samedi 21 juillet 2012

dignité - l'impossible est notre vie . récit . 14 (à suivre)






DIGNITE





En poste diplomatique, c’était l’information directe, les medias écrits ou radiotélévisés n’étaient que des indices. Pour l’exercice de votre métier, pour l’information de vos visiteurs et de vos autorités, d’autres sources primaient : les acteurs principaux, la mentalité ambiante, des contextes qu’on ne sait et dont l’influence n’est mesurable que sur place, à vivre sous les mêmes cieux et climats, selon la même météorologie. D’une certaine manière, le meilleur compte-rendu d’une pièce de théâtre, la meilleure manière de l’analyser consiste à vivre et respirer parmi les acteurs leur histoire, leur représentation d’un texte, sur les tréteaux et devant le parterre où ils jouent. D’ailleurs, ceux qui reçoivent l’information pour la transmission de laquelle vous êtes apposté, l’utilisent ainsi : vous n’êtes pour les directions parisiennes d’entreprises ou d’administrations qu’une des sondes détachées sur les lieux ; le « décideur », comme on ne commença à le qualifier que bien après votre entrée en profession, privilégie ce qu’il sait sur ce qu’il apprend et juge ce qui lui est rapporté au degré de cohérence de l’élément nouveau, exogène avec un ensemble déjà organisé, le sien. Ainsi, les renseignements les plus fiables qui soient et dont rétrospectivement il s’avère qu’ils furent exacts pèsent moins que des convictions établies, impavides préjugés : des guerres et des marchés se perdent ainsi.

Depuis votre retour en France, vous vivez l’actualité de votre pays comme s’il était un énième lieu de séjour et d’observation : habituel exercice longtemps professionnel mais que vous meniez selon vous. A ce dédoublement, votre disgrâce vous contraint d’emblée ; force vous est de distinguer les fauteurs de votre sort du fonctionnement de l’ensemble de la machine qui concourt à la respiration de plusieurs générations, peuplades et manières d’être ou de voir, mitoyennes sur un même territoire. Celui-ci a changé, les autoroutes, l’urbanisation, le changement des modes de parler, de prendre des vacances, de réussir ; une autre langue a cours, les richesses, la pauvreté, l’accaparement se sont donnés d’autres signes, quoique les phénomènes ne changent toujours pas. A vos dix ans, l’argot parisien ; à vos vingt, les mimétismes simultanément précieux et gouailleurs selon que vous étiez en surprise-partie avec carton gravé exigé à l’entrée ou sac au dos dans les forêts d’Ile-de-France pour camper à la sauvage ; à vos trente, les filles parlent du nez et l’américanisation qui va s’étendre par la grammaire et l’ordre des adjectifs par rapport aux substantifs bien avant que le vocabulaire soit contaminé, se fait par l’accentuation dont la prolifération des radios impose à l’auditeur en province le modèle centralisateur, la contamination. Le temps est maintenant des femmes, à parité de gouvernement, d’élection et de port du cartable ou de l’organiseur, du moins dans les sphères qu’on voit parce qu’elles sont closes et sont prétexte de toutes les publications et de tout le texte payant d’une façon ou d’une autre, qui parlent du ventre et s’entendent, résonnent et, au fait, raisonnent comme des hommes. Pas plus de douceur, de grâce, de prévention de la bêtise et de la cruauté que quand elles arrivaient et influaient et gouvernaient sans que la loi le prévoit, que celles de la nature générale et de la valeur de bien des individualités faisant la moitié statistique de la population humaine de notre planète. L’écoute d’une radio choisie, pendant tous vos déplacements en voiture, vous a imprégné, pendant ces cinq ans, de ce qui est contingent et la somme de ces approximations, de ces doublons pour une même « nouvelle », de ces variations d’un quart d’heure à l’autre dans un chiffre, dans l’énoncé d’une circonstance qui va s’étoffant ou au contraire tombe dans des omissions de plus en plus significatives à partir du premier jet, du premier dit, vous apparaît comme la structure de cette époque-ci, celle de vos cinquante à vos soixante ans. Il y a toujours l’axiome, de plus en plus l’assurance que tout est prévu, qu’aucun risque n’est pris, qu’une omniscience gouverne la mentalité de tous ceux incarnant et constituant l’ordre établi, et de plus en plus fréquemment frappe, assourdissant, l’imprévisible, le dérangement à l’échelle universelle du climat, les pannes aux endroits les plus névralgiques des machines actuelles à gérer, compter, orienter, animer ce qui naguère fait à la main ou à la vapeur se réparait réellement. Plus le dirigeant est réduit à n’être qu’une image manipulée par des soigneurs et autres cochers, plus sa dignité s’affaisse, plus la parole lui est donnée qu’il prend en bégayant sentencieusement. Monsieur Jourdain s’extasie, est complimenté, règne partout, en tous pays, surtout dans les plus avancés, c’est-à-dire dans ceux qui accaparent le plus et savent le mieux subjuguer les consommateurs de produits, de modes et de critères d’appréciation, chacun conçu et déversé en termes uniques d’aliments. Les prophéties écrites et répétées de plus en plus fréquemment depuis deux siècles sur cet abaissement du genre humain semblent devoir être demain toujours davantage dépassées. Sans science des réalités, des événements et des ressorts d’autres époques, on critique le comportement et les attitudes des générations précédentes et l’on promène et répand avec pompe des lieux communs qui sont totalitaires.

La suffisance des princes ne vous est jamais apparue telle qu’à l’époque présente où se manifeste aussi leur fragilité individuelle, les mises en examen autant que l’entrée sur le plateau des télévisions quand les sondages sont mauvais, que la rue s’ébroue de lycéens, de camionneurs, d’infirmières, et qu’il leur faut être immédiatement convaincants, avertis et surtout pas bonimenteurs ou en retrait par rapport à telle ou telle chalandise électorale. Vos écritures télécopiées ou déposées à leurs huis n’ont d’écho que très aléatoire, vous pouvez en vous-même vous enorgueillir d’avoir été sans doute le premier à manifester de l’étonnement que l’euro naissant à un dollar dix sept soit quatorze mois traité à près de quatre vingt cents américains seulement ; quelle situation ainsi diagnostiquée pour une économie et ses dirigeants contraints de dévaluer de pas loin de 25 % si la monnaie en question était encore nationale. L’entreprise européenne censée apporter un supplément d’âme, de force et changer le monde entier puisqu’entre Moscou et Washington comme la géographie l’indique, il y aurait l’union de peuples expérimentés, nombreux, capables et cultivant leurs propres vues sur ce qu’il y a lieu de faire et d’être. C’est en voiture que vous entendez la reddition du Président régnant donnant sa propre compréhension de la consultation référendaire et assurant de l’inocuité d’une réforme qu’il avait jusques là refusé : amincir la durée du mandat de résider à l’Elysée. Le texte est faible, le ton a toujours la même gravité pour ne celer aucun contenu. Les badauds tiennent devant les spécialistes de leur opinion, les professionnels renchérissent sur un quinquennat « sec » ou pas, de nouvelles phraséologies apparaissent, des unanimités sortent de partout et la majorité parlementaire du moment daube son opposant, les contradictions de dires dont pourtant elle bénéficie, l’initiative du remuement venant d’un autre, qui a été également Président de la République. Tandis qu’il s’avère que bien plus de la moitié de leurs compatriotes ne répondront pas à l’appel aux urnes que lanceraient les professionnels, que l’on voit bien l’ouverture de la boîte de Pandore et qu’une consultation directe n’a jamais, et surtout en période médiocre, de résultat assuré d'avance, vous êtes dans la situation mentale de votre adolescence ou presque quand vos papiers et prises de position faisaient cavalier à « la une » d’un journal tellement vôtre alors. Mais précisément, vous n’avez plus d’organe, donc pas de public et écrire à ceux qui ont un rôle constitutionnel n’aboutit à rien puisque la crédibilité d’un propos ne tient pas à son intrinsèque mais à la diffusion dont d’autres du même signataire bénéficient notoirement.

