lundi 9 juillet 2012

disparition - l'impossible est notre vie - récit . 3 (à suivre)




                    DISPARITION




                  Votre repos, c'est le vide. Votre drame, c'est le vide. Vide, repos, drame, tout à la fois : vacuité. Vous vivez à contre-sens, le temps n'a pas de sens, les saisons, la lumière, l'obscurité non plus. C'est confus et précis, vous pourriez l'exprimer d'un mot, mais ce mot est changeant. La souffrance est installée, c'est votre état de vie, elle se repose en vous, elle se réveille, votre rythme c'est son rythme. Le seul étonnement que vous éprouviez parfois n'est pas le répit qu'elle vous laisse, mais la mémoire - de plus en plus complexe - qu'elle ait pu ne pas être, que vous ayez pu, en d'autres temps, ce vous semble une existence tellement étrangère à la vôtre que c'est seulement la logique, ou quelque principe d'identité que vous ne savez pas élucider, qui vous assure qu'en une autre existence vous n'étiez pas ce que vous êtes à présent. A présent ? Qu'est-ce que le présent s'il n'y a plus de passé, s'il n'y a pas d'avenir, si le lendemain sera exactement aujourd'hui ? C'est très simple à dire, ce que vous êtes, où vous êtes, qui vous êtes. C'est tellement simple, ce n'est que vous, c'est tout vous, c'est impossible à concevoir si l'on n'est pas vous, impossible à recevoir et à entendre. Alors, vous ne le dites pas. Vous l'avez dit, vous avez crié quand il y avait encore des marches à descendre, que vous aviez encore des espérances, de la dignité, des apparences à conserver, à ménager, à ne pas sacrifier. Vous restez précautionneux des personnes, des autres, vous leur donnez des circonstances atténuantes dont la principale est qu'étant fait et fabriqué comme vous, ils pourraient être à votre place, vous ne sauriez pas qu'ils y sont, vous ne sauriez sans doute pas avoir le mot, la geste, l'attitude qu'il faut, que vous avez attendus d'eux, qu'ils n'ont pas eus. Personne ne sauve personne, on se sauve à peine soi-même quand on se sauve. Alors, ils sont à plaindre autant que vous, les autres qui ne sont pas là où vous êtes ni qui vous êtes. Puisque ce qu'il vous est arrivé, peut leur arriver à tout moment. La seule différence entre vous et eux, c'est que eux ils ne savent pas que cela peut leur arriver, ils sont convaincus d'être d'une autre race que vous, et que par conséquent cela ne peut pas leur arriver, qu'en somme si cela vous est arrivé à vous, c'est bien que vous avez dû faire quelque chose, que vous êtes coupable en quelque point, quelque part en vous, ou dans votre existence. Une existence antérieure qui portait déjà la charge de ce qui vous a tué, qui était déjà en quelque point : noire de la nuit qui est tombé sur vous. C'est certainement ce qu'ils pensent. Que pensent-ils ? d'ailleurs. Pas à vous qui avez perdu, qui avait été botté hors du train en marche, qui êtes si loin d'eux, et heureusement pour eux. Eux, ils continuent d'être, d'avancer. D'avancer, croient-ils ? C'est ce que vous avez découvert, c'est ce que vous vivez, c'est ce qui vous rend inapte - pas d'appétit, du tout - au futur. Vous avez vu la comédie, l'illusion de tout ce qui fait sérieux, de tout ce qui constitue la vie des autres, de ce qui faisait la vôtre : du factice, du décor, des attelles, des vêtements qui tienneut mieu de coquille, de squelette, des protections. Les avoirs qui gagent l'existence, qui dispensent de toute intropsection, de toute évaluation. On est ce que l'on a et l'on a ce qu'on paraît être. Il n'y a aucune hiérarchie, que des positions, des situations - dont vous savez qu'elles sont précaires relativement à celui qui l'occupe, mais implacables et invulnérables relativement à celui qui ne la possédant, ne s'y trouvant pas, est en situation, en obligation de solliciter, d'attendre et donc d'importuner, de se faire rejeter un peu plus bas, toujours plus bas, toujours plus loin. Ce n'est pas d'une table de festin que vous entendez la rumeur ou dont vous avez souvenirs : flambeaux et discours, c'est d'un univers factice que vous entrevoyez encore l'éclat, le scintillement.

                  Ce temps-ci vous libère autant qu'il vous enchaîne. Vous savez désormais que tout est faux de ce qui constitue le monde dont vous avez été exclu. Tout est faux parce qu'il s'agit de dissimuler la nature des choses, la vérité des gens, la réalité pure, simple, inodore et impalcable, une réalité concoctée par les hommes et faisant leur stérilité et leur laideur. Peut-être en toutes époques, mais celle qui vous intéresse, c'est celle-ci qui vous a mis où vous êtes. Une telle impuissance de chacun dans la collectivité que personne n'a prise sur quoi que ce soit mais qu'il convient de sembler - pour quelques-uns - d'avoir cette prise, de la conquérir, de l'utiliser, de s'en servir. Les puissants, il y en a partout et à tous les niveaux de toutes les institutions. Ce sont eux qui doivent faire semblant de pouvoir gratifier, sauver, ce sont eux qui jettent dehors, qui punissent, qui vous font revenir en vous-mêmes jusqu'à ce que vous leur donniez raison : l'exclusion vous sanctionne personnellement, proportionnellement à votre inadaptation aux tâches qui vous étaient confiées. C'est votre faute. Il y a les purs, ceux d'en haut, et l'on finirait - par cette géographie - à croire à quelque ciel, à quelque terre promise si vous espérez encore revenir à la surface, à nouveau exister au sens social du mot, au sens éprouvé, vêcu dans votre existence antérieure. Et les impurs, les nauséabonds, les exclus, les autres, ceux qui étaient les autres, la théorie, la possibilité qu'il y ait les autres, d'autres : les ratés, les finis, les inutiles, les zéros. Des animaux à qui quelque lieu où dormir, quelque pitance quotidienne doivent suffire ; l'âme n'a besoin de rien, la dignité n'est pas une notion commune, les dimensions où évolue l'esprit, les joies de l'imagination et de la mémoire, c'est précisément pour n'en avoir pas la moindre expérience que ceux qui gagnent, gagnent. Tout entiers à l'emploi de survivre pour eux-mêmes, de s'entrevoir les uns les autres, de se compacter, se serrer, s'assurer les uns les autres d'une certaine science à avoir obtenu le poste, la situation, la chaise, le strapontin, les avantages en nature, le travail : quoi ! et l'on s'entr'admire non de ce que l'on fait, non de l'utilité de soi qu'on démontre à la société, à l'entreprise, au groupe, mais crûment de ce talent qu'on a à se maintenir là où l'on est parvenu, il y a longtemps, ou hier.

