mercredi 11 juillet 2012

désastre - l'impossible est notre vie - récit . 4 (à suivre)







                     DESASTRE




                  Sa joie. Vous êtes enfant, le couloir, le si long couloir, avec ses coudes et redents ; dans le noir, votre frère aîné, dont vous respirez la présence, s'est caché, va bondir sur vous, la peur. Vous avez peur. Votre peur. Vous êtes adolescent, sa joie. Au téléphone, dont il a pris l'appareil dans ce couloir, vous entendez, vous comprenez, c'est un primesaut de votre peur, jamais vous ne l'avez entendu parler ainsi. L'inconnu au bout du fil comme l'on dit, mais c'est lui qui était au bout du fil, un fil démesurément allongé vers le bas, vers le précipice, qui pendait au bout du fil. Il parle comme votre mère vous a parfois dit qu'on parlait dans sa famille à lui, comme vous avez entendu parler chez votre tante, la soeur de votre père. Le soulagement, la volubilité, davantage que la courbe du dos, de tout le corps, celle de l'âme. Votre père remercie, remercie encore. Les " cher ami " sont répétés, redits. Sauvé, il est sauvé, vous êtes sauvés. Vous ne savez pas bien ce que cela signifie, vous voyez l'abaissement de votre père, vous voyez qu'il s'est abaissé, démesurément. Personne ne dit sur le moment, qu'il est sauvé, que vous êtes sauvés, que la famille est sauvée puisque l’on n’avait pas dit que vous étiez perdus, qu’il était perdu. Vous ne sauriez ce que cela signife, vous ne savez pas davantage ce que signifie la famille. Vous vivez, vous en vivez, vous en faites partie, parents, enfants, famille, bureau du père, puissance du père, règne de votre mère, de votre mère surtout. Cher ami... qui est cet ami ? C'est le soir, l'électricité dans le couloir. Quelque temps auparavant, le soir déjà, la cuisine, plus de domestiques, de cuisinière depuis longtemps déjà. Cette scène à table, un dimanche sans doute puisque personne n'était pressé, pas la course de retour au collège, mais le salon comme d'habitude, la cigarette de votre père qui fait un filet et la cendre s'allonge et la tête baisse et penche. Mais non ! je ne dors pas, mais voyons, je ne dors pas... Votre mère impérieuse. Le salon, le roulement du train de ceinture, la belle adresse. On pouvait nuitamment lire son journal sur le trottoir, c'est ainsi que vous avait été présenté, comme en confidence, le site du nouvel appartement. Le jardin du Ranelagh de l'autre côté de la voie ferrée électrique. Enfance, maintenant l'adolescence. L'enfance où vous ne sentiez pas le baiser maternel, la lumuière éteinte, le lit bordé, l'édredon tiré, sans doute, mais vous n'aviez pas senti le baiser, et vous réclamiez une fente de lumière, la porte légèrement entr'ouverte. Le baiser et la porte. Votre mère revenait, immanquablement, mais la première fois était manquée, presque toujours. Impérieuse, lointaine, quoique vous fussiez à sa gauche, la table ronde de la salle-à-manger avant le déménagement de Neuilly à Paris très occidental. Belle situation, belle automobile, l'Otchkiss d'occasion, puis la Vedette, toutes deux chauffaient dans les côtes, le col de la Forclaz mais les voyages au long cours, les Sables-d'Olonne, Saint-Tropez, enfin la voiture offerte par la société, une deux-portes, une Ford à toit blanc ivoire et carrosserie noire, les pneus comme le toit, les portières à fermeture automatique à cause des enfants, on y entre en renversant les sièges-avant. Les vacances, la voiture chargée, votre père, vos conversations, l'intimité, les recommandations de votre mère, ne pas dépasser le 110, l'autoroute qui se termine - provisoirement à Avallon, la messe de six heures (le matin) chez les Soeurs, la route toute la journée, la cocotte-minute entre vos jambes nues, les culottes courtes jusqu'en Seconde, jusqu'en Première, ou des pantalons dits de golf ! l'hiver pour le ski comme pour la rue de Passy vers le collège. La belle situation, l'aisance, quoiqu'on reprisât les chaussettes et les chandails. Les chaussures montaient, vous les laciez. Le coca-cola à la kermesse vous parut un péché et pas meilleur que la première cigarette un peu plus tard, avoir une contenance. Votre père attendant en double file, votre mère qui revient d'un magasin et qui traverse. Le murmure de votre père, comme elle est belle, vois ! comme elle est belle. Sa femme, votre mère. Sa main, une fois, aux cuisses de votre mère, là où le bas est retenu par quelque chose. Vous ne détaillez pas. Ce soir, à la cuisine, vous êtes entré. La porte vitrée est fermée quand votre mère, après le repas, fait la cuisine. La scène où votre mère vous avait fait taire, une demande de quelque argent, à la cantonnade, un livre, une dinky-toy peut-être, elle vous avait fait taire. Tu ne vois donc pas ? Il n'y avait plus rien, c'était cela qu'il fallait voir. On était allé, comme chaque été - quand ce n'était pas La Baule - à Saint-Tropez. Cette fois-là, un bungalow pour les huit ou dix que vous êtes en famille, certains chez les amis, la grande maison, les amis de toujours, partager les frais, les diminuer, les amenuiser. Mais le rite est respecté, les cinq ou six semaines de vacances. Le soleil est là, le bungalow minuscule sans grâce ni ombre, mais on traverse le chemin et l'on est chez les grands amis, des amis de longue date, elle, elle est marraine d'une de vos soeurs, qui en recevra maints bijoux, de vrais et magnifiques pièces, lui, il a été Ambassadeur, des petits postes, mais une carrière habilement reconstituée en s'étant tenu coi sous Vichy, quand tout le monde revint d'Egypte, tout le