Vous vous voyez guéri parce que vous ne souffrez pas de cette impuissance et que la réalité vous apparaît toute différente, elle n’est plus disponible comme vous aviez pu en cultiver l’illusion, beaucoup de temps et surtout de vos propres années : elle est ailleurs, elle est éthique, elle est vôtre si vous y consentez, ainsi qu’elle le fut pour vos grands hommes. Et la sagesse de ceux-ci devient la seule mesure des faits et gestes, de si peu de sens, que posent par leur divagation les illustrations du moment. D’ailleurs, sur le sujet précis, n’opinent librement que ceux dont l’ambition a déjà tout obtenu, et d’abord l’estime. Tranchent paisiblement sur l’entente bêtifiante de toute la gent de presque tous les partis, deux personnages. L’un est député puisqu’il faut continuer en politique quand on y a commencé, ancien Premier Ministre, cet homme bon mangeur, clair analyste, dont le regard bleu à une tête qui semble toujours étonner d’avoir corps enchante, moins paradoxalement que sa corpulence souvent caricaturée le ferait croire d’abord, les femmes qui l’approchent ou partagent sa table : toutes les dégénérescences de la France contemporaine donnent raison à ses constatations solitaires, il n’y a que le bon sens qui choque et prend date. L’autre, vous ne le saviez pas sénateur. Telle fin d’après-midi, il traverse seul, solitaire, gris, sans porte-document ni insigne, la rue saint-Jacques pas loin de l’église du Val de Grâce. L’ancien président de la Commission européenne, qui eût été élu sans beaucoup férir à la dernière élection présidentielle, énonce ce qui est : la réforme est de circonstance, il ne la votera pas. D’apprendre ces prises de position vous comble comme ne l’aurait pas fait un tirage à cinq cent mille exemplaires de la vôtre, que vous devez vous contenter de signifier aux parlementaires réputés « gaullistes ».

L’histoire se joue et s’écrit ailleurs. Les yeux clos des morts laisse filtrer un sourire, du moins quand on ne les dévisage plus que de mémoire. Vous avez vu les futurs défunts qui vous importent et ceux-ci ont témoigné, sans horreur, de l’inéluctable qu’ils sentaient, dont ils savaient qu’ils en étaient proches, et ils vous en ont fait confidence. Corps de l’Histoire qu’ils ont contribué à faire, les voici qui n’ont de parole qu’essentielle, décisive même si elle est incomplète, même si vous devez supposer, déduire, risquer de vous tromper en appliquant ce qui est allusif à ce qui vous paraît plausible, logique. Plus directe qu’un poème, la parole sans rien d’inutile qu’a celle du vieillard, ne cherchant plus sa mémoire.

Grandeur de ces gens que vous avez visités des années en sorte qu’ils furent les initiateurs de vos jugements politiques, mais ils ne vous entament qu’au moment de leur proche mort. Du sortir d’une adolescence cherchant à se préciser pour elle-même et à structurer des repères personnels par le témoignage d’hommes qu’avaient éprouvés leur rencontre de l’Histoire et de celui qui l’avait incarné de 1940 à 1970, jusqu’à votre propre arrivée au seuil où l’existence commence de se lire en retour aux sources et en examen du chemin parcouru, parce qu’il n’y a pas d’autres sources que celles des origines et que ce qu’il reste à marcher n’a de sens qu’à la découverte, confirmant toute votre foi de toujours, ces hommes-là ne bougeaient ni ne changeaient. Ils furent nombreux, le bois dont ils étaient intimement faits ne se trouvait que dans cette famille d’esprit réticente à toute étiquette et qu’aucun parti n’a pu reproduire ou conserver. Ni à gauche où l’idée fondatrice donne certes aux âmes militantes d’être souvent lumineuses, mais rarement aux chefs qui exploitent les socialistes et d’abord leur nom éponyme, les communistes ayant davantage – signe de leur authenticité – à se reconnaître dans le verbe du premier d’entre eux, typant à son tour une génération de CACHIN à HUE, ni à droite où, que le chef survive (Valéry GISCARD d’ESTAING) ou soit vissé en vitrine de musée (le Général de GAULLE), s’est faite la vraie succession aux politiciens de toujours : Jacques CHIRAC fut l’élu du « bon docteur QUEUILLE », de son entrée au cabinet du Premier Ministre en 1967 à son accession à la présidence de la République en 1995, enthousiaste, demandeur d’un père, mnémotechnique à mesure qu’avança et se durcit une carrière.

Ce rayonnement n’est pourtant sensible qu’à défaut d’un rôle ou d’un projet d’action qui donnerait une tension inutile et trop d’utilité immédiatement pratique à l’entretien que vous avez provoqué. Longtemps, vous avez cherché une référence ou un conseil, quelque chef de file quand la succession fut aux mains de Georges POMPIDOU. Maurice COUVE de MURVILLE, Jean-Marcel JEANNENEY, Christian FOUCHET vous recevaient ; chacun avait une explication du présent, davantage que du passé, or vous vouliez une explication de l’échec final de l’homme du 18 Juin. Echec qui n’était pas dans la statistique électorale ou la sociologie du referendum du 27 Avril, mais dans ce fait que paraît sans postérité ni influence sur les esprits et leurs mémoires, depuis trente ans à présent, une telle geste ayant tant de part à la légende, et tant aux gestions les plus modernes et les plus précises d’événements aussi concrets et techniques que les failles du système monétaire international, les risques nucléaires ou la décentralisation administrative d’un pays révérant habitudes et cheffaillons. Vous ne pouviez alors que préférer une rigueur morale sans cesse exprimée en sentences fortes et en renvois à l’interlocuteur, à vous-même, quand il vous était donné de faire face à ce visage travaillé mais au regard superbe, à cette silhouette étrange et enfantine, à Michel JOBERT, vous recevant deux fois au Quai d’Orsay puis tant de fois au fin fond de l’Ouest parisien, au quatorzième étage d’un immeuble-barre, dominant la Seine, regardant le quai André Citroën et se défaire une ville du XIXème siècle pour que se dresse un autre front, premières élévations à l’américaine de la vieille capitale sur fond de tour Eiffel. Pas davantage de durée comme ministre des Affaires Etrangères, que COUVE de MURVILLE comme Premier Ministre, la suite ayant été pour chacun un long témoignage de ce qu’ils avaient communément compris mais ne pouvaient dire ensemble puisque la brigue trop ouverte du plus durable des chefs de gouvernement, sous de GAULLE comme sous toutes les Républiques, avait séparé et sépare encore ceux qui tinrent pour le vieux chef et son génie en Mai-Juin 1968 d’avec ceux qui jugèrent qu’un temps était terminé et que POMPIDOU valait de succéder, au plus tôt, àl’ancêtre éponyme.

