DENEGATION
Cela vous vient de loin, sans doute d'un certain rapport avec la confiance et avec la foi. Comme si ces deux attitudes - sont-ce des attitudes ? des comportements ? des sentiments ? - avaient déterminé en vous des relations de subordination et d'abnégation, mais avec qui ? Des maîtres. Qui ne s'imposaient pas à un choix personnel, mais se présentaient dans le corps d'un système, d'une civilisation, et au sein desquels vous les identifiiez comme des initiateurs. La dépendance qui en résultait, vous la subjuguiez par une sorte d'extériorité au système ; existant indépendamment, réussissant par ailleurs, vous épanouissant et vous exprimant hors des codes, des cotes aussi et normes de ce corps, vous n'y entriez qu'occasionnellement : retraites spirituelles, cures balnéaires, conseils de littérature. Une conduite de vie en cours du soir, sollicitée en forme de consultations épisodiques, en principe gratuites, valorisant sans doute le conseilleur et son corps d'état, mais vous exposant à des jugements, à des dénégations ne tenant compte de vous qu'en relation à un système qui n'est pas le vôtre. A vous de savoir à qui et à quoi vous appartenez, c'est à présent la question qui vous semble résulter de plusieurs décennies de cette errance où se rencontrèrent avec vous, sans réciprocité de confidence ou d'humilité, les pères spirituels le plus souvent, rarement les éditeurs ou ceux qui en tiennent lieu dans de petits bureaux miteux où s'identifient les chefs-d'oeuvre, fréquemment des médecins dont la psychologie n'est pas la spécialité mais qui croient à l'âme et à quelques-uns des effets de celle-ci sur le corps quand celle-ci est malheureuse ou malmenée, des politiques parce qu'ils vous intéressaient au sens de l'Histoire à laquelle vous pensiez qu'ils appartenaient comme d'autres au Gotha, et quelques indéterminables : eux, sans doute, furent les plus salubres. Et puis les illuminés qui obscurcissent et font galoper, cartomanciens, tireuses de cartes, pas forcément.
Oui, cela vient de loin, et c'est assez pitoyable. La Sarthe , à cet endroit, passée un pont de pierre de l'autre siècle, très support de chemin-de-fer aux débuts de la vapeur, a son cours ailleurs qu’en sa stricte prolongation ; elle laisse et attarde beaucoup d’elle-même, elle s'étend autour d'une île qui a des saules et des peupliers, une ancienne marbrerie y prenait là sa force, et ce moine vient là, au nom de sa communauté, disponible, visible par l’habit, discret de débit et de gestes, expressif pour ne pas trop dire. Lui surtout paraît déplacé parmi ceux qu’il héberge et visite, faussement attentif au discours direct et regardant au-delà de ce qui lui est montré et a peu à voir avec une vraie correspondance avec les lieux, leur esprit. Et de votre côté, tout autant, vous détonnez dans le groupe auquel vous appartenez, déjà hors système, mais contraint pour avancer de faire bande, il s'agit d'un stage-école pour chefs scouts, obligatoire dans la perspective d'un camp à l'étranger que vous avez conçu pour votre troupe de pré-adolescents. On y apprend une manière de démocratie à imposer aux jeunes, une façon de découper du cuivre et du bois en « activités diirgées », on dort sur des planches et aux fenêtres il y a la rumeur du fleuve et la silhouette énorme d'une des abbayes les plus fameuses du monde actuel. C'est la Semaine Sainte , vous montez à l'église par curiosité et quoique le mouvement, auquel vous participez depuis la fin de votre petite enfance et dont vous avez obtenu les grades, les responsabilités et connaissez bien le folklore et les nostalgies d'héroisme dont le fascisme d'avant-guerre n'est pas tout à fait éradiqué, l'Aéropostale non plus -, soit catholique, vous êtes seul à observer avec dilection l'accumulation des Psaumes, la danse de ces adultes en robe avec l'encensoir, les évangéliaires, les ornements et à discerner dans les prosternations, pas seulement un trait de génie pour échapper à la somonolence, mais une introduction certaine à quelque chose. Elève des Bons Pères, vous en avez l'intuition, vous êtes entré ainsi dans la plus vieille et la plus assurée des sapiences humaines, celles dans lesquelles le coeur, l'esprit humains trouvent leur dialogue tout fait déjà avec un interlocuteur intime et incommensurable, et ce dialogue est tel qu'ils se les approprient comme leur invention, leur jaillissement de l'instant dans l'angoisse, la peine ou l'exultation. Un repérage de toutes les postures affectives et sensuelles mène, pas à pas, ou déverse d'un coup, comme si c'était toute une charge, celui, celle qui a fondu sa voix intime dans les mots et insistances du psalmiste. C'est dans ce contexte que vous questionnez la Pythie sur votre orientation. Vous veut-elle à son service, vous inspire-t-elle autre chose et quoi ? Les serviteurs du lieu ont fait élection d'un supérieur selon une règle millénaire, savante, pratique, implacable, prévoyante et qui ne manque pas d'humour, ils ont fait élection d'un lieu, en l'occurence assez resserré entre un bâtiment rugueux et défensif qui n'est pas encore centenaire à l'époque où vous y arrivez, et un autre plus élégant et de pierre plus jaune, qui fut prieuré au XVIIIème siècle et n'a pas renoncé à quelques parterres d'époque. Les moines ne sont que peu nombreux préposés aux accueils et aux bavardages pieux, ils s'exhibent aux entrées et sorties de leur église, où il est sévèrement interdit de photographier et d'enregistrer, car s'y chantent des exclusivités live : les heures monastiques et s'y célèbrent messes conventuelles et particulières et s'y adore manifestement une présence individuelle. De l'extérieur ou pour le non-commettant, l'ensemble se tient. Pour le croyant que vous êtes de naissance, le crédule et l'admiratif aussi, la synthèse est magnifique, constructive et - comme elle est conviviale, que l'on peut participer au repas des religieux, qu'on peut entrer dans leur mystique et leur spiritualité, s'en entretenir, en rêver, en disserter - vous êtes aussitôt heureux.
Une rencontre se fait par élimination de ce qui est hors contexte et vous intégrez quelque chose, dont vous ne dites rien encore. Quant à lui, le moine que sa fonction vous propose, puisqu'il est l'Hôtelier, comme dans les auberges de jeunesse, c’est d’un homme savoureux et aimant savourer qu’il s’agit. Vous le regardez aussitôt, tant il est éclectique. Autant ou presqu'à votre mère, vous allez lui devoir le goût, la méthode de lire, de noter, de mémoriser, de choisir. Il sort de sa robe trop lourde, rigide pour être jamais froissée ou féminine, des fiches manuscrites, livre une citation, c'est une parabole, il prise la perfection, souffre de ne la rencontrer que rarement dans l’assemblage de ses compagnons de vœux monastiques, ne doute ni de sa vocation ni de la beauté de Dieu : il enseigne la philosophie aux novices. Chez lui se mélangent et s’avouent, toutes explicites, la stabilité intellectuelle, la curiosité, l’exigence et la tolérance. Vous ne vous connaîtrez pas l’un l’autre avec assez de réciprocité pour savoir s’il y a du désespoir ou de l’agnosticisme à la pointe d’une vie où lacohérence importe encore plus que l’harmonie. Votre fiancée de l'époque, après qu'il vous ait détourné des interrogations sur un état de vie religieuse et apprécié davantage vos lectures concluant à la banale sainteté, à un déversement confiant en Dieu, l'a chargé de vous détacher d'elle. Votre père vous jugeait le plus doué de ses enfants et vous l'avait dit, un jour, tout à trac, vous vous souvenez encore de l'heure, du moment, de l'endroit, le tableau de bord de la voiture garée au début de la rue Nicolo quand on allait faire queue chez Coquelin, le pâtissier de plusieurs générations - aujourd'hui magasin de fringues (rue étonnante que celle de Passy où il y eût quatre librairies et trois cinémas, et où il n'y a plus que des marchands de fringues : même l’inventeur et le faiseur de gâteaux s'est vendu, et vous avez vêcu votre enfance dans les décors où évoluait en début de siècle, à le lire, Julien GREEN, maintenant...). Votre beau-père putatif fut davantage psychologue, vous aviez des traits de caractère qui incitent à la prudence : textuel, l’entretien d’embauche dont le compteèrendu ne vous parvient que très décalé, et les fiançailles rompues d’autorité familiale. Un déjeuner pour exposer la fortune et les conditions de n'y point coucher : l'argent et la fille, et un second pour vous dénier le droit aux épousailles et l'accès au plus haut de la nomenclature industrielle française. Le moine s'y attela avec lui, vous entreprit et exhorta ; formé par les Jésuites, bien avant d’arriver chez les Bénédictins, vous ne retîntes que le défi, la conversion à opérer pour mieux aimer, et rien du tout de l’anti-faire-part. Passé d’amour et mis à la porte. Vous vous étiez trompé, vous aviez été trompé. Par qui ? ou quoi ? vous le rendîtes au moine quand le consultant sur l'avenir à choisir, vous fils de Dieu, épris d'absolu et de grand service, il diagnostiqua comme on dessine, en jeux d'enfants, avec des parties hétéroclites à assembler, un véritable monstre. Généreux, ce serait le domaine médical ; sortant d'une école d'administration, vous en seriez un gestionnaire, donc votre vocation, pour l'homme de Dieu des Matines à Complies, était d'être directeur d'hôpital. Un anti-portrait par le contraire d’un pédagogue : orientation et sens d’un conseil, d’une évaluation à fournir, zéro ! Sur lemoment,pantois d’un tel contre-sens, vous ne comprîtes pas que le conseil, l’entretien quand ils ont une visée thérapeutique ou qu’il s’agit de société et d’individu, d’adaptation mutuelle, de lecture d’un caractère mais surtout d’un élan et d’un instinct de ce que l’on peut être, de ce que l’on doit être, sont affaire de spécialistes, et que la sacerdoce, l’érémitisme peuvent prêcher d’exemple, peuvent signifier et appeler, mais ne donnent pas une compétence en tous domaines,pourvu qu’ils soient intimes et qu’un plaignant ou un croyant confient, ce qui est bien plus que lui-même, à son égal et son homologue. Car tout état de vie reste réversible jusqu’à lamort ou au péché de celui qui l’a choisi ou y a consenti, et toute orientation, dans l’adolescence ou sous quelque choc renversant presque tout l’acquis d’un adulte, dépasse le moment où l’interrogation est formulé, et les structuresayant contribué à cette formulation-même.
