DEUX
J'ai un beau corps, je le sais, et personne ne le verra. La phrase est courte mais la vie, l'interrogation, cette prière-là ont une durée qui ne finit pas. Elle vous est rapportée, tandis que le public d'une station thermale, les collines Euganéennes, le dépaysement d'être soigné alors qu'on ne souffre de rien, d'être servi par un maître d'hôtel en dolman ivoire alors que ce ne sont que des pâtes, mais italiennes, et qu'on est avec sa carafe d'eau, alignés dos au mur, à regarder les autres et chacun son assiette, la distraction donc d'un récital, une de ces chapelles en nombre infinie, ni en ruines ni entretenues qui sont les fiefs de l'Eglise échappant localement à Venise. Une dame d'un certain âge, parle-t-elle d'elle-même autrefois ? ou d'une voisine de chambre. Vous devinez la beauté de ce corps, la finesse de ce coeur qu'on n'aura pas choisis, et pourquoi ? La beauté d'un corps sans couleur ni volume, qui n'aura été touché que par soi-même, une grande glace, les salles-de-bains mais jamais le lit ni l'effleurement, jamais le partenaire, l’autre humain, celui devant qui elle se déshabillerait, se montrerait, s'offrirait à être vue comme cadeau à son complémentaire, à sa réplique, comme cadeau à elle-même. Délaissée. Jamais à deux, elle n’aura été qu'à elle.
Votre équipière du moment, quand vous ne l'emmenâtes pas dans votre première affectation, quand des semaines passèrent sans que vous l'appeliez au téléphone, alors que vous aviez vêcu ensemble, à deux, vos débuts à la vie, à la table, à l'hôtel et au découchage de chez vos parents, de chez votre mère, émancipation et initiation tardives, nouvelle dépendance qui n'était pas un dialogue ni un projet, mais une sorte de démission, celle de ne plus attendre, mais vous étiez si jeune encore que la désespérance n'était qu'une acceptation du présent, et elle n'avait rien de terne, au contraire beaucoup d'agréments - pour elle aussi, mais le plus fort était que vous étiez deux, pour elle, vous étiez deux, elle était soutenue, encadrée, un homme était avec elle, l'ombre et l'habitation d'un homme. Pour oublier d'avoir commencé de comprendre que changeaient les choses, que vous restiez proche d'elle par le sentiment, le souvenir, mais que vous vouliez autre chose, donc une autre femme, d'autres corps, d'autres voix, d'autres chances, une chance qu'elle ne serait pas, une vie qu'elle ne savait donc pas vous offrir et faire reluire, elle s'était sans doute essayée à d'autres et avec d'autres. Vous en sûtes quelques bribes, des noms, des déceptions, de la couche, de la cendre. Son appel d'une nuit avait été au sortir d'une boîte, le sens littéral porte tout. Elle vous avait éveillé, elle pleurait : tu m'abandonnes. Vous ne vous vous souvenez plus de ce que vous répondîtes. Elle vous habita longtemps, vous êtes encore sensible à ses manques et à la logique qui lui a fait vous demander ses clés parisiennes. Votre aventure présente : la disgrâce, ce qui est dans le jargon, est appelé : rappel et qui peut se perfectionner par une remise à disposition, si l’on n’est pas du milieu, elle les prend comme une parenthèse et non comme la conclusion d'une série d'erreurs ; elle connaît trop l’ambiance et les gens, tous semblables, interchangeables, analogues qui ne vous ont pas reçu et qui pourtant vous ont eu, possédé, pour n'avoir pas espéré un redressement, un malentendu qu'on dissipe, d'autant que vous avez donné aux spectateurs d'abondantes illustrations de cette capacité de couloir et de rebond. Que cette fois, tout demeure inerte, que votre charme n’agisse plus, que vos rondes n’arrivent plus nulle part, a tourné pour elle au cauchemar. Etre deux pour marcher, non pour déprimer, elle a peur de l'odeur, de la contagion, ou bien se révèle-t-elle davantage qu'hygiénique, ingénieuse, et vous ne pouvez plus ni la protéger, ni la magnifier, même de loin. La bague qu'on porte d'un homme, même s'il n'est pas là, signale quelque attache qui valorise. Elle ne reçut que peu de bijoux de vous, mais beaucoup d'années, et surtout des réponses au premier appel, une présence. Elle y met fin. Des pleurs d'être abandonnée à la réflexion lucide sur un âge que vous n'avez pas partagé et qu'elle a continué d'atteindre puis de vivre seule, il s'est écoulé une grande vingtaine d'années. Vous deveniez deux insensiblement, et vous avez cessé de l'être d'un seul coup. Soudain, vous vous êtes mutuellement aperçus que vous n'étiez ni de la même race, ni de la même consistance, que vos raisons ne se recouvraient pas, que les rythmes et le temps pour chacun de vous ne coincidaient pas. Est-ce la règle humaine que de croire longtemps qu'on est ensemble, à respirer en jumeaux, et ce n'était qu'illusion, sur le fondement de quoi on ne sait pas grand-chose. Intérêt ? habitude ? faiblesse mutuelle ? attrait sensuel ? commodités parfois sordides, parfois magnifiques.
