mercredi 18 juillet 2012

désamour - l'impossible est notre vie . récit . 11 (à suivre)

                     DESAMOUR




L'acteur, par construction et hypothèse, éprouve - négligemment ou avec angoisse - une décristallisation . . .






















Les eaux m’arrivent à la gorge,
j’enfonce dans la boue du gouffre
et rien où prendre pied.
Je suis entré dans les profondeurs des eaux,
le courant me submerge.

Ceux qui sont à tort mes ennemis ;
ce que je n’ai pas pris,
il me faudrait le rendre ?

Que, par moi, qui t’attend
n’éprouve pas de honte,
que,  par moi, qui te cherche
n’aie pas de confusion.

Tire-moi de la boue,
que je n’enfonce pas,
que je sois délivré des profondeurs des eaux,
que le courant des eaux ne m’engloutisse pas
et que sur moi le puits ne ferme pas sa bouche.

L’opprobre m’a brisé le cœur,
je suis inguérisable.
J’attendais de la compassion, rien !
des consolateurs, je n’en ai point trouvé !
Dans ma nourriture, ils ont mis du poison,
et pour, ma soif, m’ont fait boire du vinaigre.

Psaume XLXIX passim












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                     DESAMOUR




L'acteur, par construction et hypothèse, éprouve - négligemment ou avec angoisse - une décristallisation. Mais il s’y attache, car il souffre, c’est mental, les repères sont perdus, il tâtonne. Ainsi êtes-vous dans l’heure ou presque de l’atterrissage de votre belle. Vous venez de votre maison, d’une année dont les péripéties ne sont rien à côté de celles à venir, et cela vous le pressentez. Vous vivez machinalement quoiqu’avec plaisir ce retour à une séquence convenue mais initiée dans d’autres circonstances, celles du passé. Vous ne vous avertissez pas vous-même de l’alternative qui se présente. Ou bien faire équipe totalement, en confiance mutuelle et en confiance dans votre capacité en couple à vaindre l’infortune, votre disgrâce professionnelle, la panade financière qui s’ensuit, ou bien constater le fait et prendre d’avance la suite prévisible, vous en prévenir l’un l’autre, et vous quittez parce que vous savez que vous ne serez pas de force. C’est cette séquence nouvelle qui va se produit mais sans que ni l’un ni l’autre vous ne la vouliez. Et la suite sera, de part et d’autre, sans en délibérer ensemble, la pénible histoire de réapprendre à envisager autre chose. A vous la raconter maintenant, vous vouyez bien que l’histoire se rangea vite dans la série des femmes successives, alors que l’intitulé d’époque faisait la rupture. Sans le mot, mais avec tout le contenu, vous vous êtes fiancé à cinquante ans passés, vous avez jugé à votre propre étonnement que la proposition d’une jeune fille de l’épouser était raisonnable, qu’il était temps de mettre la révolution dans votre vie, d’ailleurs l’adolescente si adulte de propos, de maintien, de silhouette l’avait fait, depuis des semaines entrer dans chacune de vos attitudes. Vos pensées ne les avaient pas rejointes, ces postures et ces mimiques étaient pourtant déjà celles de l’amour, car après le discours, la conversation, le partage d’opinion un peu grave sur le pays, le sien de naissance, mais pas de race, où vous représentiez tout le vôtre avec une personnalité, toute la vôtre, qui vous serait reprochée, vous ne pouviez pas ne pas contempler l’enfance sur ce visage et de ce sourire. Bientôt, viendraient ces voix de la nuit dont vous ne pouviez, alors, pressentir qu’elles ne seraient plus qu’un ton au téléphone, suffisant longtemps et encore à vous rendre toute la chaleur d’une certitude et d’une certaine pitié d’amour, quoique la promesse et la chose vous soient à présent ôtées.

La différence entre vous consistera en ce que celle que vous appelez, depuis vos débuts ensemble, votre « promise » sera prompte à changer de perspectives et de partenaire, tandis que vous, vous ne vous donnerez le choix qu’entre le néant et son retour. Cinq ans de ce régime à compter du commencement des absences, convenues mutuellement et pour l’attente de la célébration, jusqu’aujourd’hui où le temps de l’évidence est installé : tout autrement qu’une saison, c’est un climat. Vous avez été abandonné par une réalité qui correspondait si bien à vos fantasmes que vous n’y vîtes qu’enchantement et entrée, délicieuse parce que sur le tard, dans un univers dont la cohrence exige le conte de fées. Le romantisme et le récit d’un malentendu faisant la séparation, l’analyse des sentiments qui conduisent au faux pas, d’abord avec soi-même et accessoirement avec l’autre sont aussi lassants pour un tiers, sauf si le conteur est un grand auteur et la chose l’objet d’un roman qu’on conclut à tel nombre de pages ou qu’on laisse pour une autre lecture sans date mais plus tard. Pour celui qui vit le texte avant de l’écrire, exercice de prolixité toujours abandonné en cours, c’est démontant. On revient sur ses pas, on analyse les mentalités et contextes de part et d’autre, on situe le moment et la manière du pari qui n’a pas été fait, on sait aussitôt qu’en amour, comme dans une carrière quand un certain âge et un certain degré d’élévation ont été atteints, il n’y a pas de seconde chance, il n’y a pas de tiers arbitre, il n’y a aucune règle et que le premier effet de la défaite est de priver le perdant de tout interlocuteur. En amour, celui qui obtient, à corps défendant le rôle du délaissé, est du même coup le récitant solitaire. La belle est inatteignable parce qu’elle a quelqu’un de plus léger, de plus neuf, de moins astreignant, qui lui procure de l’emploi et de la distraction aussitôt et sans réclamation d’une quelconque contrepartie, tout est facile et la culpabilité n’est pas longtemps ce résidu de sentiment qui persisterait dans l’esprit du partant ; en revanche, la responsabilité qu’on se croit dans l’arrivée d’un malheur ayant pris tout le quotidien de la vie, s’incruste et prend toute la raison du désaimé, convaincu qu’il devient et demeure que c’est une fausse manœuvre qui a tout provoqué. Ce qui l’entraîne à admettre que peu s’en faut quand on se sépare, que tout est contingent dans une relation conjugale, qu’on ne le constate que rétrospectivement, quand celle-ci rate, tandis qu’en cas de solidité perpétuelle ou récupérée, la mémoire s’occulte de cet accroc minuscule qu’on sût, ensemble, ou d’un seul côté, ne pas faire ou aussitôt repéré le ravauder, déchirure qui si elle s’était produite et avait continué, plus rien de ce qui est si solide n’eût continué d’exister. Vertige des improbabilités quand on les considère du côté d’une existence parallèle où tout a craqué. La notice biographique de l’époux de la seconde de vos trois fiancées vous vient aux yeux, tandis que vous pointez des noms à qui offrir vos services ; du rétablissement professionnel, vous courez à la contemplation de cette tout autre vie qui a été celle d’une jeune femme, initialement décidée à vivre la vôtre. Vous lui avez écrit ce sentiment et aussi, qu’en vous, s’est toujours gardée une réserve de tendresse, d’estime, d’émotion envers elle. Elle vous répond que vous répondre est plus anodin que de ne pas vous écrire, elle évoque des kilogs et des rides dont vous l’aviez cru capable dès votre époque, antan, de corps, de reins mais jamais d’un front qu’elle eût pour vous lumineux et bombé, magnifique et attachant, elle dit et surtout qu’une aventure n’est en rien sa perspective. Non plus la vôtre, mais à lui rappeler qu’en fait, elle a par un passé de trente ans laissé sans réponse d’autres lettres,vous lui racontez votre propre vie entre chacune de ces lettres-là, et vous constatez que lui réciter de la sorte les éléments persistants d’une impasse qui n’a jamais changé et a toujours été la vôtre depuis qu’elle rompit avec vous, comprenant que vous ne pouviez continuer vers le mariage projeté, c’est impardonnablement, immanquablement décliner, comme à l’époque, mais avec trente ans de plus, le tout de votre immaturité. Vous la confirmez dans la raison qu’elle eût de ne pas insister, mais à lui écrire, à murmurer de confiance chacun de mots de votre vérité et de vos événements, vous avez passé deux jours d’intimité sentimentale et sensuelle avec une jeune fille qui n’existe plus que pour vous et dont, à un âge qu’elle aussi a atteint, vous lui rappelez qu’elle le fut. Nul besoin qu’elle vous réponde de nouveau ou que vous vous revoyiez jamais, c’est la réapparition qui a importé. Sans doute aussi,pour elle, mais une épouse proche d’être grand-mère, accessoire ou rôle principal du numéro deux d’un des premiers industriels français, habitation conjugale rue Saint-James à Neuilly, ne peut entrer dans un roman de FLAUBERT ou de Gertrude von LEFORT ; vous l’y auriez fait jouer le tout de votre existence si vous n’aviez pas eu peur des grands rôles qu’il faut accepter seul quoique ce soit pour vivre à deux. Peut-être, cet exercice fortuit vous a-t-il fait tourner la plus récente de vos pages de déception et d’impuissance à faire de votre vie, une vie, à commencer comme il se doit par un mariage, une rencontre, une stupéfaction dont lentement on prend conscience, mais n’est-ce plus de votre âge ? alors que vous répliquez seulement que ce n’est pas de votre pauvreté. Et à nouer dans la même mémoire cette correspondance de milieu de vie avec le début encore récent, puis l’échec de votre dernière tentative de fonder et décider quelque chose, vous vous prenez à qualifier ce que vous allez raconter. Non l’infidélité d’une jeune fille s’étant promise trop tôt et trop vite, mais bien votre peur des originalités et des responsabilités que vous revendiquez mais n’asumez pas. Seul procès qui vous importe et où vous plaideriez coupable. Maintenant que tout est joué en tout, profession, amour, patrimoine et le reste s’il existe encore d’autres formes de posséder soi et des choses, vous admettez la cause unique : vous avez manqué de cohérence, différent par trop pour le lot commun, si brillant et attrayant qu’il soit parfois quand on est d’une formation et d’une carrière à l’instar des vôtres, vous n’avez jamais résolu la culture conséquente de cette différence, et encore moins duré tenacement dans ce déséquilibre qui vous eût mis en mouvement et assuré à terme de tout, sans que vous chûtiez jamais : vous eussiez été indépendant et auriez récolté la monnaie, en grand nombre, de votre pièce, de vos multiples pièces. Au lieu de vous courber ici et d’être trop crâne, là.