monde, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas "gaullistes". Vous auriez pu naître en Egypte, le temps de légende amoureuse et sociale de vos parents, des photos bistre, admirablement précises racontent le bonheur, les appartements, les palmiers, le Sporting, la colonie, les réceptions. Votre père se recasa facilement. Il avait dirigé la filiale au Caire, il revenait à la maison-mère. Ce fut facile. Il a toujours tout eu, facilement. Polytechnique, nul en physique, 20 en mathématiques, le concours des actuaires, comme cela. L'un des meilleurs actuaires de France, le calcul des probabilités, Pascal, le risque, le jeu. Ils avaient dû quitter l'Egypte par ce fabuleux prétexte, une opinion politique, pourquoi pas ? le train dit diplomatique via Beyrouth puis Stamboul. Déjà, il avait dû jouer, il jouait certainement, mais on ne le disait pas à votre mère. Simplement, parfois un silence dans ces réceptions. Leur bonheur, le couple idéal, parfait, leur beauté ensemble, le front très haut, le nez un peu trop fort et qu'elle n'aimait pas : votre mère, mais la grande allure, le regard magnifique, la tendresse conjugale, amoureuse, votre mère a eu des rapports conjugaux ou fraternels avec chacun de ses enfants. Ceux-ci, pour la plupart s'y sont dérobés en grandissant, trop difficiles ces rapports. Votre mère ne savait pas être mère, elle était compagne, amie, femme. Peut-être parce qu'à ses cinquante ans, pas le bon âge... soudain, l'homme, le mari a craqué, pf.. disparu. Il jouait, il ne pouvait être qu'en second, un technicien, un excellent technicien, mais pas un meneur. On le ridiculisait, vois-tu. Ses subordonnés le ridiculisaient en public, dans les congrès, je le sentais, je le voyais, j'en fus témoin. Tant que son Président fut là, tout alla, il était aimé, protégé, protégé de lui-même, une des plus importantes situations de Paris, l'adresse aussi, le boulevard, la rumeur du trafic sur les pavés, le parc Monceau, les grilles dorées à la feuille, de l'autre côté, l'immense bureau au premier étage, l'escalier qui y conduit, aussi prestigieux, aussi large, des rampes aussi fastueuses, des tapis comme dans l'immeuble. Tout allait si bien, il n'avait qu'à se laisser mener. Du jour au lendemain, il me dit qu'il ne me rendrait plus de comptes, qu'il me donnerait l'argent comme cela de la main à la main, tout l'argent que je voudrais, dont j'avais besoin. Votre mère pleure, c'est encore l'époque des éviers en pierre marron et luisante, un peu grasse, des robinets en cuivre et qui verdissent, des cuisinières à charbon relayées, pas toujours, par le gaz, il y a la machine à laver qui dans un cabinet de toilette tombe en panne et inonde jusqu'au couloir et aux chambres. C'est le confort, chacun a sa chambre ou presque, vous avez la vôtre, celle de votre aîné parti au service militaire, l'Afrique saharienne lui faisant éviter l'Algérie, le prestige de votre aîné, le prestige de votre père, du couple de vos parents vont de soi. Votre mère a pleuré, la dot y était passée, l'automobile avait été mise en vente, rouillant et dégonflant ses pneus au garage dont naguère l'emplacement de stationnement était loué fort cher. Vous y alliez en courant, tout enfant, derrière votre père, manteau et veston volant au vent comme des ailes, vous arriviez en retard, ponctuellement en retard, chaque jour, l'angoisse, vous étiez allés chercher la voiture au garage ensemble pour gagner du temps. La voiture, il aura fallu quatre ans peut-être pour qu'elle soit vendue, par sa transformation en véhicule de remorquage. Votre grand-père sort de la chambre de votre aîné, une chambre qui avait été la vôtre enfant, celle de vos oreillons, de vos premiers Tintin, des trois principaux cauchemars qui vous hantent encore, une descente aux enfers, le lit porté par un fleuve de feu et d'étincelles, à travers des tunnels et boyaux sans fin, une grotte qui pourrait sembler celle de l'Apothicairerie à Belle-Ile, vous êtes au fond, la mer dans l'anfractuosité triangulaire, le premier plan est sombre, le fond est clair, lumineux mais la mer arrive, entre, se répand, envahit, et vous êtes au fond de la grotte, enfin des nuits sans éveil ni sommeil, le plafond qui se hausse, dans l'angle de cette chambre, votre lit qui se rapetisse et vous avec, les pas sonores, immenses, engloutissant de bruit, votre père qui se rapproche et qui arrive. Votre père sort de la chambre, à la suite de votre grand-père, le couloir finit là, il y a votre chambre du moment, la salle-de-bains des enfants, le chauffe-eau, réduit sombre et mystérieux, chaud et sans fenêtre, et la chambre donnant sur le jardin intérieur commun à plusieurs immeubles. Albert LEBRUN habita là, SERMOY fut arrêté sous ce nom d'emprunt, le président de la Société des Mines de Fer de ... loge aussi ici, les beaux-parents de votre aîné qui va épouser une héritière sont de ces locataires. Des relations brillantes, des voisinages, des dîners que donnent vos parents et dont vous épiez par la fente d'une porte, parfois, la lumière, la luisance, le brouhaha. Une porte à l'autre bout du couloir, vers l'entrée et les salons, car il y a plusieurs salons. La gloire. La gloire que vous eûtes, une cérémonie religieuse fêtée profanement en agapes et listes des cadeaux déposés, alignés, répertoriés sur des tables et aussi sur le lit conjugal, toutes les pièces d'apparat ouvertes. Vous plastronnez, un costume neuf, des chaussettes blanches jusqu'aux genoux, des souliers beiges, le brassard de famille, brodé, léger et repassé,merveilleusement soyeux et souple,à franges, votre raie