Quand votre père mourut, le mois où ses dettes totalement s'étaient éteintes, votre mère n'eût plus ni souvenir ni crainte. L'amant, le mari, le père des enfants, le commun diviseur depuis longtemps s'en était allé ; la crainte des rechutes, d'avoir à répondre d'un nouvel accès aux tables de jeu et aux casinos la quitta donc. Elle s'établit dans une solitude qui ne changea d'abord pas : hantise de l'intimité, de l'entente avec ses enfants que le désastre conjugal avait, pour leur ensemble, retournés contre elle. La voir et la visiter soit, mais ne pas donner prise à la chaleur, à la confidence et à la confiance. Des engouements se refaisaient parfois, pas durables : avec certaines de vos sœurs, surtout. Elle ne vainquit et ne commença sa vie nouvelle qu'en découvrant soudain sa propre indépendance vis-à-vis de ce qu'elle avait longtemps souhaité et ambitionné : la disparition de l'amour d'homme et de femme lui parut désormais avantageuse, elle ne connaîtrait aucune des déchéances de la conjugalité quand le tableau se gâte de vieillissement, se craquèle, tout avait été déraciné, elle ne verrait plus les saisons, elle entreprit d'être elle-même, de se cultiver à sa manière, après des années où elle avait lu et entendu très autrement ; eût-elle continué de vivre qu'elle eût mis en cause aussi ses éducations natives et ses préférences maternelles, l'étranger, l'éphèmère, le passant l'intéressèrent, la vie avait un parfum, vous le sentîtes en elle et vos frères et soeurs la trouvèrent exagérée. Elle ne cherchait plus aucun prolongement.
La mort ressemble plus à l'adolescence qu'à la prime enfance, la situation de mourir, celle qu'on ne raconte pas, et pour cause, mais que vous supposez. Des tentacules sont lancées vers un au-delà qui n'est pas du tout celui où la mort va vous introduire et dont vous ne savez rien, à ce seuil s'arrête la foi-même, mais bien celui - familier mais soudain irréverssiblement inaccessible - dont la mort vous arrache. De ce lointain où vous fûtes et dont vous vous éloignez maintenant avec vertige, vous ne retenez encore que des douceurs. Ainsi, lisiez-vous le regard bleu de votre mère aphasique, hémiplégique, grabataire qui savait encore tenir une médaille que vous lui offriez - scène sculptée de maternité pour la conserver et la recevoir "ensuite" d'elle. L'adolescence ne bavarde qu'à deux. En public, le plus faraud ne sait pas s'exprimer, connaît mal la langue parce qu'il n'ose pas encore parler sa langue. Le physique et le visage, momentanément flous et incertains pour la transition de ces âges pubères, ne sont pas beaux, tout gêne, on n'exprime rien, d'ailleurs le vocabulaire - reçu des adultes ou hérité de l'enfance - n'est pas adéquat. Des instruments pour un métier qu'on ne sait pas, un état de vie dont on ne sort pas, dont on déplore l'éternité, une incubation de soi exceptionnelle et douloureuse et pour laquelle il n'y a pas d'instruments ni de procédés. Mais à deux on partage, le féminin de soi qu'on abandonne, si l'on est de sexe censément masculin, on le trouve encore, en un ultime et difficile, éperdu adieu, dans l'âme soeur, qui est votre autre masculin, encore possiblement féminin, parce qu'il est complémentaire et accueillant. On marche, vous avez marché ainsi dans Paris des heures de minuit jusqu'aux aurores où le lever du jour était tardif entre les immeubles et sur les pavés, ou en forêt de Compiègne ou de Fontainebleau, la pureté est votre litanie à tous deux, aux chambres de bonnes, aux lucarnes dans le plus haut des immeubles, vous discerniez des lumières, des lueurs à travers des volets ou des rideaux, vous imaginiez tous deux l'amour et qu'on s'y aimait, à deux, là-haut et cela vous répugnait comme une animalité qui serait le tout de la vie, quand vos âges d'alors vous auraient quittés et qu'il vous faudrait, à votre tour, le tour venu pour chacun de vous, vivre, accepter de vivre. Et d’ailleurs vous séparer des amitiés, des amours, des habitudes d’enfance, de ces conjugalités qui n’en sont ni physiologiquement ni sensuellement, mais qui haussent l’intelligence et lasensibilité à des degrés de communion qui ne seront plus jamais réatteints,sinon peut-être dans l’impuissance de la vieillesse, quand elle a encore la mémoire mais a épuisé le sexe et toutes forces. Alors la solitude où vous mettait, vous enfonçait de plus en plus la rencontre, l'intrusion dans votre existence de ce qui n'était pas explicable, de ce qui n'était pas idéal, qui n'avait ni logique ni rayonnement, mais qui vous occupait, vous prenait, cette solitude-là était votre thème à votre ami et à vous, vous le vérifiiez sans cesse, avec une joie amère et attentive ; vous parliez, vous échangiez, vous vous répétiez l'un l'autre sans vous en rendre compte, vous n'étiez que jumeaux ou plutôt vous ne vous donniez l'un à l'autre que la partie de vous-mêmes susceptible de gémellarité. L'illusion