Il y a quelque temps, allant aux nouvelles de la réaffectation à laquelle procèderait votre administration d'origine au cas où vous mettriez fin à l'arrêt-maladie qui dédommage vos créanciers au prix de votre réputation, vous vous entendîtes dire par un directeur-adjoint, dont vous connaissez la couleur permanente du costume et aviez prisé le soupçon de cynisme, version complaisante ou narcissique d’une sociologie personnelle un peu libertaire quand les portes sont closes et qu'il n'y a plus grand monde dans les étages nobles de la rue de Bercy, que vous aviez certainement perdu la main avec l'âge et vos fonctions trop supérieures, qu'en conséquence vous ne pourriez jamais plus servir qu'en second dans le métier que vous ne connaissiez pour avoir cessé de l'exercice deux ou trois ans, métier déjà fort subordonné et bien souvent exercé par vos collègues assez abstraitement et assez verbeusement. Ainsi, apprenez-vous à chacun de vos âges, la considération que les humains se portent entre eux quand l'un questionne l'autre, hors dossier et hors habit.
Votre père, Polytechnicien, sachant votre goût des mathématiques puisqu'il vous les faisait répéter, autant que le latin et que vous ne parveniez à rien, pas même au plaisir de cette intimité avec ces langages-là, vous avait suggéré l'école que vous fîtes. Manquant le concours de sortie, c'est un de vos camarades parmi les plus brillants, et surtout en vue dès le secondaire où vous étiez déjà condisciples à une classe de distance qui vous assura valoir mieux que votre rang du moment. Un autre compliment avait été celui que vous fît l'un des gestionnaires de votre carrière, une carrière tellement prévisible qu'à vos vingt-cinq ans le banquier de vos débuts professionnels calculait, sans sourire ni risquer, la somme cumulée de ce qu'immanquablement vous auriez perçu d'ici votre retraite. Antoine-Jean HULLO, à l’accent bourru ou bourguignon, visage pour sculpteur dissymétrique et chaleureux, sévère par nécessité d’apparence, fut quelques vingt ans chef de votre corps d’élection administrative : à la surprise générale, il avait choisi ce corps qui vous sustente encore, alors qu'il était le premier de sa promotion et pouvait donc prendre le meilleur, le plus honoré et le plus aisé des grands fauteuils au parterre, et il vous déclara après quelque temps d'observation (deux ou trois ans) que si vous étiez vraiment ambitieux, vous vous y seriez déjà pris autrement. Un de ses successeurs, qui en mourut d'ailleurs : il avait voulu résolument votre peau, et surtout la place que vous aviez pour y mettre un autre qui finalement ne souhaita pas s'y incruster, vous signifia la première de vos disgrâces en disant proprement : Je te sais dangereux, je tire donc le premier. Dangereux, un des banquiers qui vendent du crédit et de l'intermédiation quand les taux sont bas et les pays sous-équipés - c'était autrefois - vous avez jugé ainsi. L'ayant introduit chez le donneur d'ordres comme on dit, un des principaux ministres fédéraux du Brésil, vous l'aviez trouvé si nul dans sa proposition, et celle-ci de si peu de contenu pour le prix qui en était demandé, par-dessus comme par-dessous la table, que vous proposâtes, à l'improviste, un soutien d’Etat en experts, donc quasi-gratuit, plutôt que l'officine qui ne ferait que du conseil, c'est-à-dire du papier. Nul, vous êtes aussi quand, refusé d'un poste qui vous eût fait, assez tardivement mais tout de même, entrer dans "la" carrière, vous en sollicitâtes l'explication : on ne prend parmi les tiens que les meilleurs, or l'on m'a dit que tu es mauvais. Philippe PETIT, conseiller diplomatique de Michel ROCARD, Premier Ministre ; celui-ci l’avait appelé là de l’île Maurice, puis de Matignon il revint à l’océan Indien, faisant en chemise les honneurs de laNouvelle-Delhi où il durait à Alain JUPPE d’un tout autre parti que celui qu’il avait longtemps affiché. Un de vos camarades, donc. Vous sûtes que le Premier Ministre de l'époque, celui qui a dit de l'un de ses successeurs, qu'à sa place il n'aurait et n'avait jamais eu besoin d'un rapport de situation économique, puisque ces choses il les savait par métier... convainquit le Président de la République , au seuil de la salle du Conseil, que vous étiez mauvais. Vous voyez, comme si vous y aviez été, François MITTERRAND, baisser un bras d'un air pénétré, puis narquois. Vous fûtes en effet nommé, quoique plus tard... Un autre de vos gestionnaires, longtemps votre encensoir tant que vous aviez accès à un ministre qu'il servait aussi mais devait, à le voir tous les jours, le considérer moins - affectivement, s'entend, sinon intellectuellement - vous assura, maintenant que vous étiez demandeur et que l'ancien Premier ministre avait disparu, que vous étiez exécrable, que votre dossier le prouvait, quoiqu'il ne l'eût pas lu. Mais il allait s'y mettre. La défaveur s’articule toujours de la même manière et les mots, à l’identique, suscitent un unique type d’homme, culotté quand il n’y a pas de risque, quand il n’y a plus qu’à profiter d’un isolement, celui de qui l’on couperait les mains aventurées à la rambarde d’une chaloupe quand il y a ceux qui se sauvent et ceux qu’on noient. Sourire de ceux qui ont barre sur les autres, et affectent l’austérité supérieure d’avoir à l’appliquer sur un contemporain à l’impéritie, l’inadéquation enfin sanctionnées : vous, d’autres, pas eux.
Il y a eu aussi les démontages, les explications globales et en dialectique. Moins affaire de professionnel de la ressources humaine que science, chez certains innés, pour faire courir la rumeur, peaufiner une image. Votre virginité, plus que vos déboires sentimentaux en post-adolescence, induisait une présomption d'homosexualité, la guimauve d'un écrit auto-biographique que vous aviez confié à votre psycho-thérapeute quand vous, et votre médecin de famille qui avait essayé de vous doper d'euphorisants pour vous faire aller jusqu'à un mariage attrayant (le second dans la chronologie courte de ceux que vous tentâtes) et raisonnable (pour une fois), puis soudain horrifiant comme une mise au tombeau, vous vous effrayâtes ensemble, à propos du conjugal, de cette lacune dans votre mécanisme décisionnel. Vous n'aviez rien lu de FREUD ni de JUNG. Le praticien, qui avait carte de neuro-psychiâtre, un doigt raide et un fauteuil de cuir, beaucoup d'aggrandissements photographiques de navire de geurre et un nom à tiret entre deux parts, vous semblait demandeur de quelque chose. Vous n’avez rapproché ce nom de celui d’un authentique fondateur des éléments gaullistes à Alger entre 1941 et 1944, que tout récemment : MORALI-DANINOS ressemblait plus tard dans sa vie à Walter ULBRICHT et vous faisait douter de vous-même. Les tests de RORSCHACH, dont une femme mûre et assurée étalait et faisait se succéder les cartes comme les éclairs à la devanture du Coquelin déjà mentionné et à l’époque encore pratiquant, autant que les jambes écartées du docteur, appelaient manifestement des aveux précis d'une sexualité envieuse de tout, mais pas encore à même. On vous faisait bien partir, vous retîntes que jouer d'un air de piston inconnu des autres et du public, peut vous distinguer. C'était assez bien vu, sauf que le public n'est pas d'accès direct, les partis politiques criblent les candidatures et la cour du prince ne veut aucun émule, crainte qu'il devienne favori. Sauf surtout que la différence entre individus n'est pas prévue par les statuts de la fonction publique ni par le code du travail, qui postulent au contraire que tout agent est interchangeable, sinon aucune pétition normative ne tiendrait. On n'est donc protégé que par le groupe, pas du tout par les textes ou par quelque concours originel que ce soit, et le groupe ne vous admet, puis ne vous conserve que si vous ne vous distinguez en rien que de très séant. Quand votre prose en colonnes de journal, parfois en cavalier du plus prestigieux organe quotidien à l'époque de vos trente ans, vous distingua, de fait, vous n'eûtes pas à attendre pour comprendre. Orner votre signature, désormais connue, de l'appartenance à l'Ecole Nationale d’Administration dont vous aviez été élève, ainsi que d’aucuns de plus en plus nombreux, n'illustrait pas celle-ci mais la desservait ; des camarades en association l'écrivirent tellement au directeur du journal Le Monde que ce dernier vous demanda si vous n'usurpiez pas votre titre pour que vaille mieux, par contraste avec l’habitude de réserve, votre vive critique du Président POMPIDOU et le procès en infidélité à de GAULLE que vous lui intentiez depuis le referendum de la Saint-Georges. L'admiration ou l'envie ne concerna jamais, dans la rumeur de ces écrits publiés, le contenu qui y était, à peine le ton - ce qui avait pourtant décidé et la publication et la fréquence de votre nom à ainsi paraître - on envia la colonne, on supposa l'habileté, on prévît l'arrivisme, on vous crût du bois commun quand on commence de considérer de là où l'on est arrivé, quels que soient filières et moyens, ceux qui vont probablement arriver. Or, vous n'arrivâtes jamais : mystère pour les uns, mais qui s'appesantit sur ce qui ne survient point, et plaisir pour d'autres. Pour vous, c'était du bonheur, un défoulement vous dédommageant de n'être qu'un commentateur. Vous commenciez de voir que les métiers - censément électifs - qui commandent aux vôtres censément pourvus par concours et promus au mérite, sont du même ordre : beaucoup d'apparence, bien des entraves, peu de créativité. Tardivement, les tests d'une cartomancienne, ou était-ce vous-même qui aviez demandé à en subir dans une entreprise, pour juger d'une gestion des ressources humaines - on ne disait pas encore ainsi au temps où vous enquêtiez pour un tiers - indiquèrent que vous étiez fait pour l'architecture. Tout est, dans l'histoire humaine quand elle se révèle ou qu'on la sollicite de se prédire, affaire de parabole, donc de lectures à plusieurs sens. Agencer, concevoir, imaginer des ensembles, oui ! Le crayon, il était trop tard pour le prendre et à tant écrire, surtout à la machine, vous ne saviez plus peindre ni dessiner, alors que c’avait été votre don d'enfant. De même, raconter en cour de récréation ou au réfectoire des camps estivaux, vous l’aviez su au point de captiver des années durant bien des condisciples, autrement sportifs et amateurs de ballons ou de pugilats, qui restaient à vous entourer pour connaître... la suite. Naturellement, vous inventiez à mesure, tout l'art est dans la chute, provisoire.
