lundi 23 juillet 2012

discussion - l'impossible est notre vie . récit . 16 (à suivre)











DISCUSSION





Si le réel est subjectif, ce qui ne veut pas dire qu’il soit à votre volonté, cet si, conséquemment, sur la contrainte des faits (et quelle est la nature de cette contrainte, la raison en nous de sa puissance ?) l’emporte la relation que nous avons, qui  nous est donnée, que nous inventons avec la réalité, avec les autres,  alors qu’est-ce qui est objectif, normatif , contraignant, qu’est-ce qui ne vient pas de nous-même, qu’est-ce qui nous détruit, nous fait mourir, nous rend amoureux ou aimé ? Est-ce à cela que vous parvenez, d’entretien en entretien avec votre praticienne, aux dents du bonheur, à l’étonnement théâtral, à la mémoire d’une récitante de profession, à la totale adéquation avec votre syndrome puisqu’elle est belle de physique, attirante de présence, ce qui donne un cadre plaisant à la conversation, mais puisqu’aussi sa rigueur méthologique, à laquelle vous avez appris d’instinct à vous confirmer, écarte toute tendance à des jeux trop familiers dans votre imagination et dans le cours de votre existante, antérieurement à cette rencontre et à ces soins, pour qu’à les reprendre avec elle, vous en receviez le moindre avancement vers la reprise de vous-même et la ré-assurance de vos structures, de  vos moyens, de vos critères propres.

Votre foi de toujours, que vous ne qualifiez de religieuse que pour la commodité des tiers et aussi de cette thérapie, se prête à la discussion davantage par le raisonnement et l’exposé qui ont constitué cette aventure et ce récit, que par lune quelconque défaillance de son contenu. Vous n’êtes vous-même discutable que, lorsque manifestement, vous perdez l’audace de ne puiser que dans votre fonds et la mémoire de ce que ce fonds est solide et riche d’événements vécus, de fraternité intuitive avec tant d’hommes et de femmes qui se sont débattus, à partir de ce qu’ils savaient d’eux-mêmes par expérience ou par surprise, avec ce qu’on appellerait d’un mot grand : l’essence humaine, le fait d’être humain, de se ressentir si immense, si central, si vulnérable et contigent dans l’ensemble du créé, c’est-à-dire du vivant. Du présent plus encore que du vécu et de la course éternelle du temps qui nous enroule tous et n’a de référence qu’à l’indicible, que les Juifs ne regardaient ni ne nommaient, que les camps de concentration et les morales de comportement de tout chercheur d’absolu n’ont pu réduire, et qui s’est révélé en Personne, avec parfois même des traits propres de psychologie, donnant intensément à penser aux humains qu’ils sont, chacun, analogues à ce qui dépasse tout, et surtout eux-mêmes.


La veille au soir, les nuages au relief si précis, dessiné, blancs au-dessus de leurs semblables, les talus, les haies faites d’un moutonnement, d’un feston de verdure, les chênes surtout avec leurs moignons ou la jeunesse d’un foisonnement, du vert, du jaune de la sécheresse des prairies fauchés. Le chemin goudronné de vos maisons, de votre endroit, de vos lieux, de vos deux arbres, femme et homme, du miroir extensible ou rétrécissable, focalisable de la rivière de Penerf, jusqu’à la départementale. Ce matin, les nuages ont la même forme, mais c’est un gris d’étain de Paris qui semblent faire un toit, une intimité au-dessus de votre route, vous roulez dans le silence que ressent physiquement le mal-entendant, le tri des bruits, l’essentiel davantage de l’ordre du visuel que de celui des sons. Vous êtes enveloppé de ce silence, de cet éloignement, de cette cohérence des végétaux et des cieux. Dans deux semaines, vous saurez votre sursis ou le compte-à-rebours. Ces jours-ci, vous étiez affranchi doublement. Les échéances financières à un an maintenant, depuis qu’en a décidé le juge d’appel pour votre endettement, les conditions d’une reprise professionnelle le plus possible avant cette date, vous en étiez émancipé par l’urgence soudaine qu’ouvrait dans vos projets et dans vos conjectures l’irruption d’un mot avec ce qu’il signifie et traine avec soi, le cancer et ses thérapies, sa puissance d’imprégnation de la chair humaine et tout autant de l’esprit si cultivé, si porté au spirituel qu’il soit ; mais cette urgence dont votre imagination avait tout précisé s’était estompé. Vous êtes vivant, vous avez le temps et la vie pour vous, vous ne ressentez rien, vous ne vous tâtez plus et cette perception d’une possible douleur qui se localiserait ici, non plutôt là, mais à peu près toujours, entre les jambes, entre sexe et c… au centre des choses et lieux du plaisir et de la curiosité si l’on est attentif, jeune, offert et que c’est surtout mutuel, une époque révolue ces curiosités et ces jeunesses, cette réciprocité aussi. Avec les décennies, sont venues d’autres échanges, celui du souci l’un de l’autre qui ne se fonde ni sur une attraction, ni sur de la beauté ou de l’apparence, ni même sur une sorte de choix par appropriation ou d’appropriation par distinction, volition de l’autre que nous prenons pour l’aimer, que nous choisissons comme objet d’amour, de vie, de projet et qui y consent. Ces manières se sont effacés, le désir s’est endormi avant toute ablation, tout passage sur le billard. Des rêves parfois le réveillent, d’une nuit à l’autre, ce qui est certainement très dépendant du stock de vos idées, de vos images, de vos souvenirs, de vos craintes, vous raconte des histoires, à sketches, à grande unité de thème, de moment, de lieu. Souvent, ce sont des femmes inconnues, familières, qui se donnent, vont se donner et vous quittez le sommeil dans la sensation d’une conquête obtenue, d’une caresse échangée, d’un dialogue. La vie diurne vous en repose par son silence, son absence d’événements et de nouvelles rencontres, mais elle est portée par cette fatigue heureuse que le poids du rêve a laissé en vous par la persistance des images et des situations dont il était fait.