Ces mois-ci associent fortement ces deux compagnons, au vrai, de votre vie. Parce que s’est manifestée la haine du second pour le premier à la biographie duquel vous travaillez, et que loin de vous éloigner de Michel JOBERT, ce procès que l’ancien premier collaborateur de Georges POMPIDOU, tant à Matignon qu’à l’Elysée, nourrit sans rigueur scientifique mais avec cohérence en psychologie et en thèmes historiques, contre le ministre de prédilection que se réserva toujours de GAULLE, vous a paradoxalement incité à faire campagne pour que soit élu à l’Académie française, dès que serait déclaré vacant le fauteuil d’Alain PEYREFITTE, le bel auteur d’une véritable littérature pour la politique, la psychologie des chefs et des peuples, leur défaillance à tous par rapport à ce qu’ils devraient et pourraient être. Vous avez eu droit, ces trente ans, à une exhortation particulière de ce genre-là, honneur que l’ancien ministre vous a toujours réservé, ne vous recevant que de loin, croisant son silence avec le vôtre, moments où vous communiquez intensément avec lui. Ce fut votre premier entretien, un 8 Avril 1974, en complet contraste avec celui que vous avez accordé, vibrant et vibrillonnant, découragé et enthousiaste, Michel DEBRE, avide de combattre et ne sachant s’il faudrait contre CHABAN-DELMAS et surtout GISCARD d’ESTAING soutenir le Premier Ministre en place Pierre MESSMER. Vous avez atteint maintenant et dépassé même, dans le temps de votre disgrâce professionnelle et du désamour qui continue de vous habiter, l’époque où chacun de ceux-là avaient accédé au pouvoir. En chacun vous avez perçu cette marque semblable que l’exercice du pouvoir laisse à jamais en une langue, en un esprit et dans des manières de réagir, de répondre, plus rarement de questionner, en une façon de parler et de traiter quoi que ce soit. Cette épreuve, vous ne l’avez jamais eue, car vous ne tenez pas pour une expérience du pouvoir l’exercice d’un Ambassadeur. La subordination à des semblables qui se prennent pour des chefs ou sont réputés votre hiérarchie ne grandit pas, elle porte à la critique, à la soumission, rarement à la réussite personnelle, tandis que la dépendance des circonstances produit ou non l’art d’en tirer parti pour une œuvre, la politique qu’on fait pour le pays dont on est. COUVE de MURVILLE ne vous a jamais prêché, mais il s’est montré. Lui, dont la vie sentimentale, le tout de la vie affective demeurèrent secrets et il n’eût point voulu qu’on en fît cas si sa biographie devait paraître, et sans doute est-ce pour cette raison qu’il voulut ne pas écrire de mémoires – préserver la part la plus importante de ses sentiments qui, bien davantage qu’à des femmes, fussent-elles maîtresses cachées ou épouse et filles tout à fait officielles et aimées d’ailleurs, se donna à un homme d’Etat d’exception tout autant que de proximité, du moins pour lui dans la conversation et la discussion, dans l’élaboration d’une politique. Ce mutisme voulu, maintenu est pour vous la suprême éloquence. Epris d’action mais manquant jusqu’à la mairie de Montboudif, Michel JOBERT, au contraire, différemment vous a parlé des hommes par rapport à l’existence humaine et au bon sens, les deux dimensions où, dans la réalité, dans les faits jour à jour, s’inscrit un comportement qu’on appelle une vie, jusqu’à ce que la mort immobilise, empêche la suite ou efface les alternatives. Tout autre, l’ancien ministre du Général vous apprenait la « facilité » de ses dialogues avec de GAULLE, la distinction à opérer entre un échange de quelques mots lors d’une visite procotolaire et une conversation donnant lieu à discussion de points de vue et les archives dans lesquelles vous étiez entré, celles de la commission allemande d’armistice entre l’automne de 1940 et le printemps de 1943, celles du conseil des ministres des Affaires Etrangères des « quatre » de l’automne de 1945 au printemps de 1947, vous donnaient le verbatim d’un homme à l’allure méticuleuse d’un héros de HERGE classant ses papiers avec autant d’ordre que les mots, sentences et conclusions qu’il avait le don de proférer quand l’adversaire, ennemi ou partenaire, avait chu dans le filet d’une tranquille et supérieure dialectique. Les hommes ne valant les uns par rapport aux autres que par leur aptitude à déceler l’évidence ou l’absurdité d’une situation ou d’un raisonnement. Mais si Michel JOBERT a le terme et l’exhortation, COUVE de MURVILLE cultive l’implicite, faisant à autrui, l’honneur a priori d’une intelligence assez pénétrante pour que tout le détail et toute la perspective ne soient pas rappelés ou dits.

Vous voilà, l’âge le conférant bien plus que la durée, à pied d’égalité avec eux et à regarder l’âme. Sans doute, n’étiez-vous pas éloigné de ce point de vue à votre adolescence, et de celle-ci vous étiez à peine issu quand vous avez rencontré vos hommes principaux, mais vous aviez besoin de révérer ; aujourd’hui, vous avez celui de vivre et vous les regardez comme des vivants qui ont su faire une belle chose de leur vie, de leur temps de vie, de leurs talents personnels, des circonstances qui furent les leurs. L’idée de la biographie, vous l’aviez eue déjà quand s’acheva, presque trop vite, la première de vos disgrâces. Vous n’eussiez traité que la dernière année du Général de GAULLE et du dernier de ses Premiers Ministres. A écouter maintenant, les enregistrements que le ministère des Affaires Etrangères conserve comme mémoire orale de certaines de ses illustrations fonctionnelles, vous découvrez ce qui vous confirme, vous, dans la tâche que vous vous êtes donné et dans la posture de témoigner à votre tour, fort de tout ce qui vous a été confié en commentaires de ce temps, si différent, presque contraire aujourd’hui qu’il paraisse à vos contemporains. Ceux qui interrogèrent COUVE de MURVILLE en 1987 ne prirent pas la peine d’étudier ni d’organiser les cercles d’événements, de lieux et de personnes au centre desquels le plaçait l’exercice de raconter du souvenir ; ils ne surent l’éveiller ni aux rapprochements que la mémoire ne produit que sur appel, ni aux coincidences de personnes et de thèmes ; ils ne virent pas que l’autre témoignage, celui d’une philosophie de la vie, et surtout du maintien et du comportement à toujours conserver vis-à-vis des tiers, rendait intelligible et façonnerait tout ce que la documentation apporte et qu’il est inutile de chercher dans une cervelle humaine. L’homme d’Etat, sur le lit d’hôpital au Val de Grâce comme dans le salon intangible de la rue du Bac, vous apprit par définition ce qu’avaient été les faits, en quoi consistait le fond d’une personnalité, d’une relation, ce que signifient la confiance et la convenance. Encadrée dans le chambranle de la porte de rez-de-chaussée rue Jean Goujon ou sur le palier du dernier étage de la rue du Bac, la silhouette, qu’elle fût en un impeccable complet sombre, ou en robe de chambre fatiguée, fut jusqu’à votre dernière visite, un mardi 28 Novembre 1999, celle d’une grandeur d’autant plus sensible qu’elle était courtoise et que chacun des derniers entretiens enregistrait les mots et les disponibilités, l’écrit parfois en dédicace d’une photographie du moment ou d’autrefois, d’une confiance peu prodiguée surtout aux plus proches. Il y a des pénétrations mutuelles, d’âme et d’intelligence, qui vont au cœur et ne se disent à peu près pas. Vous ne pouviez l’un l’autre aller plus profondément qu’au point où vous en étiez arrivés.

Ce n’étaient pas quelque transfert, quelque truchement de paternité qui se sont là opérés. Dix ans après la première mouture d’un projet auquel la reprise de vos affectations à l’étranger vous avait fait sursoir, vous étiez revenu chez l’homme d’Etat. Il avait accepté de vous accompagner dans l’entreprise, quoiqu’ayant donné ses papiers à la fondation de son ancienne Ecole (celles des Sciences politiques, dont il avait plus prisé le caractère scientifique préparant aux « grands concours » que l’application à la politique, puisqu’il se dispensa explicitement du cours d’André SIEGFRIED et voulut n’exceller qu’en finances publiques, en analyse budgétaire et en économie des paiements internationaux) et surtout quoiqu’ayant, selon son aveu, perdu complètement la mémoire. Aussi s’affolait-il, mais à sa manière silencieuse et précise, quand passait l’heure d’un rendez-vous dont il avait pris l’habitude crainte de l’avoir oublié, vous le détrompiez et à chacun de vos congés, lui laissiez écrits en gros au dos des papiers qu’il ne savait plus lire que lentement et sans mémoriser assez le début pour en comprendre la conclusion, la date de la prochaine conversation et le numéro de votre téléphone. Vous alliez à ces moments comme on va à la messe, la foi et l’affection, la consécration du temps et des énergies, des facultés mentales faisant le dialogue et permettant de recevoir, de confirmer beaucoup malgré le vide des apparences. Dans l’idéal et rétrospectivement, votre glane et vos questions apportées avec la régularité que vous eûtes dans ce qui vous apparût assez vite les derniers mois à vivre de l’ancien Premier Ministre, auraient été fructueuses, riches et saillantes d’inédits et de réminiscences si vous vous y étiez pris, effectivement, à l’époque où vous aviez conçu votre projet, soit dix ans auparavant. Aujourd’hui, vous pensez au contraire que l’homme n’aurait pas eu davantage de mémoire et que mourant il gardait intact ce qui avait fait son acuité dès les études de la rue Saint-Guillaume et l’admission à l’inspection générale des Finances, la rapide entrée dans laplus importante et prestigieuse des administrations centrales de la rue de Rivoli (on disait alors plutôt : le palais du Louvre) : la manière de penser et de raisonner.