C'est ainsi que vous avez contracté cette insatiabilité qui effraya et détourna les employeurs quand ils vous jugeaient à leur niveau et vous voyaient donc bien prétentieux. Celui qui ne sait pas où il doit être, gêne tous ceux qui sont déjà placés. Etre de trop là où l'on est, pousse à l'escalade. N'être rien où qu'on soit, pousse au départ. Vous n'avez donc jamais su descendre. C'est l'exercice d'à présent. Les diagnostics - eux - n'ont pas cessé de vous être prodigués. Ne pas p... contre le vent, sage conseil ; un de vos aînés dans le métier ou tout comme, mais d'une autre nationalité ce qui montre bien que votre métier, comme un autre réputé encore plus vieux, se pratique à l'identique, quelle que soit la civilisation, vous avait observé, il vous avait même requis pour des transpositions à partir de sa langue dans la vôtre de spectacles audio-visuels qu'il donnait et dont il ne savait que c'était peut-être se commettre que de faire le bateleur dans une capitale qui comptera toujours de vieilles familles : Lisbonne où Pierluigi ALVERA excella, Vénitien plus qu’Italien, au fait des civilisations quand elles sont maritimes et mortes, d’autant plus contagieuses spirituellement. Un esthète à l’antique, le charme d’un adolescent et parfois une rouerie que vous sûtes toujours l’empêcher de vous manifester. Marié en plusieurs noces, père de quelques fils, il avait une réputation, que vous n’entendîtes que plus tard, de priser les garçons, ou au moins les hommes plus jeunes que lui. Invité dans une île du Latium où MUSSOLONI, après les Césars aux murènes, relègua beaucoup de ses opposants - hormis le port, tout est abrupt mais en marbre vert et blanc tombant à pic dans une eau qui n'est que transparence - vous eûtes besoin de votre compagne, de vos ostensibles affinités amoureuses et de la prolongation de vos siestes pour échaper à des circonstances que l'ambassadeur dignitaire créait et recréait. Bon nageur et bien palmé, vous échappâtes une fois, vraiment de justesse et l’ami, comprenant avec intelligence, la suite revint à une dilection confiante et partagée, d’autant que l’épouse, au visage sculptural, savait ne rien montrer d’une éventuelle et douloureuse hantise et que votre compagne avait le don du rire, celui de l’amour en toute heure et surtout l’intuition de ce qu’ilconvient d’éviter. A Ponza, les jours et les nuits furent un unique rêve, parfaitement identifié comme tel. Autant on peut souffrir, et vous l'avez vêcu, quand une jeune fille qu'on guigne comme amante vous propose amitié et dédaigne votre viande, et alors on voudrait n'être que corps et choisi qu'en chair, envié, désiré pour son poids, sa densité et sa morphologie, autant on respire l'impossible quand soudain l'on se rend compte que pour un autre, dont on ne veut à aucun prix rien connaître en cela, vous n'êtes très précisément que cela, jambes, ventre et sexe. Il faut que la psychologie humaine ait passé ingénieusement bien des habits délicieux d’amateur de tout ce qui brille et a transparence, qu’elle ait acquis du verbiage poétique même dans ses versions ignares, pour qu'on puisse - homme et femme - s'entre-caresser et se convoiter sans que ce soit le soupèsement du boucher, et qu'au contraire l'étreinte amoureuse paraisse longtemps, sinon toujours, l'acmée de la rencontre, des retrouvailles et le plus beau d'une exustence et de la journée. Chef-d'oeuvre dont tous les participants à l'espèce humaine, sont censés bénéficier, ce qui produit de nombrex contre-sens. La réputation par fréquentation ou amitié de ceux qui ont cette réputation figura-t-elle à votre dossier ? L'administration codifie la tenue de ce genre d'objets à soufflet et sangle, toutes les directions du personnel et même l'artisan qui a compagnons, ont aussi ces feuillets et ces mémoires, le dossier individuel, qu’on ne dit jamais : dossier personnel. L'état-civil est la plus mince des séries de renseignements dont il est fait obligation que vous soyez partout suivi ; il y la carrière, autant dire les qualifications, qui dans les métiers assis consistent en promotions de grade et parfois de rémunérations ; enfin, le divers, le vrac, le surplus, c'est-à-dire les problèmes que vous avez suscités ou empêchés d’être résolus à cause de votre existence, de votre imprévisibilité. Votre dossier, en « troisième partie », est donc énorme, intransportable. Vous le consultez tous les dix ans, vous en réclamez la pagination, vous souhaitez - parallélisme des formes - qu'y soient versés aussi les satisfecit ou bien vos réponses d'époques aux argumentations retenues contre vous. Le procès est latent dans toute vie humaine. Il y a longtemps la flagornerie amoureuse, des compliments si habituels que ce sont des formules d'usage entre amants ; la vérité ne se dit qu'une fois, et elle périme des années de vocabulaire et de platitudes ; enfin, quelque exactitude non sur vous, mais sur ce qui est, a été, était réellement pensé de vous, détesté en vous. Aucune réplique possible. Célibataire malgré vous, la successivité des compagnes n'a pas fait varier votre jugement sur chacune d’elles, votre appréciation d'après la rupture reste faite de reconnaissance et d’admiration. La réciproque ne vous est pas donnée. Pas un seul souvenir d'épanouissement, de bonheur, d'attention tendre et justement placée, vous ne laissez : elles vous le signifient, à l’occasion. Les tiers conviennent - sans vous - que votre encombrement est tel que la femme, lasse d'un tel imperium s'enfuit rien que pour prendre l'air. Vous ne répliquez pas que si c’était ainsi, elles y ont mis, presque toutes, beaucoup de temps. A vos beaux temps, l'on vous disait merveilleux facteur d'occupation et d'unité intimes, vous remplissiez tout de celle avec qui vous viviez, qui était destinataire des volumes de votre épistolat et des non moins prolixes gestes de votre désir, de votre admiration et de votre goût physiques pour l’impétrante.