Elle sort comme d’une boîte, le sas de la douane, vous avez à la main les fleurs qui sont la coûtume - russe ou soviétique, vous ne le démêlez plus après l’expérience faite au Kazakhstan, mais initiée dans vos périples en Europe centrale de l’Est, de cette confusion culturelle qu’a imprimée pour longtemps l’occupation communiste dans les cervelles, les intelligences, les comportements. Elle est engoncée et grossie dans ses vêtements de voyage. Vos baisers ont toujours été moins chaleureux, moins intimement amicaux que vos sentiments, que parfois la convulsion de sa main dans la vôtre quand elle se sentait comprise de vous, jusqu’à rémission complète et signifiée par avance d’un départ qu’elle voudrait mais qui ne la priverait pas de votre appui et de votre sollicitude. Elle arrive avec les papiers nécessaires pour votre mariage, à peine le moteur de la voiture mis à tourner, elle vous expose d’une traite, car elle parle toujours avec netteté, comme après mûre réflexion, toute spontanéité laissée en arrière ainsi qu’on ôte les fils d’un bâti de couturière quand est passée la robe : vous marier au plus vite et sans le protocole de fêtes, de réceptions, de faire-parts auquel vous aviez songé depuis deux ans, la proclamation du bonheur selon des rites triomphaux, alors que votre projet d’union prête tellement au commentaire, à la dubitation, à la risée en sous-main. La jeune fille dont vous alliez faire votre énième maîtresse, depuis votre position d’Ambassadeur dans le pays où elle est née, étudie et vit, et sur le lit encore sans draps ni couverture de l’appartement censé figurer votre résidence de fonction au Kazakhstan, s’est dérobée pour mieux articuler, quoique sans dessein, une proposition, qui lui paraît la plus naturelle en ces circonstances, mais pour vous aussi fantastique qu’inattendue. Elle vous considère, en sa dix-huitième année pas encore révolue, comme son futur mari, et se donnera donc certainement mais une fois les choses publiées. Vous en aviez déduit qu’elle est magicienne puisque vous n’avez rien à démêler ni débattre en vous, car voilà d’un coup accomplis la décision dont vous étiez incapable depuis trente ans et le vœu de fonder une famille, d’être père, d’avoir une compagne qui soit garante de l’avenir parce que ce serait encore elle, là, aimante, aimée, désirable jusqu’au fin fond du soir de votre vie. Trente-quatre ans d’écart d’âge vous semble l’assurance, au contraire d’une difficulté, de ce que vous aurez toujours à vous compléter l’un l’autre, que vous serez inépuisables l’un pour l’autre puisque venant chacun d’une civilisation si différente de celle native du partenaire. Vous ne songez à l’époque ni à ce qu’a de précurseur ce mariage franco-russe vous plaçant ensemble en position d’intermédiaire enntre deux blocs économiques et mentaux, ni à ce qu’a d’instable, surtout dans une carrière diplomatique, l’union d’un homme mûr, requis professionnellement, et d’une très jeune femme, exotique, belle, gourmande et que l’emploi de maîtresse de maison ne contentera pas toujours. Autrefois et à l’identique, vous ne vous étiez pas aperçu de la fortune personnelle de la première des jeunes filles qui vous inspira la résolution du mariage. A tant d’années de distance, vous continuez de croire au cadeau conclusif de l’existence humaine. Le fait est que l’événement est si fort et si inattendu qu’il vous paraît providentiel, au sens religieux du terme. Désormais, cette jeune fille parce qu’inopinément elle vous déclare son futur époux, de fait et déjà, prend la place d’une promise, l’occupe entièrement et aussitôt. Venue ainsi que Rébecca d’un lointain pays et sans autre forme de consultation pour être aussitôt accueillie et consommée par Isaac dès la tente ouverte puis refermée, elle ne peut qu’être un don gratuit de Dieu, elle l’est donc excellemment ; en attestent, et vous le lui dites, votre donjuanisme chronique, la successivité de vos liaisons, les manières de vies parallèles que vous avez reprises, après un an d’une chasteté totale de chair et d’esprit où vous avait plongé la mort de votre mère. Quels que soient les aspérités de son caractère, la façon et les voies si différentes, opposées presque de celles dont vous avez l’habitude en amour, et dont présentement elle vous aime, non sans rugosité ni sécheresse, vous demeurez enchanté. Ce cadeau est à vous, vous y rajoutez.

Naturellement : vous êtes Pygmalion et la très belle, la très jeune prendra le relais en dynamique de couple, dans quelques années. Vous ne vous expérimentez pas en techniuque amoureuse, vous prétendez, et elle semble y consentir, que cette retenue mutuelle vous prépare à l’étreinte libre, l’alliance au doigt et les enfants advenant ou pas dès le premier entre-baiser des sexes. L’histoire tourne un peu différemment, elle vous visite et séjourne chez vous aux vacances suivantes, votre éviction du Quai d’Orsay semble une péripétie, elle vous assure avec cérémonie de son soutien, vous parcourez la France pour vous présenter ensemble à vos frères et sœurs, ménageant l’effet de surprise dont la manifestation, chaque fois, vous émoustille. Vous avez les fiançailles provocantes exactement comme vous aviez, quant à vous, exercé votre métier avec une liberté toute personnelle qui avait certes des résultats mais qui indisposait votre hiérarchie. En amour, il n’y en a pas d’autre que celle de l’amant partenaire. Chaque fois qu’elle revient, le retour est différent, entretemps, ce qu’elle ne vous écrit mais vit, fait des traces. Des habits de fête pour le premier séjour, mais des susceptibilités analogues à celles de vos soirées et quelques voyages ensemble pendant les dernières semaines de votre mission diplomatique dans son pays, un film la bouleverse et elle n’a pas l’émotion communicative, votre tentative, votre goût et votre impatience de l’en faire parler, l’enfonce dans un silence rageur que la nuit, contrairement à votre expérience de beaucoup de vos compagne successives, n’apaise ni n’ouvre. Il y a aussi ses tentatives non dites mais perpétrées avec force, puis colère, de vous provoquer à la prendre physiquement puis de s’y refuser parce que le moment n’a pas été saisi à l’instant voulu ou selon la figure désirée. Mais le cheminement se fait, vous admirez le couple que vous formez, vous êtes sans critique devant ce personnage qui vous est donné pour femme et l’admettez avec constance comme votre initiatrice pour le fond des choses, l’amour, c’est elle votre maîtresse en cela puisqu’aucune devancière n’était parvenue à vous faire sauter le pas. Vous êtes dans un lieu très avancé et inconnu de la carte du tendre, puisque jamais auparavant vous n’y étiez arrivé. On ne se marie qu’une fois, combien avez-vous eu raison d’attendre si longtemps que vous aviez même oublié et le fait et l’objet de votre attente !