à gauche, vos projets d'avenir, non, probablement pas la profession de votre père, des noms d'écoles prestigieuses sont murmurés, vous êtes le centre, il y a les adultes. C'est un univers qui vous va bien, qui vous est prédit, des gens plutôt plus âgés que vous, admiratifs et bienveillants. Une cellule familiale dont vous n'avez pas conscience, dont les dimensions sont poussées loin, vous avez de la place, vous en prenez, votre mère vous rabroue, vous juge, vous connaît, et maintenant vous allez la connaître. La tendresse de votre père, il a grossi, perdu ses cheveux, ses mains sont jaunes, oranges de nicotine, les ongles coupés trop ras, mais le nez, le front sont superbes. Vous aurez ce nez et ce front, et beaucoup de ces yeux, de ce caractère, de cette faiblesse, de ce dos rond, de ce regard implorant la tendresse, la confiance, la pitié, l'estime, la protection, et pourtant la reconnaissance que vous êtes quelqu'un. Depuis, l'altitude vous fait peur, l'ascension vous fait peur, votre mère a toujours cru à la guigne, croit l'avoir toujours eue, le pneu qui crève prochainement si l'on en a évoqué l'éventualité, le hasard. Ils étaient montés si haut et si bien, les cadeaux qu'ils répandaient chaque été au retour d'Egypte pour les vacances, les envieux qu'ils avaient faits. Votre grand-père reçoit le détail et les chiffres. On va vendre tout ce qu'il est possible de vendre, l'appartement qu'on comptait offrir ou louer aux jeunes mariés, les fiançailles sont naturellement rompues, votre père avait même tapé celui de la future, il y aura aussi la villa de La Baule, parce que votre père recommencera, continuera. Il gagne parfois, c'est un as des martingales, les mots croisés et les martingales. Joseph FONTANET sera assassiné d'avoir compris que les tables de ce casino-là, l'un des plus fréquentés par votre père, étaient truquées. Le calcul des probabilités ou le pari sur Dieu n'intègrent pas cette évenutalité. Les tricheurs ne sont pas des escrocs, les naïfs payent. Communauté de biens, votre mère solidaire, chez votre tante, du côté de votre père, les heures et la menace, tous les chantages, elle doit signer. Les larmes. Quelques millions de plus sont ainsi mobilisés. La reconnaissance de dette à détruire à ma mort, la soeur de votre père est belle joueuse. Elle a tous les motifs de détester votre mère qui la considérait abusive, ayant dévertébré son futur mari, lui ayant inculqué d'avance peur et impuissance. L'Egypte fut providentielle, sinon nous divorcions. Grand-mère : idéale dans le grand âge, implacable et pas intelligente à notre mariage. Ma mère juge durement, elle reçoit maintenant la monnaie de tant de pièces. La mère de votre père vend son appartement, on la rétrécit, on reconstitue plus près de chez sa fille les deux pièces où elle vivait d'habitude. Il y aura encore quelque chose à réaliser quand votre père tombera une énième fois. On ne se guérit pas du jeu, on a tout essayé, il est interdit. On a eu tort de lui éviter la prison, mais déjà il avait vieilli, la cervelle ne devait plus tenir, on a pu plaider cela, les experts en étaient d'accord. Vos parents ont divorcé quand il y a eu récidive, mettre les meubles de la communauté au seul nom de votre père ne garantissait rien. On s'aperçut, votre mère s'aperçut mais non les avocats, ceux qu'on paye à prix d'or, et le collaborateur ne vous reçoit qu'aux heures premières de la nuit déjà tombée, c'est du côté de la Madeleine. Les rendez-vous sollicités, les banques dont les relevés sont redemandés, les découverts partout, la chute, puis la rechute. Les placements en bourse qui étaient détournés ou autrement provisionnés, le jeu était ample dans sa première version. Dans la seconde, situation de bien moindre apparence, mais le cher ami qui repêchait votre père, était parvenu à obtenir qu'il soit rétribué autant que dans son emploi précédent - son grand emploi qu'il avait perdu, alors le loyer était majoré pour les comptes rendus au siège outre-Rhin, le chéquier de société utilisé, un infarctus et une hospitalisation de plusieurs semaines, celés anxieusement, pour que personne ne vint regarder des comptabilités qui, par surprise, n'avaient pu être arrêtées. Votre mère avait pu déménager de nouveau. L'appartement du Ranelagh, en le quittant pour réduire les loyers, on en avait obtenu une reprise. L'autre côté de la famille, celui de votre mère, n'avait pas eu la générosité de l'ancêtre. L'obtention de la reprise était vitale, il fallait dédommager un oncle, cultivateur dans le Midi et dont la fortune de génération en génération ne souffrait aucune spéculation, les terres rendaient mais n'appartenaient qu'à un usufruit dynastique agrandi par mariage et qui peut faire la grande tradition française. Votre cousine ne se mariant pas à la campagne, en fit un appartement parisien et de sa mère une subventionnée au mois le mois. L'oncle de son vivant tenait à cet argent, censé ne pas lui appartenir, il en avait réclamé capital et intérêts capitalisés dès que la déconfiture de votre père fut déclarée. Des amis d'enfance avaient vendu pour sauver vos parents des titres, qu'il fallut soudain présenter à date de conseil d'administration, l'enjeu étant la propre situation du prêteur. Votre père avait ainsi fabriqué une chaîne de catastrophes, tout était solidaire, vos soeurs changèrent d'institution, certaines, et vos frères également, furent désormais gardés gratuitement là où vos parents avaient été longtemps des bienfaiteurs de kermesses, de fondations en Afrique et d'embellissement de l'église paroissiale.