Un crac, le génie natif d'un métier pour lequel il est fait et on ne l'y avait pas encore mis, pensez donc ! vous le pensiez, vous fûtes ainsi reçu dans le corps administratif correspondant aux fonctions et à l'emploi auxquels vous veniez d'être nommé. Votre Ambassadeur au Brésil, nommé après Tokyo, à Londres, vous téléphona le prémisse le plus proche et le plus autorisé de votre promotion en un rang auquel vous aspiriez depuis une décennie,en vain : Bernard DORIN se flatta longtemps de vous, vos affinités et le partage de certains de vos défauts à chacun vous avaient associés, lui maître de conférences et vous l’un des élèves, dès votre scolarité rue des Saints-Pères (l’E.N.A. ne fut pas de fondation, rue de l’Université) et à Bernard GARCIA, il avait encore dû s’en ouvrir ; être messager flatte souvent, quand on reste l’aîné dans la faveur auquel accède le disciple, mais il y a de la chaleur et de la sincérité chez certains diplomates quand leur originalité cesse d'être jalousée, parce qu’elle n’est plus sanctionnable. C’était le cas, doublé d’un don d’analyse, de simplification sans le snobisme bégayant de beaucoup de vos homologues qui voient peu et craignent de dire, car leur manque d’antennes serait topique. Quoique physiquement courageux, intrépide avez-vous pu penser à certains récits, Bernard DORIN reste dans la moyenne des peureux par carrière, mais typé comme il est, ses opinions transparaissent, même si une feinte émotion les voilent avec une habileté expliquant une réussite paradoxale. Un des rares qui vous a plu et réciproquement, ce qui ne fait pourtant pas un allié. Le concert des exécutants - de haut rang - qui faisaient passer dans les papiers, au Journal officiel et ailleurs, au budget aussi, votre nouvel état, donnait à croire que s'ils n'avaient tenu qu'à eux, depuis longtemps, justice aurait été rendue à vos talents. Une petite semaine avant la signature en Conseil des Ministres de ce qui vous parût chanceux, risqué et révocable jusqu'à la dernière ligne du procès-verbal d'un rituel mercredi matin, vous arrivèrent, à petites doses, précises comme si elles avaient émané de la pipe d'un vrai fumeur, les premières fumées. On savait déjà, on l'avait toujours su, vous êtes excellent. On ne prédisait pas votre réussite, et pour cause, puisque vous n'atteignîtes ce sommet (relatif) que pour descendre un tout autre versant et ne pas du tout vous retrouver à un point de départ qui vous eût suffi, au point où l'on vous a fait tomber. Ce n'était pas vous qu'on félicitait et aimait, c'était le fait du prince qu'on était obligé - un moment - de considérer. Il y a plus glorieux. A mesure, vous n'appreniez pas davantage sur vous-même ni sur ce qu'il est attendu de vous, en société, vous n'étiez renseigné que sur celle-ci : dérisoire et codée. Pour ne pas froisser, vous avez loué le système, creusé jusqu'aux racines pour trouver des références à la manière dont vous pensiez honorer le métier et l'emploi. Il y en a, c'est bien pourquoi vous l'aviez ambitionné. Pas comme une fin, mais enfin comme une place. Et de fait, vous vous donnâtes nuit et jour à votre mission, à ne pas vous reconnaître vous-même. Enfin, du plein-temps. Les usagers vous trouvèrent différent de tous autres, et tous les autres : différent, absolument et lamentablement d'eux-mêmes. De chacun. Vous êtes passé, plus que vite, de la position ascendante à la pente déclive. La consultation de ces gestionnaires d'un autre bâtiment ne vous donnait rien à l'entrée, et vous ne pûtes obtenir l'audience de sortie. L'entre-deux avait été édifiant, les chefs ayant - électivement - changé, on considérait désormais la pyramide démographique, c'est-à-dire qu'on vidait les immigrés, clandestins ou pas ; n'étant pas intégré au Quai d'Orsay, vous étiez sans-papier ; au reste, vous ne présentiez aucun symptôme qui font les cas sociaux, puisque vous retourneriez, nourri donc, dans la maison d'à côté, d'où vous veniez ; une nouvelle fois, il vous était dit qu'on ne gardait que les meilleurs. L'excellence vous avait quitté ; au reste, votre activisme avait lassé, seul ou à peine secondé, vous produisiez autant qu'une des autres officines, celle-là pourvue de neuf scribouillards. Vos télégrammes, grande part du métier, irritèrent dès que vous eûtes les moyens techniques de les émettre. Rétorquer que vous inauguriez, bien plus qu’un poste géographique mais la connaissance française de pays, de mœurs, de psychologies collectives jusques là inacessibles, qu’aucune série n’existait avant la présentation de vos lettres de créance, et que l’une des quatre Républiques nucléaires de l’ancienne Union Soviétique, les sites d’expérimentation atomiques et spatiaux, les seuls dont dispose encore aujourd’hui Moscou, valaient qu’on examinât tout de leur tenure, de leur gestion, de leur valeur, qu’enfin l'ouverture de tant de chantiers et à tant de propos donnait certainement lieu à plus de circulation de messages pour vos autorités que l'information de Paris sur des pays et des régimes dont les journaux arrivent quotidiennement au kiosque de l'aérogare des Invalides en même temps qu'à ceux d'Athènes où on les compose et les édite -, parut mal fondé, insolent, à pendre donc. Le sérieux que vous aviez mis à accomplir vos missions avait donc fait rire, votre disgrâce donna à sourire. Vous savez désormais si bien, ces choses de cour et de chambre fermées, que l'appétit de recommencer et d'entendre la même complimentation à votre retour en grâce qu'à votre première mise en selle, vous manque totalement. Ce serait au contraire à vomir, non qu'il y ait là-bas des méchants, pas même des instrigants. Il y a que vous n'êtes pas d'eux. Ce qui vous eût flatté à des moments où vous étiez jeune, mais ce qui vous taxe d'irréalisme et d'absence - aujourd'hui - du talent comptant seul : l'adaptation. Vous ne savez pas... vous n'avez jamais su parce que vous avez, jusqu'à ces temps-ci, cru que la société est une société d'accueil. Pas de bienfaisance, naïf vous êtes, mais tout de même. D'accueil puisque vous n'avez, pas plus ni moins que n'importe qui depuis que prolifèrent et continuent l'espèce humaine et le règne du vivant, demandé à naître. Et que contrairement à un avis corroboré de toutes parts et de toutes manières, durant chacune de ces années-ci, vous vous voyez quelque mérite et de la capacité. Rentables pour un employeur, une compagne, des coéquipiers.
Une collection d'atypiques ferait le cirque Barnum, d'accord ; ni la chaîne de montage, ni le pilotage d'avions de ligne, ni le réseau diplomatique français ne la requièrent, mais c'est la double appartenance qui est répugnante pour l'employeur et pour le syndicat. Que vous écriviez ce que l'on suppose devoir constituer - posthumes - vos oeuvres complètes, on croit que vous vous y donnez aux heures de travail et de bureau. Un proviseur de lycée, agrégé de surcroît, ne put comprendre que locataire de sa villa au pied de la colline de Sintra, construite peut-être en surcoût dudit lycée, vous eussiez avec vous une collection de vingt ans du journal Le Monde attendu que vous n'aviez séjourné chez lui que trois ans. Matinal ou nocturne, à votre machine, vous pouvez passer des heures où d'autres dorment et s'occupent. Ceux qui s'entre-invitent par distraction, disent-ils. L'occupation des épouses d'expatriés, au bout du compte, il n'y en a plus, que les fausses pas prévues au registre des oeuvres du ministère ou du mondial en B.T.P., mais au début des carrières, on s'en préoccupe, puisqu'il n'y a plus de travaux d'aiguille. La sensation, si souvent, vous l'avez eue, que le bonheur d'être à soi bien peu le cultivent. Faire pitié est un gage d'avancement, quand on n'est pas trop haut à l'échelle, mais faire envie parce qu'il y a des trous dans l'emploi qu'on suppose de votre temps biologique hebdomadaire, c'est prendre de grands risques. L'aisance au téléphone éveille la méfiance. La pupille d'un clerc notoire, selon des modalités que vous ne démêlez toujours pas, tant celui-ci semble préoccupé du sort de celle-là, est rabatue plus ou moins directement sur vous. La voix trop enjouée ne convient pas à la posture que devrait avoir la demanderesse, il s'agit d'emploi. La mère est aux caisses d'une grande surface alimentaire, le père était berger et s'est taillé, le grand-père qui vit toujours et habite avec les deux femmes, semble à l'origine de tout et notamment des soucis de l’homme d’Eglise, lui plus encore que vous, atypique, sous quelque aspect qu’on considère sa vie, pas encore terminée. La fille n'a d'expérience que la promotion d'un peintre, dont le nom ne fait rien résonner, et la compatibilité - peut-être - d'une oeuvre qui n'en a guère, pour des raisons fiscales, puisqu'elle est de bienfaisance. Elle a passé la trentaine, il faut lui trouver quelque chose, vous n'y pouvez rien, mais le prêtre harcèle votre propre compagne, et la culpabilité fait ricochet, seule l'impétrante coule des jours estivaux heureux et ne rabat rien de ses prétentions pécuniaires. Le maire des lieux a été ministre, il pratique selon la télévision où il intervient le dimanche ; de nos jours l'agence pour l'emploi débite en frais de gestions quand c'est la chasse aux têtes ou se pratique en amateur par la tannée des relations. Si vous avez famille nombreuse, vous serez sauvé - vous - par le parrain de votre dernier enfant qui co-préside une caisse de retraite dont vous deviendrez - coup de chance à votre âge - le principal placier, puis bientôt, si vous avez le nez binoclard et le verbe ennuyeux car il faut terminer ses phrases, gestionnaire du personnel, videur après avoir été vidé. De même qu'une sociabilité s'acquiert grâce à un animal domestique, promené à heure fixe et sans changement d'itinéraire, ou bien à la sortie des maternelles, sous condition d'être père ou mère d'un enfant dûment scolarisé là où vous l'attendez. Le ministre-maire-député se dérobe et ne se laisse plus entrevoir qu'au décès de la doyenne de l'humanité qui était de ses administrés. Vous dissuadez votre compagne de la prendre ou de la recommander elle-même : cette alacrité au téléphone, ces prétentions tandis que le bagage est si pauvre. Vous insinuez que si elle a du charme, elle aura un emploi, sur place. Il est juste que vous ajoutiez que le prêtre s’est ému et inquiété, tout autant de vous, qu’il en a écrit à des membres du gouvernement,mais, sans concertation avec vous, et à contre-temps, il a encore accentué ce qui de loin et alentour vous caractérise dans l’appréciation de vos éventuels repreneurs. Pierre ARPAILLANGE, représentant trop classé de la « société civile » à la reprise de mains de François MLITTERRAND en début de son second septennat, vous reçoit le premier été de la seconde victoire socialiste ; coincidence, vous êtes interrompus, c’est la fin de journée, le bureau immense comme une salle de lecture ramenant ses hôtes aux temps des lumières, des in quarto reliés aux armes ; au téléphone, le ministre de l’Intérieur à qui le Garde des Sceaux s’ouvre de sa difficulté à trouver lapersonnalité adéquate pour diriger son cabinet. Vous tournez le dos par discrétion, vous promenez votre regard sur l’ensemble paré de boiseries, de vitrines et des livres d’époque. Le visage mou, mais les yeux clairs et francs de tout homme qui tient peu devant ls coups, votre hôte s’éclaire totalement quand vous lui représentez l’évidence, qu’il ne peut donner prise, ayant la Justice , à son collègue de la Police. Alors que Jean-Louis BIANCO vous presse de ne pas rejoindre l’affectation que votre administration habituelle vous accorde enfin, Vienne à un moment dont personne ne sait qu’il sera le plus important du siècle après l’année 1917 puis celle de la première explosion atomique vitrifiant une agglomération de plusieurs centaines de milliers d’humains, vous vous proposez. Huit jours durant, vous aurez les balbutiements de reconnaissance d’un des principaux hommes publics de l’heure ; à un déjeuner de gouvernement, un jeudi, Michel ROCARD retoque votre nomination dont le Garde l’entretient à la cantonade, aimablement le Premier Ministre vous met, le ministre et son directeur putatif, dans le même sac et en serre les brides. Oui, deux atypiques, deux fous à l’entendre, la redondance n’est pas admise que pourtant l’Elysée, quoique étonné, avait acceptée.Le singulier est que souvent la revanche vous est offerte, non que vous finissiez par triompher là même où vous aviez fait une tentative, mais vos contempteurs partent à leur tour dans les placards, trahis plus encore, eu égard au niveau de leur parcours et de leurs ambitions, par leurs proches que vous ne le fûtes par vos gestionnaires et autres suprieurs ou camarades.