Oui, ces jours-ci ont été d’un calme dont vous ne prenez conscience que rétrospectivement. Vous aviez hésité pour titrer le chapitre actuel de votre journal intime, les morts que vous visitez, qui vous lèguent leur dignité, leur appel à votre propre dignité, à une sorte d’imitation de bien davantage que ce qu’ils ont fait, et sans avoir eu leur sacerdoce, leur carrière, leur notoriété sinon leur gloire, vous pouvez, les accompagnant, être de la même sorte qu’eux, serein, apaisé, conscient comme l’apôtre d’avoir mené le bon combat, et une destinée, quand on en est à son autre bout que celui du commencement, du projet ou de l’intuition, est indifférente au succès et le succès n’est pas le rapport opéré par les tiers ou vous-même entre un projet et un résultat. Vous allez à la leçon dernière, la rencontre avec ce que vous valez, comment vous serez, comment vous allez être au moment et au lieu de votre mort. Le mariage et la mort sont ces deux seuls lieux de l’âme, ces situations ressenties comme durables avant qu’on y soit entré, que vous n’avez pas connu. Si longtemps, la mort était hors de toutes vos conceptions, la passée du temps également, vous n’étiez que vie, dispersion, collection, sensation. La mort vous visite avec bienveillance, c’est l’issue, la libération, la fin de partie et des combats qui est sifflée. Vous avez vécu devant cette porte, certain de son existence, certain de son pouvoir et sa compassion, mais sans avoir les moyens de l’approcher, de la toucher, de la prendre et de vous donner, de la retourner contre vous, comme si elle ne se voyait longtemps que de dos, et le suicide choisi, elle se retourne à votre appel, vous embrasse et vous enlève. Ni arme, ni médicaments, que la poutre au-dessus de votre lit, l’une de celles que les travaux de rénovation de voslongères ont laissé intactes et que vous aviez remarqué sitôt que vous eûtes monté, en visiteur, en acquéreur éventuel dans ce qui était un grenier sans destination que cela, au temps des anciens métayers, la corde à passer, la chaise à repousser pour se donner à soi la vraie danse. Il y aurait aussi vos arbres, choisir celui qui symbolise la femme, accuser ultimement par cet accrochage à une des branches fortes votre promise qui vous présenta tout puis vous retira tout, et vous seriez, de corps, visible de loin et de partout, peut-être de vous-même si quelque chose existe ailleurs, mais vous ne songiez nullement à rejoindre quelque endroit que ce soit, fût-ce le paradis, l’enfer, le passé au carrefour manqué, vous vouliez surtout quitter,vous libérer. Puis la mort devint autre, elle fut adverse, elle était sournoise, elle était identifiée, elle rongeait votre être, la bataille qui se livrait en vous, vous l’aviez soudain compris était entre cet indistinct instinct de survie, ce goût de réémerger à l’air, à la surface des eaux, du monde, de vous-même, et ce démon-là, de genre multiforme, multisexe, insidieux au possible, proche de l’emporter et soudain vous apprenant la vie par défaut. La destinée humaine est entre ces morts-là et elle place la grande mûe de la chair, et le déshabillage, le bilan de l’âme et des souvenirs, des souhaits et des envies, des certitudes, au centre du paysage à venir. La question de confiance est alors posée. Que dissimule ce paysage tant qu’on n’y est pas entré, à quoi amène-t-il, vers quoi ouvre-t-il quand on y est ? La discussion de mots à mots, d’idées avec des mots ou d’entrainements à la conviction ou à l’espérance, est vaine. La grammaire aussi. Vous allez savoir, vous allez mourir, mais qui meurt ? et sachant, serez-vous encore vous ? Le débat est stérile, et débattre ainsi vide toute la suite de ce qui aurait donné prise à l’imagination ou la prière.