                  La résurrection fut de courte durée, l'expiation longue jusqu'à l'éternité que closent seuls les croque-morts après l'ultime regard et le mot de permission des proches. Votre père mourut dans son sommeil, à la veille d'être amputé, le mois juste où par mensualités d'une grande quinzaine d'années, tout avait fini d'être payé. Il avait emprunté à sa logeuse de quoi payer une petite voiture : son dernier luxe. Comme Max JACOB ou Léonce de GRANDMAISON, il avait trouvé asile au seuil d'un monastère bénédictin, l'accueil avait été lent, prudent, peu généreux, mais il avait auparavant spolié les Petits Frères des Pauvres et tellement trainé dans les rues parisiennes pour, parti aux aurores de l'appartement crânement reconstitué par votre mère dès qu'elle l'avait pu, n'y revenir qu'à la nuit très tombée, s'y nourrir seul et dormir dans une salle-à-manger dont il obturait les portes vitrées d'un tissu grossièrement punaisé. Il était retombé à peine sauvé. Quelle avait été sa pente, son raisonnement, son instinct pour - précisément - ne pas se tenir tranquille, pour tenter par quelque coup du sort de tout reconquérir, y compris votre mère ? L'argent, le flot d'argent qu'aurait poussé en jetons devant lui le croupier et la gloire serait revenue, une gloire toute de tendresse familiale et de rapports recouvrés avec des enfants qui se mariaient sans qu'il fut au rang de la paternité. Certaines fois, vous l'aperceviez furtif entre les colonnes de l'église Saint-Philippe du Roule. D'autres fois, mais ce n'était plus des mariages, vous l'entrevoyez au transept de Notre-Dame, une ombre, un déni de tout droit, une épave qu'avait écartée sa femme, votre mère qui pendant peut-être dix ans s'interdit de regarder la moindre devanture et marchait, elle aussi, dans les rues sans but autre que de faire tourner les aiguilles des horloges, des pendules et de sa montre, la tête dans les épaules désormais, le visage camouflé par le parapluie baissé. La famille en rajoutait, avait reconstitué le drame, sauf votre grand-père maternel et votre tante paternelle. Votre père, c'était évident, avait voulu s'affirmer, et n'avait trouvé que le jeu : simple, n'est-ce pas ? La coupable de ce dérèglement du comportement était votre mère, trop fière, trop impavide qui avait réduit cet homme, l'empêchait de faire quelque sieste après le déjeuner, ne lui concédait oas une pièce ou une table qui fut à lui dans les successifs appartements, des personnalités de force inégale, trop d'enfants peut-être, l'homme avait craqué, svelte et beau, il avait peut-être dissimulé, il avait eu ses chances, et aussi - malheureusement - des gains. L'Egypte avait bien tourné, peut-être d'autres occurences aussi. Puis les protections, patriarcales dans la vieille société, s'étaient retirées, un financier était apparu, une direction s'était modernisée, il n'avait pu suivre, il ne s'était pas imposé, son travers était resté seul sous la lampe à examen, la place était belle, elle fut convoitée et prise, il n'y eût pas de ménagement mais comme il avait quelques réserves, des apparences inentamées, il dura et camoufla sa disgrâce, sa mise au chômage, emprunta avec promesse que sa femme ne serait pas mise au courant. Il recula, avait reculé et le miracle n'était pas venu, ou plutôt le rétablissement ne vint qu'après les aveux, et la chute, qu'après la rupture. La rechute s'opéra à nu, il n'y eût pas de recours, il attendit, chercha et l'on alla jusqu'à envisager d'affreuses expatriations mais lucratives qui l'auraient fait complètement changer d'identité et d'existence, ainsi d'organiser le système de sa profession dans un Etat d'Afrique noire anglophone, presque septuagénaire et cardiaque, se trainant à la boîte postale pour y distinguer - la petite grille numérotée de ces casiers outre-mer - que l'enveloppe-avion de la femme aimée, votre mère n'y était, une fois de plus, pas parvenue. Il vous regarda quand, fidèle à votre inspiration du premier soir, où dans la cuisine familiale aux carrelages 1900 jaunes et rouges délavés et douteux malgré serpillère et prooduits, vous aviez appris la chute, vous lui avez dit, à sa seconde abdication que vous ne le verriez désormais plus, ne lui parleriez plus. Votre mère conservait quelque équilibre à ce prix-là, que certains autour d'elle lui rendissent justice et discriminassent entre coupable et victime. Vous saviez déjà que chacun était victime, non de l'autre, mais de cette société que l'aisance affûte plus encore dans la cruauté des charités sur agenda et par virements périodiques, les camarades de promotion à l'X et les « amis d'Egypte » se cotisaient avec conscience mais déléguaient un curateur, que votre mère refusa mais à quoi votre aîné poussait quoique lui-même fut piètrement estimé par la belle-famille que la ténacité de sa fiancée avait contrainte à s'ouvrir. Ouverture par la porte de côté, réunions de famille aussi empreintes de racisme qu'une rencontre entre sociétés et couleurs opposées. Parce qu'il avait perdu, et pas seulement au jeu, votre père vous avait tous introduit dans ce cercle qui ne se ferme que de l'extérieur une fois qu'on est dedans, ce cercle où l'hérédité règne autant qu'à l’extérieur et que dans la réussite, mais à l'inverse. Une opprobe vous suivrait ou vous précéderait. Vous n'auriez pas d'ascendant, pas de référence, donc pas d'appui, la solitude commencerait ainsi. Vous y étiez si peu préparé que vous en avez, à l'époque, rajouté.