Le second séjour manque de justesse n’avoir jamais lieu. Elle s’est laissée séduire par un retour de l’un de ses anciens condisciples à davantage de considération pour elle qu’il n’en avait quand elle le désirait en vain, elle vous télécopie qu’elle ne reviendra pas, puis elle se ravise, vous fait juge de la chose, se confie à votre art pour la reprendre, et cédant à vos raisons (et supplications) vous en donne le temps. Elle scelle le retour aux promesses initiales, la nuit précédant son ré-envol pour les lieux familiaux et l’attente de la suite, en se servant elle-même de votre corps au-dessus duquel elle se place et l’érection produite dans un sommeil que vous ne quittez pas vraiment, vous chevauche et jouit de vous comme une femme avisée. Au réveil, vous la trouvez encore plus experte en votre psychologie amoureuse qu’elle n’était déjà, décidément elle sait tout, les étapes à mener, le rythme à garder. Cerclés ensemble par la certitude de l’avenir conjugal, reportant à cette époque future l’usure et l’habitude qui font les compatibilités d’humeur, vous vous séparez pour l’avion de la belle et votre retour à vos aîtres. Vous êtes encore plus fiancés qu’avant, du moins de votre point de vue et dans votre situation de vivre, ce qui atténue, gomme toute la part de ces années-ci qu’occupe bien plus concrètement votre mise au rancart. Sans doute, la promise se refuse-t-elle à revenir vers vous pour les fêtes de la fin d’année et les premiers anniversaires de votre rencontre là-bas ; elle se propose pour Pâques car vous êtes tous deux invités au mariage de l’aînée des filles de votre homologue allemand, ce serait l’Espagne dont elle rêve, la fille blonde à la chair toujours blanche, surtout en été. Les complications sont sérieuses, mais pris douloureusement quand celles-ci se présentent, vous éludez leur fond. Vous n’avez en effet pas su rompre une relation née avant votre engagement ; couru à une autre, vous avez commis une véritable infidélité, peut-être pas à un texte précis mais vis-à-vis d’une intimité, d’une confiance réciproques et que vous aimez, vous vous êtes mal conduit. L’abandonnée est votre créancière, qui plus est elle est convaincue que vous vous fourvoyez, pas tant dans vos imaginations et fantasmes, mais dans l’objet prétendu pour les incarner. Pathétique, souffrante et indispensable comme si d’instinct il vous fallait un contre-poids à ce départ vers une solitude, le pressentiment d’avoir à fonder et faire fonctionner votre couple, honorer une décision amoureuse sans que la communication mutuelle vous y aide vraiment. Avec l’une, vous faites depuis des mois, deux années, une équipe ; avec la seconde selon la chronologie mais que vous faites la première, la seule exclusivement dans l’échelle de vos projets, c’est un rêve éveillé dont la providence garantit la perpétuité, mais n’enseigne pas l’agencement encore.

Cette dualité de partenaires, de confidentes, de femmes, vous l’avez toujours vécue, ne sachant jamais rompre et passant d’un leurre à un autre, d’une posture d’attente en compagnie à une entente qui vous comble intellectuellement ou physiquement, mais n’a pas la résonnance d’un choix fait pour la consécration. Le troisième été, cette manière vous est fatale. Ou très secourable. Elle va produire une élimination physique, le prix sera cependant une blessure objective chez celle qui vous restera, et pour vous,lajeune fille si prometteuse puisqu’elle avait endossé sans inventaire tous vos souhaits si elle les avait exaucés et tous vos complexes et regrets puisqu’elle vous aura finalement manqué. Elle vous ancre dans ces terres trop habituelles où l’on vit au conditionnel passé, au mode putatif et où la suite est guettée comme l'éventualité aussi improbable qu’obsessive. L’abandon au total coïncide trop avec un âge et un tournant professionnel, pour ne pas vous amener au déni personnel de votre propre valeur marchande : vous êtes en baisse, vos cours ne se redresseront plus. Chronologie de gestes, de paroles, course d’une bête traquée, vous allez vous dégager à tous risques dans le seul domaine où vous ayez encore interlocuteur et liberté. A quoi mettrez-vous fin ? A une liaison de même genre que les autres, à un commencement hors de vos catégories, qu’êtes-vous en train d’abîmer ? Une jeune fille déçue, mais qui saura vite se revaloriser à vos frais, à vos yeux mais parce qu’ellevous aura raisonnablement quitté ? Est-ce de votre âge, de votre situation que d’user votre écritoire, votre temps et vos prières, votre vie et l’éternité ensemble à une histoire d’amour ? N’y a-t-il pas raison pour tout ? Justement, l’insolite vous flattait certes, il semblait avoir une propriété de plus, celle qui vous décida et vous maintient dans les regrets : la manière de vivre, de considérer les choses et les événements, d’exprimer et de tempérer puis d’accélérer la relation amoureuse, l’établissement d’amour avait été d’emblée si particulière que l’héroïne vous paraît encore avoir été douée pour l’absolu autant que pour le simple. Des états de fait, et non d’âme, école où elle vous initia. Décristalliser fut votre initiative, qu’y pouvait-elle ? Le fantasme ne fut jamais une dimension qui, en elle, vous ait été visible. Réaliste pour deux, l’enfant blanche aux yeux parfois si durs. Le médaillon continue de sauter sur votre poitrine.

Vous voici, bague de fiançailles dans votre poche, à emmener la jolie étrangère, celle d’une autre génération, d’une autre culture, d’une tout autre éducation, celle pourtant de votre consentement et de vos projets vers du voyage, des vacances, de l’été, chaque élément abondant et bien composé, puis vers le mariage. De petites modalités aisées à convenir, vous n’avez à consulter personne, que chacun l’un l’autre. Le rêve ? Vous avez changé de mode de vie, puisque l’avenir est au présent, qu’il n’y a plus rien à attendre du ciel, que tout est disposé pour l’acte véritable. Ratifier, commencer, vivre. Vous ne vous êtes revus de onze mois, vous n’avez jamais « fait l’amour » qu’une seule et première fois, vous vous êtes répétés les mêmes choses, vous surtout. Vous êtes à cette date prêts à vous unir pour la vie, sur le papier, vous venez d’en parler aussitôt les retrouvailles faites, sans célébration, ni l’union à venir, ni les retrouvailles, mais à vous reprendre en sorte d’être seulement bien à l’aise et joyeux de la soirée et de la nuit, immédiatement à vous ?

Ainsi, ce visage de profil dans la voiture où vous êtes remontés après un arrêt en aire de stationnement, pour qu’elle téléphone à ses parents sa bonne arrivée en vos mains et que vous alliez, chacun, où le roi va seul, c’est celui de votre femme. Vous n’en aurez plus d’autre à regarder. Qu’il vous semble soudain médiocre. La jeune fille a de la paresse, de la gourmandise, de la brièveté de vues dans le dessin qu’elle porte en sa silhouette considérée de tout près ; la main est molle et ne dément pas cette sensation qui, maintenant, vous envahit et vous convainc. La promise demeure l’avenir mais combien l’objet, l’agent de ce temps et de ce monde futurs est banal, dont vous aviez fait la fée d’une vie et le motif flamboyant de commencer enfin cette vie précisément. Le cachet tamponné sur le document, l’existence nuptiale entamée, sur le tard, mais entreprise avec enthousiasme. Vous roulez donc en voiture vers Rome, une réunion impromptue dans les milieux vaticans que vous avez pu provoquer pour tirer de misère et de désarroi un prêtre notoire dont vous venez de faire la rencontre, pour le moment illuminante, car vous n’êtes pas le demandeur, mais le chevalier pourfendant l’erreur et les joueurs de contresens. Elle a accepté de venir plus tôt que prévu, l’Italie, la capitale des papes, les évocations qu’on peut en faire n’étaient que secondes, elle vient pour le dénouement, et – elle aussi – pour un commencement. Peu d’années encore de sa vie, mais déjà une forte proportion d’attente, l’émancipation par rapport aux siens, le statut de femme mariée acquis en avance sur beaucoup d’autres. Il ne vous vient à l’idée, ni de l’un ni de l’autre, de vous interroger sur vos sentiments. Ils sont certains une fois pour toutes depuis ce moment où elle vous a retenu tous deux de la bascule sur un lit, et qu’importent les nuances. Elle vous a très vite inculqué une discrimination entre l’utile, ce à quoi on s’arrête sentimentalement et en fait de volonté, et ce qui y a mené, qui est contingent et vaut parfois de n’être pas dit, mis au débat à égalité avec le résultat d’une délibération. Quand elle vous aura quitté, elle n’aura de cesse de parvenir à cette condition intime que vous acceptiez votre séparation mutuelle, ne lui en vouliez pas et demeuriez son ami épisodique pour le téléphone, mais fondamental et sécurisant pour le regard qu’en arrière on jette sur sa vie, à proportion même qu’on change celle-ci et qu’on avance. Aussi, ne vous donnera-t-elle qu’accessoirement et jamais à l’identique, cela de loin en loin, le motif de son désamour.