La tombe de votre mère, vous taillez les rosiers qui la jouxtent, elle a choisi matériau et textes, vous l’assuriez d’une vérité, prenant l’avion aussi souvent que vous le fîtes pendant qu’elle agonisait et que vous ouvriez l’Ambassade qui vous avait été confiée, vous risquiez de fait de la précéder, aussi les sélections furent objet de dialogue et à présent les visites fréquentes constituent un rythme par lequel entretenir la paix d’une chose finie, la chose que nous sommes quand nous nous pénétrons de nos nresponsabilités vis-à-vis de nous-mêmes, avoir fructifié. Il est sain que pourrisse ou sèche la chair que l’âme a abandonnée, la vie n’était pas l’effet de ce corps, c’est le corps qui est l’un des effets, l’une des modalités, une apparence de la vie. Demain, vous entrez dans un autre rythme, celui de nouveaux prélèvements selon des interrogations et des pérégrinations sur tout le spectre biologique qui seront de plus en plus précis ; de là, une chaîne de conséquences, des actes, des décisions, qui vont modeler votre vie autant qu’une chrirugie plastique ou de la gymnastique corrective ; vous êtes une chose parmi d’autres, mais vous le savez, et vous savez à quelle fin ; la vie, dans son moment actuel tel que proposé à votre âme, à votre personnalité, continue comme cela, encore un temps docile aux médecins, aux chirurgiens et peut-être à votre souhait. C’est le thème redevenu central. Dans la période glorieuse et oublieuse de presque toutes les sociologies et psychologies, il ne se faisait guère voir ou entendre. La chance et la durée, étaient totalement avec vous, pour vous, pour vous seul, à croire vos témérités dont les autres grinçaient. Maintenant, la reprise en force de la bataille pour la vie, pour que soient surmontés obstacles et échéances, a pour premier effet de jeter loin de ce qui vous occupe désormais les astreintes, les coups et les abandons vécus, subis ces années-ci. Rien ne vaut à l’instant où la mort peut être annoncée pour très bientôt, à son défaut la souffrance et l’amenuisement, que la communion avec qui l’on aime et avec ce que l’on croit et que l’on expérimenté être vrai. Vous demandez la grâce que les dépouillements, vous les opériez vous-même et que sur le lit, ou la table, ou dans le cercueil, vous soyez volontairement attentif à y poser votre corps et votre histoire, la chronique et les folies, les erreurs, les effets de la beauté quand elle vous accueillait ou que vous l’avez rencontrée sous des formes et selon des appellations diverses. Vous n’arrêtez rien de vos besognes, la maison dont vos créanciers ne font cas que pour vous l’arracher, parce qu’ils comprennent, sans contrat d’adhésion ou code des assurances que sa possession, ce qu’elle vous apporte, ce qu’elle a consolidé et produit en vous en fait de racines, d’équilibres, sont dans cette proportion-même votre seule vulnérabilité. Ils s’affairent et s’affaireront jusqu’à un dénouement dont les termes sont manichéens : vous gagnerez, ressusciterez aux apparences professionnelles et sociales, mais sans plus donner prise à leur ambiance dénaturante, Lazare se souvenant des enfers, ou mourant, vous aurez remporté la mise car les assureurs en seront pour leurs manœuvres et que votre maison passera aux œuvres auxquelles cotisait votre mère. Surtout, vous aurez changé de dimension. De cela, vous êtes sûr.
Et que la suite, le reste, l’ensemble de vos affections, de vos intuitions, votre foi elle-même soient sujets à épreuve, voilà le suspense qu’entretient votre fin biologique en même temps que la proximité, l’éventualité de celle-ci promet la révélation. Etait-cela ? immensément davantage que cela, mais cela quand même ? L’assurance, qui passerait pour narcissisme ou forfanterie de la part de l’Apôtre à propos du combat mené et de la palme déjà entrevue, signifie qu’il a bien reçu la grâce de voir la totalité ; il vit ce qu’il prêche, la vérité de la vie. Jeanne d’Arc, convaincue, comment ? que les flammes ne la toucheront pas, l’idiot dont Jean-François DENIAU sur fond de paysage caraïbe et à l’époque des belles et des pirates raconte la fin : drogué, il se croit à la parade ; déssaoulé, il hurle à la délivrance qui ne vient pas. La hideur de ce qu’on ne sait absolument pas, dans quoi entrerait par contrainte, seul avec l’exact contraire de la vie, ce qui est bien différent de nos liturgies et parabolesmortuaires, ce qui n’a aucun nom dans aucune langue d’aucune civilisation, ce qui ne se prête qu’à aucune image, le contraire de tout, du tout. Les amoncellements de cadavres dont on n’a pas arrangé ni caressé le visage quand la mort a passé et que le corps est à se raidir sans effort de qui que ce soit, sur le dernier lit d’un homme, d’une femme, d’un enfant, d’un vieillard, les quatre sexes de l’humanité individuant son espèce ; ces amoncellements qu’en noir et blanc on a présenté, filmés par les bourreaux et par les enquêteurs, avec fond de baraquements, de prairies, cela d’époque. Personne ne sait, les réponses sont données sans les questions, et à qui ? Voyage, disparition, perte de soi, évanouissement pour les autres ? mais soi ? vous, bientôt, d’ici peu ?

L’énigme n’est pas décisive. Nulle énigme ne l’est d’ailleurs.

François MITTERRAND se faisant expliquer les choses par Jean GUITTON, le point de la question, la note du conseiller technique ? ou la plus belle intelligence, le plus matois et séducteur des politiques contemporains, sans puissance sur lui-même puisque la foi ne s’apprend pas, ne se décrète pas, se perd si l’on y tient, ne se possède jamais en propre d’une personne, quelle qu’elle soit, le Christ-même en croix qui reconstitue par avance une famille terrestre, Jean et sa mère, la sienne, par qui tout est arrivée, avant qu’un concile ne s’en apreçoive et ne l’énonce. Quelle expérience, quelle solide fraternité que de mourir !

Dans le deuxième étage, partie commune du mouroir parisien de la Compagnie de Jésus, Gilbert LAMANDE muet, dormant, assoupi, choisifié déjà pour le fauteuil où il a été déposé, inconscient sauf la nuit dont il veut faire l’occasion des recouvrances de sa liberté et, non loin, apparemment plus conscient, un autre de vos « pères spirituels », celui-là non attitré, vocation missionnaire, refoulé aux portes de la Chine, préparé pour l’université « Aurore » de Shangaï, et l’une et l’autre prise de force et un peu de cœur aussi, par Mao. Emmanuel de son prénom, chaleureux, attentif, banal et laborieux, il a sauté la septième au Petit Collège et est entré en même temps que vous en sixième, émancipé donc de son confrère Gilbert, on y prépare la confirmation et la communion solennelle, beaux rites des années 1950, vifs et impressionnants séjours en lieu fermé, hors les familles, beaucoup de textes dictés et sipmlistes mais qui structurent. Il vous demeure par cette question, une colle, en instruction religieuse. Jésus, selon vous, les trente que vous êtes en classe, est-il tout entier dans le calice de vin consacré. Pour l’hostie, qu’on s’obstine à appeler du pain, alors que ce n’est manifestement du produit courant pour tartiner confiture, fromage ou beurre, pourquoi du pain bénit et on en glorifie ceux qui l’offrent à petits frais mais très bien vus, et pas de la baguette parisienne ou des miches en tranche pour la consécration, tant de comparaisons qu’on annonne dans une civilisation censée avoir séparé l’Etat et l’Eglise, et qui continue d’inspirer presque tout le parler : qui aujourd’hui a froissé des épis de blé dans la paume de sa main, qui a une idée, la plus vague, de ce que sont le sénevé et l’ivraie ? pourtant on s’extasie devant la portée pédagogique, l’immédiateté des évangiles ! Vous avez répondu de vos dix ans à peine : tout entier, sinon il n’y aurait pas la vie, vous vouliez dire, sinon il ne serait pas vivant. Or, il l’est. Car l’expérience de votre enfance et du début de votre vieillesse est la même, irréductible. Analogue dans ses manifestations et dans ses effets, cette présence en soi, cette présence en vous. La mort est multiforme, il faut la nécessité de l’œuvre d’art, du récit cinématographié pour l’imaginer, le squelette moins bien trouvé que Maria CASARES par COCTEAU et regardant Jean MARAIS dormir : voilà une vraie mort, proche, inaccessible parce qu’insensible, parce qu’on n’y est pas sensible et non pas parce qu’on n’arrive pas à l’apitoyer, à la faire se mettre et se perpétuer en retard. C’est Emmanuel qui vous a fait faire votre profession de foi, aubes, cortège, discours à l’évêque confirmant (c’est vous qui le récitâtes), mais la vraie, elle s’est faite en classe avec Gilbert aux yeux enjôleurs et respectueux, entre tableau noir, estrade, table du maître vieillis tous et les pupitres, les rangées de garçons pas encore adolescents, pas encore en proie à ce que de l’extérieur on juge l’âge critique. La présence, improviste et déjà si belle par temps calme, les cinquante ans de réussite et de facilité de votre parcours, les cinquante premières années où la société, les opportunités, les protections, les propositions procèdent en ligne directe de votre éducation à la certitude que tout est réglé, bienveillant, rémissible et accueillant, elle est devenue inattendue et ne se manifeste, ne réapparaît qu’in extrêmis, au moment où vous allez basculer. Non que vous ayez sous la main les moyens du suicide, sauf à prendre votre voiture, et puis quoi ? au cinéma, oui ! mais pis que cela, l’impuissance même, l’impossibilité même de mourir.