                 
                  L'esprit de collection et d'accumulation, des cartes postales au musée du Prado - vous étiez en Espagne à apprendre la langue, un été, celui de vos principaux succès scolaires, les mentions au baccalauréat de l'époque et à relire les oeuvres que le pays et la saison, la lumière avaient inspiré à cet écrivain qu'on fusilla à pas trente-cinq ans malgré François MAURIAC et parce qu'un directeur du cabinet, rue Saint-Dominique, c'était le premier dimanche de Février 1945, glissa dans le dossier qu'allait examiner le Général de GAULLE, une photo de DORIOT en uniforme, or le poète de Fresnes pouvait, lunettes rondes et front aussi, ressembler au "chef". Des cartes postales chipées à l'étal du musée, des volumes de la collection Que sais-je ?, puis deux ou trois livres d'un prix un peu supérieur, volés à la librairie de votre école préparatoire à l'autre, si prestigieuse à l'époque, dont vous êtes sorti. Il y a longtemps. Votre nom qui est dit à voix forte, votre reddition immédiate, le retour en métro, votre mère chez le directeur, la plainte et le casier judiciaire évités, mais les amitiés naissantes, les esquisses amoureuses d'un seul coup interdites, les couloirs qu'on ne prend plus, l'argent de poche encore plus mesuré puisque votre père, lui aussi, vous autant que lui, vous deux . . . peut-être d'autres larcins, dans la biographie que vous ne connaissez pas, commis par vos frères et soeurs, les bêtises et les manques, pour eux, pour elles, sans conséquences, apparemment. Ils se marient, ont leurs difficultés, leur histoire propre, pas vraiment de déconfiture, des enfants et des conjoints : une ligne traverse et soutient des vies, à peu près droite. La vôtre hésite, se reprend, plonge. Il y a l'oubli, mais il y a ce premier blanc dans votre chronologie intime. L'associé-gérant de la grande banque d'affaires, celle qui accueille les perdants d'un des tours au manège ronflant du pouvoir politique, les plus haut-placés dans la hiérarchie qui vient de passer la main mais la reprendra au coup suivant. Camarade de votre promotion à l'école dont vous fûtes suspendu, il avait commis à peu près la même chose, sans doute pour travailler plus à l'aise, autre forme d'esprit, carrière du coup plus discrète une fois que le pouvoir dont il avait fait partie au bon endroit, fut remplacé par un autre. Il vous reçoit. Ce sont les premiers mois de votre disgrâce, ce n'est encore qu'une disgrâce, ce n'est pas la pente, la glissade, la descente, vous avez encore tous vos moyens, votre lustre, votre sourire et l'emploi que vous avez perdu, vous en avez encore tout le souvenir, l'habitude, assez pour converser, pour ne pas demander, mais pour proposer. La salle est de conférences, les fenêtres sur le boulevard Haussmann sont camouflées, les tables sont lisses, l'argent ne se voit pas, les chiffres ne se disent pas, quelle politesse ! Vous n'intéressez pas. Vous êtes ballotté vers un autre rendez-vous, vous devriez faire valoir les entrées que vous aviez par fonction, là-bas, vous donneriez d'abord, prouveriez surtout, on vous gratifierait ensuite. Secrétaire général adjoint de la Présidence de la République, une autre y entre peu après votre tentative. Elle s'y prend autrement, elle prend, tellement vite et tellement qu'en quelques semaines le père de famille, régnant encore sur la banque des deux côtés de l'Atlantique, n'a plus le choix qu'entre elle et son gendre. Vous écrivez, et cela suit à New-York, votre écoeurement de telles moeurs. Entretemps, les emplois que vous aviez sollicités chez le premier électricien-téléphoniste de France et peut-être d'Europe, que vous connaissez par votre expérience de ses grands marchés à l'exportation, sont pourvus au bénéfice de l'ingénieuse. Elle est ingénieur, vous ne l'êtes pas. Qu'est-ce qu'un diplomate que barre le Quai d'Orsay et que ne veut plus ré-employer à l'étranger le ministère du Commerce Extérieur ? Boulevard Haussmann, vous apprenez cependant que le nouvel Ambassadeur aux Etats-Unis y émargea, cumulant aussi la traite sur son avenir qu'escomptait le banquier des privatisations avec une officine de consultant, et qu'il prétendit même garder son strapontin après le retour en grâce qui a tenu tout simplement à l'élection présidentielle de 1995. Vend-on du savoir-faire, de l'écriture et de la pensée sur page blanche et sans fond de dossier ? ou un carnet d'adresses et une liste de numéros rouges mais en ligne directe ? Cinquante ans pour apprendre la réponse, mais l'eussiez-vous connue à vos origines professionnelles que c'était déjà trop tard, les relations sont héréditaires et le talent pour les cultiver, les augmenter en nombre et en puisance d'intimidation ou de protection, est inné. Votre père ne vous a légué que du charme et un besoin d'être aimé. Dans le métro qui balance vers les stations Muette et Ranelagh, vous êtes perdu mais vous avez encore quatre jours pour avouer, danser une dernière fois et limiter la casse par les supplications qu'aura portées votre mère, rue Saint-Guillaume, chez le directeur de cette école. Vous êtes seul, vous êtes fatigué, en un seul instant, comme un gigantesque piège qui depuis longtemps avait dû vous guetter, tout s'est refermé. Il n'y a plus rien. Puis la blessure se referma, il y eût d'autres jours, d'autres années. C'est cela jeunesse, la réserve que la vie ouvre périodiquement, à un rythme généreux, presque prévisible, la réserve d'opportunités et de bifurcations. Vos chances, vous ne les aviez pas encore vraiment eues, elles vous vinrent, vous ne prîtes pas garde à ce que vous avez enlevé ce passé et un père radié des cadres. Votre attitude détonnait parmi les vôtres, exactement comme vos parents avaient trop ébloui les leurs. Des intimités avec votre mère, une réussite et un métier apportant lustre, voyage, notoriété vous mettaient deux fois hors de pair, et l'on ne vous disait ce qu'on voyait et murmurait de vous, que vous marchiez et folâtriez sur une corde, pour l'heure, pour ces heures et ces années, bien tendue certes, mais que vous ne saviez pas la précarité des choses, de l'existence et de l'argent-même que vous gagniiez. Et vous ne faisiez rien pour vous assurer. Quelques protecteurs vous suffisaient, une correspondance avec le Président de la République qui allait doubler son septennat, beaucoup de notes personnelles, des élucubrations sur le charme de l'existence, de grandes facilités amoureuses. L'univers scintillait de tant de paysages. Aux revers de vos parents, chacun de vos frères et soeurs avaient trouvé leur explication, une explication par le péché et non par la société. Maintenant que vous êtes à terre, l'explication fonctionne à nouveau : vous n'êtes pas innocent puisque vous paraissiez heureux et fortuné.