Du vôtre, sur autoroute et en voiture, vous pourriez tout dire, peut-être même le lui avez-vous assez vite avoué, dès qu’est venue la joie d’avoir triomphé de ce mal-être grinçant et brûlant, celui de la décristallisation, du recul soudain imposé par l’autre à l’amour que vous aviez pour lui. Il vous avait fallu trois jours, quatre pour en venir à bout, pourtant. Sur le moment, pas un mot que votre délibération intérieure dont elle semble ne rien percevoir, la montée vers Chamonix, puis Argentière, l’hôtel réservé, une chambre connue pour l’avoir déjà occupée à un premier retour de la péninsule au nord de laquelle vous aviez déposé le prêtre en difficulté, qu’il fallait éloigner des sonneries pour la meute, des surcroîts d’embarras et de commentaires, que suscitait chacune de ses successives mises au point ; un homme se noyait, et vous étiez allé à lui, convaincu qu’un tel haro masquait quelque psychologie et quelque circonstance bien moins simple. Habit de capucin pour la circonstance, un monastère bénédictin des époques autrichiennes et du protectorat impérial, au pied des collines Euganéennes, dans l’ambiance des stations thermales de toujours et de la poésie des renaissances, il était devenu en peu d’heures votre protégé et la conversation qui s’engagea à Zermatt vous parut, pour lui et pour vous, un tournant de vie. Vous étiez moins fort que lui et alliez l’apprendre ; la condition cléricale quand elle devient une seconde nature est si efficace en défensive, qu’elle permet des contre-attaques étonnantes autant qu’une guerre de siège où l’assiégé gagne, parce que dès le commencement, ce qui ne se savait pas dans le camp adverse, il a pour lui d’être haut-le-pied, indépendant. Sauf de la rumeur, sauf de son état. A l’abbaye, vous aviez poursuivi avec votre homme, en camailleu avec les offices monastiques et les repas aux pâtes, des entretiens si intenses et explorant tant de lieux et de personnages de l’histoire contemporaine politique ou religieuse (mais où est la différence ?)que vous eûtes la sensation d’un cadeau supplémentaire du ciel. Un compagnon pour le fond, et comme presque toujours dans votre vie, un aîné. Tout à cette découverte, logiquement, vous aviez aussitôt décidé de la faire partager aux deux femmes vous partageant : de l’âme, de la sainteté, du malheur et de la notoriété en direct ? non, vous vous étiez trouvé à l’instant de vous séparer de l’une et de, censément, vous accomplir avec l’autre, enfin un confident. La première serait confiée au spirituel pour qu’elle guérisse de vous et la seconde serait présentée à une célébrité, vous devant peut-être son rebond en lui-même et vis-à-vis du monde, en même temps que lui seraient montrés le site et les choses de la Ville Eternelle. Votre projet de mariage gagerait votre identité dont votre ami ne s’était guère enquis encore, vous confondant avec un semi-homonyme, et surtout vous donnant fort à faire pour placer les contre-feux au foyer de sa première imprudence. En entretenir la jeune Russe atterrissant des confins sino-soviétiques fut votre paradoxe, pendant qu’en-dessous de vos mots continuait de se débattre votre doute soudain.

Le coucher de soleil sur les glaciers des Grands Montets puis du Tour commença de vous apaiser. La haute vallée de Chamonix vous est familière, non que vous soyez acharné de montagne, mais vos souvenirs d’enfance, de mélancolie adolescente, d’amitié à votre mère, y sont, pour toujours placés là, les circonstances de votre brigue de l’Ambassade au Kazakhstan aussi qui commencèrent au téléphone depuis ces chalets et ces sapinières. La belle avait continué dans la banalité sinon dans la laideur à s’exposant à quatre pattes et de dos, sitôt nue la porte de la chambre refermée. Vous n’aviez pas vu dans la béance sombre et immédiate du désir de la jeune fille la continuité, d’image et de proposition, directe avec la dernière nuit passée ensemble, celle de la défloration, l’autre été, encore moins l’évidence qu’à cet instant d’être de nouveau possédée par le sexe masculin, le vôtre pour tout votre avenir conjugal, elle vous faisait hommage de tous ses sentiments et de tous ses projets. Vous-même, antan, ne prisiez-vous pas tout particulièrement cette fête mutuelle sur rendez-vous dès votre maîtresse du jour ou de la décennie retrouvée à l’aéroport, à la gare, sur le palier, qu’importait, vous rouliez ensemble, vous vous portiez l’un l’autre, l’épieu du désir, la gaine ouverte de l’accueil, et d’un seul enfoncement vous vous entre-pénétriez de bonheur, d’impatience et avec gaspillage. Elle faisait de même, avait votre âge et vos faims d’alors. Le dîner, la nuit, du temps, des paroles sans conséquences endormirent la blessure dont elle ne se doutait pas et dont vous ne doutiez plus.

Rome ne calma rien, vous vivez dans l’instant, les projets reculaient de plus en plus dans votre esprit et vous ne vous ouvriez en rien à celle, qui sans le savoir et bien malgré elle, vous avait inopinément désespéré. Le prêtre à qui vous en parlâtes, vous donna le remède, celui de vous libérer des engagements de deux ans déjà, vous ne vîtes pas que votre position morale l’un par rapport à l’autre s’en trouva aussitôt inversée. L’homme, risé par la tempête de presse et la rumeur jusques dans son propre cercle, récupérait son emploi pastoral, son pouvoir d’ordonner et très secondairement,pour lui et pour vous, celui plus sacramentel d’accorder le pardon qui signifie la réconciliation. Vous vous confessâtes, lui donnâtes toutes vos clés. Il ouvrait le combat entre l’idée révérentielle que vous vous faisiez de son personnage historique et une constatation qui commençait en vous d’avoir à en découdre avec une personnalité dense, compliquée que l’adversité n’avait atteinte que par la crainte qu’il avait de tomber, aux yeux du monde (fort loin donc de son Seigneur et Dieu putatif), d’un piédestal médiatique jusques là incontesté et imposant. Vous aviez la sensation qu’avaient déjà point les yeux allumés du Malin, vous auriez l’été entier la torture d’admonestations téléphonées, d’injonctions d’avoir à vous arracher de votre belle et de tout l’avenir auquel vous aviez cru par elle. A quoi s’ajouterait le désespoir à demi-pathologique de la compagne abandonnée et trahie, s’exprimant avec une force et une violence qui n’ébranleraient pas votre vœu conjugal avec l’autre, mais pis : votre foi en vous-même et en vos propres forces.

La jeune fille continua d’être une fée. Elle eut la grâce, qui ne se demande ni ne s’acquiert par soi-même, d’accompagner et de priser votre commun séjour à Rome en sorte qu’il soit tout de nouveauté, alors que c’était votre cinquième ou sixième. L’hôtel était central, très proche de la piazza Navone, mais bruyant. Vous alliez au corps et au sexe de la belle avec appétit et, désormais, habitude, ce qui enrichissait la chose. Celle-ci y perdait en liturgie et larmes extatiques, mais vous y trouviez de la santé et du rythme. Les conférences au palais Saint Callixte furent passionnantes et évocatrices, l’antisémitisme dans le clergé français et dans les instances pontificales ne se raconte pas, en constater les réminiscences et les efflorescences vaut la peine et les circonstances, autant que la participation ensuite à un colloque en Sorbonne rassemblant sur le rivage symétrique des Juifs tenant de la laïcité, de l’humanisme et discutant de questions bien plus essentielles que celles dont débattent tant de politiques, de sociologues (ou de bourreaux en puissance), la solidarité avec l’Etat d’Isräel dans sa forme contemporaine, la vie en société nationale française, les ascendances mentales plus encore qu’ethniques, le vrai était de ce côté-là, l’ignorance, le présupposé, l’instinct de supériorité et tout ce qui fabrique de l’intolérance sont de l’autre. Votre jolie Slave ignorait tout de ces dialectiques, dont pourtant son pays et sa race allaient aussi pâtir dans l’image que s’en donnent aujourd’hui les « Occidentaux », à mesure que s’éloigneraient d’eux les fantasmes que le communisme a produit chez ceux qui n’en ont pas connu l’imprégnation par la chance de n’avoir été ni occupés ni révolutionnés. Les a priori, la volonté non dite d’exterminer toute différence, le goût géo-politique pour l’extrême facilité qu’il y a de disposer dans une époque et sur notre planète d’un bouc émissaire servant cependant à fabriquer un duopole. Elle avait su excellemment converser avec vous et alimenter vos questions quand, à table, pas encore fiancés, vous l’interrogiez sur ce qu’elle avait vécu personnellement de ce changement de régime et de perspective quand à ses dix ou quinze ans s’effondra GORBATCHEV. Le charme qui demeure en vous de cet ésotérisme et d’une exploration ensemble d’un monde tout différent du vôtre en idées, en structures mentales et en géographie, n’était que second dans votre attirance pour la jeune fille, vous admiriez sa raison, sa maturité intellectuelle, son sérieux. La jeunesse était votre joie, cette prédisposition à être femme faite et maîtresse d’elle-même et de ses impressions vous retenait davantage. La beauté et le teint d’enfance de votre future épouse était un à-côté, un en-plus, appréciable mais qui n’avait pas déterminé votre passion. Cette personnalité en elle-même vous plaisait.

Sur la route de Rome à Florence, la mécanique de votre voiture se grippa, l’étape fut nécessaire, l’hôtel ouvrait ses chambres à volets de bois peints en vert, sur un balconnage également vert, en dessous dans les mêmes teintes, l’Arno et sans se pencher, sur un ciel intensément pur et nuancé de couleurs posées infimement et qui allaient de l’ivoire à un rose chair, se faisaient voir le pont aux bijoutiers, les murailles des revers sur le fleuve du palais ducal et des loges des Offices que surmontait finalement le dôme célèbre dont vous aviez oublié l’allure. Vous viviez, peut-être aux mêmes endroits, l’enchantement qu’eût l’auteur de Climats, lui aussi, pour une Hélène. Captivante, cohérente, légère, à ceci près que la « vôtre » fut rationnelle, que la dubitation d’elle-même ne l’entamait pas, car sans doute elle a toujours été convaincue, ce qui lui fait vous ressembler par un rare trait, qu’adéquat à l’univers, on en est toujours rétribué ou épargné. Il y aurait encore vos effondrements en prière pour supplier, dans l’un ou l’autre des sanctuaires florentins, sauf au monastère de Fra Angelico, qui était fermé, que l’écharde vous soit retirée. Mais de retrouver sur ordre du prêtre la liberté vis-à-vis de vos engagements et d’avoir la possibilité mentale de conjecturer le renvoi vers les siens, de votre belle, vous ramenaient à elle de la manière la plus naturelle. Vous n’alliez plus voguer vers le sacrement du mariage, celui-ci viendrait bien assez tôt, vous entriez dans un dialogue entre une femme et un homme, et de cela, celle-ci connaissait tout l’art, sans que vous sussiez où elle avait bien pu l’apprendre. Elle vous dit au pied du lit, à peine vous étiez-vous assurés du paysage et aussi de l’heure, vous laissant le temps de vous allonger avant d’aller dîner piazza dei Signori, que vous vous y preniez avec trop de prolégomènes quand elle avait envie de vous, ou que vous vouliez, vous, la prendre ; le temps des caresses, des discours ne la conditionnait en rien, contrairement à ce que vous aviez toujours cru avec toutes. Au contraire, elle refroidissait et l’intromission, ayant tant tardé, lui était un désagrement auquel échapper en concluant vite et en se relevant encore plus rapidement pour changer d’ambiance et de nudité. Bref, tout et tout de suite, ce dont vous vous donnâtes l’immédite démonstration. Elle vous apprenait, décidément et uniment, à peu près tout. La Toscane vous réconcilia avec vous-même, d’elle vous n’aviez pas été séparée.

