais pas encore commentée. Vous mémorisez, on vous a installé sur la couchette mobile, image des exécutions par injection aux Etats-Unis, puis, une fois placé dans le cylindre, celles différentes rapportées par les « retours » de mort clinique, le couloir lumineux. On somnole alors. La fin arrive, vous voius dites que vous pourriez éprouver du vertige à vous redresser sur votre séant, à vous asseoir en travers, à aller poser les pieds sur l’escabeau à deux marches. Vos pensées sont des sensations, aucune idée. Vous vous rhabillez.En cours de ce ré-apprêtement, le médecin-radiologue vient : c’est très localisé, le lobe gauche seulement, comme l’une des biopsies l’avait montré, çà n’est pas sorti. Ne pourrait-on n’en enlever qu’une partie, un petit quart, ou cela ne peut se faire ? C’est le même geste. Terminé, vous remontez. Ici, on appelle chat : un chat.
Vous faites ce que l’on vous dit de faire. La journée que vous aviez supposé, presqu’entièrement dispose pour que vous écriviez ou lisiez ou dormiez, est requise. Vous êtes à peine remonté qu’il vous est dit de redescendre, circuit un peu différent, machine tout autre. Elle doit passer sur vous, très près, vous en êtes averti, de fait, c’est un carré avec une croix dessinée qui vient vous regarder à vous frôler. L’examen se pratique nu, culotte baissée sous une serviette, on est ici pudique. Il ne faut absolument pas bouger, du silence, la discipline est toute différente. Le tam tam de la résonnance magnétique qui a deux modulations suivant que les vues se prennent ou que la machine ré-aspire quelques ordres ou attend désoeuvrée comme une locomotive à vapeur dégoulinant, décompressant, les engins d’autrefois, une sorte d’étreinte, d’enserrement. Différente, la scinthigraphie : l’appareil est ici mobile, il avance lentement, sans rumeur que la subite arrivée de sa grande tête carrée et plate à vous envahir tout le champ visuel. Votre nez, vos membres, vos pieds conceptualisés face à la machine qui en prend la géographie. La sorte de bête ou de présence, dont il est convenu que c’est une machine, dirigée à distance : elle passe côté dos. Un quart d’heure pour chaque dessin, c’est censé produire une image à peine plus grande qu’une carte postale de prix,transparente, lumineuse sur laquelle, la façon du suaire de Turin, se voit votre squelette. Deux épreuves accolées, dos et face, la déformation de votre colonne vertébrale évidente de dos, vos épaules semblent rapprochées à ne tenir qu’au cou directement. Vessie qui n’est pas vraiment, pas assez vidée, on ne distingue rien qu’elle, or c’est cette région-là qu’on veut regarder, étudier. Nouvelle prise d’image, vous êtes assis, vous pouvez voir se mettre au point, se dessiner, apparaître, disparaître le profil de votre séant sur un écran dans la salle que couché vous ne pouviez regarder. Les examens d’aujourd’hui pour confirmation, un chiffre donne l’alerte, pas de voyants, un taux. Donc une tumeur et aussi un adénome vous empêchant d’uriner efficacement, donc la vessie pleine. Première nouvelle. Cocsys et sacrum pas visibles, la vessie. Mais cela n’empêche d’examiner, de voir et de conclure. On disserte, vous avez l’image de vous-même, complète, précise, dessinée et commentée avec infaillibilité, quel livret scolaire ou dossier administratif aurait cette concision et l'impartialité qui faut justice, permet le diagnostic et induit toute la suite. Vous vous regardez tel qu’on vous voit, déposé couché quelque part en pleine transparence,lucide. Donc, une côte la septième, fêlée. A gauche. Non, ce n’est pas le symptôme du cancer de la moëlle osseuse, celui qui fut diagnostiqué pour votre cousine, souffrant lui faisait-on croire de fracture spontanée. Il faudrait qu’il y en ait plusieurs, une véritable série. Non ! de l’arthrose,l e genou droit. Bien entendu, votre colonne vertébrale, un début de dégénérescence mais insensible. Effet d’optique alors ? A la base du bulbe rachidien, ce sont des promesses ? et de quoi ? Une sinusite, à gauche. Tout cela est exact, balancé,précis.