La péritonite appendiculaire que ne diagnostique, contre les examens et les doutes de ses internes et autre médecin de garde, une fin de dimanche à Vienne, votre chirurgien qu’en ayant ouvert, elle est telle, sans qu’il ait besoin que vous sachez ses noms, prénoms et qualités que vous êtes nu à vous tordre, vous plier pour comprimer l’abdomen,vous cambrer pour libérer les spasmes, que vous vivez cet instant unique où si la douleur persiste ou, tant soit peu, augmente vous mourez du fait même, vous perdez en tout cas connaissance. Le mécanisme de la vie se bloquant, tout devient autre, vous passez à côté, vous passez d’un autre côté, la douleur vous pousse à abandonner la conscience et de là tout continue, débaroule. Le désespoir, parfaitement logique, cohérent, rond comme l’horizon des marins quand c’est Pierre LOTI qui parle davantage des escales et de la Corne d’or que de l’océan, il a ce pouvoir d’exprimer, avec la même force, la même irrépressibilité, la fuite de la vie hors d’elle-même, quittant toutes les enveloppes, toute la chair, toute l’histoire biographiée ou mémorisée, vous sombrez ou plutôt comme tout sombre en vous, il ne reste rien qui soit vous, rien, pas le moindre souffle de vouloir continuer de vivre, de jouir de respirer. Et c’est alors, ces cinq ans, combien de fois ? l’avez-vous expérimenté, cela vous est-il arrivé ? qu’avec ou sans un fait, minuscule, presqu’inapercevable, imperceptible mais qui a une raison tellement forte qu’on le repère à son rayonnement, à sa présence (justement), sans un fait, le plus souvent, le paysage change, il réapparaît, plus encore que le bonheur, l’évidence d’une rencontre, d’affinités, le malheur, les éléments provoquant la désespérance, le dernier coup qui vous l’enfonce et vous ne sortez plus de la blessure qui vous y faites, vous y êtes entièrement coulé, moulé à l’envers de vous-même, sont contingents. Quelque part, l’arc-en-ciel.

Vous l’avez, au propre, vécu. A Brasilia, dans le mois de la prise de vos fonctions, une de vos collaboratrices offre un dîner, quelques gens du crû, elle a épousé un Bréslien, à vous présenter. Vous arrivez sans que chacun soit encore là, mais déjà quelques-uns des invités. Survient la dernière, des Affaires Etrangères locales, l’Itamaraty, qu’il faut prononcer en chuintant, à l’auvergnate, elle est brune, mate, vous ne distinguez rien d’elle qu’un charme infini, une présence totalement parfaite, et la foudre tombe vraoiment. L’orage bat tout, la foudre tombe à quelques centaines de mètres ; son assourdissement net, précis, localisé coincide avec exactitude, l’apparition a son commentaire, son décret. De fait, vous vous invitez chez elle, dès qu’il est possible, elle se donne à vous, elle a la plante des pieds plus douce que la paume des mains, elle vous dit qu’elle était sûre de la manière dont vous lui feriez l’amour. Elle téléphone au petit matin, un amant à Buenes Aires, un second à Londres, un troisième à Genève, elle ne peut en avoir à Brasilia, où elle se recueille. Vous ne la possèderez plus jamais. C’est le second et dernier de vos « coups de foudre », le premier vous ayant conduit à des fiançailles catastrophiques, puisque parti du mauvais pied, vous n’avez jamais su marcher comme tout le monde : banalité du mariage et des rencontres amoureuses. Peu en attestent pourtant, l’une de vos sœurs le murmure, un de vos frères aussi, apparemment l’une et l’autre ayant épousé le contraire du stimulant, du sourire et du partenariat, pourtant l’aveu est là, que ne fait pas le conjont, muet ou critique, mais qui consent à longueur de sa propre existence terrestre, à en être l’objet. Bernard TRICOT, à qui vous demandez ce qu’est son plus beau souvenir, ne cherche pas longtemps ou ne cherche pas ailleurs que tout près, il dit d’une voix lente et sourde, à mots très séparés qu’il a eu le bonheur de ne vivre qu’un seul amour dans toute sa vie, et de pouvoir de l’adolescence à l’après-midi où vous le visitez partager. Tout. Justement, une femme passe la tête, les yeux presque imperceptibles tant le visage a tiré vers les tempes ce qui doit être le regard. Elle vous confond avec un autre, elle est plutôt à penser que la fin est maintenant, elle n’a que peu l’aura d’une magicienne, celle par qui le bonheur est arrivé et a duré, c’est pourtant elle. Il y a quelques trente ans, vous vous rendiez à une heure de dédicace, dans une librairie de la rue du Hâvre, c’était BOURBON-BUSSET encore jeune, le visage plein, le cheveu brun, c’était déjà Laurence, le lion et la dévotion littéraire du maître. L’échoppe était en profondeur, peu large de vitrine et d’accès, à son seuil, une jeune femme, presque une jeune fille, des cheveux dont la couleur ne s’est pas inscrite dans votre mémoire, mais dont la forme, le volume, la plantation et la coiffure si adéquates, si seyantes pour une tête qui inspirait tout à un homme, quel qu’il soit, que vous jugeâtes de peu de mérite, de la part du maître, d’adorer une telle créature. Ce n’était pas sa femme, c’était sa fille. Paul REYNAUD perd tout en trois jours de la mi-Juin 1940 parce qu’il a lit partagé avec Hélène des PORTES. On asure qu’Yvonne de GAULLE « sut » que c’est à Londres qu’elle pouvait rejoindre, avec leurs enfants, son mari, sans que le Général l’ait informé de ses vols aller-retour ni a fortiori lui ait donné à lire avant de le prononcer, l’appel !