L’été se passa de la sorte, ne préludant à rien. Vous allâtes en Avignon, vous y êtes, pour la première fois, ensemble ; deux ans auparavant, elle y était venue en stage avec deux de ses partenaires de scène amateur, payé par vos services, ceux de l’Ambassade ; l’année précédente, vous n’aviez pu douter qu’elle n’y revînt, au besoin sans vous en aviser, et vous tâchâtes alors de l’y retrouver, deux jours et deux nuits étrangement paisibles, faits d’une recherche à la piste et d’un dialogue avec l’introuvable, elle n’y était pas venue puisqu’elle allait vous rejoindre dans d’autres dispositions d’esprit. L’été donc, les séquences du théâtre à toute heure et en toute échoppe, vous offrîtes la bague de fiançailles, que vous aviez été long à payer et que vous vous reteniez de lui passer au doigt tant qu’avait duré en vous la tempête. Elle l’avait choisie à son premier séjour, elle en était ravie, il sembla qu’elle l’avait toujours portée. Il y eut l’Espagne, les corridas dont elle voulait avoir le spectacle, tout continuait et, au calme de la route qui du Pays Basque remonte en ligne droite, entre les pins des Landes, vous lui dîtes que les circonqstances vous obligeaient à lui proposer de surseoir au mariage, vous étiez assailli par la finance, par la solitude sur tant de fronts, vous ne vouliez pas que vos commencements soient dans ces cris d’hallali. Revenus dans votre maison, l’étreinte s’accentua encore puisque le prêtre, désormais hors du champ des medias, n’avait apparemment plus qu’un seul ministère, celui de vous convaincre de votre péché et d’avoir à renvoyer celle qui vous entretenait dans son stupre. Il était relayé dans cette entreprise de votre délitement psychologique par votre compagne. Vous vous rendîtes et quand la promise, sur la vague assurance qu’en quelques semaines, vous vous seriez repris et qu’elle pourrait revenir,vous quitta par le boyau transparent en entrecroisant d’autres au centre de l’aérogare de Roissy, vous étiez soulagé. Elle plaisanta, une semaine ensuite, en vous suppliant, avec rire et sourire, que vous la repreniez dare-dare, vous la convinquîtes que c’était un caprice et qu’il vous fallait à tous deux, dans cette paradoxale séparation censée vous maintenir ensemble et unis, encore du temps. Quand vous avez commencé de la re-vouloir de tout votre être et de toute votre raison, tout en ayant pourtant repris avec la compagne, votre co-équipière, elle était désormais et irrémissiblement loin. Elle refusa avec violence que vous alliez à elle pour son anniversaire. Elle vous imposa de ne plus la sonner au téléphone aussi fréquemment, refusa de dire le pourquoi de son éloignement alors qu’elle eût pu vous faire observer que l’initiative du renvoi avait été la vôtre. Avare de mots étiquetés d’amour, elle vous avait toujours inspiré le change, et d’abord la certitude qu’elle vous aimait d’une manière plus parfaite que celles qui bonimentent et que vous bonimentiez. Avant le nouvel été, qui vint assez vite et où au pis, vous jugiez qu’elle vous reviendrait et pendant lequel vous auriez tous deux un explication sur son caractère et sa brusquerie, ses violences verbales qui commençaient de vous peser, bien davantage que cette moue vous ayant fait quelques jours ne plus l’aimer, elle vous asséna en quarante-huit heures les nouvelles fortes qu’elle avait découché de chez les siens et avait épousé un de ses contemporains et concitoyens. Saint-Petersourg devint une ville étrange où continuait de vivre, posément et au loin, une jeune femme ne vous aimant plus et gardant d’autant captives vos pensées. C’est de cela que vous contractâtes la maladie humaine de vouloir mourir plutôt que d’avoir à survivre d’être désaimé. Les événements de quelques jours séparés par des mois de suspension et ne s’étant pas déroulés en plus de trente mois, durée équivalente mais non coïncidente de votre mission là-bas,progressivement, s’imbriquent, se défont, la mémoire de vos sentiments n’y tient pas, tout est libre – immensément – pour une nostalgie qui n’a d’objet que vous-même sous prétexte que l’élue a disparu, et ne laisse en vous que la trace détestable de n’avoir pas su vous y prendre.

Vous entrâtes ensemble dans une expérience dont vous aviez l’habitude mais dont vous ne prévoyiez pas d’avoir à la revivre, et qui pour elle était probablement neuve. Et vous mîtes ensemble trois grandes années, comptées depuis un départ compté comme un simple suspens, pour comprendre que vous étiez en opposition absolue, physiologique, quelles que soient vos précautions – désormais d’amitié – l’un pour l’autre. Il lui fallait six mois au moins entre chacune de ses phrases pour en trouver une de commencement ou de conséquence et pour que vous en acceptiez l’augure. Ce fut d’abord le silence, puis une lettre remerciant des bons moments et assurant qu’on ne les regrettait pourtant pas. Tout semblait figé sous le béton d’un passé absolument révolu quand elle se reprit à vous téléphoner, à parler de premiers pas, à vous laisser entendre que vous vous reverriez sans doute. D’année en année, elle vous assurait par cette persistance, que démentait pourtant la longueur de ses silences entre deux appels, d’une sorte de besoin ou de goût de vous garder en quelque vie, chez elle, pour son for intérieur, mais elle nuançait cette analyse en vous rappelant avec crudité qu’elle en b… un autre et qu’elle ne voyait aucune saison pour votre revoir, que d’ailleurs celui-ci lui compliquerait la vie. Vous vous donnâtes à chacun l’assaut final, vous que vous ne pouviez plus recevoir des conversations de téléphone pour votre anniversaire ou le nouvel an c’est-àdire des vœux de bonheur de la part de celle dont le manque que vous en aviez, faisait précisément votre malheur, et elle qu’elle préférait, plutôt que de vous revoir à tous risques, se passer de cette sorte de survivance à laquelle pourtant elle tenait comme à un témoignage d’une partie de son passé qu’aucun autre homme, ni personne, ne pourrait, à votre défaut lui donner quand elle avait besoin. Ce furent les derniers mots, les mois passèrent à nouveau, chargés d’une autre couleur, ce fut longtemps du gris. C’est presque récent.

Dans l’entre-deux semestriel de ces reprises de votre espérance, au son de sa voix et parfois à l’aide d’une phrase inadvertante qu’elle s’oubliait à vous donner, il y avait, chaque fois plus neuve pour être plus aigüe et précise, l’image mentale ne donnant aucune forme, aucun nom, aucune musique qui vous imposait la certitude d’être dédaigné profondément par celle qui vous avait tout inoculé en fait de mariage, d’exploit, de prise en mains de vous-même pour produire de l’avenir, de la constance, donc de la beauté à foison. Vous n’étiez plus que laid, bientôt chauve, ventripotent, regard éteint et vos prétentions à séduire, tout à fait ridicules, déplacées, hors de votre âge et surtout de vos capacités. Vous étiez à la lettre le « vieux beau » que l’amie que vous avez procurée votre avant-dernière affectation professionnelle à l’étranger, vous avait supplié de ne jamais devenir. Courir la jeunesse, autant dire la gueuse, vous faire posséder par un désir que vous assouviriez peut-être mais à vos très lourds dépens. Ni cette amie,elleaussi étrangère, ni votre compagne retrouvée et dont la perte certaine si vous aviez persisté dans votre erreur slave, n’avait pas été pour peu dans cette panique dont, soudain, et comme toujours, vous avait envahi la perspective de vous marier, alors que vous vous en étiez guéri par la magie de votre promise, et cette guérison, cette magie avaient été décisives pour que se fasse votre foi en une révolution faite et acquise, ne vous donnaient de voie compensatoire : vous deviez comprendre, qualifier votre folie, la confesser au besoin, l’éradiquer résolument quoique rétrospectivement et percevoir ce qu’avaient eu d’illusoire votre confiance, votre projet. Somme toute, sans qu’elles deux se doutassent de leur proximité de raisonnement et de prêche avec la jeune fille, qui elle aussi tendait à vous faire minimiser et oublier le fait que vous aviez cru central, déterminant, votre entourage féminin dans son entier et dans chacun de ses éléments, qui correspondait à autant de périodes de votre vie, de votre sensibilité et de votre sensualité, n'avait qu'une seule voix. Vous étiez périmé parce que votre projet n’avait eu de sens à aucune de ses étapes, vous étiez périmé parce que vous leur donniez à chacune raison, mais elles avaient tort, si quelque thérapeute s’était présenté en arbitre scientifique,en ce qu'elles vous privaient d’une part aigüe de vous-même, celle qui vous avait fait aimer et croire possible, une telle chose souvent racontée, rarement vécue. De ce travail sur vous-même, vous étiez incapable, en revanche, de l’imagination d’une mort plus douce que la survie, vous aviez tous les moyens et bien souvent les circonstances. C’est en raisonnant une mélancolie qu’on la pousse à sa logique.