                  L'image vous a quitté, l'image de chacun de vos parents. L'image vêcue de votre père, l'image de l'homme abaissé, l'image du père dont vos frères et dont vos soeurs, ceux, celles qui lui parlaient, l'invitaient, le visitaient, n'avaient que pitié, qu'affection animale, mais plus admiration et estime. Ou alors cette estime du curateur et des amis quand il y avait cotisation et que le donateur se magnifie en appréciant la sainteté de sa victime bénéficiaire. Vous aimiez votre père, vous saviez, vous deviniez l'attente des lettres et des visites, l'espérance surtout d'un retour d'amour. L'amour ne surprend que l'amoureux, que le débutant incrédule de son mérite. La réciprocité de gratification est telle qu'aucun n'a peine à aimer, on s'entr'aime et l'on ne mélange ni ne partage que des bulles. Mais le retour d'amour, c'est la grande preuve, c'est la gratuité, c'est le " tout bien pesé ", c'est le choix, vous êtes choisi, elle voulait être choisie. Rien de tel au monde que d'être accepté, et qui donc vous accepte en totalité sinon celui, celle qui vous choisit, et qui s'y tient, s'y est tenu. Votre père perdant doucement l'orientation de sa souffrance, de sa privation et se nourrissant modestement, humblement d'une tendance très affective à un mysticisme qu'il ne sut exprimer - vous en êtes sûr - qu'en une seule vraie circonstance. Vous aviez voulu, conseil de votre aîné et correspondance avec lui en service militaire au Sahara, vous ouvrir à vos géniteurs d'une question que la vie vous posait mais ne résolvait pas : une vocation religieuse peut-être. Votre père qui ne prenait jamais la parole sur les grands sujets, d'ailleurs ceux-ci étaient rares, opina de lui-même et vous dit la condition parentale ; le couple de vos parents n'était plus d'un homme et d'une femme, dans la grande chambre de cet appartement où tout se passa de vos enfance et adolescence, il était d'amour vêcu, difficile, splendide et il en sourdait quelques mots d'or. Les parents sont des mendiants d’amour. Style indirect. Vous n'aviez pas de réponse, encore moins d'encouragement dans l'itinéraire dont vous aviez l'impression qu'il vous était présenté, vous n'aviez aucune expérience d'une vie ou d'une rencontre spirituelle, mais vous veniez de voir la situation humaine : votre père venait de l'articuler avec ses mots à lui, précieux comme du sang, lourd comme un coeur battant encore, tout chaud. Ce même homme ne pouvait donc être réduit, tout humilié qu'il fût, tout repoussé par son unique épouse, tout écarté de vous que vous l'ayez placé et de force, il resta d'or. Voûté charnellement, hésitant dans ses derniers pas, banal pour ses dernières paroles, il avait manifestement trouvé la dimension que seule confère la nudité. Votre père, qu'il fût riche, doté, aimé, situé ou bien qu'il soit tombé miséreux, à peine habillé, déconsidéré ou pitoyable, avait toujours régné par une immédiateté d'existence, le sens du scandale et celui, plus encore, de l'amour. Cela prédispose plus à la prison de l'exil ou au martyre qu'à la vieillesse pompeuse et avare des beaux-pères en santé ou en grabat, pas méchants d'ailleurs mais incultes côté vie, côté tendresse, côté aveu d'une faiblesse, donc inaptes de naissance et de toute vie à l’ouverture d'âme, sauf cas de deuil. Parfois. Votre père avait ce chemin : d'origine en lui. Votre mère le parcourut par contrainte, en souffrit jusqu'à casser, elle vous légua autre chose, la fierté plus que l'espérance, car devenue pieuse, elle ne croyait pourtant à rien qu'à ceux qu'elle aimait, ses enfants, son mari mais sans plus jamais le dire, et elle n'était pas plus dupe de ceux-ci que de celui-là. Tous deux ont su pleurer.

                  L'autre soir, au cinéma, vous aussi l'avez su. L'au-delà de la détresse et de la solitude, l'au-delà de toute morbidité, l'au-delà de toute supputation sur votre échec, l'au-delà de vous-même avec qui pactiser, en vous rendant, en cessant le combat, en vous effondrant, en vous laissant vous effondrer. Les situations et dialogues du film y sont-ils pour quelque chose, l'enfant inhibé, renfoncé, empêché et pourtant son talent, bien plus que l'éventualité d'un grandiose et exceptionnel accomplissement, une évidence de son don, telle que le père en est révulsé, renvoyé à son propre malheur, à une origine qu'il veut renouveler et inculquer à son fils. L'autre consent à force d'être violé dans le plus intime de sa volonté, de son identité. Le chef-d'oeuvre pourtant, il arrive à l'extraire de lui-même mais la dernière note donnée, maintenue et les applaudissements venus et hurlés, il craque, il est craqué, la folie l'a relayé, il survivra parce qu'il est mort. On le portera, on le fera jouer plus tard et beaucoup plus tard à nouveau, mais il aura la sagesse, l'enfance, le réflexe de demeurer dans sa folie. L’histoire est vraie, avertit le réalisateur a posteriori. Le chômage est statistique pour ceux qui l'administrent ou en répondent, comme on doit accepter une cote de popularité ou un bilan comptable ; il est une longue, savante, très adaptée et personnalisée mise à mort pour celui qui s’en trouve atteint. La folie lui est analogue, d'ailleurs l'un produit l'autre, même si cela ne se voit pas tout de suite, même si le malade d'exclusion et de désemploi n'en ressent pas aussitôt la première griffure, celle qui annonce qu'il sera rongé vivant jusqu'à l'os, disloqué vivant et lucide jusqu'aux racines de tout récit et du dialogue intérieurs. La folie est personnelle. Pas d'autre qui lui ressemble, c'est vous qui êtes fou, il n'y a pas de folie à l'état endémique ou par abstraction. Vous pleurez, vous écoutez ces secousses du coeur aux épaules, de l'intime, du non-dit, du si peu charnel jusqu'aux jointures de votre corps, vous pleurez. Pitié de vous enfin. Autrefois, pleurer c'était encore dire ou exprimer à l'autre quelque imposibilité, quelque aveu d'une faiblesse d'amour, pleurer c'étaut supplier et bien mieux qu'en parole ou en geste. Maintenant, tandis qu'à l’écran tout continue, organisé mais bien joué, très vrai, vous pleurez sur vous-même, vous pleurez totalement sans sujet ni objet, sans vis-à-vis ni souvenir, sans fin. Vous avez cinquante et d'autres années, autour