Vous étiez au stade ultime de l’exclusion professionnelle et amoureuse quand vous avez recueilli son consentement au travail intellectuel ensemble, ce que vous aviez sollicité de l’homme d’Etat sans en prévoir l’effet d’un complet renversement de votre tendance à mourir par dédain et mésestime de vous-même. Vous veniez d’entendre le réquisitoire en séance publique de la 2ème sous-section du contentieux au Conseil d’Etat, vous étiez jugé et condamné pour la médiocrité certaine de votre dévouement au service public, pour votre appétit de lucre, pour votre inconsistance professionnelle selon l’écrit et le dire de votre administration d’origine à l’Economie et aux Finances ; vous tentiez d’entrer en relation directe avec « le professeur Romano PRODI » dès que vous aviez appris sa nomination pour présider la Commission européenne et vous alliez en recevoir, missives d’un entourage l’enfermant d’une manière qu’il avait dû organiser lui-même et à laquelle il continue de consentir journellement. Dans le bureau de la rue Jean Goujon, aux peintures grises si fatiguées, aux inamovibles gravures de PIRANESE en salon d'attente, vous n’aviez pas renoué avec un état de vie ancien, vous étiez entré dans un nouveau mode d’existence et de travail quotidien et vous étiez en train de recevoir l’adoubement d’une considération venant d’une personnalité considérable : la permission d’écrire la vie de ce grand autre, la sensation vite installée en vous que vous étiez prisé, comme tous ceux que votre ami apprécia, parfois jusqu’à la fascination et la plus grande révérence intellectuelle, pour ce qu’il y avait en vous, comme en ceux-là, de totalement différent de lui. Ne se sentir attiré que par son contraire parce que toute concurrence en est, par le fait, abolie, qu’on se meut ensemble et en complicité dans un même univers, mais chacun demeurant irréductible. Le fond de l’attirance des sexes tenant à leur différenciation, et les grandes connivences ne se faisant pas par ressemblance mais par opposition, à condition qu’il y ait quelque œuvre commune à produire, ou au moins quelque objet de méditation à considérer ensemble : Jacques RUEFF et Jean JARDIN d’un côté, de GAULLE d’un autre, peut-être aussi en un troisième registre, proche du loufoque, ce fils du grand rabbin de l’Empire ottoman, dégotté par l’Ambassadeur de France en Egypte durant les années cinquante et que le ministre des Affaires Etrangères, le Premier Ministre, le solitaire de trente ans de survivance à l’exercice du pouvoir allaient ensemble visiter à l’heure du café, du croissant et du journal du matin à un comptoir de bistrot boulevard Saint-Germain ou rue de Grenelle. Un solitaire parmi des solitaires, des exilés de l’époque qu’ils sont pourtant les principaux à modeler.

Le Canard enchaîné, L’Economiste produisent le portrait mortuaire selon trois aspects rapetissant le personnage pour le faire correspondre à l’envers de notre histoire nationale, usurpateur en gaullisme puisque vichyssois pendant la guerre, serviteur sans existence propre d’un dessein diplomatique qui n’est pas le sien pendant la geste gaullienne, chef effacé d’un gouvernement mort-né quand se joue l’après-68. Vous réfutez, écrivez, correspondez ; de la Revue des deux mondes confiée depuis peu à une femme douée pour paraître dans le commentaire avec photographies, vous faites le vecteur d’une rectification en règle, mais n’en recevez, en guise de publication que  multiples phrases et récris du goût qu’on y a, de vous rencontrer ; Michel JOBERT vous adresse, sélection précieuse, ce que d’autres bavent sur votre homme. Les académiciens répondent à votre circulaire personnalisée : le processus des candidatures vous est rappelé, des obstacles indiqués que devra franchir votre poulain, si l’on peut ainsi écrire, mais au téléphone ou à la lecture de bien des réponses vous sentez que vous, vous aussi, vous existez dans ces esprits de choix et de marque. La vieillesse vous avait paru à sa première apparition dans le cours de votre vie comme une diminution ; les désirs les plus acérés et qui réclament un assouvissement, quelque preuve immédiate de capacité à les satisfaire, la drague, l'amour, les yeux qui écoutent, tout ce que l’imagination au rebours de votre expérience et de ce dont vous avez été souvent gratifié, agite dans votre âme qui sait l’enveloppe corporelle de plus en plus limitative, viendraient, multiples, renouvelés trop souvent, vous assaillir, vous démolir. Et voici que tout le contraire se passe, vous ne convoitez pas l’inaccessible, c’est la banalité de vos objets et figurations d’antan qui vous apparaît et vous convainc tandis que quelques-uns de vos trésors semblent, en agréable contrepartie, tout à fait mobilisables. Rien de ce que vous aviez ambitionné ne vous est finalement arrivé, il y a quelque temps, des années ou des semaines ? surtout si vous aviez continué de réussir, si les Ambassades s’étaient succédés dans votre notice biographique, si la promise était devenue épouse et mère de vos enfants, selon le modèle voulu, un tel constat vous eût accablé, dans ce qu’il a d’irréversible du fait de l’âge, de la rétraction de l’avenir, de la diminution des paris sur le futur, vos paris et ceux des autres sur vous. Le dépouillement, vous êtes en passe de le préférer à la prestance de charges en vue et d’un mariage clinquant par tant d’écart entre civilisations et dates de naissance. Les messages des immortels vous assurent qu’il existe des réussites et des notoriétés différentes. La documentation que vous continuez de mettre à jour, de défricher, de copier, d’analyser vous amène de plain-pied avec ceux qui délibèrèrent l’événement. Les volte-faces du Président régnant, en rapport avec la durée du mandat qu’il brigue d’autant plus dans les deux ans qui viennent qu’il ne gouverne plus quoi que ce soit que son image depuis trois ans révolus, ou en rapport avec les institutions à trouver pour l’Europe, deviennent enfin, dans votre jugement, ce qu’elles sont : une indignité avérée d’un homme sans personnalité ni structure, qui à ses premiers âges et premiers pas valait pour son caractère, sa générosité, sa puissance vitale et qui, à vieillir, n’a appris qu’à nourrir une tenace envie, celle de la place du calife. Autour des chefs actuels, les entourages, par journalistes et commentaires interposés, n’ont de texte que la daube du concurrent, dont le portrait est tracé, répété, multiplié avec autant de monotone contentement qu’est, par ce qu’on croit devoir fortement contraster, dessinée l’habileté insigne de celui dont on orne, empressé, la domesticité. Gens en livrée dans les partis, les palais poussant et contraignant le peuple sans courte-échelle qu’un discernement instinctif de ce qui importe, à valoir et à faire par lui-même.

Ainsi retrouvez-vous dans l’étude rétrospective des manifestations de l’automne de 1995 et dans le fil des événements du printemps de 1968, cette allégresse qu’éprouvait MICHELET à écrire l’histoire de France par celle de son peuple, et non de ses chefs, et à raconter la puissance émouvante et souveraine de gens mis en branle d’instinct, si sanglant que soit souvent ce mouvement – aujourd’hui appelé social, ce qui n’est pas faux, car c’est ainsi que se fait et se réforme une société par à coups et sans projets de loi -quand en face faiblesse ou trahison délestent le pouvoir de son appareil et de sa légitimité. Et le tournant du siècle, après les deux guerres mondiales et l’aplatissement du communisme, sans souffle ni postérité qu’on puisse, depuis dix ans et plus, discerner, se produit à la dégustation de notre roquefort sur la côte Ouest des Etats-Unis. C’est l’art, le don singulier de la France en tant que telle qu’elle soit faite pas tant d’une géographie ou d’un magistère intellectuel consacré par l’histoire, les armes et les textes, mais d’un peuple, si composite qu’il devient de plus en plus celui qui provoque l’événement, attire la réaction, et fait de répliques, qui ailleurs seraient nulles d’effet, des formules mondiales. COHN-BENDIT tenant tête aux vopos à Berlin-Est en Juin 1953 ou même en Novembre 1969 quand on escalada le mur par milliers, n’aurait pas gagné la gloire que lui a faite un de nos photographes illustrant un de ses mots : il y fallait le Quartier Latin, notre antisémitisme latent, notre appréhension de la germanie non moins récurrente et enfin de GAULLE, assez fort et prestigieux pour que le défaire soit un exploit et non quelque renversement d’un gouvernement latino-américains ou partie quelconque des listes de nos Troisième et Quatrième Républiques. Il y a donc la bande dessinée d’UDERZO et de GOSCINNY, et puis José BOVE, les moustaches et la bouffe, ce que MALRAUX rapporte de Colombey, de rival que Tintin, nous sommes les petits qui ne veulent pas se faire avoir par les gros, et c’est nous. Millau va rester, non par la ganterie et la peausserie, non par les arrêts du Conseil d’Etat autorisant le massacre de l’environnement par un tracé contestable d’autoroute, mais par une audience en correctionnelle et la casse d’une enseigne emblématique : c’est nous, cet énorme Massif central d’où presque tout provient, dans notre histoire, dans notre géographie et aussi dans notre politique – particulièrement l’Auvergne, dont selon COUVE de MURVILLE, il y avait trop de natifs à se succéder au pouvoir dans notre siècle.