Votre mère vous présente au préfet des études, vous changez d’autorité de collège, votre première confession faite, vous étiez en dixième chez les séculiers,sans que vous y ai été préparé, à quel symptôme, vos parents avaient-ils su que vous étiez passé à confesse sans le savoir ? un trou en calcul, vous ne retenez sur le moment, et il vous reste toujours cinquante ans après cette comparution, que cet élément. Il est vrai décisif, Polytechnique, Navale vous seront interdits, le trou ne sera jamais bouché, la bifurcation comme la déformation de votre dos datent des origines, ou presque. Des traits de caractère qui incitent à la prudence ! Le premier de vos beaux-pères putatifs a eu davantage de discernement en ressources humaines qu’en compétition technologique ; la faillite parce que, dans les composants de télévision et d’électronique,il n’aperçoit pas venir la concurrence japonaise, mais le coup d’oeil quant à vous, quant à une alliance pitoyable qu’eût contractée dans l’ignorance une de ses filles dont la légèreté, sinon la superficialité l’amusait. A celle-ci, vous aviez donné d’un coup de la gravité : celle du bonheur et de disposer de soi, puis ensuite elle avait baigné dans la peur, l’horreur, proche d’un abîme, appelant les siens au secours sans finir sa phrase pour vous au téléphone. Sans doute, votre souci, votre répétition des gestes de prendre et de vous assurer votre prise, plus elle hésitait, manifestait qu’elle vous échappait, qu’elle échappait à vos premiers accords, plus vous vouliez la contraindre à la cohérence, à la continuité, c’était devenu fou. Pour vous, interdit d’être nu que de torse, tandis que dans la loge désappropriée des concierges, en pleine nuit, vous aviez à caresser et masturber avec précision la longue blonde qui ne dissimulait plus rien, allongée, immobile jusqu’à des frémissements qui ne la faisait pas se recroqueviller, saisir votre corps ou chercher votre sexe. Aviez-vous un sexe ? vous n’étiez qu’une main à celui de la fiancée éthérée au regard dubitatif. Les femmes, dans votre vie, vous rendait peut-être votre regard, un doute, mais de quoi ? Pour la première que vous ayez ainsi approchée, c’était une sorte de crainte, rien de la révérence de la seconde, vous écrivant comme à un vrai sire, son seigneur. Diagnostic du père, sans qu’il y ait à en débattre, du moins quelque cause qui fut dite. L’administration ne vous a jamais fait part de son étalonnement des capacités. Les feuilles annuelles de notation, tant qu’elles furent remplies, pointaient des lettres, servaient des paragraphres, donnaient au signataire des formulations entre lesquelles choisir pour produire la sienne dans des termes permettant des comparaisons. Vous discutiez l’appréciation faite de vous, les éloges verbaux ; les explications adjacentes ne figureraient pas au dossier mais maintenaient la relation de travail sans laquelle votre supérieur direct aurait été encore plus pénalisé que vous. La suite n’eût plus aucune importance, en Grèce votre Ambassadeur craignant d’offenser une cour imprévisible refuse de se prononcer, copie blanche, au Brésil, le dithyrambe est postérieur à la décision de vous disgrâcier et à laquelle le chef de mission, censé approuver ou refuser toute affectation dans son équipe a consenti, par surprise et au téléphone. On ne peut mieux gérer du personnel, il lui sera d’ailleurs prescrit de vous faire au besoin par la force vider les sièges et la pièce où vous avez travaillé et dirigé pendant deux ans, si vous vous y refusiez. Plus tard encore, c’est la simplicité du dogme,votre nullité comme d’autres ont de l’excellence. Jamais on ne vous dit d’avoir à écrire comme ceci, à organiser d’une autre manière que la vôtre, votre journée ou les entretiens de travail que vous avez à accorder. Une formation sur le tas qui doit vous mettre au moule ?
Discipline qui a sa rigueur scientifique, la médecine au contraire sait qu’aucun patient, aucune affection n’est semblable, que tout est interaction, mélange, mixité, métissage du cas de figure et de l’accident vital. En l’occurrence vous ne serez plus jamais admis à servir à l’étranger, pour avoir été Ambassadeur, la sanction est rude que rien ne motive qu’un axiome, valant exprès pour vous et qu’on a exhumé pour soutenir rétrospectivement une décision d’humeur. Il se trouve que celui qui l’a le premier formulé, ouvrant la voie à toute la chaîne des portes, des accès, des couloirs qui se fermeront à mesure de votre tentative de revenir à l’endroit d’où vous fûtes expulsé, s’est vu confirmé dans cet instant précis où, plus haut que lui, sa décision ne lui fut pas reprochée et qu’il put ainsi apprécier que vous étiez à sa merci, que vous ne seriez plus jamais dangereux ni contre-offensif ; décider votre chute sans que joue la protection vengeresse qui se serait retournée contre le chef (de service)et à laquelle celui-ci s’attendait encore. La preuve est faite, il ne reste plus qu’à confirmer, enfermer, désormais assuré qu’on est de votre impuissance. La misère n’a plus qu’elle-même pour répartie. Rien de cinglant, rien qui s’entende : vous et votre protestation, on peut les éluder. Ainsi, celle qui fut en durée, en intensité, en pathétique, en réserve toujours liquide, toujours chaleureuse, toujours frémissante et belle comme la plus pleine et la plus lisse des figurations de la femme, votre véritable maîtresse d’esprit et de corps, quand elle eût la force de vous avoir quitté, sans que ce soit dit d’avance, la constance de