Votre promise, qui vous avait télécopié d’avoir à lui retourner celles de ses affaires laissées chez vous, par ce qu’elle considérait comme la disposition commune, la valise diplomatique, ne vous annonça par téléphone qu’elle se ravisait et arrivait le lendemain, qu’à condition qu’ait au préalable surgi d’un chêne assez hardi et très isolé sur le ciel gris noir, un arc-en-ciel qui fit bientôt le demi-cercle complet au-dessus de vos maisons, de votre paysage, de vos certitudes toutes concordantes. A l’instant de périr, non par volonté, mais par défaut absolu de volonté, de volonté notamment de continuer de vivre, de volonté de poursuivre quoi que ce soit, la soudaine présence qui ne s’identifie pas, mais qui se reconnaît. La marche sur les eaux, le vent tombé, ni catalepsie, ni extase, le calme,le calme fait d’un trait. Saillant, profond, chaud, moëlleux : l’étreinte de l’âme ainsi pénétrée et la rendant à qui est venu. La mort se suppute, s’observe chez d’autres, la mort d’autres, puisque chaque mort a sa part d’universel et son unicité, sa propriété de se mélanger complètement à ce vivant qui meurt : on le voit, vous l’avez vu, du moins avez vous vu ceux de qui, très peu après, il vous a été dit qu’ils viennent juste de mourir. Tandis que la joie sans cause, la visitation sans carte de visite ni manœuvre du heurtoir, çà se vit et mérite réflexion, d’autant que le phénomène est indépendant de la volonté de qui en bénéficie, et qu’il a été raconté, rapporté dans tous les siècles de toutes les civilisations s’étant trouvé les mots pour la mentionner. Mais le fait est que votre civilisation – la judéo-chrétienne, et particulièrement sa version catholique, si dualiste au contraire de son pendant orthodoxe – tient à cette présence, qu’elle a même tendance à en faire le critère de toute authenticité dans une orientation, une décision, qu’elle a cultivé une tradition liturgique en l’orientant de plus en plus sur des rites de présence convoquée jusqu’à une sacralisation d’un objet, d’une matérialité telle que de ce paroxysme on est revenu à un stade peut-être antérieur, le culte de la parole, sans que celle-ci soit très définie, ni vraiment commentée littéralement. Les régimes totalitaires, les républiques de camarades n’ont pas inventé la langue de bois ni la cooptation des détenteurs du pouvoir d’interprêter et de demeurer sur le pinacle. Cela ne vous a jamais arrêté, la contradiction ecclésiale de colporter et prêcher ce dont on ne perçoit pas qu’on ne sait pas se l’appliquer à soi-même ne vaut pas si vous la mettez en balance avec cette présence, cet arrêt-sur-image, cette suspension de l’éternité et cette communion universelle manifestées ensemble en un seul instant et pour vous, en particulier, comme si vous n’étiez que le genre humain et non pas une personne, contingente du point de vue de tous, sauf du vôtre et – êtes-vous amené à constater – de Dieu…

Vous concluez donc comme vous avez commencé sitôt entendus les prémisses du diagnostic vous concernant, concernant votre corps, votre espérance personnelle de vie, pas votre espérance à vous, mais celle qui s’attache à votre apparence d’état-civil, de dates de naissance et de port de votre âge, de vos déboires, à votre façon de vous rhabiller et de parler après auscultation, prise de tension et palpé de la prostate. S’il y a lieu, en cas de nécessité, vous serez secouru. Vous ne l’avez été que peu ou pas du tout, tant qu’il s’est agi de votre carrière, de vos projets de mariage, de l’élucubration de vos œuvres complètes. Liberté entière de mettre à côté. Mais quand il s’est agi de vous, prédilection et compassion, mystérieuses et évidentes, gratuites et proportionnées, vous convenant comme un gant, ni trop pour que vous ne tombiez pas en imbécillité quiète, ni pas assez pour qu’avec l’optimisme et une analyse différente des contraintes vous astreignant ne se mélange pas aussi la pointe du doute, en sorte que vous balanciez humainement d’un pari à un autre, d’un pari sur la vie à une prémonition d’échec et de mort.

D’entretien en entretien, la thérapie vous avait fait arriver à cette constatation validée par une phrase qu’accepta votre vis-à-vis, la praticienne aux cheveux ondulés, aux mains parfois belles, parfois décevantes, au regard étonné, à la bouche imparfaite mais touchante, ces dents qu’on dit du bonheur, quand celles du dessus prennent pour symétrie une légère disjonction entre les deux plus avancées. La réalité n’est pas objective, les effets et l’attaction (ou la répulsion) qu’elle exerce sur le sujet dépendent de la manière dont celui-ci la regarde, s’en accomode, l’utilise ou devant elle se démet. Belle expérience pour les réalistes, changeant tout d’eux-mêmes, à commencer par leur spontanéité et leurs penchants personnels,pour correspondre à ce qu’ils supposent intangible, se donner une seconde nature pour avoir la permission d’être le bigorneau sur le rocher. De votre part, est-ce cultiver l’originalité, le quant-à-vous, l’exceptionnalité ? que de vous avouer incapable de réalisme, au sens d’adaptation. Le caméléon… qu’on cite davantage pour son mimétisme que pour l’agilité de sa si longue langue à capter les insectes, apparemment hors de sa portée, les gens du cabinet du ministre des Finances organisant la privatisation, au nom de l’Etat, de l’entreprise qu’ils dirigeront sans plus aucun contrôle d’une tutelle qu’ils ont fait abolir, ni d’une assemblée d’actionnaires non plus « zinzin » mais plétoriques et atomisés.