                  Voilà, manifestement : vous n'êtes pas d’eux. Vous les méprisez en un sens, ils vous paraissent tellement à côté de la question. Quelle question ? Vous qui êtes dans la situation du désespéré, c'est pourtant vous qui avez une idée alternative du monde, de l'univers, de l'homme, c'est pourtant vous qui croyez en la beauté, et votre désespérance tient à ceci que cette idée - si forte en vous qu'elle doit bien répondre à quelque réalité, à la vérité, quelque part... - n'a pas le moindre commencement dans ce qui vous environne et a eu raison de vous, a raison de vous chaque jour. Raison de vous, oui ! Car, non content de vous avoir privé d'avenir, on périme votre passé. Si vous êtes dehors, c'est que vous n'avez pas su rester dedans. Vous n'avez pas compris les règles, les usages, les révérences. Vous ajoutez que vous n'avez surtout jamais su voir ni comprendre que les règles apparentes, surtout quand elles paraissent contraires au but auxquelles elles sont censés concourir, ne doivent être contestées ou transgressées que moyennant de solides assurances. Rien ne doit se faire ni se penser sans contre-partie. Vous n'avez pas su nager, vous avez donné dans tous les obstacles, vous avez gêné, vous n'étiez pas indpensable, vous étiez même dangereux. Votre vidage est un diagnostic de personnalité et de capacité. Du moins, pour vous, et vous avez tout le loisir de le peaufiner, de vous analyser, de vous connaître. De vous connaître en quoi ? en situation antérieure et de résoudre la question : pourquoi avez-vous été exclu ? vidé ? détruit ? car personne ne vous dira ou ne vous avouera que vous fûtes débarqué tout simplement parce que vous n'étiez pas assez fort ni intimidant. Vous connaître a posteriori comme inadapté au milieu où vous étiez autrefois ? Cela ne vous servirait à rien aujourd'hui. Vous ne remonterez pas le temps jusqu'à l'instant et au lieu où se prononça l'arrêt, et à supposer que vous le puissiez, que l'univers humain rejoigne quelques contes philosophiques dont ont fait une grande oeuvre en noir et blanc (la photographie y rend mieux, la sensation de manichéisme et donc de hasard, mais c'est toujours le même hasard dans le même sens, y est plus nette), oui, à supposer que vous puissiez revenir devant vos juges, si c’en sont, le tribunal aura été démonté, les juges à leur tour vidés, ou partis pour autre chose. C'est trop tard et d'ailleurs, c'était – précisément - sans appel. Vous connaître maintenant, tel que vous êtes. Oui, mais cela ne demande aucun effort. Vous n'êtes, dans l'état où vous êtes, dans l'état que vous incarnez, l'état de post-humain ou d'in-humain, ou d'inhumé, peut-être... que vous devenez plus parfaitement chaque jour, vous n'êtes capable d'aucun effort. Et c'est juste, c'est correct. Car tout vous est présent, immédiat. La société sans décor, sans acteurs, toute nue, vous la voyez, elle est devant vous, vous en êtes le produit. Tout ce qui vous avait constitué, votre éducation, vos affections, vos espoirs, votre parcours, le curriculum vitae, le rappel biographique, tout a trouvé sa réalité, tout a rejoint la vérité, une vérité qui attendait votre chute pour que vous la rencontriiez ; elle était là. Parfois, bien autrefois, le vertige très bref : à quoi suis-je bon ? quelle est ma vocation ? mais l'avenir aspirait tout. Votre passé, si interrogatif, si inachevé qu'il ait été jour après jour ne témoignait pas contre vous, il ne répétait que votre attente, l'espace précisément était au loin mais commençait dès vous, dès cet instant. De quoi continuer, de quoi courir. Vous n'espériez même pas, vous viviez, les instants étaient happés, les plaisirs, les séductions, les succès, l'ouvrage. Tout vous suffisait puisque l'appel, le  recours au lendemain, sans cesse, était loisible, et vous rapprochait de cet accomplissement de vous-même, assez vague pour vous combler d'avance. Quelle joie de vivre, quelle assurance. Mais aussi quelle envie, vous suscitiez. Vous suscitez encore, rétrospectivement ! Ce qui justifie l'analyse de qui vous regarde et à qui vous ne pouvez plus parler, puisque vous ne lui parliez que selon la grande logique de l'espérance. Oui, vous êtes coupable de votre inadaptation, de votre insouciance, de n'avoir pas fait de votre emploi, de la collecte des assurances, contre-assurances, précautions et contre-parties votre occupation principale et en temps réel, en forces d'imagination aussi. Vous ne vous êtes pas consacré à survivre. Encore moins à le préparer. Vous étiez heureux précisément à ne vous satisfaire de rien, à être assuré d'une suite envoûtante et bien plus riche. C'est ce rien qu'on vous a enlevé, c'est ce néant dont vous aviez l'intuition et qui vous a été arraché, mais l'épreuve actuelle c'est précisément de comprendre, de savoir désormais qu'on ne peut survivre, qu'on ne peut vivre sans ce néant, que vous-même, rien d'exceptionnel en vous et à ce que vous expérimentez maintenant, ne pouvez survivre sans ce néant... Votre mal est de vous voir dépendant de ce néant, de savoir que vous ne pouvez continuer de vivre sans ce retour à cela, et pourtant vous savez que vous ne reviendrez pas, car revenant vous serez tout autre : vous aurez vu et compris ce néant, et vous redouterez d'être à nouveau botté dehors. Vous ne recouvrerez rien et tout vous sera précaire. Autrefois, vous jouiiez de la vie et des mots, qu'importait ce néant ! au contraire, combien il valait pour faire attendre plus fort et plus drû un accomplisement, un achèvement qui ne serait pas une conclusion, mais une véritable entrée en commencement, un véritable accès à toutes les dimensions de l'existence.