s’en tenir aux derniers mots qu’elle avait encore eu d’amour mais au mode rétrospectif et soliloqué, et qu’ainsi des mois passèrent tandis que vous continuiiez de la vouloir et de la presser, et qu’alors elle se donna physiquement à un autre, elle eut la surprise délicieuse de constater que ce changement, ce pas, cette ouverture, cette pénétration étaient bien faciles à consentir, à vivre, que rien ne se désagrégeait en elle, bref qu’elle eût pu bien plus tôt vous avoir quitté de cœur et de pensée puisque son corps pouvait aller si aisément à un autre que vous. Et aussi – dernière en date, ou dernière pour toujours, parce que l’exercice de ce genre plus jamais n’aura lieu ? - la jeune fille renvoyée aux siens, en sursis de mariage, à qui vous téléphoniez si souvent, quoiqu’à des heures où elle eût voulu n’être qu’à sa toilette ou à elle-même, qu’il lui parût donc facile de changer de perspectives, de n’en plus avoir quand un autre se présenta qui était agréable, qu’elle embrassa, avec qui elle prit l’habitude de marcher, de projeter quelque chose pour lelendemain, et il ne restait qu’à vous avertir, non que vous étiez doublé ou trahi, mais qu’on s’était dépris de vous pour des raisons objectives, l’état du cœur et du sentiment n’ayant rien à voir. Vous étiez laissé avec vos questions et votre impuissance, on remarqua que vous n’aviez pas, à distance, le pouvoir d’imposer dans le cœur une résolution de vous demeurer fidèle. C’était à rire de soulagement. Quelque temps, on avait craint votre capacité très concrète d’opérer, quoique également à distance, un rapt ou d’exercer des représailles physiques. Ambassadeur honoraire, vous deviez avoir quelque secret pouvoir. Puis la superstition elle-même n’eut plus de raison, on vous avait désaimé sans en souffrir, on s’en tint là, quelques relents d’amitié vous furent proposés, assez gratuitement quoique par confort personnel, mais que vous n’avez pas prisés, on s’en tint encore davantage là. Pas de dol intime, aucune des représailles conjecturées : l’idéal ! L’administration et l’amour ont cette même composante : on gère par agrément et laisser-aller tandis que sont beaux les jours, on ne s’acharne qu’à la tombée des gens, on se fait ainsi leur nuit
Les décisions vous concernant le plus, quoiqu’elles aient des incidences sur la disposition d’elles-mêmes que reprenaient vos femmes ou sur la relation entre administrations centrales compétentes pour vous pousser à anticiper votre retraite et vous faire déprécier de tout tiers employeur, ont toutes été prises loin de vous à tous égards, en anti-portrait, sans concertation, sans appel. La médecine vous donne au contraire toutes les explications, tous les compte-à-rebours, des interlocuteurs en aussi grand nombre que vous pouvez les imaginer, vous considèrent, vous reçoivent. Sans doute parce que cette discipline ne vous met pas en dialogue avec la maladie. Celle-là est l’affaire du praticien. Vous êtes supposé avant et après en pleines santé et possession de vous-même ; le mal est un accident, qu’il soit vôtre physiologiquement ne modifie pas le préjugé qu’il vous est extérieur, qu’il ne vous décrit pas définitivement. Comme tout ce qui vous a abandonné, méjugé dans votre existence, le cancer s’est choisi sans préavis ni discussion, il s’est introduit à votre insu, vous a condamné sans comparution, mais il va avoir à faire avec autre que vous, que votre corps, que vos paramètres naturels. Vous avez du renfort. La conversation avec le chirurgien, avec le radiologue, avec la fille au charme d’autant plus étonnant qu’elle est laide d’un visage mal sculpté ou trop sculpté et grise de cheveux, quoique jeune, n’est en fait que le commentaire des solidités de la position qu’a déjà acquises votre cancer.Vous êtes mis au courant, on vous consulte. Ce n’est pas vous qui interrogez. Epreuve sur cartes. On parle et on examine beaucoup, on procèdera sans sommation et par soustraction, mais l’on n’aura pas négocié avec le mal, simplement parce que ce n’est pas possible, il est d’une sorte multiple et proliférante comme ce démon qui s’appelait Légion que rencontra Dieu fait homme. Il n’y a pas de métastases osseuses. On reste donc dans le cas d’une affection très localisée, que la chirurgie éradiquerait. C’était tellement un dialogue que la chute, l’absence finale,l’interdiction pratique d’une discussion vous abattent. Vous changez de vie d’un mot à l’autre, quand on est passé devant vous de la description du cancer aux moyens d’en finir avec lui.
Votre journée avait commencé par une première sorte d’attente, l’heure prescrite à laquelle vous étiez arrivé pour ne rencontrer personne que des figures en couverture et en encart d’articles de Fig.-Mag. ou de Madame. Les deux bouts de la chaîne, les mannequins sans âge, la mode portée par des adolescentes, les exemples d’organisation pour la vie, la réussite (le numéro sur la forme, donnant l’exemple de quatre éditeurs) sont de femmes de quarante à plus de cinquante ans, et vous qui discutez avec les minutes qui passent, avec le rendez-vous qui se manque, vous êtes en bouquinant, l’aimant qui attire et repousse les habits et l’éclat de celles-ci, de celles-là et de toutes, autant que le consommateur supposé et invoqué à la fois, si ma prostate n’est pas défaillante ou substituée…
Et le soleil remonta sur le cadran dix degrés qu’il avait déjà descendus [1]. C’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices [2].
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