Il y eut le mariage d’un de vos neveux, la fiancée, belle, copieuse, brune aux yeux verts, teint mat eût été de votre goût, la cérémonie convenue et jouée à merveille par le parterre autant que par les co-célébrants vous émut au point de ne plus y tenir. Vous avez craqué, vous avez quitté l’église d’une paroisse insulaire, vous êtes perdu dans le flou de vos larmes et d’itinéraires de plus en plus à l’opposé du retour chez vous. Il y avait cette soirée à dîner chez une nièce, puisque d’enfants vous n’avez que le spectacle de ceux des autres, déjà parvenus aux âges où convoler après cohabitation, et selon des textes éculés mais paraissant toujours décisifs aux impétrants, vous aviez failli, en complet décalage d’époque biologique, être l’un d’eux, émerveillé de vous-même et impudent de bonheur, de satisfaction, de vanité. Elle avait connu, l’une des premières parmi les vôtres, et votre projet et l’épouse putative. Quant à elle, se trompant de prénom, vous eûtes à penser qu’elle commençait d’avoir un homme dans sa vie et dans son lit, ce qui était bien. Vous rentriez seul chez votre propre amie. A celle-ci, l’injure de n’avoir pas été choisie pour vos projets était si marquante, si pérenne que le moindre de vos rembrunissements était par elle considéré comme la continuité de votre trahison, une folle, illégitime redondance, un accès d’évasion. De votre chagrin, personne à qui parler, sinon en écrire à l’infidèle. Donner raison à celle-ci du fait de votre débine et de votre disgrâce, de l’artifice de votre âge à jouer un rôle dépassé, vous y étiez enclin mais cela ne console pas. Longeant le bassin de la Vilette, où l’eau n’était que noire, vous ressassiez ce refus de vous aimer que par son silence autant que par des précisions d’emploi de son temps, de son corps, de ses vacances réarticulait votre infidèle avec une constance, qui lui était plus naturelle que les certitudes dont vous aviez cru qu’elles étaient les siennes antan. La masse de vos soucis d’argent et de vos échéances judiciaires, le désaveu des vôtres et de votre génération quant à votre habileté professionnelle et surtout quant à l’estime que vous aviez eue si superbement de vous-même et de votre chance, vous pesaient peu à considérer l’absence, à vos côtés, de cette épouse.

Vous reconnaissiez en même temps que vous aviez été incapable de logique amoureuse. Vous n’aviez pas su vous ceindre d’une vie de couple, aussitôt celle-ci décidée, vous n’aviez pas épousé et formé à temps votre future, vous aviez tenu en haleine vos compagnes, vos tierces liaisons à géalité, leur aviez avoué que la couronne allait échoir à une autre mais vous n’aviez pas tranché. Inesthétique à l’époque, le geste surtout vous frappait en retour par son inefficacité. Vous mettiez au concours divers attachements, laissant à celui que vous souhaitiez qu’il empportât tout en vous, le soin de déclasser les autres, mais ceux-ci vous restaient chers, vous partiez sans cesser de demeurer. Avec qui avez-vous rompu ? Impuissant pour une disposition capitale, et rendu indécis par la prise de conscience que vous aviez de cette impuissance, vous vous dévaluiez vous-même à propos de tout le reste, d’abord parce que celui-ci vous était – par disgrâce professionnelle – interdit, et ensuite parce que vous n’aviez plus le goût d’imaginer aucune solution transversale. Vous ressassiez, étiquetiez de mots à vous chacun de vos thèmes intérieurs et vous avez ainsi manqué ce que vous aviez cru réussir, un mariage et surtout ses suites. Toujours, l’échec, toujours le mensonge par réserve de l’avenir avec chacune de celle avec qui vous aviez vécu jusqu’à cette illusion du mariage et depuis. Une inconsistance dont vous vous persuadiez que vous étiez seul coupable, ataviquement, décidément seul atteint. Les autres, tous les autres vous paraissaient miraculeux de suite dans leurs idées et de béatitude dans ce qui était sans doute médiocre, mais hors de votre atteinte.

Il y avait donc cette perception que ne reviendrait pas la jeune femme, que celle-ci mûrissait, ainsi que des blés, ainsi qu’une plante ou qu’une bête, qu’un enfant, et que cela se faisait en compagnie d’un autre, à son profit ou pas, il était inutile de chercher à le comprendre ou à le savoir puisque cet autre lui convenait, à la vôtre de compagne. Un autre dont sans doute le peu d’intensité, une probable banalité en dehors du fait d’être précisément votre opposé aux yeux de la jeune russe, et d’être aussi son compatriote de génération et de langue, valaient et au-delà tout ce que vous aviez fait scintiller à la belle. Un rêve était de part et d’autre fini, avec naturel et logique, vous aviez à rentrer dans le quotidien et à accepter les lois simples de l’existence, le temps imparti à toutes choses sauf que l’envie vous dévorait d’une seconde chance avec votre magicienne, que vous n’imaginiez pas son remplacement et que de jour en jour allait se concocter un phénomène nouveau, parfois hallucinant, celui de partout la voir en silhouette, de dos, de loin, dans un Paris, presque jamais en province, où elle serait revenue sans vous en prévenir. Seule. Une silhouette que vous approchiez, vous repaissant assez monstrueusement de cette image propice à renouveler l’illusion, les allumettes de la petite fille d’ANDERSEN, et vous les craquiez une à une, de trois quarts, de manière de marcher, de renouer les cheveux, d’apparaître posée et un peu lourde, c’était elle, puis à la dépasser pour un bref dévisagement, vous vous aperceviez que ce n’était pas elle, que ce n’avait jamais pu être elle, d’ailleurs elle avait cette souveraineté, cette sorte d’indépendance un peu méprisante d’autrui et de tous les contextes qui donnaient à sa démarche une originalité, une consistance, une certitude d’existence qui n’étaient qu’à elle, qui n’étaient qu’elle.

L’impuissance totale, abrupte de la convaincre par lettre, par téléphone, par le truchement de la prière, par une sorte d’ascèse éplorée et effrayante rejoignait celle que vous aviez constatée être désormais la vôtre, vos lettres laissées sans réponse, vos suppliques aussi, que vous aviez adressées par salves, puis par jet continu, puis de temps en temps à ces commettants de circonstances qui ont pouvoir de vous gérer. Le monde prenait figure partout, et vous n’aviez aucun répondant, personne qui vous considérât. Vous auriez cité bien des noms, vous vous adressiez à beaucoup, de même que récapituler ou évoquer chacune des rencontres féminines qui avaient duré et produit autant d’amies, puis de départ ou d’adieux, vous était une occupation sereine, pendant vos trajets automobiles de Paris en province et retour, ou une fin d’année jusqu’en Autriche : manière de se tenir éveillé quand les distances sont en centaines de kilomètres. Postuler vous avait servi d’haleine quelques mois après votre chute hors d’emploi, c’était du même ordre, ne pas tomber d’un sommeil de vieillard qui va d’un repas à la promenade hygiénique de plus en plus brève, vous vous y repreniez périodiquement, variant les annuaires et la lettre-type. La carte postale aux femmes les plus récentes de votre passé, puis seulement à la dernière, avait la même fonction : vous ne les écriviez plus, l’image devait suffire, cette composition atteignit une fois la destinataire, qui vous appela au téléphone, inquiète. Ce fut sans lendemain. Sur le front du travail, moins encore se produisait.

Bien loin l’ambition, maintenant, d’être utile, d’être évalué, d’être recherché ou d’être aimé. Vous n’étiez plus qu’un homme vieilli, ayant eu l’éblouissement d’un moment dans sa vie, bien plus tard que celui où surgit le démon de midi. Vous traîniez risible. Malsain. Courbé dans la supplication de vos pairs ou de vos supérieurs, objet d’administration de ressources humaines, client de la gigantesque et puérile machine judiciaire avec ses avocats sans opiniâtreté ni véritable science et ses conséquences de poids fantastique sur celui qui perd une instance, vous étiez surtout à vos propres yeux le personnage ridicule qui mendie un dû perdu, faute d’avoir fermé la main à temps quand était passée la distributrice. La parabole se répétait selon tous les temps de vos souvenirs, vous n’aviez pas su saisir votre chance, elle ne se reproduirait plus, mais vous n’en contractiez pas pour autant, au contraire, la sagesse de vous contenter de ce que vous aviez par devers vous, une compagne fidèle et désespérée par vos défauts et votre aveuglement, votre prodigalité de vous-même, une maison dont peut-être vous auriez à vous défaire mais pour une autre davantage à portée de vos moyens, une santé et quelques talents de dire et écrire qui pourraient vous porter quelques années encore et vous occuper à bâtir quelque chose de peut-être vrai et donc, à terme, de beau.