                  La réussite des autres, d'autres, ceux qui s'éclatent, ceux qui se font plaisir, les grands survivants qui consolident à tâtons la société s'écroûlant, parce que dans les époques où l'écart des chances et des conditions copncrètes de bien-être est trop immense, il doit rester le rêve de parvenir, la foi en une possible sortie du lot de misère. Ce sont des gens du spectacle, et même s'ils n'évoluent pas strictement dans ce qu'il est convenu d'appeler le spectacle, ils n'ont de prix et de valeur d'assurance pour la société entière que par la transparence de leur réssite, que par l'évidence constamment mise en image de leur réussite. Les images du couple, les images de la beauté, du pouvoir, de l'argent, de la disposition de soi. Cette réussite, peut-être même vis-à-vis d’un entourage qui ne vous était sensible que comme entourage, l'avez-vous incarné d'une certaine manière et au niveau qui étaient le vôtre et celui de votre entourage ? cette réussite, l'avez-vous souhaité ? Non en tant que telle ni pour telle, mais parce que vous pensiez en faire meilleur usage que ceux qui l'avaient atteinte. Vous la preniez pour ce qu'elle n'est pas, pour extérieure à ceux qu'elle couvrait de diamants, les diamants du sourire en couverture des magazines. Et vous vous trompiez, ils ne sont - ceux-là - que cette réussite. Ils sont leur propre réussite, ils ont façonné leur personnage, ils y ont mis leur existence entière jusqu'au moment où vous les saisissez dans le cliché de leur réussite. Ils y ont tout sacrifié, et c'est au sacrifie que vous étiez sensible, et dont vous jugiez qu'on pouvait les éviter, qu'on serait d'ailleurs plus réussi en ne s'étant pas mutilé comme ils le paraissent si manifestement, odieusement. Car le loisir, la plume, le temps respiré, l'amour choisi, le dialogue vous ne les discernez dans aucun de leurs gestes, de leurs écrits, de leurs discours, dans le travail même qu'ils sont censés fournir et qui fonde la position qu'ils occupent, rien en eux ne vous paraît personnel, marqué d'un sceau personnel : tout est convenu, figé, mort. Oui, mais cette leçon qui était sans doute lue dans vos yeux, que votre aisance proclamait, étonnante tant vous vous mouviez en iconoclaste, elle vous condamnait. A ne pratiquer pas l'adaptation conventionnelle, à ne pas respecter les parcours, les montées, les ascensions, les gloires consacrant ces adaptations les plus impeccables, et donc notoires, vous ne compreniez rien à l'existence en société. Vous n'avez pas été exclu, vous vous êtes exclu. On n'a tranché, qu'à peine, le fil si ténu de l'emploi que vous teniez pour peu, que vous ne cultiviez qu'à peine, dans cette logique d'attente de la suite qui a toujours été la vôtre. Et vous voilà sans ressources ni voix, ni souffle. Pas même un pleur. Seul. Tout simplement seul.
                  Seul parce que seul par rapport à vous-même. Posé de force, maintenu sans trêve sur une sorte d'île impossible à décrire, mais si véhémente à vivre, dont le sol, les sables, et les vents qui la balaient ou la constituent. Une île parce que le présent n'a plus de sens ni de mouvement faute de passé, faute d'avenir. Incapable de recevoir le souffle du baiser, du regard parce que trop coupable, vivez-vous, trop coupable d'être si nul, si pauvre, si incapable de vérité, de situation ? Votre identité, quoique vous proclamiez n'être pas du tout dupe des apparences et des fonctionnements d'artifice de notre société, votre identité, c'était votre apparence. Et vous acceptiez cette apparence, elle ne vous était pas dévarorable. L'âge qui est l'âge de la jeunesse, et par conséquent d'une relativisation permanente, absolue de tout votre passé, de tout le moment présent, de toutes circonstances dans lesquelles vous étiez vu et rencontré, puisque l'avenir arracherait les défauts et les gangues, vous arracherait de vous-même, vous accoucherait de ce qui était latent en vous, qui attachait autrui, le protecteur, l'amante, les familiers, qui vous faisait vous pardonner à vous-même de ne pas déjà coincider, de ne pas encore avoir épousé votre propre personnage, votre personnalité vraie, de tant tarder ; vous pouviez plaider pour vous-même, ne pas souffrir des médisances, ne pas voir les jalousies, vous ne trébuchiez que pour rebondir ; vous étiez en puissance de vous-même, ô combien aimable, donc ! peut-être parla-t-on de destin, mais vous ne saviez pas qui vous étiez, vous ne formuliez rien, l'avenir était un mystère, mais la beauté était dedans. Oui, les apparences désinvoltes et peu résistibles d'une allure physique, d'une vitesse intellectuelle, d'un visage, du poste occupé, du prochain que vous auriez et il y avait vos lectures, vos écritures, vos papiers, les livres, les photographies, un emprutement immense, diversifié, un gigantesque pêle-mêle qui vous était prêté et que votre désordre, votre éparpillement autorisait. Vous étiez riche et pas seulement de vous-même, qu'à-demi insupportable et donc aimé, protégé. Les envieux étaient, à cette époque de votre chemin, bien petits. Il en reste quelque chose car les mêmes ou leurs successeurs, façon aussi terne de se mouvoir et de parler, mais ils payent quotidiennement le tribut et le font valoir : ils s'en vengent en vous écrasant de leur propre esclavage, oui, ceux-là pressentant que votre abaissement peut encore vous nourrir, que vous en faites quelque chose, sans doute aucun, vous envient et jalousent encore. Votre exclusion vous place hors de pair, votre inactivité, votre inemploi vous offrent assurément la philosophie. Peut-être devenez-vous enfin utile, même selon leurs critères à eux. Vous êtes rejeté, sanction de votre pétition d'originalité, alors vous voilà en bonne situation. La société a besoin de son envers, la réussite aussi ; il y a un juste pressentiment dans cette fonction que d'aucuns vous trouveraient. On a quelque part besoin des pauvres et la parabole sur leur richesse est au fond bien méchante. Vous le savez maintenant.