La mort est le seul accès, vraiment assuré, à la vérité, tout voile tombé, tout encombrement révolu de questions qui n’étaient pas les vôtres. La démarche scientifique contemporaine n’est pas du tout, au moins dans ses disciplines cosmogoniques, la méthode systématisée par Claude BERNARD ; elle se fonde sur la loi de médiocrité, on en déduit des milliards de milliards de planètes habitables, quoiqu’hors de toute portée humaine, sauf à prendre au sérieux le voyage mental et à en faire un outil d’exploration. Si l’univers répond à cette loi, c’est qu’il est analogue à notre cerveau, comme il s’est avéré que la création de nos informaticiens reproduisait les logiques et circuits de la matière grise, y compris les aléas inquantifiables et non maîtrisés en physique de probabilités immenses ou infimes, l’accident, l’exception. DESCARTES ne déduit Dieu qu’en seconde proposition, l’esprit humain étant premier dans notre cheminement vers la contemption de l’absolu ou de l’incommensurable, il n’a pas pour autant les dimensions et la capacité imaginative de penser ce qui le dépasse. Votre professeur de philsophie était entré dans cette logique ou cette religion, par Jean GUITTON et en camp de prisonniers, mais il gardait l’éloquence native de l’avocat qu’il avait d’abord été et ce qu’il transmettait, c’était l’art des transitions dans la dissertation ou le discours, car ce sont les chevilles qui font une charpente. Il vous apprenait à jouer sur les mots, c’est-à-dire à les prendre pour ce qu’ils signifient et non pour la commodité de synonimes ou de comparaisons n’arrivant jamais à décrire la réalité. Il vous laissait libre de la vérité, disait qu’il était chrétien, n’enseignait que dans les établissements catholiques mais avait bien discerné que Jean-Paul SARTRE, parce qu’il écrivait bien et savait comlposer pour le théâtre, resterait comme le compagnon de tous les adolescents quand, n’ayant plus MLUSSET et son Lorenzaccio, faute que l’époque fut à souffrir de son siècle, ils auraient à se débattre dans les cas de conscience. Pour Eugène DETAPE, cette situation ne pouvait être qu’intellectuelle, l’urgence dénouant les cas, forçant au choix. Aussi unifiant qu’une proposition de mariage à laquelle vous ne vous attendiez nullement ou qu’une vocation religieuse, dont vous vous étiez donné le questionnement au lieu de l’élan, le diagnostic qui allait se mettre en place, vous n’en doutiez plus, le contraire vous eût déçu, vous décevrait, ainsi qu’autrefois votre admission au plus coté des concours administratif vous avait paru la dénégation que Dieu vous appelât jamais, vous rassemblait, vous portait enfin, vous contraignait avec une tendresse précise à vous délester de tout, à vous préparer, à ne désirer plus que la compagnie de ce Sauveur, si longtemps appréhendé comme le déserteur du champ de vos projets et de vos désirs. Le cancer avait fait le tour de votre tête et de vos pensées, il avait raison de tout ce qui vous avait abattu et cerné, emprisonné, poussé à espérer la fin par la mort, il était votre chance morale et spirituelle, le dénouement. Car de vous-même, vous n’en trouviez aucun.

Vous aviez ainsi raison et de la peur de souffrir, et de l’effroi par avance de cette solitude sans nom de qui part, du moins ceux qui restent en sont persuadés.Vous étiez dispensé de ténacité, les délais à l’intérieur desquels vous aviez tant bâti depuis quelques mois, accumulant les scenarii de sortie de votre impasse statutaire, de reprise d’une activité, de rebondissement en politique, de consécration en écriture, ouvrant tous des perspectives si remplies, si harmonieuses qu’il vous eût fallu davantage de décennies pour tout faire et tout vivre que vous n’en aviez eues pour parvenir à ce point de chute. La peur de n’être plus capable ni de séduire ni d’étreindre une femme, celle encore plus insidieuse et corrosive de constater que jamais vous n’aviez su vous donner à qui vous le demandait, que toujours vous aviez préféré aimer qu’être aimé, étaient d’un seul coup tenues en échec, inoffensives, latentes mais réduites. Vous n’aviez plus qu’à être à une seule chose, prêt pour la minute où vous aurez à mourir. A cette perfection, vous ne parveniez que par un dédoublement égotiste, vous prendriez des dispositions pour vos biens, vos papiers : les proches et ceux qui portent le deuil ne sont jamais embarrassés pour fleurir la cérémonie au propre, au chanté, au prêché, au témoigné, les ayant-droits le sont presque toujours par le testament qui date trop, qui paye un tribut inattendu du vivant du défunt et des familiers ou favoris prétendus du décédé.