Au lieu de cela, vous avez longtemps composé plusieurs fois la semaine la même épître à votre pétersbourgeoise, vous aviez le journal intime et la fréquentation liturgique prolixes, vous faisiez encore moins qu’aux époques où vous l’aviez perdu, quelque chose avec le temps qui vous demeurait. D’ouvrage ni par un travail voulu, combiné et précis, ni par une reprise dans un savoir-vivre que vous n’aviez jamais vraiment eu, encore moins recherché et donc cultivé. Inapte et décalé, vous donniez donc raison au désamour, à votre promise vous aviez intimé le conseil d’avoir à partir, c’est vous qui ne l’aviez assurée qu’en paroles de continuer à l’aimer, elle avait pressenti les catastrophes et les scènes à venir et vous avait, à tous deux, épargné l’horreur. Elle n’eût pas été de taille, aviez-vous jugé quand vous préférâtes vaincre seul les adversités et ne la rappeler que pour le paradis de la Genèse. Elle voyait à présent par la répétitivité de vos lettres et de vos arguments, de vos protestations qu’elle ne vous aurait à la longue déshabillé que pour la lassitude puis le dégoût, nudité peu affriolante d’un homme mou sous tous les aspects. Vous lui donniez matière à se donner raison rétrospectivement. De même qu’à vos correspondants parisiens, votre obstination à n’avoir de référence dans l’exercice de vos fonctions que votre conception du service de votre pays, avait fourni le prétexte si longtemps attendu quand vous n’aviez guère de responsabilités que de routine et d’obéissance. Vous rentriez dans la norme, dans votre condition et c’était trouver à terme votre bonne place, ni bien haute, ni à tout prendre aussi basse que vous persistiez à vous en plaindre. N’ayant soigné ni votre sécurité professionnelle et financière, ni votre stabilité affective, vous en étiez quitte pour des renoncements dont vous prendriez l’habitude.

Restaient l’instinct, et son accompagnatrice : la nostalgie d’autre chose dont bien des moments, bien des images, passant souvent ou soudain, produisent l’émotion. Vous étiez déjà à ce lendemain de la vie quand la vieillesse est là et qu’il n’y a plus de suite à attendre qu’une usure, qu’une chute lente ou foudroyée sur place. Vous n’aviez pas le loisir de vous apercevoir ainsi et au point où vous en étiez arrivé, forcé de tous côtés et à tous égards. Vous aviez pris vos quartiers fréquents pour écrire au haut d’une plage où précisément avaient eu lieu quelques-uns de vos épisodes pré-sponsiaux. Ce milieu de nuit quand vous aviez saisi, elle n’était là, pour son second séjour, que depuis une demi-semaine, et que l’ayant entraînée à une noce rurale, elle allait d’un seul tenant s’écoeurer à vomir des danseurs avinés et palpeurs et de votre propre fête à venir d’un mariage s’il devait se célébrer sur ce modèle, vous étiez partis tous deux en hâte et cela lui avait permis de vous lancer beaucoup d’expressions de sa rage et de son malaise, puis de vous étourdir de son silence et de son renfermement. Vous étiez descendus sur la cale, jusqu’à l’eau qui venait laper lentement les pavés et leur donner du luisant. Le lendemain ou le surlendemain, c’était en plein jour, une foule dominicale de vacanciers, au même endroit, elle avait décrété que vous n’iriez que l’un après l’autre vous baigner, plutôt vous tremper, car elle prétendait n’être pas nageuse et ce n’était pas affaire de garder serviettes et sacs ou l’appareil-photo. Avec détachement, elle vous raconta sa reprise d’une histoire amoureuse ancienne, son hésitation à revenir, puis sa décision de ne pas revenir et surtout qu’il lui crevait les yeux, sur cette plage-ci qu’elle s’enlaidissait à suivre une façon de vieil oncle bedonnant dont il était clair à la multitude qu’il était son amant disproportionné d’âge et de morphologie. Vos sœurs vous ne l’avaient pas envoyé dire qui, voyant que vous ne changiez pas de cap, après que vous l’eussiez présentée et qu’elle fut repartie pour un trimestre encore de quelques études universitaires dans le pays d’où vous la tiriez, se récriaient puisqu’elle avait l’âge de vos nièces, c’est-à-dire de leurs propres filles. Ce semblait un inceste que d’aller enlacer, vous si vieux, une si jeune. A quelques jours de là, vous aviez subi le regard de cette égale multitude sur une autre plage, le désir d’hommes de votre âge ou bien plus jeunes assurant de leurs yeux posés dans les vôtres et voletant quelque instant sur les formes de votre partenaire que si elle se donnait à vous, elle pourrait donc bien se donner à chacun, à tous. Femme de vieux, fille pour tout le monde, vous eûtes honte pour vous plus encore que pour elle, puis revint le temps des explicatons et persuasions, ce qui donna à ces semaines où elle persévérait dans l’intention de prendre congé à jamais et pour corriger à temps son erreur de vous avoir induit en quelque projet monstrueux, une tension délicieuse car vous finîtes par l’emporter c’est-à-dire qu’elle se ravisât, et que bien plus tard, il y a peu encore, elle admettait que face à face, elle ne tenait pas devant votre charme, votre emprise, raison de plus pour vous quitter puisque vous aviez mis, sans prudence, du large entre elle et vous.

Depuis vous tenez donc votre journal et tapez sur cet écritoire, votre épître bi-hedomadaire, souvent, à cette plage. Le promontoire qui la surplombe et d’où l’on regarde ecore mieux les arrondis jumeaux de l’anse, de la laisse de mer, de lignes d’horizon changeante avec le vent et selon les îles qui les précèdent ou les ponctuent depuis votre point de vue. Une fin d’été, un dimanche soir, vous étiez sur un autre banc, celui-là sans la table de pierre où poser l’ordinateur portable, mais vous écriviez quand même, l’instrument pas plus grand que l’ardoise des jardins d’enfants de votre génération, tenu sur vos genoux. Deux fillettes passèrent, enveloppées de serviettes, puis s’étant mises en maillot de bains, coururent à l’eau. L’une était brune, grasse et ramassée de silhouette, l’autre était déliée, son costume, à la regarder de dos commencer de jouer avec les premières vagues et de s’arroser avec sa compagne, était exactement celui de votre aimée, elle plongea et ressortit, luisante, cambrée puis rebondie exactement comme votre aimée. L’hallucination dura, vous regardiez en un autre temps, celui de vos émerveillements et de vos courtes joies, s’amuser et se baigner votre Hélène, votre fille des songes, votre héroïne perdue, votre fée en proximité. Un thermos de thé, qui ne vous quitte guère, vous inspira le scenario dans lequel les deux adolescentes entrèrent. Elle s’appela Marie-Laure, elle n’était qu’en troisième mais non loin, dans la presqu’île-même, son visage avait beaucoup de celui de votre disparue, vous lui racontâtes un peu l’histoire mais vous ne vous êtes pas attardé à la seule question qui vaille, d’ici peu, vous sentiriez-vous assez la disposition de vous-même et de votre vie pour épouser quelqu’un de beaucoup plus âge, déjà sur l’autre versant que celui où vous êtes en train d’atteindre, non des sommets, mais déjà quelques niveaux qui élèvent et enlèvent. Question à laquelle, copinant avec un garçon de pas vingt ans, et qui vraiment ne faisait pas homme, une jeune fille vous avait répondu à une autre occurrence, mais toujours sur cette plage et à cet endroit. Tout dépend si elle vous aime.Il fallait donc vous rendre à l’évidence.