Tandis que vous tâchez de convaincre les impétrants d’abord, puis le président, sexe féminin, du parti « chiraquien », et enfin les parlementaires dudit parti, un par un, destinataire de votre circulaire sur le quinquennat, le rappel à la dignité est donné de plusieurs parts. Encore un lit d’hôpital : le dernier des secrétaires généraux de l’Elysée sous de GAULLE y meurt. Paraissant très vieilli pour ses seulement quatre-vingt ans, Bernard TRICOT vous a magnifiquement reçu à trois reprises, cette dernière année de sa vie, qu’il vit, sent et indique comme telle. Une aisance visible mais pas excessive ni profuse, l’appartement la manifeste. Vous y êtes seuls, traversant le salon à plafond bas ce qui le fait paraître plus grand, des objets nombreux, des tableaux, des gravures, sur lesquels vous ne posez pas les yeux, vous êtes concentré par cet accueil qui vous est donné, l’homme marche lentement, s’aide d’une canne, parle à voix très basse, cherche d’autant plus manifestement ses mots que la pensée est claire, précise et que tout l’effort porte sur une articulation aussi adéquate que possible en termes et en grammaire. Une carrière qui n’est que celle d’un très grand fonctionnaire, d’ailleurs votre travail sur COUVE de MURVILLE n’est-il pas une étude de ces hommes qui ont fait la France contemporaine depuis les années 1930, par leur rigueur, le sens de la dignité de leur métier et de leurs responsabilités dans l’exercice,qu’ils en firent. Dans le désordre d’une réunion impromptue, Jacques RUEFF, Wilfried BAUMGARTNER, COUVE de MURVILLE, Jacques BRUNET, Jacques de FOUCHIER, André de LATTRE, René LARRE, Claude GRUSON, Roger GOETZE, François BLOCH-LAINE, Bernard CLAPPIER, Jean GUYOT, Pierre ESTEVA, Raymond BARRE, Louis JOXE, René MAYER, Etienne BURIN des ROZIERS, Jean-Marie SOUTOU,Olivier WORMSER, Robert MARJOLIN, certains vont au Gouvernement et deviendront même Premier Ministre, mais pour tous c’est une époque où l’Etat n’a pas d’étiquette, pas même l’adjectif qu’on lui accole à Vichy, c’est une formation intellectuelle et professionnelle dans les pires temps de la déshérence de nos institutions, puis de notre vouloir vivre national. Ce sont pratiquement les naissances par l’excellence personnelle et par l’entourage auquel on accède ou dont on fait partie, l’entrée dans une matrice qui est autant l’Histoire que la permanence des grandes administrations publiques. Il y a les promotions, depuis cinquante ans passés, de l’Ecole Nationale d’Administration, elles se baptisent du nom de personnalités disparues, à l’exact instar que se sont perdues la notion de service public dans l’économie nationale et dans la considération administrative, et avec elle le sens de l’Histoire, le discernement de l’époque où l’on à servir après bien d’autres le même grand projet ; les devanciers, originaires de très diverses écoles, avaient, marque discernée, le nom des équipes de Léon BLUM, de Paul REYNAUD, les collaborateurs immédiats du Général de GAULLE, les ministres de celui-ci dont Pierre MENDES FRANCE, donc presque tous les présidents du Conseil sous la IVème République, voici qu’une galerie aussi grande, belle, flamboyante, cohérente que la liste des victoires aux panneaux de l’Arc de Triomphe de l’Etoile ou que la pléiade de nos grands écrivains de VILLEHARDOUIN et Clément MAROT à PREVERT, ARAGON et ANNOUILH ou SARTRE et CAMUS, se met en mouvement, familière et intense, dans votre esprit, dans votre devoir d’en rendre compte et de l’écrire.

Vous avez posé la question au neuro-psychiâtre. Il avait « fait » la guerre du Golfe, puis les souterrains de Sarajevo, les gens qui claquent, la dislocation d’une personnalité déjà instrumentée par le métier, l’office militaires et que soudain l’écrasement par les circonstances, l’environnement, le martelage et la répétivité mettent puis maintiennent en état de choc. Votre mal-être, car il n’y voit guère davantage, est parent, dans les causes, de cet incessant assaillement par trop d’événements univoques, vous mettant tous, chacun, ingénieusement, en cause. Pourtant votre question est inattendue, et d’abord de vous, quand elle vous quitte les lèvres et que vous en donnez l’esprit : mégalomane ? Le praticien vous détrompe d’un trait : vous ne seriez pas venu me consulter si vous l’étiez. Vous ne reposerez jamais plus la question, quoiqu’elle court tout votre dossier administratif, en fait la couverture et la sangle. Le chef des ressources matérielles et humaines, dans votre corps d’origine, peu avant qu’il ne « pantoufle » à la Cour des Comptes - il avait stupéfait les spectateurs de l’ « amphi-corps » en choisissant à la sortie de l’E.N.A., parce que major et personnalité de vocation, celui de l’Expansion économique à l’étranger -, vous avait bien auparavant déjà rassuré : si vous étiez ambitieux, vous vous y seriez déjà pris tout autrement. Vous vous répétez à bonne place cette qualification de votre naïveté.

Les mourants enseignent davantage que les vivants. Bernard TRICOT vous confirme votre devoir de témoignage, vous êtes de la dernière génération qui a encore souvenir de la France, de la politique, des ambitions collectives et des grands mouvements de l’Histoire et des peuples, et vous fûtes proche et à l’écoûte de celle, à peine précédente qui en vivaient et les ravivaient. Parler du bien et du beau en ce qu’ils sont propriété commune ! Il gît, renversé au travers de son lit, le ventre et l’entre-jambes serrés dans des couches d’enfance incontinente – ce mot de votre mentor en Autriche : de mémoire à composer que celle d’une personne allant des langes aux couches – vous le redressez, il reste lourd, vous peinez à le remettre dans l’axe du lit, à arranger ensuite un peu de drap et de couverture. Il parle avec encore plus de lenteur qu’il y a peu chez lui, dans l’alcôve faisant bureau depuis un angle du salon de réception. Il continue de vous inspirer des interrogations en forme d’alternatives en sorte que le répondant peu dire, d’un numéro, c’est le premier ou c’est le second, ce que vous avez à comprendre. Vous savez que c’est l’entretien de conclusion de votre relation, de ce qu’il a à dire, de sa vie donnée à un idéal, l’idéal dont on ne parle ni à vingt ans ni à cinquante, mais seulement aux deux époques de l’existence humaine où le présent n’a pas de sens. L’adolescence sans passé, la vieillesse sans avenir savent tout résumer et tendre d’un bout à l’autre d’une vie putative ou vécue ce qui est son lien, sa continuité, sa raison d’être ou d’avoir été, son bilan et son projet. Il est triste, comme votre mère le fut, le dernier soir où elle avait encore un peu le moyen ou la puissance dont on ne s’étonne que quand elle a disparu ou n’est pas encore, moyen et puissance de dire et parler. La vie savoureuse parce qu’on va la quitter, qu’on en sera arraché. La vie ne quitte pas le vivant, le mourant ; c’est celui-ci, et par qui ? ou  par quoi ?  qui en est retranché. Triste de n’avoir plus la présence d’esprit pour soutenir encore une conversation avec vous, il trouvera le temps, souffle-t-il, et l’opportunité d’une meilleure condition physiologique pour reprendre à loisir là où nous en étions restés. Ce qui est vécu en forme d’un châtiment affreux, immérité, incompréhensible, les intelligences et les mémoires les plus fines qui sont perdues par et pour celui-là même qui continue de leur survivre, intact de regard, de visage et de mouvement, mais occulté d’une totalité d’eux-mêmes. Bernard TRICOT meurt en pleine conscience, ainsi que Maurice COUVE de MURVILLE vous contredisant : non, la haute fonction publique n’a pas perdu son âme, non la France n’a pas perdu son rang, n’en déplaise aux bornés ou aux usurpateurs de réputation qui paraissent la gouverner ou l’incarner, tout continue ! La grandeur d’un partant est de convier ceux qui restent à ne pas déprécier ce qui va continuer en dépit de sa mort. Ainsi de GAULLE, abandonné de l’Histoire mais pour seulement dix-huit mois, félicite celui qui a contribué à sa chute :  son successeur, et ne se reconnaît de droit qu’à revendiquer sa propre différence avec POMPIDOU. Ce qui laisse bien tranquilles les aveugles et les borgnes, toujours majoritaires par temps ordinaire. Triste de ne plus pouvoir continuer de servir, triste enfin de n’être pas avec les siens. Qu’on débute ou qu’on achève sa vieillesse, l’hôpital paraît pour le dernier âge toujours une violente prison. Même si le sens n’apparaît plus aux paroles et aux gestes du grand vieillard, à qui il reste pourtant la beauté de visage, la blancheur des cheveux si les vêtements suffisent à dissimuler décharnement et amaigrissement, il y a la sensation qu’éprouve tout visiteur, non professionnel des soins palliatifs ou de la médication, qu’une souffrance est là. Celle de ne plus pouvoir sortir, aller et venir, la liberté de mouvements, signe absolu de l’intégrité personnelle.