Il s’était alors passé que vous avez compris que tout préparatif était inutile, superflu, sans effet, que vous ne donneriez aucun plaisir post mortem mais qu’en revanche, vous deviez prendre au sérieux votre fin assez pour que vous acceptiez la peine et la détresse que quelques-uns, ne fut-ce qu’une seule personne, éprouvèrent d’un coup quand vous racontâtes vos entretiens médicaux. Le dépaysement qui simplifie le plus, est la pensée des autres. Les égards pour eux. Tant qu’ils sont naturels parce que le paiement est de retour, que les caresses s’échangent et ne s’administrent pas à la manière du masseur mettant en détente, puis en repos son patient, chairs prises une par une, vous demeurez attentif à ce qu’il se passe en vous, vous cultivez votre plaisir et il est pétitionné que celui-ci provoque l’extase du partenaire. Mais quand il n’y a plus de mécanisme ? Vous aviez décidé, aussitôt le rendez-vous pris par votre médecin traitant avec son confrière urologue, de ne vous en ouvrir à personne, personne autour de vous, personne qui vous soit attaché par la routine familiale ou par ces années-ci d’affection avec celles que vous n’épousiez pas, avec celle surtout dont vous alliez souffrir que vous viviez côte à côte cette période de nouveauté. Car vous disputez en vous-même fécondité ou longévité, mais l’enfant vous ne vous le proposez pas l’un à l’autre pour l’histoire à raconter par la mère au posthume du père, c’est la mort de celui-ci qui t’a poussé à exister, c’était la seule issue possible, nous l’avons accepté sans savoir si notre amour serait enfin réciproque.Ne pas savoir ce que l’on fait, ne pas définir ce que l’on vit, vous vivriez désormais complètement dans ce que vous auriez à vivre, sans restriction mentale, sans contraction du cœur, car à peine la chose dite à celle qui ne pouvait que s’étonner de votre retour si rapide vers vos médecins, vous avez vu. Vu qu’avec vos mots vous pourriez longtemps vous tromper vous-même, avec autant d’acharnement et de cohérence que vous en aviez mis à demeurer persuadé qu’aucun désamour de votre belle ne pouvait amoindrir la qualité, la vérité, le rayonnement, l’immutabilité de la rencontre dont vous ressassiez le moment, les circonstances, les effets, les paroles entendues, les paroles répondues. Vu que vous ne tromperiez pas cette femme-là, précise et unique. Une femme, donc la femme, plus décevante putativement et parfois en vérité que jamais Dieu ne le sera, même quand il est taciturne et que les crématoires polluent pour toujoiurs la conscience humaine, mais la femme aussi plus exigeante, plus existante, plus dépaysante que n’importe quel Dieu fait homme, même le vrai ! le seul !

Subjectivité de la réalité qui ne répond qu’aux questions et aux gestes qu’on lui adresse, qu’à ce que vous faites d’elle ; irréfragable, en revanche, la vérité.Toutes les approximations statistiques et toutes les approches mathématiques, les déductions les plus serrées, les mieux nouées, celles qu’on étaye de tant de probations et de vérifications qu’elles produisent la réalité en la forme et au moment les plus probables, LEVERRIER et la planète Neptune, ou était-ce Uranus, on pointe dans l’azimut donné, et l’on trouve. Mais si la vérité est que la réalité est tout autre que ce que l’on croyait tellement, que tout est faux, le principe de médiocrité, l’analogie du langage mathématique et que le discours le plus scientifique n’est qu’une sensation de poète habilement transcrite, main levée ! Vous dites des milliards de planètes habitables, mais vous dites aussi qu’aucune ne réunit les conditions, à tous égards, qui firent inéluctablement, nécessairement la vie chez nous jusqu’au stade où elle en arrive avec nous : soit ! mais si, au vrai, en ayant accédé à une omniscience que nos logiques ne peuvent attribuer qu’à Dieu, s’il existe, il n’y avait rien de tout cela, que du beaucoup plus simple, ou que du tout autre ? Les grands faiseurs de résurrection du peuple auquel ils appartiennent ou veulent appartenir, HITLER, l’oncle HO, le combattant suprême, ne mettent en place leurs idées, et ne confèrent à celles-ci leur pouvoir de contagion qu’en prison. Demeurer dans un lieu, longuement, que ce soit ou non volontaire, émancipe bien plus de toutes conditions physiques que les plus intenses dépaysements ou isolements. Vous qui écrivez avant de savoir s’il est plus probable que votre vie finira dans l’année ou à terme de quatre-vingt ans, seulement quand ceux-ci seront devenus vôtres, qu’entendez-vous de la nuit venue ? que voyez-vous de l’obscurité encore foncée par la lampe éclairant votre écritoire ?

Vous ne direz rien aux vôtres, en famille, ni à d’autres femmes, correspondantes ou voisines. Vous n’avez pas voulu, ce fut spontané, immédiat, que soudain vous ne soyez plus regardé que selon une espérance de vie, de souffrance, de diminution, que sous l’aspect d’un malade. Déjà,la disgrâce vous avait imposé si vite, si complètement l’étiquette facilitant tout. La réussite d’autrui paraît toujours peu méritée, mais sa chute ? Vous comptez apprendre comment ne pas parler de ce qui vous préoccupe, à ne donner aucune prise à des questions sur le point où vous en êtes, comme il y en a déjà de nombreuses se rapportant aux projets que vous avez annoncés en substitution des échéances de redressement qui ne se sont pas produites, vous bénéficiez de cette commisération des autres, vous amenant charitablement à ce qui est supposé vos sujets de prédilection. Les phrases, les componctions, le remplissage, la convenance sont si peu surprenantes que rien n’est plus continué dans votre dos. Une affection incurable remonterait tous les mécanismes et vous seriez assailli du commentaire que votre première imprudence à en faire confidence, aurait provoqué, surmultiplié. Décidément, tout vous pousse à ne compatir qu’à autrui et à la messe dominicale, tandis que de votre chaise, vous regardez machinalement les processionnaires pour la communion, vos yeux commencent de distinguer ceux qui passent ainsi. Ce ne sont plus les portraits que récemment vous continuiez de faire intérieurement, machinalement, la jolie file, l’égoïste ou le raseur, la péronelle, le vieil homme qui sait se prendre et attendre pour prier. Ce sont des membres de votre propre corps, aussi solidaires de vous et de l’univers que vous vous sentez vous-même liés à cet arbre que vous émondez, à ces rosiers que vous taillez, à ces plantes que vous arrosez et qui vous répondent. Laids ou quelconques,fine étrangement, le cou effilé, le nez long comme la nuque, une blonde vous est, un instant, physiquement plus proche que ne le serait son amant avant le baiser, elle fait un pas de plus vers le diacre qui distribue la matérialité du sacrement, elle est à toucher et spirituellement, séparés par vos corps et donc les années-lumières des atomes et des chairs qui ne sont pas du même organisme, vous êtes mieux qu’unis, vous êtes de destination commune. Cet homme, une boucle àl’oreille, teint de soleil, de plein air, cheveux bouclés noirs, une quarantaine robuste comme un instrument de la génération précédente qui se les fabriquait elle-même ou en faisait, au forgeron, la commande, vous en voyez le profil et pas le regard, lui aussi il a assisté à la messe, en a pris ou y a reçu quelque chose, lui aussi est né de corps, doit aimer ou a aimé de sexe et de fantasme, et il avance en tanguant comme toute la double file. La cathédrale a douze siècles, même si sa façade ajuste précédé la Belle Epoque et le style nouille, combien de milliers de personnes ont piétiné ces dalles, répondu à un célébrant, participé à une liturgie des défunts ? Le petit jeton blanc ou jaune, comestible, passe du ciboire à la main qui le cueille, puis à votre main, vous regagnez votre rang et votre chaise, les doigts joints mais paumes opposées à angle droit, comme votre grand-père quand, savourant café et cognac, il tenait les mains entre ses genoux écartés, le corps un peu à l’étroit dans l’un des fauteuils enveloppants qu’avait tapissés la mère de votre mère. Vous ne priez pas les mains jointes, vous n’embrassez que rarement langue à langue, vous préférez être poussé à aimer que de vous fier à votre discernement ; vous en avez tant manqué que vous vous soluvenez d’avoir été bien plus adulte et sérieux à vos trois ou quatre ans : alors, les époques et les gens n’étaient ni bienveillants comme par la suite, ni fous de froideur et de distance comme maintenant, vous les aperceviez inaccessibles, mais existants ; vous avez cru initialement à l’objectivité de la réalité et c’est pourquoi il y eut des trimestres (scolaires) où vous vous êtes abominablement ennuyé que cela n’aille pas assez, la vie.