Vous vous êtes inscrit dans cette interrogation et pour la rendre bien intelligible, chaque fois que possible, vous avez franchi les pas qui séparent de trente ans une future femme d’un quinquagénaire proche de changer même de cette décade. Dans le hall faisant office d’accueil et surtout de librairie, pour le monastère où vous fréquentez et où vous aviez, dès son arrivée, entrainé votre fiancée, vous avez ainsi lancé quelques paroles à une énième jeune fille, se présentant bachelière après avoir dit attendre sa mère,  laquelle lui avait succédé dans un des parloirs à confession. Elle vous sembla bien inférieure à l’apparence de celle qui vous avait conquis, et surtout l’enchantement dont avait su jouer celle-ci n’était-il pas qu’elle vous ait surpris dans sa manière de survenir, de proposer, de conclure, de vous emmener à une époque dont vous n’avez su, qu’après coup, l’ayant perdue, égarée, qu’elle était, dans votre vie, largement révolue ? Toute l’affaire, la portée, la véracité de celle-ci avait consisté dans ce fait unique que vous n’aviez pas été l’initiateur mais la cible, que vous aviez été désiré et choisi avant même que cela vous soit signifié, effet total de la surprise, bouleversement de toutes les habitudes, impossibilité à jamais qu’une autre rencontre tienne la comparaison, et a fortiori vienne à l’effacer. Vous avez laissé votre carte de visite dans la main de la donzelle, lui aviez aussitôt écrit pour le cas où elle se manifesterait au téléphone ou d’un mot : la lettre serait prête, rédigée dans les sentiments précis de votre bref entretien sans qu’un rendu de l’initiative enjolive la première conversation. Vous ne laissiez plus aucun souvenir, vous ne faisiez plus rien vibrer quand vous vous adressiez à qui vous plairait et sollicitait quelque implicite consentement pour vous rendre la faculté de choisir, d’éluder, de continuer. Vous n’aviez le succès d’obtenir une réponse, ou de convenir d’un nouveau moment, qu’avec des femmes bien plus âgées, déjà vos contemporaines dans le souhait d’une vie qui passait sans que rien ce que l’on y attend, s’y produisît. Une lettre pour la lycéenne, longtemps dans votre voiture au cas où, à la plage dite, vous la reverriez d’aventure, une autre pour la pieuse bachelière. Une troisième, pour profiter de l’effet, enfin récupéré, d’une rencontre inattendue à la porterie de votre ancien collège, où vous étiez venu, en voiture avec votre compagne et vos chiens, chercher un annuaire des anciens élèves, dans le projet de prospecter plus précisément qu’en vous adressant es fonctions aux chefs des grandes entreprises que vous aviez connues et souvent assistées, quand vous étiez encore professionnellement dans le coup. Petite et paraissant beaucoup plus jeune que l’âge qu’elle vous avoua, elle tenait la permanence, vous causa ce choc que quelqu’un vous plût et ne se dérobât pourtant point. Elle avait terminé des études pour le professorat de lettres modernes, le français surtout, qu’elle allait partr ensiegner en Afrique dès le milieu de l’été. Vous mîtes tout sur le petit plateau faisant trouée dans le panneau vitré pour qu’à travers on puisse y passer des papiers ou l’annuaire, était-elle en mains, aimait-elle quelqu’un, quels étaient ses projets au vrai, elle accepta de vous donner son adresse personnelle, celle plutôt de ses parents de chez qui elle allait incessamment déménager mais où elle continuerait d’aller prendre son courrier. Votre lettre est restée sans réponse, mais une réponse vous eût embarrassé. Combien de temps faut-il pour que, sans qu’on le sache ou qu’on se l’avoue, on soit prêt pour une autre rencontre que celle dont on croit ne toujours pas s’être guéri ? Rencontre suivante.

Vous avez maintenant calculé votre position dans le cosmos et selon tous les repères de la création et de l’histoire, création divine et histoire humaine, ou serait-ce le contraire, à interchanger les deux épithètes. Il a fallu des hasards considérables, des coincidences étonnantes pour que la rencontre qui déboucha sur la perspective de votre mariage, c’est ce que vous crûtes, se fasse, et qu’elle soit immanquable. Un pays, vos fonctions d’Ambassadeur, le culot d’une adolescente dont le père a son site de travail à six mois de revoir de sa famille, de sa femme et de leurs deux filles. Il a fallu que la préposée à votre destin parle le français, fasse profession de votre langue, et que cela la mette fonctionnellement en relations, quoiqu’à égalité de beaucoup d’autres, avec votre Ambassade, qu’il y ait du théâtre amateur, que vous encouragiez de votre patronage et de votre présence cette activité mettant en avant la civilisation dont vous êtes, par ordre de mission, l’un des propagateurs et protecteurs. A partir de là, les chances devenaient très grandes mais l’illusion de hasard, donc de providence demeuraient. Elle eût été, la tante abusive dans Les parents terribles de COCTEAU, votre maîtresse que vous n’y auriez plus pensé à peine revenu en France et requis par votre survie professionnelle. Devinait-elle qu’elle entrait dans le merveilleux de l’enfant demeuré que vous êtes, quand elle proféra que les amours humains attendraient quelque rite social pour se commencer, au point que vous l’avez, jusqu’à ce jour, pensé vierge alors et donc au moment, où elle bouscula un peu la chronologie pour avoir tout de même un acompte entre deux de ses vacances chez vous ? C’est donc conclure que les circonstances étant impossibles à reproduire d’autant que l’étranger, la fonction d’Ambassadeur et autres joyeusetés qu’on prend très au sérieux quand on est dans l’entre-deux de la naissance et de la mort, de l’enfance et de la vieillesse, qu’on appelle la maturité et faussement la disposition de soi, car c’est dans ce laps de plusieurs décennies qu’on est le plus asservi à la société et aux modèles impérieux de celle-ci, ne vous reviendront plus, il est par conséquent rigoureusement impossible que surgisse la réplique, la jumelle, la sœur cadette de votre traitresse. Il se trouve, pour l’épisode, que cette sœur existe vraiment, qu’elle vous émouvait par une sorte de pudeur compatissante et contemplative, celle d’une adulte regardant son aînée pénétrer dans le pays d’amour sans vraiment le mériter, et sans avoir le don d’aimer, alors qu’elle, elle l’avait indubitablement, qu’elle le savait et que vous le saviez, mais à épouser ladite aînée vous étiez déjà voué. La sœur n’était que la cadette et n’avait que des mots d’anglais et forcément il n’était question que d’une belle-sœur, non de rechange. Dans les premiers temps d’entre vos étés ensemble, Marine avait représenté à l’aînée votre écart d’âge et l’éloignement géographique, tout ce dont à juste titre celle-ci souffrirait vite. Ensuite, comme dans une bande sonore coupée de l’image, elle pleura, vous l’entendîtes pleurer depuis le téléphone par lequel vous aviez rappelé une énième fois votre belle censée habiter chez ses parents, en sage jeune fille, et ceux-ci lui refusait qu’elle vous donnât les nouvelles coordonnées de sa soeur, en sorte que jusqu’à aujourd’hui, vous pouvez improviste continuer d’être convoqué à l’appareil, ce qui ne se produit plus du tout, mais ne pourrez jamais appeler vous-même. Aller sur place vous ferait faire le pied de grue devant un immeuble où la belle ne vient que quelque dimanche, avec le compagnon ou le mari, mieux accueilli que je ne l’eusse été parce que présentant tous les traits de la conformité d’âge et de culture, paradoxale bienséance. Vous n’aviez plu durablement qu’au père, constatant la beauté de sa fille puisqu’elle était déjà de cœur dans vos mains et il vous était reconnaissant de cette sortie de la chrysalide. Vous aviez célébré des sortes de fiançailles dans votre appartement de fonctions, qui avait été emménagé, draps et couvertures sur le lit compris, et la soirée dont le caractère conventionnel vous eût quelques semaines plus tôt, répugné, se passa dans un vibrato dont seule persistait à s’extraire la mère, sa mère. Celle-ci ne pouvait évidemment accepter des épousailles avec un étranger plus âgé qu’elle, et que ces épousailles soient celles de sa fille.

Les catastrophes, on ne s’en guérit pas parce qu’on s’est persuadé qu’elles étaient courues d’avance. Au contraire, on pleure et célèbre l’exceptionnalité qui est votre seule issue. Convié à la banale raison, vous y rendant parfois, à force, vous voilà, comme hier soir, rejoint par le souvenir, un fantôme arrive parce que vous avez dressé une table festive, allumé des bougeoirs, sorti des serviettes de tissu et préparé, cuisiné plusieurs plats, pour l’une de celles que vous appelez vos « saintes femmes » et qui sont locales à tous les sens de ce terme, en ceci qu’elles habitent dans votre environnement, ne sont pas trop éloignées de votre époque car une femme de trente-cinq ans, même des vingt-cinq qu’aura bientôt votre belle, est plus en situation de parole et de compréhension d’un quasi-sexagénaire, que la fille changeant de ciel, chacun des mois la projetant hors de ses dix-sept ou dix-huit ans, qui avait cru aimer et avoir trouvé et qui perçoit que l’existence a des profondeurs, des permissivités et des ménagements méritant de l’attention, des délais davantage et quelque science de la routine avant de s’engager dans ce qu’on aura apprivoisé et rapetissé, la vie à deux. Vous ne savez dans la pénombre qui a tourné à l’artifice seulement pour le décor, mais qui vient de se faire en vous, si visiblement que la commensale s'en inquiète, ce que vous regrettez ou ce à quoi vous réfléchissez, la femme, la vraie,l’impossible perdue ou ce qui allait avec et la préparait, la fête. Elles aussi, vos « saintes » ont eu et gardent leur envie d’amour et d’homme, mais de cela vous ne pouvez communiquer ensemble, ce serait tomber dans le risque que vous refusez : celui d’avoir à contenir la commensale, la chaleureuse qui compâtit mais à laquelle vous vous refusez en tout et pour tout. Vous vous tenez lieu l’un aux autres, et vous vous brisez tellement qu’il est inutile de le dire, mais cela ne vous empêche pas de vous serrer quelques soirs ou midis par mois, comme sous la pluie et d’insuffisants abris, les bêtes du troupeau en contrebas de chez vous où vous regardez l’heure, le jour, la saison et l’année se consumer dans l’humidité et l’inutilité. Et vous en suintez tellement de cette ivresse de l’échec, du regret et ces balbutiements sont si forts et incontrôlés qu’au téléphone votre compagne, toujours devineresse de vos trahisons, de vos choix ailleurs ou de vos chagrins maintenant, avec leur cause unique et qu’elle méprise, sent et ressent tout.

Passe le vent s’il pouvait vous emporter.

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