                  Et voici que vous avez une autre apparence, l'exacte contraire. Est-ce davantage encore une apparence, un habit, une transition, ou bien est-ce votre état véritable ? Les circonstances en décideraient, de même qu'elles vous y ont amené, quelle existence serait digne d'être acceptée comme le don de la vie, si ce n'était que circonstance. Nous avons déjà tant de mal à nous identifier nous-mêmes et vous êtes en train d'apprendre qu'à cela il faut consacrer bien moins de force et de soi qu'à acquérir la maîtrise des recettes pour le maintien en société. Il est permis de s'attacher aux biens matériels, il est même recommandé de les convoiter à peine de passer pour suspect ; il est ingénieux, et parfois très considéré de convoiter et de concevoir les biens spirituels, mais à la condition que cette quête ait les mêmes ressorts que la course la plus habituellement humaine aux honneurs et aux prébendes. Le spirituel reste analogue au matériel, on peut l'embrasser, l'étreindre, le dénombrer, les éditions et le public ne manquent pas pour transmuter en matériel ce qui est spirituel et les lois de l'élection et du gouvernement, du Vatican au plus humble couvent de quelques quatre ou cinq modestes femmes, sont les mêmes, les chefs, les inspirés, les honorés et les autres. Tout est carrière... bien peu est renoncement. Le roi serait le créateur - a fortiori, avec une majuscule ornant son titre - puisqu'il serait indépendant, pourvu, rétribué ; il vivrait de son art et pour son art, dépendant seulement de son talent (il est vrai, jusqu'à l'horreur parfois, quand sonne et tinte l'aigre pressentiment de la stérilité, version achevée de l'impuissance). Mais vous n'êtes ni roi ni créateur, vous n'étiez que vous-même et vous estimiez mériter une rétribution rien qu'à cette raison. Vision optimiste et qui fondait votre optimisme. L'amour, vous ne le donniez qu'en attente d'un autre amour. Vos capacités intellectuelles : votre force de travail dans le genre professionnel que vous aviez été conduit à adopter, vous les donniez tout aussi distraitement, sans véritable investissement, mais comparé, pensiez-vous, à la production de vos homologues, c'était aussi bien, c'était même mieux. Vous protestiez qu'à demi-emploi de vous-même, qu'à vitesse très réduite relativement à celle dont vous vous sentez capable en plein emploi, vous produisez cependant beaucoup plus et beaucoup mieux. Il ne vous venait que par rares instants à l'esprit que ce qui vous était demandé n'était pas l'estime de vous-même ou un certain travail, mais bien : une manière de travailler, telle que les institutions, le système, vos commensaux en seraient gratifiés, confortés, justifiés. Soit ! mais alors, vous ne savez pas faire. On ne vous l'envoya pas dire. Vous n'étiez pas adéquat, le miracle que considéraient les envieux n'était ni votre personne ni votre position, mais bien que vous y soyez parvenu et que vous vous y mainteniez ; en cela, vous étiez tout à fait dans le ton. Mais cette intrusion dans le système d'un côté par le mimétisme et de l'autre par la dénonciation du mimétisme, vous fait éjecter. Votre ambition était aussi évidente que votre dépendance. C'est le fait-même d'un système que d'échapper, à la longue, non seulement à ceux qui le comprennent et à ceux qui en vivent, mais surtout à ceux qui le contestent parce que cette contestation-là les avait fait y entrer et en vivre à leur tour et tout aussi bien. Cette lacune ferait s'effondrer le système, la porte fut mûrée par où vous étiez, distraitement entré, ce qui avait paru à l'époque un exploit pour d'autres, une justice naturelle à vos propres yeux.

                  On vous a fait choisir le rôle de votre logique. Vous voici à terre et vos apparences sont celles d'un perdant, d'un perdu. Vous ne donnez plus même le souvenir que vous fûtes en selle, glorieux et transporté. Vous étiez déjà en chute évidente quand vous vous croyiez en pleine ascension. Vous faisiez rire et sourire ceux qui voyaient votre fragilité. Vous fûtes apprécié ou aimé pour des qualités qui ne furent pas celels que vous croyiez. Vous étiez un masque, vous en êtes un autre, avez-vous jamais eu un visage. Cela vous est dit au mauvais moment de l'existence humaine. Jadis, il s'écoulait des années entre votre découverte d'un premier indice de votre vieillissement, et aussitôt cet indice était gommé, doucement, subtilement, vraiment, par quelque cadeau du sort et de cet amour qui n'est pas que de femme ou que de fortune, qui fait vraiment songer - regard aux étoiles, sans perception d'aucune solitude... - à quelque bienveillance plus universelle que divine - ce premier indice, finalement moins effacé qu'il n'y avait d'abord paru, et un second, plus sérieux et qui - celui-là - disparaîtrait moins. Mais tout demeurait léger parce que tout continuait. La main, votre main, celle de vos trente ans à peine, si vieille soudain parce qu'elle a reposé sur la main d'une très jeune fille, mais dans les heures qui avaient suivi, la jeune fille tendait en arc un ventre déjà expert à son plaisir, contre la lumière de la lune que laissait passer, grande ouverte, la fenêtre et dans la chambre, vous caressiez et faisiez l'amour à la jeunesse ; celle-ci ne vous quittait donc pas. Au miroir d'une salle-de-bains d'hier, ce n'est plus au bord du Tage mais du Danube, votre dos a la peau qui plisse et tombe à la naissance des hanches. Vous avez dix ans de plus, peut-être était-ce toujours ainsi, cette sorte de graisse ou d'épaisseur de peau qui plisse en symétrie derrière vous, mais derrière vous c'est vous, ce n'est pas beau, c'est vieux, comme ces plissures et cet aspect grêle aux coudes quand le bras est tendu. Les crèmes que s'appliquent longuement celles de vos femmes qui étaient attentives aux commissures des lèvres, à l'entour des yeux. La peau sous les vôtres, si fine, précisément parce qu'elle est si fine, elle fait maintenant poche et ligne courbe à votre éveil, à votre coucher, l'oeil diminue, la joue se creuse, l'os apparaît, la ligne du visage n'est plus d'un seul trait, il y a des tracés secondaires, des tombées, vous vous touchez le cou, la peau se distingue de la chair, vous apercevez que la graisse encore, ou la peau parce que là elle est épaisse, plissse en collier, rebrousse même un peu, monte du dos à l'attache du cou. Vous êtes un homme qui vieillissez, un homme vieillissant, vous êtes un homme qui fait vieux, vous allez être un vieil homme. Des vêtements vous vieillissent, vous avez commencé à ne plus apprécier des photographies de vous qu'on vous montre, vous allez bientôt craindre qu'on vous photographie, vous ne voulez plus voir, il est perdu cet homme que vous fûtes ou surtout que vous pensiez redevenir à volonté quand le bonheur serait venu, quand il faudrait en prendre la tenue, une jeunesse et une maturité fondues dans la statue unique d'un époux, d'un grand homme, d'une puissance masculine et aisée. Il n'y a plus que des parties de vous qui soient jeunes ou dont on dise qu'elles sont belles, vous ne pouvez plus vous montrer entier et la psychologie que vous inflige votre corps, justifie désormais tant de mensonges et d'à-peu-près aux époques où vous attendiez fort de tout, et d'abord de votre jeunesse. Il n'y a plus de recours. Votre âme au miroir a votre âge ; immobile, au spectacle du désastre ; muette, sans discuter avec vous du point oiseux des responsabilités. Vous êtes finalement ce que vous deveniez évidemment et depuis longtemps.