Souvent, à la remontée vers le Chatelet de la voie sur berge, ce sont des filles jeunes et pas vilaines qui font la manche. La jeunesse, qui mendie, est toute lourde - en a-t-elle conscience - de la prostitution qui la tirerait de misère, mais qu'elle ne pratique pas encore. Vous cherchez comment caser la pupille, et vous raclez dix ou vingt frans à votre tableau de bord. Le non-emploi ne convient pas à certains âges, et comme la jeunesse a un visage qu'on regarde, qui croit au drame ? Le sourire qui demande, ne gratifie pas le charitable aux piécettes.
Il y a aussi la camelotte. Pierre VIANSSON-PONTE vous raconta deux annecdotes sur le Général - ce fut lui aussi qui vous nota auprès du directeur de ce journal qui vous publiait : on ne sait s'il écrit admirablement ou très mal... Les lecteurs au Quai d’Orsay, vos correspondants selon l’organigramme - en comité créé par un futur Premier Ministre, alors ministre des Affaires Etrangères - décidèrent de votre style selon l'abondance de vos envois, à preuve le compte-impulsions du chiffre. Vous ennuyiez, le pays où l'on vous avait expédié, selon votre désir, ce qui est rare dans cette "carrière", et que vous pensiez promouvoir, faire connaître et donc favoriser, en pâtissait. Votre mère, un été où vous rentriez plus tôt que vous n'étiez attendu, eut ce mot : je ne peux plus le voir en peinture. Devant vous... Elle en eut un autre, qu'on vous rapporta : il les lui faut toutes. Elle devint pourtant votre meilleure et plus fine amie. Le sang reçu ou partagé, permet tous les rattrapages, bouscule la chronologie des malentendus et des silences qu'on ne sait rompre, et la famille, vous en avez l'expérience délicieuse parce qu'elle laisse un passé disponible et qu'elle réserve toujours de l'avenir et des retours. Professionnellement et amoureusement, il n'en est pas de même. Les lieux sont rares où l'on peut se lire et se relire, seul ou à plusieurs, sans s'amoindrir ou avoir à reconnaître qu'il n'y a rien eu ni personne là où l'on avait cru voir, être aimé et connaître. Les enterrements, parce qu'il y a des notaires ou des exécuteurs testamentaires, sont une leçon de démicratie, on n'est plus qu'une portion, sauf disposition spéciale, et le plus souvent le gros donne lieu à portion et tour de parole. Les enterrements du père et/ou de la mère. Votre père étant au passif, ce fut votre mère qui testa, oublia certaine de vos soeurs, salua votre bonté - vous rendant incapable, fonctionnellement, si l'on peut écrire, d'exécuter un testament puisque vous auriez arrangé ces choses pour que les coeurs aient chacun de la place - et les choses, en l’état, furent pénibles, qui, pour vous, ne durèrent que leur temps : une journée, plus quelques mensonges ou habiletés, identifiées rétrospectivement, pour d'autres, cela saigne encore. Le pire, c'est les croûtes : on ne s'en remet pas, elles se voient. Il y en a donc qui ne veulent plus vous voir, ne voudront plus vous voir, n'ont plus voulu vous voir. Une de vos cousines bénéficie d'un tel traitement, elle est réputée - irrévocablement si plaintive, si geignarde, si frustrée à l'affichage et au détail - qu'elle est pire qu'ennuyeuse ou rejetée. Vous seriez vous-même exclu si vous la montriez quand vous recevez ou visitez. Elle se venge par un orgueil qui ne se discerne qu'à très longue pratique ; l'orgueil est plus fréquentable que l'ennui, parce qu'on finit par en convenir et même à en sourire à l'unisson ; tandis que l'ennuyeux, on veut s'en dépêtrer et s'en défaire. La mendicité d'aujourd'hui ne colle plus aux passants, la clochardise qui s'exhibe en abcès, rougeurs et paquets devient rare, la détresse est habillée comme tout le monde, il n'y a que son message qui est refusé, celui de la communauté de race qui menace d'être une communauté de destin. Le Général, dans les années 1930, tenait à son intuition, qu'il fît carrière ou pas, mais comme le secteur était peu connu au-dehors du métier, sa valeur n'était pas en cause et ne comptait pas. Ses articles-ci qu'on ne voulait, d'une salle de rédaction à une autre, à aucun prix faire passer. L'illustre - mais au futur, et qui était seul à le pressentir - en insistant, lassait. Le chroniqueur de L'Express, puis du Monde qui ne parvint pas être directeur, quoiqu'il l'eût mérité, aimait donc ce trait. Il ajoutait, ce qui à d'autant moins à voir que cela appartient à la période la plus consulaire et glorieuse de l'homme du 18 Juin, la description du Général de GAULLE changeant de pantalon dans un Dakota au retour d'Alger pour débarquer civilement à Paris, dans lapremière semaine de son retour aux affaires. Vous faisiez à l'époque de cette conversation avec le grand éditorialiste, le tour du premier étage de la rue des Italiens : y demeurer vous eût plu, au directeur de l'époque aussi, la vieille et la seule façon de s'indigner, de l'écrire aussitôt, vous la partagiez. Jacques FAUVET, quotidiennement découragé et scandalisé, après avoir au jour le jour noté et croqué les faits et gestes d’un système en tant que tel qu’il voyait toujours en perspective et en morale, emmenait le journal vers des cîmes d’influence politique, car l’Elysée avait le monopole du débat et de la scène depuis que de GAULLE avait remodelé la vie publique. Dans les années 1970, pour un temps qu’on n’estima pas tout de suite limité à terme par la collusion à venir des faire-valoirs réciproques que sont les journalistes et tous les gens du spetacle, sports compris, l’écriture journalistique, le commentaire retrouvèrent la puissance et la vogue qu’ils avaient eu au XIXème siècle sous les monarchies ou dictatures (le mot n’était pas alors péjoratif et se distinguait de tout trait totalitaire alors que l’alliance du trône et de l’autel donnait à plein). Vous fîtes partie d’une sorte de Pleïade et votre angle d’attaque était si juste, par une coincidence étonnante et qui ne se renouvela pas, entre la seule vulnérabilité qu’eurent alors deux des Présidents de la République se succédant après avoir servi de GAULLE, et votre propre nostalgie, que la célébrité vous garda plusieurs années en vue. C'est sans doute pour cela qu'on ne vous coopta pas. Pour une fois, vous étiez semblable, semblable à celui dont on voulait la place, qui la garda longtemps, qui l'avait passionnément illustré et en fut passionnément attaqué ; vous auriez pu, par la suite, gagner cette place. C'est ainsi qu'on ne vous reçut pas, l’évidence ne vous apparaît qu’aujourd’hui, et aussi ce qu’aurait eu d’étonnant et d’accompli votre parcours de polémiste de hasard – hasard et imprévisibilité de l’accueil qui vous fut fait, car ce que Raymond BOURGINE appela votre gaullisme intégral était couru d’avance. Faute du Général, vous eussiez été « mendésiste », ce sont des parcours solitaires, qui passent,pour cela, pour des isolements orgueilleux et voulus.