de vous comme une mare qu'auraient produite en fondant votre corps, votre vie, comme du linge, ceux que l'amour fait glisser aux pieds des amants et dont on enjambe le cercle pour se porter, se tirer l'un l'autre jusqu'au lit, autour de vous sans joie ni tristesse, il y a la cendre de ce que vous fûtes et qui est léger. Survivre, en être encore à ce stade terrestre quand tout vous a été ôté. L'emploi, la chance, le crédit, le projet, la projection, la crédbilité, la fortune, la réputation se sont envolés, vous n'y avez pas cru d'abord et longtemps, et maintenant vous le constatez si fort qu'il n'y a plus place pour lm'instant à venir. Voilà pourquoi et en quoi vous pleurez, voilà comment, sorti d'un autre cinéma dans une autre ville, la capitale, vous avez saisi que la folie vous revenait, que l'incohérence seule pourrait peut-être vous guider encore. C'est maintenant votre image, votre propre image, l'image de vous-même si nettement décapée par les circonstances, qui vous hante, vous habite, vous rejoint à chacun de vos réveils, se renvoit et se multiplie dans les regards que vous croisez. Vous êtes deviné et identifié. Perdu, vous êtes perdu, vous avez perdu. C'est l'après de la bataille et l'horreur d'y avoir survêcu, d'avoir donc à contempler votre mort. Vivant, décidément vivant, mais pas de son vouloir propre, le mort ne sourit pas, il se meut, bouge encore pour bien se persuader, pour bien démontrer que ses mouvements ne mènent à rien, ne changent rien à sa mort. L'autre image qui vous hanta était celle de votre mère. Bien onirique celle-là, mais affreuse. L'image de votre père, elle pouvait être aimée, épousée, l'homme qui finissait, mais qui recueillait pour finir la caresse la plus belle, la plus digne, il avait été bon et aimant. Image acceptable, enviable. De votre mère dont vous vous étiez fait le protecteur dès le soir aux aveux dans la cuisine, vous redoutiez que sa fin fût physique et atroce : piétinée par une foule, la foule des circonstances, des enchainements, des malchances et des envies, des haines que les sentiments filiaux déguisent - souvent très mal -  en déférence affectueuse. Une sorte de lynchage sans raison, à moins que cette image que vous vous étiez forgée, dont vous redoutiez teellement qu'elle ne fut pas un cauchemar mais un pressentiment, vous eût été la parabole nécessaire pour que votre mère soit aimable, aimée et que vous soyez l'utile compagnon, le protecteur ? Votre mère eut facilement raison de cette image puisqu'elle est morte en beauté, souriante. D'autres de vos frères et soeurs disent qu'elle fut longue à mourir, vous, vous eûtes le temps d'espérer, d'espérer à nouveau et de prier à son chevet, d'éprouver avec elle qui regardait encore mais ne bougeait plus que pour se débattre ou s'arracher les perfusions, d'éprouver avec une douceur merveilleuse que la vie, votre vie en sa compagnie, avait eu un plein accomplisement, tellement complet que le dialogue pourrait se poursuivre de part d'autre de la mort et de la pierre tombale. Ce n'est qu'à présent qu'elle s'est absentée, qu'elle nie votre détresse, qu'elle inspire une espérance fastueuse mais négative, qu'elle vous souffle du même murmure de l'aphasie qui vous introduisit tous à sa mort et lui indiqua à elle qu'avait sonné l'heure du départ : l'impossible est notre vie... alors ce que vous vivez ou ce dont vous mourrez. Futur et présent s'emmêlent jusqu'au constat clinique ou au permis d'inhumer. Les respirations s'arrêtent alors, étaient-elles depuis longtemps illusoires, illusion d'optique, frémissements qu'à nos superficies anime donc l'espérance. Heureusement, vous ne voyez pas votre image. La certitude d'un désamour vous l'apporterait, vous l'a apporté, mais c'est encore confus. Cela fait partie du lot. Car la mise au rancart vous enseigne d'abord que vous étiez surévalué. Mais le décapage qui s'ensuit produit une tout autre constatation, ce n'est pas vous qui êtes nul, mais bien l'univers, seulement on ne gagne pas seul contre le monde. L'un est de trop, or supprimer le monde, l'entourage, la société qui étouffent parce qu'ils vous ont mis à leur dehors absolument, c'est impossible sauf en se supprimant soi-même.

                  Rablé, pas grand de taille, pas de prestance,vu une dernière fois de dos, censément coupable puisqu'il est malheureux, il n'a pas le front de ceux qu'on dit alors ses semblables, qu'on lui impose comme ses semblables, qui écrivent des romans en prison, qui jouent des comédies avant d'être écroués, qui supplient ppour que la condamnation ne soit qu'avec sursis, qui pleurent d'être séparés de leur ours et de leur poupée. Il ne dit rien tant il est seul, votre grand frère de dilection et d'adoption. Pierre BEREGOVOY n'était pas encore mort, mais il venait déjà de’être déchu, par le scrutin du printemps de 1993, quand vous fîtes à votre cousin plier de rage et de contradiction sa serviette, c'était dans un restaurant de poissons, et les filins battaient des vergues d'aluminium, une nuit de vacances de Pâques tôt venue. La conversation à la politique avait mal tourné, le commensal que vous traitiez, votre propre frère aîné en titre, celui de sang, les opinions différaient, vous étiez désolé intérieurement, l'élection était faite, la sanction politique administrée mais selon vous : injuste. Vous n'aviez ni écrit ni téléphoné à l'ancien Premier Ministre, peut-être alliez-vous le faire, le temps : vous et lui, l'aviez désormais. Votre cousin parla de pourriture, de vol, de détournement, vous ne pûtes - très simplement, brutalement - le laisser continuer. Braqué en une telle course, il n'eût que le silence d'un retrait. Puissant et hurlé. Peu après, c'étaient le canal et le 1° Mai. Dans la chambre aux fenêtres verrouillées parce que - paraît-il - les malades parfois sont saisis d'une possession suicidaire, vous vous étiez tranquillement assoupi dans une assimilation à votre mère. Peut-être le même cancer, celui qui éradiqué du colon ira au lobe frontal gauche et la main droite, le don de la parole tout se taira, inerte. Il y eût les radios, les contradictions entre Nevers et l'Elysée, la fin de l'après-midi au Val-de-Grâce, la nuit, la fin. Dans une vie, les morts s'appellent entre