                  Vous criez à l'injustice parce que vos contemporains et vos voisins vous semblent dispensés de l'épreuve, qu'ils n'ont pas à se voir, qu'ils ne sont pas contraints, forcés, obligés de se voir, de se regarder, de s'étudier ainsi nus. Eux ne sont pas ainsi dépouillés de leur jeune temps, de leur attente, de leurs espérances, de leurs croyances en une justice  distributive et en une éternité convenable de leurs attributs. Ils sont habillés en costume de société, de famille, d'amour, de réputation, de généalogie ; leurs avoirs tintinnabulent à leur taille, à leur nuque, à leurs mollets et avant-bras, au cou de l'épouse, au livret scolaire de leurs enfants, à la plaque minéralogique de leur voiture, à leur portefeuille et compte-en-banques, à leur harrassement des fin d'après-midi quand il faut encore aller ici, figurer là, dîner ailleurs, revenir enfin. Ceux-là ne sont sages que par une cécité don ils ne se relèveront jamais, mais vous aviez un peu de leur maladie et ce qui vous a empêché d'être des leurs ne vous approche pas pour autant des vrais rescapés. Ces métiers que vous n'avez jamais sus, qui ne sont ni du verbe, ni de la plume, ni de l'animation, ni de l'enseignement, ni de la conjecture, ceux qu'on appela les paysans et les ouvriers, ceux qu'on appelle les gens à revenus modestes ou les moins favorisés. De ceux-là, vous avez toujours su qu'ils étaient les meilleurs, le bon sens du pays, l'expertise en fonctionnement d'une société pas trop méchante et toujours accueillante pour quelque tendresse qu'on donne d'un mot, d'un geste sans répétition, ostentation ni savoir-faire, parce que c'est un milieu où les mots ne servent qu'à servir mais pas à étiqueter ni à désigner. Vous n'êtes pourtant pas des leurs, vous êtes spéculatif et abstrait, vous maniez la pelle ou la faux, vous vous fatiguez et suez entre les herbes, les arbres, les boutures, les plantations, vous restez en dehors de la nature, vous ne savez pas que la pluie ne profite qu'à tel mois de l'année, qu'autrement elle s'évapore, qu'une terre assoiffée absorbe sans prendre ni commencer ses alchimies. Ceux qui conquièrent et défendent leur dignité au travail, et les anecdotes sont belles, savoureuses, dans un vocabulaire et avec un rythme de récit que personne dans votre milieu natif ou de la profession qui fût vôtre, ne saurait reconstituer, même écrivain, ceux-là vous séduisent par la robustesse de leur vie, mais ils sont en sécurité, au bout du compte, il y a eu leur syndicat, il y a cette manière, innée, sociologique, d'entrer en amitié, rudement, simplement, définitivement, franchement, et d'y être accepté. Ils réussissent dans leur genre, et bien bellement. Ceux-là sont vrais. Ils ont des visages, des yeux, un accent, une langue ; la poignée de leur main est distincte et personnelle, ils sont vêtus en travailleur, pour leur travail, même quand ils se reposent et sont en fin de leur journée ou de leur temps. Jamais déguisés, jamais déplacés, entièrement eux-mêmes, le sachant sans doute, mais les mots ils les réservent à autre chose qu'à s'intriguer eux-mêmes ou qu'à regarder les autres. Ils s'emploient judicieusement, ils ne font que vivre. Vous les enviez mais ne pourriez leur ressembler. La naissance se fit autrement, votre jeu est difficile, si le leur fut pénible. Vous ne communiqueriez avec eux que dans la détresse, vous êtes en détresse et celui qui se soutient, debout, au chambranle de ces menuiseruies d'aluminum d'aujourd'hui : lieux encore publics que sont les bureaux de poste, les halls de gare, les cafés parfois, à vendre son aspect de solliciteur, à tendre la main, à cacher le coeur et le discours, celui-là seul est votre frère. Vous avez encore la pièce à donner et sait-il que vous vivez comme lui mais n'en faites pas profession. Profession, sale profession, profession de sale : la détresse ; profession : le monologue ; profession : une certaine saleté dont il doit être conscient, dont vous êtes conscient, votre saleté. Cette saleté qui n'est pas de la crasse, des productions et sécrétions d'un corps coincidant avec sa fatigue. Cet état de saleté, parce qu'on est de l'intérieur pris et sali, plus qu'abîmé : on est, il est, vous êtes sale parce que vous êtes, il est, on est vieilli et sans charme ni couleur, que vous n'avez qu'un texte, qu'une idée au coeur, dans la tête, ces monotones et courtes questions sans contenu ni attente d'une réponse. Cette saleté mentale, cette saleté d'âme, oui ! d'âme. L'âme est atteinte. Et hébété intimement, il doit se dire, si même il a encore conscience de se dire quoi que ce ce soit, se dire et mendier parce que tout est devenu statique et indifférent,: pourquoi ? comment ? Pourquoi ? Comment ? Non pas : pourquoi ai-je perdu ? pourquoi suis-je ainsi et suis-je là ? comment cela m'est-il arrivé ? comment m'en sortirai-je ? Surtout pas : comment m'en sortirai-je ? Ces questions, ces interrogations, il les a celui-là, il les montre, les affiche, c'est tout son discours, toute sa phrase, son seul mot. Vous le regardez. Il est jeune, très jeune, mais c'est aussi irréversible que la vieillesse, cet état où il se trouve, cet état où il est, qu'il est devenu depuis quelques jours ou quelques mois, coche-t-il quelque part les jours et les mois pour garder quelque calendrier personnel, quelque référence en ultime réserve pour une mémoire à garder disponible, de son état antérieur ? A-t-il eu un état antérieur ? Peut-on lui parler d'existence ? Vous bredouillez quelque mot, peut-être même lui indiquez-vous quelque porte où frapper. Pure logique du bien-portant qui a encore des yeux pour distinguer les étiquettes des flacons disponibles en pharmacie. Il ne les a pas, lui, et cela ne le réconforterait en rien que de savoir que vous êtes son frère en détresse. Mais lui, n'est-il pas résigné ? Se résigne-t-on ? est-il humain, est-ce d'un homme de se résigner. Il est jeune biologiquement, son visage, sa peau, son maintien le disent. Mais rien d'autre n'est jeune en