A l'Elysée, en moins net, le scenario se joua de nouveau. Pourquoi semble-t-il que si vous étiez admis, vous conquerriez, à croire que vous trainez derrière vous les cadavres de tant de gens que vous auriez piétinés. La société paraît souvent ainsi faite que pour y réussir, il ne faut jamais se déployer au décollage, ne jamais montrer d'intérêt pour ce que l'on brigue ; encore, votre ignorance car - demandez-vous - ce jeu, pour le jouer, ne faut-il pas patienter en s'adonnant à un autre ; or, justement, les violons d'Ingres, les trop nombreuses cordes à l'arc, les occupations hors service ne sont ni prisées ni primées. Les souris de kermesse dans leur travée, à ne pouvoir aller qu'en avant, et malheur si l'on sort de la ligne. Déjà, la course ainsi n'était pas votre genre, quant à récupérer la ligne après en avoir été sorti... Haut fonctionnaire, vous ne pouviez enseigner, en tout cas concourir au haut de l'université, à l'époque, maintenant pour enseigner, étant dans la dèche et la disgrâce, vous n'êtes pas davantage recevable, vous n'apporteriez qu'un enseignement. Journaliste à la pige, vous ne pouvez fonctionner comme un bon agent public, c'est certain, on ne rédige pas quatre pages d'humeur à l'encontre du Président régnant sur un coin de table entre 22 et 23 heures après que le discours ait été transmis en différé, vous prenez du temps à l'Etat, vous prenez des emplois aux professeurs, et titulaire gradé vous ne pouvez moralement manger le pain d'un rédacteur. Vous vous êtes ainsi fait éconduire de tout, et aussi par les éditeurs. Disgrâcié, vous aviez reçu le conseil d'écrire, peut-être d'en écrire. Soit, mais le journal intime trompe la désespérance le temps de trifouiller la sensation de n'aller plus et de trouver les mots qui ne font pas trop pompeux ni abstraits : il ne nourrit pas, or c'est de profession que vous avez besoin. Marchant, continuant une carrière, analogue à celle de beaucoup, de très nombreux serviteurs et de quelques précautionneux qui guette l'arrêt non marqué à l'horaire pour sauter du tortillard dans le rapide, l'orientation professionnelle se prouvait au passeport diplomatique ou à la fiche B de votre dossier. Sur le ballast, on ne fait pas de stop. Vous n'avez qu'une seule expérience, celle de votre débarquement, car votre métier ne s'exerce qu'avec instruments, c'est-à-dire au sein d'une institution. Distribuer des sacs de riz fait aujourd'hui plaisanterie comme naguère, les " petits Chinois " étaient évoqués quand des restes aux assiettes se reprochaient aux enfants heureux. Vous mélangez tout, amour, finances, considération, société, métier, bon droit, personnalité.
Justement, vos télégrammes lassaient, vos écrits plus encore. Là, aucun conseil à attendre, sauf arrivé, consacré, et n'en ayant donc plus besoin. Le voyeurisme vous avait fait mettre les choses au point, les quadragénaires, nanties d'un mari et d'une obligation conjugale pas forcément désagréable au retour du dîner dont vous étiez le seul convive célibataire, vous draguaient, vous narguaient, feignaient d'être pris à votre charme, mais c'était vous le papillon autour des mèches et dans le clair-obscur. Le diplomate,jeune, crédité d’avenir, quel passe-temps dans des capitales oùles Français restent entre eux, surtout s’ils se marient localement et ont des intérêts matériels liés à des sièges parisiens : une sorte de bi-nationalité devient un état de vie que la culture et l’humour relativisent rarement. Les Ambassades sont doublées d’un groupe de pression, important davantage aux autorités que les agents à leurs ordres. Hors service, vous avez tenu conférence sur Don Juan pour crier que l'égoisme, la méchanceté, le vol d'identité et d'idéal sont chez les gens confortables. Parabole qui valait pour les douairières et les cyniques, mais aussi pour les administrations. Thème d'article aussi. Vous étiez pris pour qui vous n'êtes pas, d'autant que de ces dîners naturellement vous rentriez seul. De succès que celui qu'on n'escompte pas, et une jeune fille de ce temps-là vous vint, simplement du bout de table à déjeuner chez ses parents ; votre collègue,l’attaché militaire avait cette fille qui ne lui ressembla que sur le tard, l’appétit ayant changé d’objet et l’instabilité spontanée, délicieuse et chaleureuse muée en casement précis et privatif. En ce premier temps où Lisbonne, votre affectation de début,apportait les deux touches qui font un cadre historique et biographique, les monuments, la révolution des œillets, vos trente ans et votre mise au courant, tout avait de la fraicheur et de la facilité. Vous avez cru au roman et à son écriture.
Raconter les espérances mais aucun haut fait, situer les événements dans le coeur plus qu'en société ne vous attira aucun lecteur professionnel. Les intimes, quand ils se croient vos intimes, demandent à voir, donc à lire. Une copieuse de notre littérature contemporaine, heure de gymnastique, heures d'écriture, sujets vendables mais déjà traités, sympathique par elle-même, attentive à l'occasion, mais gérant des contrats décennaux à raison de deux productions l'an, vous montra qu'il y a plus de métier dans la gestion de ses forces que dans l'expression d'un talent, vous crûtes à l'introduction et surtout aux cris quand, à quelques-uns de vos specimens et quelques-unes de vos bonnes feuilles, on se répandit : vous étiez découvert, vous mêliez les genres, parce que vous n'écriviez que la vie, laquelle ne fait pas de séparation entre les costumes d'été et les vêtements d'hiver, les soucis d'argent, les peines de coeur et les attentes de carrière. Du texte qui, peut-être monocorde dans le ton et pour le rythme, avait de la couleur pour les descriptions. Elle vous adressa à son éditeur, vous alliez partir pour votre poste important, et place Auber, dans des locaux centenaires et flatteurs car l'esprit transcende l'époque, les années et la mode en s'en tenant à une seule architecture, celle où s'afficha à son origine la belle raison sociale à nom double, vous entendîtes votre première leçon du bien écrire, c'est-à-dire de l'écrire vendable. On vous offrit l'édition récente mais sans succès du journal d'un consul en Cochinchine l'autre siècle. Vous devriez écrire cela, votre journal là-bas, mais comme vous enverriez des cartes postales à votre grand-mère de Melun. C'était décisif. Vous avez quitté votre psycho-thérapeute quand, l'ayant mis sur un sujet dont vous pouviez estimer s'il était traité ou non avec maîtrise, vous avez compris que le praticien rédigeait ses livres, et le prochain, tout exprès, par compilation des articles de la concurrence, c'est-à-dire de la confrérie, et non par exploitation d'une expérience clinique et du rapport personnel avec ses patients, leur souffrance ou leurs aberrations. Les cartes postales, aux frontières de Chine, ne sont pas variées, on n'y vante que des urbanismes dont à Sarcelles on fut victime et qu'on n'exporte pas. Vous auriez donc écrit quoi ? La monotonie des nuits, le pic Staline, une année où le deuil de votre mère - sans trop de conscience - vous rendit chaste autant que l'excès de travail et de croyance en vos responsabilités, ou ce flot irrépressible qu'est dans la steppe le millier de moutons, surgis d'on ne sait oùn et qui traverse la route étroite et craquelée par le gel de six mois ? On ne publie pas un rapport de mission tandis qu'on marche, d'ailleurs vos deux grand-mères étaient mortes bien avant que vous ayez reçu le conseil de les imaginer bête à pleurer et donc à vous lire dans le texte qu'on vous conseilla d'écrire. Il y avait eu une autre notoriété, plus bienveillante, parce que vaguement en dette d'un livre envers vous, parce que certainement connaisseuse de la souffrance et des dénégations qui l'accompagne, le regard des autres qui se trompe sur vous. Réputée inconsolable de la mort d'un amant, dans des circonstances que vous ne savez pas mais qui furent tragiques et honorables, réputée alcoolique aussi, bourrant de manuscrits sans reliure les proches d'un imperméable jamais boutonné, vous la vîtes prendre ainsi le métro, elle qui est oracle. Vos productions, jugées par elle comme par d'autres, recevaient quelque commentaire, la liaison s'esquissait, mais l'apprentissage ne commençait toujours. Vous sentiez qu'il eût fallu raturer et relire, cela vous tombait des mains et le miroir, le revoir ne vous ont jamais plu. Vous ne reconnaissez toujours pas dans ce que vous écrivez, ce que vous aviez senti, voulu dire et que vous avez, depuis, oublié. Rien ne ressuscite, et écrire, vous le pratiquez au présent, de même qu'on a mémoire d'un repas et de sa qualité que pour revenir au restaurant où vous le prîtes. Il est au présent de l'assiette et du vin humé, ou au programme de la prochaine sortie, mais pas au passé. Ainsi, vos pages, vous pourriez - en fait - écrire sans écrire. Simplement, écrire sans qu'aucune trace ne s'en voit. Celui qui écrirait sans papier et se donnerait à lui-même d'apprendre par coeur, à mesure, l'oeuvre qu'il trouve et compose. La prison vous fascine depuis longtemps, on n'y a plus aucune responsabilité, on y est censément si dépersonnalisé que rien, plus rien de vous n'est nié, libre à vous de tout recomposer, et le degré zéro de la culpabilité doit s'atteindre là puisque c'est marqué au greffe du tribunal, et que vous ne dépendez plus que du juge de l'application des peines. Au moins, avez-vous quelque chose à attendre, le jour ou l'année de sortie. De loin, de l'extérieur, où vous êtes encore, vous diriez qu'incarcéré, la logique d'un suicide perdrait - pour vous - tout de son évidence, tandis qu'en pleine, en liberté... alors l'absence de choix devient scandaleuse et insupportable. Tromperie sur les lieux du séjour. On ne rembourse la vie qu'en la rendant, qu'en mourant, est-ce un jeu de mots ? Catherine CLEMENT, Françoise VERNY,maintenant que vous ne leur demandez plus ni conseil ni ouverture de portes, vous songez à elles avec tendresse, elles savent ce que vous ne savez pas, écrire ce qui se publiera, posture que ne vous donna Le Monde que pour soutenir les PORTAL, stigmatiser le Général STEHLIN, espérer un tour gratuit avec Ulla à Saint-Nizier : écrire en sachant que dans quelques heures, ce sera pour quelques heures à l’affiche et au commentaire de la radio. Mais composer en forme d’un objet qui se garde, se collectionne, s’emporte et se donne, dialoguer avec un amateur qui page à page entre dans vos raisons et regarde avec vous un paysage ou un corps, ressent, comme si c’était son propre souvenir, l’expérience que vous racontez, le sentiment qui en sort, de cet art ou de cette ténacité vous n’avez pas idée, et d’ailleurs il semble bien que ce ne soit pas communicatif. Tête-à-tête, ces femmes productives ne vous donnent aucun conseil et vous les regardez avec cette curiosité pour un type de caractère et de sûreté de soi, ou avec la sympathie tendre que vous éprouvez pour une souffrance n’appelant aucune question ni caresse. Vous êtes certes, àleurs yeux, doté et talentueux, mais – précisément – vous n’êtes pas doué. Vos essais sont retournés, vous n’êtes pas jugé sur eux, vous êtes un haut fonctionnaire. Votre déshérence vous ajoute la touche qu’il fallait, le charme de faire entendre votre échec. Mais ce n’est pas durable.