Dans les dernières semaines de sa vie, carcérales, il est décrit et expliqué comme incapable de se positionner face à l’autre, face à soi, face au sexe, face au plaisir et à la douleur. Un caractère voué à l’impossible destinée, un garçon au jeu de cartes catastrophique, écartelé entre des tendances dont aucune ne va à la rémission, et à la tendresse. De fait, sa courte biographie le raconte abandonné et cerné par la désaffection en famille, en couple à peine formé pour accueillir sa petite fille, celle-ci sera unique. Il tue par vengeance personnelle et par rancune sociale. C’est le tueur des trains de Vintimille à Calais, d’Amiens à Angoulême et Poitiers. Il se fait repérer parce qu’il téléphone trop casanièrement à la mère de son enfant, ce dont il ne peut s’empêcher, comme il ne peut s’empêcher de mourir puisqu’il est assuré de la perpétuité. D’autres ont le fusil de chasse, ou les cachets qu’il faut. Il invente la bonne manière, la seule à sa portée et choisit la date, la politique des peuples et des Etats, des partis contemporains a tourné au jeu du ballon rond, imposé des joutes et des fiertés, des exactions et des défis d’adolescents si imprégnants que la démagogie n’est plus à l’exaltation des batailles d’autrefois, des grandes conquêtes territoriales, scientifiques ou techniques mais au support depuis les gradins du public qu’apportent, dans le bon angle des télévisions et à la bonne page-photo des gros tirages, Président de République et Premier Ministre. Il s’étouffe en profitant de ce que Benfica joue le rang portugais. Caracole des sondages, récite notre vocabulaire de déracinés. Coup d’envoi des grands départs en vacances, signer un temps pour avoir la « poll-position », une page de publicité sur le petit écran, la dérive des mots et des comportements,le dérapage des indices, la pression mise et la montée d’un cran. La Constitution qu’on révise pour qu’elle soit moderne et personne ne s’avise – malgré l’excessive utilisation de l’adjectif : républicain – que celui qui, selon un article de la loi fondamentale, peut dissoudre l’Assemblée Nationale, n’est en rien assujetti, comme le serait le Premier Ministre contre qui est voté la censure du Parlement, à démissionner si le peuple le met en minorité. Chargé ensuite des chrysanthèmes et du peaufinage de sa seule apparence, cet homme, comme un autre, sauf qu’il a été élu pour sept ans, à la tête du pays, est intouchable pour le passé, pour le présent et pour l'avenir. On peut sans piper l’entendre en appeler au sens des responsabilités de ses concitoyens ou assurer que les institutions ne sont en rien menacées ; de fait, elles n’existent plus quand des préogatives immenses ayant en contre-partie, pour qu’elles soient légitimes, pas seulement un mode de désignation, mais bien des procédures de responsabilité, de démission, de mise en cause et de renvoi, continuent d’être nominalement exercées par quelqu’un ne se souciant ni de la morale publique, ni de la logique constitutionnelle, ni d’aucune contradiction avec ses propres fonction et propos. Un élu et un peuple qui n’en sont pas conscients, quelle est leur dignité ? Un triple assassin qui s’asphyxie à la fumée d’un matelas douteux d’en finissant pas de se consommer, où est sa déchéance puisqu’il sait et veut décider ce qu’il a à vivre ou ce qu’il refuse de vivre. Sid Ahmed RHEZALA meurt, cerné, comme Ahmed KELKAL. La France universelle, universaliste, intelligente et championne, tous continents confondus, du jeu de ballon rond, bien sûr est raciste. Le sosie de FERNANDEL, qui affirma sentencieusement de Mars 1986 à Mai 1988 : François MITTERRAND ne sera pas réélu (parce que) je le sais, a la spontanéité – éminemment créatrice si cette nuit-là Charles PASQUA avait été au pouvoir – d’énoncer tranquillement que la victoire des « Bleus » au stade de France permet politiquement et socialement de régulariser d’un coup et pour leur ensemble tous les « sans-papiers » quel que soit leur nombre réel. Le commentaire général, et la leçon que les compétiteurs pour l’Elysée dès la Coupe du Monde de 1998, tirent de l’événement, est aux antipodes. Les Champs-Elysées ont notoirement vu, selon ce qui en est commenté, plus de foule et plus de joie cette nuit-là qu’à la descente du Général de GAULLE de l’Etoile à Notre-Dame, lors de la Libération. Quand les images et les proportions deviennent de cette sorte-là, celui qui – du dehors – les regardent est dispensé de tout exil intérieur : tout est devenu tellement autre qu’il n’y a surtout plus matière à pleurer. Le pays-référence de tous les autres au XXème siècle, gendarme et morale du monde comme il se plaît à se le dire à soi-même, faute de n’avoir plus aucune cohésion nationale, les Etats-Unis sont en train d’élire un Président parce que sous son gouvernement au Texas, il y a déjà eu cent trente ou cent quatre vingt exécutions capitales. Le même pays de référence pour les bourses européennes refuse de signer la convention sur les mines anti-personnels,et à l’instar de la France en mal de son passé algérien, limite au possible la compétence de la Cour pénale internationale en cours d’établissement.