lui, sur lui, sa jeunesse y tiendra-t-elle encore longtemps ? Sa jeunesse lui aura-t-elle jamais appartenu, qui s'accroche, déjà comme un vêtement, et qui ne fut jamais lui ? Il a écrit qu'il a faim, qu'il est sans travail, qu'il se contenterait de n'importe quoi, et sans doute se contente-t-il de n'importe quoi, puisqu'il est tout bonnement là, le dos à un mur, au chambranle d'aluminium d'un bureau de poste, ou d'un hall de gare. Vertige que de supputer ce que sera sa nuit, une nuit qui lui est imposée par les circonstances parce qu'il y a des nuits et parce que les nuits, lui, il ne peut les passer qu'ainsi et où ? dans l'inimaginable ? ou dans quelque coin de la ville si c'est encore l'été, déjà le printemps. La nuit qu'il n'a pas guettée, ou d'avance chérie, parce que ce serait le repos ou l'amour, la nuit sans se dévêtir, sans se laver, la nuit recroquevillé sans voisinage d'un autre corps, sans souvenir d'une journée, sans prévision d'une autre. Tout se ressemble, il est sale, peut-être une chambre, peut-être la charité de quelque lieu. Mais se trainer, ne rien attendre, se trainer dans l'existence c'est tout autre que de déambuler dans une ville, que de marcher sur une route. Il y a ceux qui ont un but et ceux qui n'en ont pas, n'en ont plus, ne peuvent pas en avoir, avoir un but. La première possession de soi, et à terme de l'univers, la première étape, le premier barreau de l'échelle sauveteuse, c'est d'avoir un but. Si tout but est impossible. Si l'on ne veut plus, si l'on ne peut plus vouloir les buts que des charitables, des amants, une famille résiduelle, pour laquelle on s'est fait propre et muet, léger presque, le temps de la recevoir ou de la visiter, une maîtresse, quelque bonne volonté en passant, vous proposeraient tout de même, si l'on n'a très précisément plus aucun but, parce que vous avez été mûtilé, amputé de cette capacité d'avoir un but qui vous soit propre, d'espérer un bonheur qui ne soit que le vôtre, à vos mesures, qui soit vous, et non un emprunt, un raccroc, une propposition, une suggestion de l'extérieur. Vous ne voulez pas de cette charité, de ce qui serait le summum, la caricature absolue de la charité : qu'on veuille votre bien, votre existence à votre place depuis que vous êtes tombé, depuis que vous êtes dans la détresse et qu'en conséquence, vous êtes stigmatisé, vous portez la marque de votre incapacité totale à vouloir ce qui est bien et à éviter ce qui est mal. Incapacité évidente puisque vous avez perdu, puisque vous êtes clochard.

                  Rien à faire, rien à vivre, rien à décider que partir. Partir... Ce devient une logique, votre logique. La logique, forcément un jour, ce soir, demain au plus tard, la logique de ce frère qui était au chambranle à faire la manche. Parce qu'on ne peut vivre ainsi, sans espérance, uniquement occupé par la nécessité de donner quelque aliment et quelque coup à boire à ce corps qui est vôtre, qui vous colle à l'âme, ce corps qui eût pu être beau, qui eût pu être jeune, demeurer jeune, retrouver jeunesse par choix d'un tiers, par chance amoureuse, par lumière imprévue, ce corps qui est censé - si mensongèrement en fait - vous exprimer : quel état vous donne-t-il quand vous en tendez une main, quand il emprisonne votre vie, votre dignité, votre âme, vos ressources de bonheur et d'imagination d'un monde alternatif où vous auriez votre place, où vous seriez reconnu, utile, apprécié, attendu. Non, il est logique que vous partiez, comme il est logique que ce frère-là vous fasse défaut ou vous quitte. Et si ce frère est une femme, une femme encore jeune, la saleté, l'alcool, la bouteille de rouge sont encore plus puants et abjects, ne pas pouvoir se dévêtir, ou alors l'horreur à midi d'une vieille à la chair boursouflée et encore jeune qui se déguise en nudité pour se gratter ou pour passer un autre chandail sans linge sur le buste, au trottoir d'une avenue parisienne et les gens passent, sans hâte ni regard, devant la totale misère qui n'a plus même conscience de soi, ni force d'appeler à quelque secours que ce soit. Vous avez vu cela, vous savez que c'est possible, c'est-à-dire que vous savez combien proche est la déchéance quand on a commencé de déchoir. Il n'y a rien à imaginer, ni personne que vous. Vous êtes celui-là au chambranle, à exister toute une journée, la main tendue, le carton ondulé sous les pieds quand il fait froid, ou au cou l'étiquette rappelant en majuscules et en couleurs l'évidence, que vous ne savez plus même quoi demander. Logique, vous devez partir. Mais partir, c'est marcher et bouger ce qui n'ouvre pas plus d'avenir, de rédemption que de rester prostré. Ce dont vous ne voulez plus, c'est que cela continue, cela ? ce que vous vivez, ce que vous êtes devenu. Vous coincidez totalement avec votre vie, vous qui - aux temps réputés heureux et faciles : faciles parce qu'il y avait le matériel, heureux parce qu'il y avait l'attente et l'espérance - manquiez tant de cette unité intime puisque vous attendiez, puisque vous ne vous sentiez pas conforme à ce que vous parisiez être. Déjà vous refusiez les propositions de la vie, parce qu'elles vous semblaient faites pour d'autres ou pour le tout venant, pas pour vous. Votre état, votre mise au-dehors vous a unifié, vous n'êtes plus que vous-même et votre existence de l'instant, vous n'êtes plus ni la mémoire de qui vous fûtes ni l'espérance de ce que vous vouliez être et ne saviez dire ni définir. Vous êtes votre propre désespoir. Survivre, ce serait s'alimenter, mais l'aliment est pour l'âme. Vous ne pouvez rester sur place, dans cette existence. Partir vraiment, c'est quitter au moins cette société, d'ailleurs vous n'en faites plus partie. La société, c'est un emploi ; même une famille, même celle de votre sang et de votre semence, même celle de l'amour et sûrement celle de la fratrie, vous quittent si vous n'avez pas d'emploi. L'emploi, c'est l'utilité démontrée et sans qu'on est à s'interroger sur elle, ni à la démontrer, l'emploi, c'est