Vous aviez lu cet écrivain avec bien davantage que du plaisir, c'était un enveloppement, un sertissement de tous vos sens, de votre imaginaire, de toutes les récurrences possibles quand le livre ne vous quittait plus et se donnait longuement. La presse l'avait réputé perfectionniste à la VALERY-LARBAUD , à la LEIRIS , donc peu prolixe, rare et ciseleur, une réincarnation de CELLINI dans notre littérature. Style parfait au point qu'on ne se rend plus même compte qu'on lit, cela vous entre directement. Réexplication envoûtante d'un passé ou d'un lointain qu'on pouvait connaître mais qui a désormais plus que sa légence, une vérité souterraine, la seule. Téléphone, rendez-vous, appartement aux couloirs compliqués, des livres partout des chambranles, aux armoires et aux plafonds, de décoration, de tapisserie, de murs que les livres, brochés, travaillés, lus, fatigués, heureux. Une compagne, psychologue ou psychiâtre, brune, présente. Le maître, qui vit appointé dans une maison d'édition, est heureux, lui aussi, flatté, il vous reçoit, le jour encore lumineux. Naguère, René CAPITANT vous avait ainsi gardé à déjeuner, serviette au cou pour découper, comme dans les années 30 que vous n'avez pas connues, votre grand-père paternel. Bref, vous restez pour dîner, entretemps, c'est un dimanche, vous allez non loin à la messe du soir. La fête de l'esprit, et croyez-vous, de la dilection ne désempare pas, jusqu'à ce que l'ombre revienne, que vous aviez un instant suscitée : vous avez, en milieu d'après-midi, demandé conseil, vous aussi vous aimeriez écrire, vous n'écrivez pas vraiment, mais comment écrit-on, que doit-on écrire, qu'est-ce donc qui s'écrit. Vous étiez tous deux passés dans une toute petite pièce, c'était étroit, vous aviez pu croire à la chaleur qu'on chercherait ainsi et qu'on accumulerait, échangerait mieux là. C'était très vite tombé, jugé. Fonctionnairee, vous étiez en passant la porte, fonctinnaire vous deviez le rester, on ne peut être les deux, vous étiez déjà trop lancé, trop âgé aussi, on n'apprend pas à écrire, on écrit, il ne le disait pas le maître, mais si vous n'aviez pas été écrivain, et publié, jusqu'à ce moment, ce n'était la peine d'encombrer qui que ce soit. On n'en parlerait plus donc. Vous étiez revenu pour le dîner, les amabilités, c'est-à-dire le monologue de l'homme de lettres racontant les fins de vie des autres ou les conditions de vente et de créativité des patentés, continuaient, continuèrent et vous comblaient. Vous avez décliné une invitation la semaine suivante qui serait le Nouvel An, on était déjà à Noël, et c'est le moment de la privauté ou du recueillement, d'ailleurs l'un des commensaux vous était familier, et vous avez deviné - pas seulement à cette occasion - qu'il ne vous a jamais été tendre en votre absence. Mais vous avez laissé une grosse enveloppe, des spécimens de ce que vous écrivez, en murmurant que ce n'aurait aucune importance si le maître ne rendait pas compte. Très peu de temps passa, mais le commensal avait dû venir, à son tour, ou quelque chose s'était réveillé chez l'excellent technicien des romans que vous avez affectionnés et attendus, car il ne s'en produit qu'un tous les dix ans, le temps de se procurer les épuisés... Au téléphone, ce fut une insurrection, comme si l'enveloppe laissée un soir avait été une agression, ou que son contenu fut à un point dégoûtant qu'on ne saurait l'évoquer. Il n'y avait pas eu de transition entre l'accueil empressé, amical, comme d'une connaissance presque familiale et ancienne, atavique, et le jeté dehors qui vous fut, ce jour, signifié. Guy DUPRE avait eu cette âpreté du trait qui fait la netteté de son style, sa cruauté parfois. Votre admiration pour l’écrivain n’en changea pas, mais vous n’aviez toujours pas de guide ni d’appui. Ainsi, également, avez-vous reçu le faire-part que la succession, dans votre emploi, était non seulement ouverte, mais pourvue, et, durant les trente mois de votre Ambassade, vous n’aviez cependant reçu aucun conseil pratique, que des admonestations ou des dénis. Devant ces arts, dont vous êtes pourtant sûr qu’ils sont les vôtres bien davantage qu’ils le sont à d’autres, vous demeurez pantois, incapables d’entrer dans leur usage. Artiste dont la fonction publique ne peut vouloir le service et la collaboration, agent d’autorité de l’Etat dont ni la presse ni les éditeurs de fiction ne peuvent les esquisses ou les révoltes.
Abandonner un livre au cours de la lecture qu'on avait commencé de lui accorder n'enlève rien à la gloire de l'auteur, sauf posthume. Qu'on ne lise plus Paul BOURGET ne lui enlève de son vivant, bien passé, et qui précisément daté n'a plus autorité sur notre propre vivant. Mais les planches photographiques, noir et blanc, simplissimes, répétitives avec cependant la vibration d'infimes variation, d'ombres, de lumières, d'angle de la prise de vues, qu'un lecteur du Monde, à l'évidence fin et doué, vous avait adressées pour que vous lui en fissiez le commentaire, et vous tardâtes tant qu'il vous ré-écrévit : aimez-vous ou pas, et sinon, ou si oui... vous avez manqué quelque chose, quelqu'un, vous vous êtes manqué à vous-même, vous avez commis le pire dédain, vous ne vous êtes pas investi, alors que vous étiez tout désigné, très apte pour vous investir. Les photographies, vous les avez retournées, vous en avez prises de ce genre, mais sans souvenir de ce que vous aviez examiné, et qui vous avait plu, sans constance ni réponse de votre part, oui ces bancs, ce banc, ce même banc, où il n'y avait personne, personne autour, personne à s'y asseoir, toute une histoire était plausible, le photographe, votre lecteur l'attendaient, vous ne la lui avez pas donnée. Comble, l’autre se présentait, à lafois frère et obligé, exactement la position dans laquelle vous vous mettez si souvent pour la demande d’un emploi, d’une appréciation, d’une lecture critique, d’une évaluation de fond. Il y a vingt ou vingt-cinq années, sans vous être jamais rencontrés, ni même entendus, au téléphone ou autrement, vous étiez exactement analogues, et votre situation personnelle, au journal-même, autant que dans l’administration, vous donnait d’être le complémentaire de votre correspondant, un certain ajout pour celui-ci. C'était un ponton qui séparait en deux moitiés, interminablement horiozontales et équivalentes, le ciel ou l'eau, on ne pouvait savoir, encore moins décider si tout était, si tout est ciel ou eau ; Buzios, hors saison, hémisphère austral, personne sur le ponton, personne à l'auberge que votre couple reçu en bungalow. Vous aviez souhaité des nus de votre partenaire d'alors et de longtemps, des nus noir et blanc, ou des nus surexposés, d'elle, de vous aussi, pris de très loin, à la suite de la nudité et pour les couleurs des bois, des planches, du délavement des planches. Ce qui vous fit lire le dernier paru de Marguerite DURAS. L'eau était à perte de vue et le ciel se mirait sur elle sans différence ni la quitter, l'océan quand il est calme, quand une lagune l'a choisi et le garde. Ces occasions, ces ressemblances, vous ont suivi, se renouvelant. Un manuscrit, deux. L'un vous arrive à la demande. C'est un jeune du service national, il est au bureau d'action linguistique, on est en extrême et très différente Germanie, la plus aimable, et probablement la seule contagieuse et équilibrée. Votre métier a toujours été un voyage et vous y rajoutiez - c'est ainsi qu'on fut, de vos affectations en vos affectations et promotions, jaloux de vous - des rencontres locales ou adjacentes qui devenaient le joyau et la conversation de votre âme, au mode éventuel. Vous discutiez ainsi talent et écriture avec un cadet, pas plus ni moins doué que vous, probablement pas plus proche que vous d'être édité. Il ne parlait pas bien de son écriture, mais il parlait bien, tout court. Parler de soi ne lasse personne, quand c'est bien dit, quand c'est sincère, quand cela arrive quelque part, à l'aveu, à la joie, mais il ne faut pas que ce soit à l'échec, à la plainte ou à l'injustice. Il n’avouait son homosexualité que par ses récits écrits, et y mêlait quelques amusants traits d'une sociologie familiale, grillée de dépit de n'être qu'à Saint-Gratien et pas au Vézinet : adresse, et pas loin du lac d'Enghien. Les scènes érotiques, celles du dégoût d'expérience du sexe féminin, infiniment vorace et insuffisant totalement, ne vous apprenaient que ce qu'un autre peut ressentir s'il n'y est pas porté. Le