elles, font tâche d'huile et d'amour. Vous avez téléphoné l'ordre de mettre en Asie centrale, si près à vol d'oiseau de la Chine et du Pic Staline, le drapeau en berne. A l'Ambassade. : vous êtes l’Ambassadeur, c’est lui qui vous y a fait nommer,vous lui aviez écrit, il venait juste d’être ministre.La relation, le transfert ont été là. Un de vos collègues, encarté au parti dominant d’alors et qui l’est censément redevenu à présent -, intégré : une seule place pour deux, il l’eut malgré l’intervention en votre faveur du Premier Ministre de l’époque,précisément Pierre BEREGOVOY -, en poste dans une vieille capitale quasiment scandinave et dont vous aviez refusé qu'elle vous fut attribuée parce que trop analogue à deux autres pour que la France y eût une politique distincte -, demanda au premier matin ouvrable, des instructions au Quai d’Orsay, Jacques HUNTZINGER, agrégé des facultés de droit et chargé quelque temps des relations internationales au Parti socialiste, une épouse aux yeux verts, belle et égyptienne peut-être comme celle de Jean-Pierre CHEVENEMENT, autre parcours qui, à son début, promettait même moins que le vôtre, quand votre commune hiérarchie dans le corps de l’Expansion économique à l’étranger ne savait que faire ni de vous ni de lui, c’était vingt ans avant. Il fut répondu à l’Ambassadeur à Tallinn d'en attendre. Ainsi, le drapeau ne salua l'ancien Premier Ministre, mort pour l'honneur qu'en un seul site à l'étranger, celui d’Almaty au Sud-Est extrême du Kazakhstan. Comme l'immeuble - cela faisait partie de votre contrat et de votre embauche à l'essai - était commun à deux autres représentations européennes, la garde fut montée entre Britanniques et Allemands. Ce qui ne se pardonne pas. L'arbre à perfusion roulant à votre gauche, vous fûtes dans la salle où avait été préparé le corps. Vous ne vous en êtes pas approché. Sous un velum blanc, avec des miroirs muraux comme dans une salle-de-bains d'homme vieillissant qui accueille des « jeunesses » et prépare tout à cet effet (de spectacle davantage que d'union), le Premier Ministre, tout nouvellement en place, vous avait reçu : c'était le bureau de son prédécesseur, la première femme à avoir été nommée à ce poste. Il ne se sentait pas en force de le changer, le décor n'allait pas, évidemment, mais les rumeurs les ayant constamment opposés, ne redoubleraient-elles pas s'il réinstallait l'exercice des fonctions gouvernementales suprêmes dans le salon des traditions et des ors fânés qui ne choqueront jamais, où de Georges POMPIDOU à Michel ROCARD on n’avait jamais changé qu’un tableau ou un cendrier ? Il collectionnait les médailles, celles de notre Hôtel de la Monnaie et d'autres, et quand, au temps inaugural des « cohabitations », vous veniez parler chez lui tête-à-tête et que vous étiez tous deux assis à même la moquette d'un appartement bien modeste malgré l'adresse, rue des Belles-Feuilles, vous aviez conçu de lui en offrir une. Vous l'avez rapportée de Boston, c'était l'effigie de KENNEDY, il vous dit, maintenant qu'il avait atteint le haut d'une carrière d'homme sans hérédité que la modestie et l'honnêteté, combien les révélations d'alors sur le Président assassiné, le blessaient personnellement. La conversation avait filé vers des éventualités d'élections présidentielles où d'un âge déjà certain, il pourrait représenter la gauche sans qu'on appréhenda de quelque part que ce soit qu'il s'incrusterait Président de la République. Bref, il ne vous prit pas comme son conseiller diplomatique, mais l'intimité, la proximité s'en renforçaient encore, le temps s'ouvrait à tout, et quand, un court semestre ensuite, vous revîntes aux mêmes lieux, un groupe entier de vos homologues en cours de bichonnage pour vraiment « faire » Ambassadeurs, ne pouvait vous empêcher d'être en amitié avec le maître des lieux, superbement, évidemment à l'aise et en connivence. Le cornac vous pinça au sang parce que librement vous aviez interrompu le Chef du Gouvernement, à l'instar de ce que vous aviez tant de fois vêcu dans vos dialogues avec lui. Cornac qui, pourtant, avait été autrefois le dernier attaché de presse du Général, l'un des plus émouvants témoins à en écrire ses dernières années, et qui avait, en principe, toutes raisons, de connaître en vous un de ses plus fervents et intégraux zélateurs. Cette aisance non plus ne se pardonne pas. La vie ne se pardonne pas, quand elle colore trop votre voix, votre regard. Les modèles sont rares, et les fréquenter, en être aimé de leur vivant, comment s'en priver si cela vous est donné ? Ce vous était donné. Tu es tout de même bien content ! d'être appelé : Monsieur l'Ambassadeur, avait coupé votre mère tant vous aviez l’élévation et le succès tristes. Il est possible que l'inquiétude à votre endroit, le pressentiment de ce que vous vivez maintenant, aient provoqué, presqu'à votre prise de fonctions, les métastases, l'aphasie, l'hémiplégie. Au loin, dans la salle de rez-de-chaussée au Val-de-Grâce, le corps, les pieds devant ; vous étiez, hors la famille, peut-être même avant, le premier à être là. A l'hôpital, opéré tout exprès tant la tâche était dure là-bas où vous aviez été nommé, où il vous avait nommé, on eût dit que vous l'y attendiez. Le Président tient beaucoup à cette nomination. Un projet de décret fut barré de toute sa page, et pour l'ensemble des propositions qui ne concernaient pas que ce poste, parce que vous n'y figuriez pas pour celui-ci. On vous trouva à Zagreb, le soir de ce mercredi-là, d'une carte postale toute libre, vous aviez confirmé votre voeu et l'expression de votre confiance. Le Conseil des Ministres suivant vous adouba : trente mois, l'intelligence en révolte, et depuis vous avez pleuré, seul, dans une salle de cinéma, ancienne gare terminus d'un chemin de fer d'intérêt local, la mer juste ensuite, parfois agressive, parfois plate, des îles plus loin. Unité de lieu, unité de vie, unité de manière d'aimer et d'être détesté. Cela va ensemble. L'exclusion donne du temps quand elle est rencontrée par qui ne la connaît pas d'expérience.  Celui, qui du dedans colle ses paumes à l'opacité l'entourant, n'a pas de temps, parce qu'il n'a pas d'espérance.

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