la dignité minimale et maximale, c'est l'identité, c'est l'existence. Que faites-vous, c'est-à-dire qui êtes vous ? Un héritier dépossédé par son frère d'un quelconque fauteuil dans l'entreprise n'avait plus que son argent. On voulait, de partout le lui faire placer, et le rapport l'eût largement fait vivre, avec même et en plus de quoi bambocher, gaspiller ou réinvestir. Ce qu'il voulait était tout autre que personne ne lui offrit : diriger, animer, avoir au moins quelque place dans l'équipe qui gèrerait son argent. Pas de femme, ni de mignon dans sa vie, quelque réticence même à payer l'addition si l'on venait s'entretenir avec lui, lui proposer quelque emploi, mais c'était de son argent et non de lui-même. Le visage était banal, on vide un canal quand une enfant disparaît, mais un milliardaire qui s'envola pour Hong-Kong un été et qui ne répond à aucun courrier jusqu'aux deux étés suivants, personne ne s'en inquiète qu'une femme désespérée de naissance et qu'un vieil adolescent à la côte qui avaient pensé multiplier par trois les avoirs de chacun. Partir, quitter, conclure. D'où vous êtes, vers l'Ouest, ce serait vite la mer. Difficile de se noyer volontairement quand on sait nager, horrible de partir d'une plage bretonne une nuit, et tout habillé, surtout si vous avez un chien, et de s'enfoncer ainsi, en flottant longtemps, dans la mer parce qu'à l'Ouest d'où vous êtes, il n'y a plus de route ni de terre davantage. Alors marcher vers l'Est, à pied d'ici au Pacifique, une existence pourrait s'écouler. Laissées là les traites, les dettes, les mémoires, les choses, les passions. Afin de ne rien emporter, avoir la force singulière de ne rien choisir, car ce serait partir chargé, or il faut partir pour quitter non pour conserver. Pas même un écritoire portable par lequel tenir journal. Le chien, encore, qu'on tuera d'abord si finalement il n'y avait que l'autre sortie. Logique ! Pas de testament, car ce serait partir en ayant encore souci de l'arrière ; pas d'explication puisque ce serait encore considérer que vous avez quelque utilité puisque vous vous adresseriez par là à quelque personne à qui vous importez. Mourir à deux ou partir seul. Mourir de ne pouvoir aimer, de ne pouvoir être aidé. Partir d'impuissance. La vie à l'état nu, l'aventure sans projet, le risque tout à fait aboli. Aimer la vie à ce point, aimer quelqu'un à ce point qu'on éprouve en totalité bouleversante, irréparable que la vie doit être autre, est autre que celle proposée et expérimentée, que l'être humain, cet homme, cette femme qu'on aime trop pour savoir qu'on ne l'aime pas assez, et qu'il n'est de marque d'amour, de vérité d'amour que d'attendre et devoir son bonheur d'un autre, alors tout est valorisé, alors tout vaut la peine, faute de quoi claquer la porte ensemble en mourant d'insuffisance de votre propre amour, claquer la porte sans prévenir pour laisser l'existence claquer son dernier coup de hasard et de résolution. Oui, mais ainsi partir, est-ce le fossé le premier soir, est-ce une compagnie, une table, un lit, une maison banale de rencontre le second soir et l'engrenage tôt remonté d'une même absurdité puisque l'existence n'est pas davantage choisie que celle que vous avez quittée, parde qu'elle vous était imposée, qu'on vous avait ôté les moyens de choisir celle que vous auriez voulu si vous aviez su les mots et les images pour la dire. La société, dès que vous l'abordâtes au sortir du cocon, vous avait donc préparé, condamnépar défaut pour ce moment-ci qui est le vôtre puisqu'elle ne sut vous donner les mots pour désigner, puis faire ce que vous vouliez en termes de bonheur, de beauté et de vie. Raté par mégalomanie, par rêve, par naïveté, raté par foi. Un raté qui n'en est pas un tant qu'il a du linge propre. Un sous-humain dès que vous aurez dormi trois soirs à la belle étoile, un déchet passant de porte en porte pour mendier dans les campagnes votre pitance, l'errance aimante du chien à vos trousses, l'expatriement chaque minute de plus, vos papiers déchirés, ne rien conserver, pas de notaire ni de camp de base, marcher vers l'Est puisque le Pacifique est plus éloigné que l'Atlantique, pas même un crayon et vos sentiments, vos aventures, quelques zestes de rire ou de plaisir, vous ne les écririez pas même. Aucune récupération, surtout pas le prodige d'écrire un livre mentalement en l'apprenant par coeur à mesure de sa composition, ce serait encore espérer d'enfanter quelque chose : une oeuvre ; or, vous avez décidé de garder la crasse entre vos orteils, de n'avoir plus que le rechange de ce que vous aurez obtenu en faisant pitié, ne pas raconter votre histoire, ce serait encore un succès, ne plus prier, ne plus vous incliner, vous coucher doucement dans le sens de la vraie pente, la folie. Qui dispense même de la corde à la poutre, ou de l'erreur de posologie ou de ce qu'on n'imagine ni ne raconte quand un suicide a été réussi, qui était le vôtre mais on n'est jamais là pour le dire. Et ce qui s'imagine ne se fait pas. La logique, oui, est constructive. L'issue : partir, tandis que la folie, c'est à domicile. On lâche, on se voit lâchant, vous sortez d'un cinéma, votre chien vous y fait depuis des mois entrer gratuitement, il y est aimé, vieille femme qui boit sans doute, qui ne vous embrasse pas quand vous lui feriez volontiers cadeau d'un peu de votre souffle et de votre peau, relativement plus jeunes, elle dit qu'elle a mangé de la morue, qu'elle exhale l'ail, vous sortez, c'était un navet, c'est l'été, il fait plein jour, de l'autre côté de la chaussée, une librarie, un étal inactuel, de la philosophie, des titres et des noms, rien qui vous fasse rêver que d'écrire et de publier, mais cela ne vous est jamais arrivé, et ce que vous écririez, l'intime, le lisant, en tomberait encore plus chagrin et désespéré que vous, puisque vous en êtes aimé, et le consommateur-producteur-éditeur n'en aura que faire puisque la mode - solvable - par construction n'est pas le désespoir. La culpabilité