manuscrit avait sa suite, vous aviez commenté, mais c'était inutile, l'amitié et l'écoûte avaient suffi. Il se contentait, comme vous, de l'éventuel en lectorat mais avait nécessité, les soirs et souvent, d'entendre plus encore que d'être entendu, mais d'entendre ce qu'il voulait entendre. Vous aviez su le lui donner : vous aviez lentement endossé la tenue de l’aîné. Sur une des plages, dite la plus belle d'Europe, qui fait un si long arrondi qu'aux jumelles on peut contempler les enfants - guère les belles, qui en famille, sont rares - se cumulant les autres des caillasses d'une embouchure au plein sable devant le centre-ville et le long de l'asphalte, vous entreprenez une curieuse quête : la femme, encore très jeune, d'un de vos anciens collaborateurs, trop narcissique pour remarquer la beauté de l'épouse, la laideur de sa tristesse, le maquillage auquel elle ne consent plus parce que rien n'est regardé d'elle ; vous l'avez retrouvée, non sans mal et ce serait au chapitre Décristallisation ou à celui titré Désir qu'il faudrait vous reporter pour que vous y revoyez cette sorte de déception par rapport à une prévision. Bref, l'amitié, la confidence de tierces attaches et d'envies dont on témoigne à son vis-à-vis sans pour autant lui demander d'essayer - rien que pour voir ou sentir - de les assouvir, et elle vous confie le secret familial, déjà jumelle, elle a deux aînées jumelles, la petite dernière a pu survivre, c'est la seule heureuse et sans réplique mais il reste vive, pour celle-ci exclue d'une forme de vie qui lui avait paru à son enfance, proprement universelle, l'interrogatiuon : comment peut-on n'avoir pas de jumelle. Et c'est le roman qui n'est ni récit ni poème, qui cherche ses clés pour dire des répétitions et des différences quand il y a tant - au vrai - de répétitions et de différences que l'expression écrite n'en vient pas. Vous êtes d'autant plus introduit dans un vrai plaisir, qu'il y a aussi quelque curiosité personnelle qui vous fait chercher le personnage que vous connaissez déjà et ce qui peut ajouter à l'histoire que vous savez en partie. Les phrases sont courtes, l'abstraction est paradoxalement vivante. Mais quatre mois après avoir passé un après-midi, plume en main, à lire un premier tiers, vous n'avez pas continué, ni rendu votre copie à la jeune auteur, cadette de deux fois deux jumelles. Une appréciation qui serait utile et que vous avez, par promesse, fait espérer. Depuis, davantage dans votre entourage immédiat, celui des maisons et du pays où vous avez acheté et où vous vivez, le plus souvent, il y a une épistolière étrange qui ne se déprend pas de vous et que vous ne découragez pas de vous écrire, et en fait d’écrire. Vous en êtes venu à l’encourager, à la lire pour la conseiller, vous avez suivi et fortifié la repousse en elle, du sein de situations conjugales et familiales excessives, d’une capacité à sortir de soi. L’écriture est son école et vous permet de lui faire discerner ce qu’il y a de banal et ce qu’il y a d’unique dans une sensibilité et des aventures qu’elle mélange encore trop avec son souci de n’être traitée qu’en blessée à vie autant que de naissance. Peu à peu, parce que vous ont quitté vos assurances de carrière et les années où la drague et le verbe sont de nature et surtout d’efficacité, vous voilà à pratiquer ce que vous auriez voulu recevoir en profession.
Un assassinat - sauf par contrat et substitution d'exécutant -implique une intimité du tueur avec celui qu'on rend mort, vous vous tuez sans inimitié, par déception, par oubli de la séduction que vous aviez exercée, de l'attente que vous aviez provoquée, et que longtemps vous avez alimentée. On ne doit pas avoir habité, s'être installé, avoir fait croire qu'on venait, pire qu'on était là, et ne pas y être, ne plus y être. Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens... car, qui vous demandait de promettre une lecture, un avis, d'habiter ici et d'y revenir ? Lire est une action d'amour, même si le sujet n'est pas d'amour, même si le style a cette perfection qu'il fait oublier qu'on lit... Etre directement dans une histoire, dans ce que crée, indique un texte, dans ce à quoi il introduit. La littérature et la peinture rivaliseront toujours d'immédiateté, mais le secret est le même : que soient oubliés l'art, la manière, l'artiste même pour que le nouveau-venu, le convié à goûter l'oeuvre, l'unique invité soit avec l'unique objet, dans l'unique paysage, dans la seule sensation. Votre initiation tardive, votre hantise d'une vocation conventionnellement religieuse, la durée des prolégomènes dont vous croyez le plus souvent que la femme attend l'administration pour prendre le train ou vous y faire monter : celui des sens et qu’on appelle le sexe, a fait de vous un prêtre ou un servant de messe quand l'autel est ventre du féminin ; vos paraboles d'intimité, de découverte et de toute jouissance sont liturgiques, rituelles que l'objet en soit spirituel, philosophique, amical, professionnel ou - bien sûr, et également - amoureux ; du rite, ce qui vous fait croire à une obligation de résultat de la part de l'autre comme de la vôtre. C'est assez rigide, ce pourrait être ennuyeux, même pour vous, cela vous éloigne de la réalité qui est d'abord une certaine diversité dans les chemins féminins et personnels d'aller au plaisir, d'en revenir plus ou moins vite, d'en discriminer ou pas le compagnon, ou le partenaire, de s'en trouver fidélisée ou émancipée. Les romans se répètent, pas la vie. Sauf à rapporter la réalité, à copier les personnes sur le vif. On préfère les histoires vraies, surtout si c'est un conte de fées. La contemplation, on croit connaître, savoir de théorie et de pratique, mais l'entrée ne s'en trouve jamais à volonté. L'inconnu fascine, éblouit, rassure même quand on y jouit d'une suprême égalité de traitement, celle de l'ignorance et de la découverte ; et le premier étonnement qu'il cause est bien qu'il se donne. On s'est beaucoup donné à vous, des vieux auteurs aux jeunes filles, des pays aux circonstances, du plaisir à recevoir de soi-même quand la plume, le pinceau est tenu, que le rêve, vous pouvez le mobiliser à votre réveil ; autrui d'une tolérance telle que vous pouvez reposer, vous effondrer, être reçu si brisé, si contradictoire, si peu aimant et tellement aimant, sans que la main vous soit mise dessus. L'admiration va aux racines, aux jointues, vous êtes reconnu dans votre constitution la plus intime, à proportion inverse des costumes, des réputations, des attestations de biographie qui font encenser d'autres à leur commande, et que vous, vous avez perdus, sans doute pour ne pas les avoir assez souhaités. Les affinités, l'attirance, un certain support mutuel, l'aisance d'une relation même depuis longtemps plus guère avivée ne signalent-ils pas ce respect qu'on ne dit pas, mais que l'on a l'un pour l'autre. Sans envie, ni pitié, sans fausse analogie qui serait retour à Narcisse et à son miroir. La réalité ne se voit pas toujours. Longtemps, vous avez cru que les portes qu'on a fermées devant vous présageaient que de l'autre côté, on allait - serviteur ! - vous ouvrir un portail, qu'on était parti vous en quérir les clés. La foi a cette enfance que l'obstacle est tremplin, la mort résurrection, et elle a des comparaisons d'implacabilité quand elle se souvient d'amour. Mais elle est une enfant, les grandes personnes le lui font bien sentir : recueillie, elle n'en a que moins envie de grandir, elle ne vieillit donc jamais. Pas de pire dénégation que celle de vous entendre dire : vous êtes décevant. Vous avez été vu, vous avez été lu, mais ne serez pas corrigé parce que vous décevez. Voilà, dans les relations humaines du définitif. Poussé là, vous répondez - ayant honnêtement cherché dans toute la malle aux souvenirs - que vous n'avez jamais été déçu, mais que vous vous êtes trompé (en fait sur vous-même et dans vos capacités d'appréciation et de jugement), ou que vous avez été trahi (ce qui rend hommage à ceux qui ont su vous faire croc-en-jambes) ; puisque vous êtes tombé, on ne tient pas compte à crédit de votre coulpe, et l'on peut vous redire que vous avez déçu. L'amour n'est pas déçu, il se retire avant. Sa force et son péché. Rare grandeur, se retirer avant d'être déçu, l'autel intact, mais adorer, est-ce aimer ? La raison se perd, parce que le genre de sa déception, c'est de s'être perdue.
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