DESTINEE
Vous êtes vulnérable, très vulnérable. Chaque retour chez vous, ce peut être sur le répondeur une mauvaise nouvelle. Chaque jour à la poste, ce peut être une lettre. Vous n'attendez aucune nouvelle que mauvaise, c'est-à-dire des injonctions de payer, des rappels de créance, des avis que votre dossier d'assurance, et vous n'en comptez plus le nombre, est incomplet, qu'il y a à fournir telle attestation. A la banque, où vous faites le point quotidiennement, n'ayant plus ni le filet d'un découvert, ni la perspective d'un mois double, d'une rentrée exceptionnelle mais attendue, vous voulez donner le change, mais la précision de ce que vous demandez en état des comptes, en prévision des imputations mensuelles ne doit pas tromper. Ce sont encore des jours où la traque n'est que sur papier. Vous êtes à une époque où les contraventions, en quelques semaines, sont en recouvrement d'huissier. Des services publics quoique répressifs sont devenus des gagne-pains ou des jack-pots : la fourrière est concédée, le recouvrement parafiscal se fait avec le serrurier, une redevance de télévision impayée ouvre droit à entrer chez vous et à se servir pour des reventes au dixième ou au centième qui ne vous exonèreront pas pour autant du solde d'une dette que grossissent les intérêts. Vous passez du minuscule à l'énormité, en arithmétique mais surtout dans votre âme. Mis au ban de la société, vous voyez celle-ci, ce qu'elle est. Non ! ce qu'elle fait, ce qu'elle vous fait. La phrase de l'Evangile, qui sonne mal grammaticalement, est si juste : à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il a. La rue, les avenues, la ville grande ou petite, vous croisez des gens. Ils sont vivants, ils marchent, ils vont quelque part, leur budget est équilibré, pas de contraventions ici et le parc public est à cinq francs, vous y avez laissé votre voiture. Vendre celle-ci ? Echapper au prélèvements des aubergines à Paris, au contrôle des gendarmes, à tout ce qui est défalqué de la vie quotidienne ? Devant l'ascenseur, une jeune fille, jeune femme, indifférente physiquement. Vous vous demandez comment deux êtres humains peuvent coexister à quelques centimètres l'un de l'autre sans s'agresser, sans avoir à lutter contre la pulsion de tuer le vis-à-vis. Un sourire, un salut, il est midi, vous inonde. Un jardin public, un vieil homme brosse ses chiens, répond à votre salut. Une vendeuse de viennoiseries offre un bout de jambon à votre chienne : celle-ci attend votre acquiescement, mange, sa physionomie avenante est louée. Quelques mots sont échangés. Vous souhaitez à la femme, aux cheveux teints en noir, trop teints, que son geste lui porte chance. Vous continuez, balançant un thermos de thé à votre main. Un banc, il est midi, des pruniers en fleurs, des lectures exotiques de votre adolescence vous reviennent, vous fermez les yeux, vous priez, c'est un autre isolement, un isolement voulu, pour une rencontre. La suite de votre existence est si proche, les chaussures usées, la chienne là et fidèle. C'est la crasse, ne pouvoir se laver qui vous angoisse. Marcher pour où ? vers quoi ? Pour être accueilli quelque part par quelqu'un, un amour pitoyable pour votre anonymat, comme quelque prisonnier de guerre, devenir l'homme-à-tout-faire (y compris l'amour le soir dans le lit de celle qui vous nourrit) de quelque commerçante, receveuse, buraliste, un hameau en France, quelque lieu au canada ou en Turquie. Marcher vers l'Est mène le plus loin depuis la France. Vous ne pensez plus même que c'est affreux. Vous êtes en dehors de la vie, en dehors des normes, vous êtes seul, pas même à longer un mur, vous êtes en pleine mer, tout est obstacle parce qu'il n'y a rien devant vous, pas même vous-même, votre passé, vos attaches, vos relations, tout a fui, tout s'est évanoui, rien n'est opérant. Il n'y a aucune solution, aucun recours, aucun secours : quel calme ! Le banc est crayonné en blanc des habituels serments d'amour, la rumeur des autos, des mobylettes, le mouvement comme dans une devanture très bien faite des passants, des voitures au rond-point, tout devient précis et précieux. La vie vue du dehors détache ses grains d'existence, sans vous donner la moindre sensation, que celle - très abstraite - de la vie, la vie des autres, la vie du monde, la vie de la société. Vous êtes au dehors, vous n'êtes nulle part, détaché de tout, il est certain que personne ne vous aperçoit plus, le bruit et le mouvement ce sont les autres.
On vous dit que ne pouvoir envisager une vie inintéressante, c'est le signe de la dépression. Vous n'envisagez rien, vous avez cessé de contempler les projets, l'existence, tout ce que vous aviez pensé, vu, visualisé en prolongation logique du moment que vous viviez quand la rupture, le congédiement est arrivé, survenu comme un étranger inattendu, sans-gêne, d'une extraordinaire puissance puisqu'il a pris votre place, a tout réordonné de votre vie, a tout centré sur lui : tout est devenu évictioon et rupture. Votre vie maintenant a une cause, un ressort uniques, tout découle de ce qu'il advint, que vous fûtes évincé. Le moment où cela survint est loin à présent. Vous ne le distinguez qu'en anecdote, c'est une autre rive qu'il vous a fait quitter dont vous n'avez plus le souvenir même l'imagination. Vous êtes serein, à présent. Dans l'autre forme de votre existence, que d'angoisses, que de projets, que de fantasmes, que d'envies, de désirs ! Mais pas de regrets à ces époques révolues, pas de regret non plus à cet instant. Revenir en arrière, être replacé aux minutes d'avant la rupture ne vous donnerait pas davantage prise sur le destin. Parce que le destin s'est rompu, qu'aucune logique ne vous amenait, tout nu, et tout livré, à la catastrophe et au dépouillement actuel, et pourtant tout est logique dans ce renversement. Vous êtes également hors de la logique. Votre rétablissement prendrait ses fondements sur ce que vous êtes, sur ce que vous fûtes ; il serait logique. Mais il est tout aussi logique que vous ne vous rétablissiez jamais, si l'on prolonge la logique actuelle de votre éviction sans cesse plus grande, aux effets sans cesse plus étendus, contagieux, nouveaux. Le vertige, vous ne l'avez plus, la croisée des chemins vous n'en avez jamais eu l'intuition, la prescience, et surtout, rétrospectivement, vous ne voyez que vous ayez eu le goût ou la possibilité de prendre ailleurs ou de paraître autre. Il vous reste ainsi cet art de voyager mentalement dans des pays sans date, ni image, ni personnage. Est-ce la philosophie ?
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