discutée et douteuse, la vôtre, n'est ni un thème ni une solution. L'étal, vous vous en éloignez, un café de votre adolescence étudiante, est en réfection, des palissades. Là, vous savez que la déprime revient, vous êtes hébergé, vous êtes aimé, vous désespérez parce que vous êtes désespéré, plus rien à donner, plus rien à recevoir que vous taire, ne pas rentrer, ne pas revenir, lové dans la dépression, tout au creux, l'avion dans le cyclône, le noir absolu, la décision qui vous frôle, ne plus revenir, revenir d'où ? revenir où ? Celui qui se suicida d'un coup du pistolet de son garde du corps. Un canal, une débâcle électorale, une vie sans sens parce que trop chargée de sens, l'espérance de tout un parcours et un aboutissement soudain ressenti comme irrépressible, il s'est suicidé parce qu'on l'achevait de force, qu'on l'achevait, lui, son parcours, son âme, ce qu'il avait voulu, ce qu'il avait espéré. Il ne saurait pas qu'il incarnerait aussitôt après ces élections perdues leur troisième tour - celui-là gagnant et triomphal, chaleureux aux larmes et aux roses rouges - quand la foule défila, cernant le Val-de-Grâce à Paris, tout un dimanche 2 Mai 1993, et qu'il allait ensuite symboliser tout l'immense débât qu'autodidacte de l'économie, de la politique, mais pas de la conviction il avait ouvert par ses gestions courageuses puis impopulaires. La politique fait mort d'homme quand il y a morale et honneur. Cet homme vous protégea, il vous manque, c'est votre histoire personnelle, la mort apparaît analogue à toutes les morts, sa manière de procéder et d'immobiliser est si humaine qu'on voit encore frémir le cadavre qu'on fixe de celui qu'on pleure. Le chômage n'est statistique que pour le commentateur qu'on n'a pas encore dépossédé de sa tribune, de ses colonnes et de son emploi, que pour le gouvernant d'opinion ou d'entreprise, c'est, pour chacun de ceux qui en sont atteints... une histoire personnelle dont le début se perd et dont la fin ne s'espère plus. Il n'y a pas de salaire, d'allocation mimimum  pas plus qu'il ne peut se concevoir un chômage partiel ou atténué. Dans la société d'artifice et d'argent que nous ne renversons toujours pas, l'utopie est secrète, elle est souvent appelée bonheur, art, amour, engendrement, prière même, mais le chômage a ceci d'absolu qu'il ôte à sa victime, presqu'aussitôt, l'utopie, le secret personnel de l'être, l'appartenance à lui-même. Exclure quelqu'un de l'emploi, de son emploi n'est nullement le renvoyer à ses foyers ou aux queues d'agences publiques ou spécialisées ; ce n'est nullement le faire passer des budgets d'une entreprise ou d'une administration aux frais généraux de la collectivité nationale sous le titre : sécurité sociale, solidarité et emploi, second poste dans l'ordre protocolaire ; ce n'est pas davantage appliquer quelque baume assouplissant une économie et musclant pour un nouveau métier. C'est détruire une personnalité, c'est la situer, désormais figée, en unique contemplation d'elle-même, de son désastre et de la seule culpabilité pouvant expliquer l'échec, et c'est, à plus ou moins long délai, amener une vie humaine à s'estimer invivable, indigne. Au mieux, elle gît dévêtue de tout parce que l'estime d'elle-même et chacune de ses dimensions intimes auront été niées, et très savamment la société l'aura fait se nier d'elle-même sans rien lui dicter ni lui imposer. La dislocation personnelle est le fait d'un système. En dresser les typologies serait peut-être ouvrir une échoppe et  vous inventer un métier à votre second âge. Le système, il n'est pas à décrire, existe-t-il même ? Une relation avec la société, avec autrui, avec les grands thèmes structurant une pscyhologie et dont le défaut ou la falsification sont la pire souffrance, un désossement à vif, voilà ce que font examiner l'exclusion et le cynisme à celui qui en est l'objet, le ressasement auquel il est circonstanciellement contraint. La culture et les souvenirs, l'autobiographie de chacun diffèrent, mais l'analogie décisive est cet arrêt-sur-image qui bloque tout mouvement, empêche tout rebond ; alors, la vie pourrit d'elle-même, par elle-même, sur elle-même. Certains parviennent à sortir de l'autisme ou en sont secourus. D'autres, au faîte de leur existence, mais toujours au mauvais âge, toujours au point où l'équilibre ne pouvait durer que par mouvement et vitesse, y sont poussés. Ceux, qu'on regarde souvent dans ces images (semblant clandestines, uniques, mais si répétitives) du "jamais-plus" - soi-disant ! - ceux qu'on pousse, en troupe et par de la troupe, à qui l'on fait creuser leur tombe, et puis... La mise au ban fait mourir en pleine conscience et de l'intérieur, par l'âme. La mise au ban pour inutilité, pour surplus, pour embarras, comme solution...

                  C'est votre cas, votre histoire. Ce genre d'histoire qui est sans histoire parce qu'il n'y a ni progrès ni événement qu'un état, un coma tout éveillé, tout loquace, mais vous êtes mort puisque vous êtes dehors. Parfois vous êtes visité par quelque chose - un sentiment, - ou miséricordisement et un instant ? par l'oubli - alors l'universel vous touche car ce que vous vivez, c'est dans une tombe translucide et vous devinez que vous êtes en train d'apprendre un langage, une communion sans voix ni expression, ceux de tous les malheureux, celui qui tombe au bord de son canal -, cette femme grosse se changeant dans la rue à midi -, ce garçon ou presque, parfois aussi cette jeune fille qui quêtent à la remontée de la voie Pompidou vers le Châtelet et à qui vous donnez, quand vous avez, car il est beau mais épouvantable de ne pas même se prostituer et ils en auraient la chalandise -, ces répliques à tant d'exemplaires mais chacun est une vie, une âme, encore peut-être une biographie qui tendent la main ou ouvrent les yeux sur vous quand vous tournez le coin de l'avenue, sortez de la poste, rentrez chez vous. Mis à la porte, à toutes les portes.

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