Vous affectionnez depuis toujours certaines pages de notre Histoire, Napoléon au lac Laffrey, François Ier dictant sa lettre : tout est perdu fors l’honneur, Vercingétorix inaugurant peut-être la cellule sous le Capitole d’où l’on extraira saint Paul pour le décapiter, notre ancêtre ayant été étranglé sur place ; vous en découvrez d’autres à mesure de vos recherches biographiques, ainsi – aussi topique que celle tenue entre TALLEYRAND et Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne - la correspondance télégraphiée ou aux soins de Raymond OFFROY qu’échangent entre Février et Mai 1943 de GAULLE et CATROUX. Le second, dont sa mise aux ordres du premier, dès l’été de 1940, consacra l’acte du 18 Juin et préfigura tout l’avenir jusqu’au putsch du 22 Avril 1961, au moment éthiquement décisif sur le sens duquel ni HERRIOT, ni BLUM, politiques s’il en est, du fond de leur prison ne se trompent et le font d’ailleurs savoir au Président ROOSEVELT, erre totalement et écrit, réécrit au «  général de brigade à titre temporaire » d’avoir, s’il veut un jour être grand, à rétrograder quelque temps, le temps présent, devant GIRAUD. Le débat entre le Bâtonnier PAYEN et le jeune ISORNI sur la manière de défendre PETAIN : plaider la sénilité, se propose l’homme rompu par le métier, l’ancienneté et les honneurs -, revendiquer tout devant l’Histoire, en répondre pied à pied et sur l’honneur, en pleine conscience de ce qu’on fit, voulut et subit, riposte le cadet avec la violence et le souci de cohérence d’une âme jeune, mais surtout d’un cœur ambitieux de droiture et de grandeur. Démissionner, pour compter du 28 Avril 1969 à midi, ou jouer l’impassible et le premier de tous les chefs du 1er Juin 1997 au soir à une hypothétique réélection en Mai 2002 ? BASTIEN-THIRY et Robert BRASILLACH demeurent, surtout par leur mort, alors que CHALLE, SALAN, JOUHAUD, ZELLER ne produisent sur leur tard que de médiocres ou prolixes mémoires, quels qu’aient été leurs services antérieurement magnifiques. LE PEN perd la course au moment de la gagner, parce qu’il ne change pas de thème et ne comprend pas la proposition de stratégie de son lieutenant qui en devient son compétiteur, Paul REYNAUD écrit que La France a sauvé l’Europe, mais pour avoir démissionné en pleine connaissance de ce qu’allaient faire les successeurs, il n’aura jamais été grand que putativement, les deux ans où il fut ministre des Finances, à la suite du Front populaire. Les destins se manquent non par une mort prématurée mais par survivance à la silhouette qu’on avait au commencement. Ce qui vaut sur le chemin de la politique mais aussi sur la route de la sainteté. Tel prêtre devenu légendaire, génial de générosité autant que d’imagination dans les années 1940 et 1950, ne tient plus à ses quatre-vingt ans écoulés qu’à l’image médiatique qu’il s’était accessoirement acquise. Tandis que son rival dans les sondages d’opinion, étant confondus tous métiers ou manières d’avoir été connu, Antoine PINAY mort centenaire, parce qu’il sut démissionner en Janvier 1960 mais ne pas se présenter contre de GAULLE en Décembre 1965, a fini par devenir grand, pas seulement à cause de six mois de politique financière au printemps de 1952. Fort de seulement huit mois de gouvernement, malgré de vrais défauts personnels, du moins laisse-t-on sous-entendre ceux-ci ainsi qu’un orgueil réel,Pierre MENDES FRANCE est le seul moderne à pouvoir rivaliser avec de GAULLE en tant qu’homme d’Etat français au XXème siècle. Affaire, en tout, de dignité. Georges POMPIDOU a retrouvé presque tout, de ce qu’autrement il eût manqué, parce qu’il est mort bellement et sut testamenter vigoureusement pendant ses dernières semaines de vie et de pouvoir.

Le premier, dans la chronologie de vos « pères spirituels », dont quelques-uns sont des Jésuites, lui aussi va mourir. Vous êtes à genoux au côté de son fauteuil, où il dort bouche ouverte, comme le faisait votre mère durant ses dernières semaines. Vous lui touchez ses mains, les gardez dans les vôtres, elles sont si froides que venant à tâter ses joues, vous le croyez mort tout juste à cet instant où vous arrivez dans le salon-télévision du mouroir de la Compagnie, tout près des Sciences-Politiques, et aussi de la rue du Bac où il n’y a que la plaque indiquant que MALRAUX y écrivit La condition humaine sans que s’en aperçoive COUVE de MURVILLE qui y aménageait son jeune couple, à la même époque. Il s’était, une semaine avant, à cette heure et dans ce fauteuil, éveillé. Pour vous, après une première parole balbutiée, la confusion avec le docteur, il vous remet comme si vous l’aviez veillé des mois et des années. Il a extrêmisé votre mère, elle ne pouvant plus s’asseoir, muette et congestionnée, tenant une rose à la main gauche, celle demeurée valide et regardant d’en bas, ce prêtre familier que vous aviez reçu en famille, à plusieurs reprises, et lui : proférant avec décision et le cran qu’avaient les gamins dans le cinéma populiste, noir et blanc,des années 1930 :tout est grâce,çà oui,tout est grâce ! Quelques semaines après, le bon Ange LE ROALLEC, en sa dernière année de ministère, dont plus de vingt sur place, regardant défiler les vôtres et vous-même devant le cercueil, au milieu du cimetière sans grands arbres mais si souvent fleuri, marmonnait à peu près la même chose, c’est-à-dire le résultat d’un travail de la Providence. C’est chrétien, çà, c’est chrétien ! Diagnostic de recteur breton, plus censé qu’un pape selon les promesses divines à Pierre : ce que tu scellera sur terre, le sera aussi au ciel, et ce que tu ouvriras et pardonneras sur terre le sera aussi au ciel. La foi en quelque dogme, la résonnance intime, chaleureuse, structurante d’une vision du monde, d’une cohésion, d’une cosmogonie, bien des morales et des religions en sont capables et prodigues, mais qu’entre humains, certains aient les pouvoirs de Dieu, ne peut s’admettre que par un sursaut unique de la pensée et de la posture humaines devant l’inconnaissable, et seulement s’il est posé que, quelque part et un jour, Dieu s’est fait homme. Le salut commun selon un corps mystique à constituer quotidiennement, le salut individuel davantage par dialogue quasi-conjugal, quasi-parental ou filial, avec un Dieu inapparent et pourtant éclatant, que par l’intuition d’être à l’image de l’absolu et de tous les commencements et de toutes les fins. Vous êtes en marche ces années-ci vers une foi nouvelle, faite de toutes les moutures successives de celle de votre enfance, mais aboutissant à une sorte de cohérence et d’intelligibilité universelles ; elle vous a fait vibrer devant les tatonnements, les erreurs évidentes et les vœux intimes si chaleureux quant à ce que « doit » être la réalité, qu’a écrit, vulgarisé, prophétisé TEILHARD de CHARDIN, Jésuite aussi, et par conséquent interdit par sa hiérarchie de tous honneurs littéraires et scientifiques. Lectures qui vous viennent, sans coïncidence, à chacune de vos hospitalisations. On ne canonise et ne révère que les morts, dans le monde des célibataires dits religieux. Les laïcs s’honorent de leur vivant, même dans l’Eglise catholique, surtout dans cette Eglise-là, friande de sainteté, de prodigieux et d’un matériau à superstition et croyance, accordant salut éternel et excellence sociale, tout ensemble et aussitôt. Votre éducation au « Petit Collège » de la rue Louis David, chapelle sur-ornée, aux multiples cohérences, un baroque de milieu du XXème siècle tant les peintures d’un inconnu, mort du sida sans doute, GILBERT, se jouxtent, débordent les unes sur les autres en froissant et croisant des ailes d’anges dans la grande tradition iconographique. Ces hiératismes peints portent à la contemplation, tant ils sont intenses de sens mais surtout d’immobilité. Un temps arrêté, une éternité présentée. A votre revoir tandis que votre mère agonise et que vous organisez le sacrement des malades, le père sprituel de votre enfance vous ressaisit. C’est à la fois son angoisse que vous ratiez votre vie par des inadvertances, des sensualités, des dispersions inouïes que le religieux juge par elles-mêmes scandaleuses, et c’est son offre que vous lui achetiez le chef-d’œuvre inauguratif du jeune peintre : sur papier d’emballage, pendant un des camps de formation, au cœur de la forêt domaniale de Compiègne, une fresque christo-centrique où se posent et s’entre-regardent Dieu et ses anges, les cathédrales de l’Ile-de-France, la création sylvestre et cervidée. Une sorte de lever de jour ou de tombée du crépuscusle, ces heures brunes et brumeuses, sans vraie lumière, où l’on essaye de distinguer la vie par ses mouvements, ses déplacements, la fascination qu’elle exerce quand est montée l’humidité de l’air en un voile très distinct du sol, des arbres, du ciel. Tous deux, vous avez dé-punaisé l’œuvre, complices et silencieux, dans le couloir où vous ne vouliez, ni l’un ni l’autre, qu’on vous voit. Un homme dont la couleur des yeux ne vous avait jamais retenu, l’enfant est attentif à une silhouette qui est tout un message, un ordre, le passage d’un relais, il est sensible à la tonalité d’une voix, à la discipline sage et joyeuse qu’un adulte sait créer dans le groupe d’enfants sérieux et dissipés avant que ne retentisse le petit signal. L’éducation par la complicité, le mouvement continuellement de la découverte en sorte que la curiosité devienne une seconde nature, et par elle, le goût et l’expérience d’accueillir et de trouver pour continuer de chercher et de recueillir