Vous avez, dans une inspiration, celle de bien marquer avec des symboles et des gestes, des objets donc, les changements qui se font en vous, dans votre manière de tenir la réalité en laisse, sorti de son encadrement une photographie que vous afectionnez, de votre belle, riant de plaisir tandis qu’elle joue aux cartes avec vous, là-bas, c’est-à-dire il y a presque six ans, ce qui est beaucoup plus que sept mille kilomètres en ligne droite, et l’avez remplacé par un portrait de COUVE de MURVILLE. Le cadran d’une pendule noire se détachant sur cet ébène et aussi sur la glace murale contre laquelle celle-ci est posée, fait auréole au-dessus de la tête du vieil homme ; les traits sont défaits, épaissis,mais restent beaux et fermes, les cheveux sont moins plaqués, moins surveillés, la main a placé le pouce et l’index aux lèvres ; il s’interroge, l’enfant qu’il n’a cessé d’être, et il vous saute maintenant aux yeux qu’il a décidé dès son âge de raison, à ses sept ans, de ne plus chercher à comprendre les autres et encore moins à s’en faire comprendre, de ne plus donner prise par conséquent ou par souci de réciprocité, respect du mystère commun de chacun plutôt que dédain ou isolement voulu. Il a logiquement renoncé à comprendre ce qui est le ressort de chacun, ressort qu’il croit commun à tout le genre humain mais dont il n’a perçoit que rarement la présence dans son vis-à-vis. Renoncer à comprendre et éviter d’être compris n’empêche pas de s’interroger sur l’existence et les raisons d’autrui ; il ne sait de réponse que la cohérence, qui est pour lui indice d’évidence. Ainsi, aux derniers jours de sa durée biologique, terrestre, fait-il peut-être une exception, sans vous comprendre davantage qu’il n’a compris ses proches et les siens, il accepte comme une donnée que vous vous intéressiez à lui sans contre-partie visible et cet intérêt marqué, il le trouve bienfaisant comme un bain de soleil, pris avec soin, en lumière d’après-midi, au terme d’une convalescence pas très saine ni heureuse.Il est chaleureux à titre personnel, sans se défaire de rien, pourtant, qui fit son personnage autrefois. Vous replacerez dans un cadre semblable la joueuse de cartes aux dix-huit ans tout juste, que vis-à-vis se regardent d’image la résurrection et la mort ; vous avez ces tarots-là. A côté demeure, figée et expressive, une des poses les plus mauassades de la jeune fille, sur fond indistinct du lac Léman, côté Lausanne, quand le soir tombe sans coucher de soleil ; c’est cette moue presque hostile qui vous plaît le plus, parce que le moyen de se persuader que l’on ne rêve pas, que l’on n’a pas rêvé est de n’enjoliver rien. Ce qui compte pour vous, c’est ce qui existe. En ce sens, le dédain, les mauvais traitements, la dérision des procès, du barreau, du papier bleu ou des apitoiements familiaux ne peuvent plus émerger, en accèdant à l’autre rive, à une autre logique, vous ne renouez avec rien, mais vous laissez paître bien ailleurs ce qui n’a pas de sens. Ce que vous vivez à présent, peut-être un compte-à-rebours, en a. Vous allez enfin rencontrer du monde, la femme qui tient à vous, la mort qui s’annonce et de laquelle on est finalement toujours capable, la douleur dont les médecins sauront vous extraire mais après quelque temps où vous aurez éprouvé ce que vous n’avez jamais encore souffert, ou bien cet étonnement de glisser vers toujours plus de faiblesse physique que vous vous détacherez tranquillement de toute sensation et bientôt de toute chair.Par avance, vous priez pour ceux que vous aimez, qu’ils aient la même chance que vous. On ennuie et l’on n’a pas les mots pour les dire quand il s’agit de dettes, d’infortune amoureuse, de congé-maladie ou de refus d’affectation. On passionne quand on est atteint de ce que tout le monde redoute. On n’intéresse que quand on est précurseur. L’exclusion et le désamour isolent parce qu’ils ne se partagent pas. Une conviction ne se raisonne pas, les témoins il n’y en a jamais qui voient ce que vous avez cru, ce que auriez juré avoir vu, parce qu’ils voient et ne croient pas. Votre gloire de fonctionnaire hautement nommé et votre projet de couple, vous êtes depuis des années déjà, le seul à les avoir vécus, personne  n’y a cru, tandis qu’à votre prostration, qui ne croirait ?

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