Ce que Gilbert LAMANDE dit à présent, correspond et répond à ce que vous êtes venu chercher près de lui, de lui, le mystère des origines : les vôtres. Il parle distinctement, il vous prénomme Charles, alors que pertinemment il sait votre prénom, il se sent prisonnier, sans ses livres, ses lunettes, les portes qu’on verrouille ; le milieu médicalisé est surtout une ambiance dans laquelle les tiers vous considèrent en voie rapide d’achèvement, que vous lisiez ou pas, que vous disposiez de ce que vous souhaitez avoir autour de vous, à portée de regard et de main, quelques objets familiers, une photographie, d’autres le décrètent indifférent et vous regardent déjà comme inanimé : un objet, à quoi s’ajoutent, pour ceux de la Compagnie de Jésus, leurs vœux d’obéissance perinde ac cadaver, ce qui va être le cas de le dire. L’œuvre écrite que la vente convenue entre vous, devait subventionner, est en plan, il s’en faut, dit le Père, de quelques semaines. Ce qui l’amène au manuscrit que vous lui aviez donné, dont vous ne savez plus parmi vos ours quel il fut. Pornographique, indigne d’un Ambassadeur. Faut-il retenir que votre fonction l’avait alors abaissé aux gloires du monde habituel ? Celui-là, il l’a détruit, de l’autre il ne sait plus quoi dire, c’est rédigé à la main. Vous glosez sur son écriture, il l’a penchée, précise, rapide, un rien soupçonneuse, belle et apparemment lisible, une sensation de féminité et de netteté s’en dégage, c’est bien cette virilité afffectée d’un quadragénaire brun, au nez superbe, plus qu’aquilin, central et fin, qui se cambre à la manière des officiers de cavalerie à la taille bien prise, sous le Second Empire ou pour les derniers portraits à cheval avant la Grande Guerre, le dos droit, la nuque jetée en arrière par défi. Il parle de ces deux rencontres, la vôtre d’abord quand de votre voiture, avenue de Breteuil ou avenue de Ségur, il y a dix ou quinze ans, vous vous jetez sur lui, vous l’avez reconnu, il revient dans votre vie, votre enthousiasme, la force de votre chaleur, il les a encore dans la voix puisque dans le souvenir. Et la rencontre de votre mère, elle l’arrête, le supplie, qu’il n’abandonne point son fils, qu’il ne vous abandonne point ; or, vous êtes de neuf enfants et le second de quatre frères. L’anecdote prend un poids de plomb, une vie se joue par intercession, que vous échouiiez devant le regard de l’Eternel, en pécheur de l’esprit, en ignorant de votre destin de lumière, et ce prêtre, dont vous comprenez, à votre stupéfaction que vous fûtes l’un de ses enfants très préférés, parmi les quelques quatre mille statistiquement passés par le moule des deux ou trois années de catéchisme à leurs sept-neuf ans (les Jésuites disent : instruction religieuse), cet homme, dont maintenant seulement vous remarquez les yeux si bleus, si confiants, si semblables à ceux de votre mère – oui, voilà qui est précisé et qui explique beaucoup – a, chaque jour, célébrant sa messe particulière, prié pour vous, supplié. Le souci des âmes dont l’autobiographie de la «  petite Thérèse » est pleine à faire croire qu’il n’est de monde que chrétien, d’épanouissement que divin, de mort que par le péché dont on ne se repend pas.

Vous le quittez, il vous fait baisser la tête à sa portée, vous signe le front de la croix, puis pose un instant la main sur vos cheveux, les Actes des Apôtres ne racontent pas autre chose. Vous êtes revenu huit jours après, ces moments auprès d’un moribond si lisse dans son fauteuil, si immobile et transparent dans son sommeil, accompagnent ou précédent ces jours aussi où vous est précisé ce vers quoi, vous-même, vous allez : vos praticiens au Val de Grâce, côté mort quoique les médecins aient horreur de la mort et qu’il n’est de guérison que par le retour du patient à la volonté, au goût, à l’appétit, à l’attente de vivre, de survivre, de revenir au-dehors de l'hôpital et à la suite de ce qui fut une maladie, ne fut qu’une époque de maladie. Et le prêtre de votre enfance, côté vie quoiqu’il soit de toute évidence mourant, s’éteignant comme se conclut la plus belle histoire : il a eu le talent d’imiter, simplement des lèvres, de la bouche, du nez et des joues pincés, soufflés, tapotés,  le mouvement entier d’une gare de triage dans l’enceinte de sonorisation des kermesses pour les missions au Collège, celui de faire fermer les yeux aux enfants de septième, déjà « les grands », tandis qu’il dessinait et coloriait à la craie sur le tableau noir, celui qui sent l’œuf pourri ou le détergent quand on efface, ces craies blanches, rouges et autres si desséchantes pour la pulpe des doigts, un vitrail merveilleux, quelque cathédrale de Reims, le sacrilège allemand dont les bombes l’avait incendiée, une façon d’encensoir et peut-être de cet éveil, aussitôt émerveillé, à regarder l’évocation de main de maître, data un fantasme que vous n’avez jamais quitté et que souvent vous avez réalisé, l’amour des corps, de deux personnes sans âge ni aucune laideur, peut-être pas vraiment de sexe, mais leur nudité et leur entrelacement dans la lumière bleue et rouge que la paroi immense d’une verrière en triangle aux côtés incurvés projetterait sur la couche des humains faisant la seule liturgie que n’a pas empêchée le péché originel. Ce qui, à certaines de vos amantes, fit observer que vous faisiez trainer et se compliquer beaucoup trop les choses au lieu d’entrer dans le vif du sujet, sitôt vérifié ou dit la mutualité du désir et d’avoir l’autre en soi ou en ses bras.

A genoux à son côté, sans parvenir à présent à le réveiller, vous vous donnez à vous-même l’extrême-onction rien qu’en touchant le prêtre aux joues, aux mains, aux cuisses, qu’en tâtonnant et caressant où cela vous vient de l’avertir par la présence, la sensation de votre main à son corps, que vous êtes là, de nouveau, depuis toujours. Il ne se trompe pas en vous prénommant Charles, les aide-soignantes vous précisent qu’il parle de vous avec votre prénom réel, elles vous demandent donc si c’est vous le visiteur de ces temps-ci et elles vous suggèrent de revenir l’après-midi, il est alors éveillé. Le choc de deux anesthésies, il ne s’en remet pas, ne s’en réveille pas : il dort mal, pas du tout, tente de sortir et d’aller, de nuit, jusques dans la rue, il tombe de son lit, on lui installe ses matelas par terre. Elles vous disent cela, vous informent tandis que vous restez à genoux, ses mains jointes dans une des vôtres, la gauche est déformée et enflée, recroquevillée. Une des femmes en blanc, visage, sourire et dévouement des Antilles, la patience aussi, lui tire son chandail, ne parvient pas davantage que vous à l’éveiller. Votre grand-mère paternelle fut ainsi, la déchéance de votre père l’avait du coup coulé au fond de tout, et d’abord de sa raison, elle n’avait plus de mémoire que l’absence de son fils, dont elle attendait jour et nuit la visite que celui-ci, crainte du regard déchirant de la mère, de la femme déçue, ne donnait plus, elle se levait surtout la nuit, pour tenter d’ouvrir la porte palière et d’identifier les pas dans l'escalier, l'horreur de l'amour quand il a perdu son objet, quand il a manqué son exutoire, le désespoir d’amour est le plus relationnant. On la plaça en maison de retraite médicalisée quand elle eût levé sa canne sur l’un des petits-enfants qu’elle affectionnait pourtant : d’habitude, avant.

L’absence de soi quand la mort qui vient, la rend évidente aux tiers, donne cette dignité étrange. On ne peut plus vous éveiller pour que vous continuiez votre destinée, désormais vous êtes intouchable, on vous palpe mais à votre vie entière, à votre honneur, à votre histoire personnelle, à vos secrets, on ne peut, plus personne ne peut s’en prendre. Beau, tranquille, absent, serein avec votre message, le fond des choses, sur vos lèvres closes et froides. Le message qu’est une évidence retrouvée, criante.


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