amoureuse est plus ignorante, car vous saviez - ce faisant - que vous ne viviez et n’étiez chacun que partiellement avec votre frère d’âme, que dans les accompagnements et retours d'une porche cochère - la vôtre - à l'entrée d'immeuble, celui de ses parents, vous n'étiez ni l'un ni l'autre entiers, et vous saviez que vous auriez à vous séparer, que votre désespoir était de déjà prévoir cette séparation ; les projets d'études, et surtout les débuts de rencontres ébauchées dans les vacances d'été qui s’intercalaient entre les longs mois ternes de la capitale en année scolaire, divergeaient déjà,entreprenaient de vous isoler l’un de l’autre. Il y avait des chemins et des routes que vous pouviez vous décrire mutuellement, des entreprises et des aventures, la vie en Dieu, la quête tricolore du service glorieux que vous pourriez sans doute, que vous vous promettiez de vivre ensemble, mais vous deviniez que vous deviendriez - et bien vite - chacun banal et absorbé par des parcours d'existence tout faits, un mariage, un métier, des enfants, des honneurs bien sûr, et puis l'oubli. Surtout l'oubli. Tout le monde oublie, tout est oublié. Archéologie et études du genre ont ceci de fascinant qi'on est peut-être complètement à côté de la vérité en n'en ayant exhumé qu'une très accidentelle et partielle fragmentation qui n’illustre au contraire que tout autre chose que ce qui fut et dominât. Tout est conjecture, et de communier ainsi dans cette désespérance et cette solitude si analogues qu'il n'y avait pas même à la dire, vous paraissait exceptionnel.
Votre père, tôt diparu de cette sphère où l'estime, la présence immédiate, l'exemplarité et la sécurisation fabriquent à la dimension familiale de la paternité, vous enleva ce dont vous ne réalisez la perte, le manque qu'à présent. La masculinité dans votre vie, ce qui est bien différent de la virilité en personne, en influence et en accompagnement. Votre père vous donnait la conversation d'un ami, tout serait transposable à longueur d'existence, que ces dialogues et interrogations sur l'évolution du monde, les relations en société et en entreprise, l'irruption parfois de l'Histoire en forme d'actualité et qu'on croit être de la politique. Plus que le texte importe l'émotion, et plus que l'émotion, cette sorte d'appui - qui ne peut être que paternel, et qui n'est pas de l'aînesse ni de l'autorité - une fraternité qu'on n'a pas entre frères et soeurs, car qui précède vraiment l'autre quand, bien vite, les différences d'âge s'estompent à mesure qu'on en prend, de l'âge. L'ami, sans sexe physique, mais très situé mentalement comme un parrain d'expérience passant du relais, il est magnifique, si, de votre âge, il est l'accompagnant des moments importants. Les moments de parfaite détente, d'une sorte d'immobilité qu'on sait trompeuse, qui marque un répit dans le rythme biologique ou bien dans celui d'une carrière ou d'une histoire conjugale, rien ne s'y passe apparemment mais tout s'y concocte et tout en sortira. L'ami partage avec vous la terrasse, le soleil, la tombée du jour, la revenu d'un matin, il est passé, tout fut aisé, quelques mots et puis regarder intérieurement ensemble la vie que chacun vit et en être heureux pour l'autre et pour soi. Les moments de tempête où l'on ne peut dire qu'en eux et à cause d'eux ce qu'on ne saura même mémoriser ou exprimer ensuite, car rien ne se dit de vrai par souvenir, seulement quand on en craque, qu'on en si disjoint qu'il faut dire, confier. Ce qui n'est pas se confier. Mais l'ami est de qualité égale, sans supériorité ni volonté propre quand il vous écoûte. Vous n'avez eu que des collaborateurs, des parrains ou des mentors, des cadets ou des aînés, pas ces jumeaux, pas ces riverains d'une activité, d'un lieu communs. Parce que vous n'avez pas eu de père, que vous avez perdu votre père juste quand il commençait d'exister, individuellement, personnellement, pour lui et pour vous. Quand il vous eût quitté et qu'une décennie au moins passa, et que vous le revîtes, il était retombé dans les moeurs et comportements de son éducation d'enfance ; ce qu'ensemble, lui et sa femme, vous et les vôtres, ses enfants, aviez bâti de cultures et de mimétismes communs, l'avait quitté. On ne quitte jamais, on est quitté. Parce qu'il n'aurait pu survivre à ce qu'il ne réintègrerait jamais, il lui avait fallu être quitté de tout cela. D'autres disent que c'est naître. Pas vous ! c'est mourir, que d'être détaché de ce qui vous a fait, protégé et articulé. L'adulte a bien davantage la nécessité de cet entourement. L'amitié, les amis, peut-être le procurent. Vous ne le savez pas, il ne vous est plus temps de l'espérer, mais - dans la généralité, dans l'abstrait - vous le croyez, vous pensez que cela existe. Des témoignages littéraires, parfois quelques paires d'hommes ou de femmes. C'est très beau, ce sont des amis. Ils sont deux, ils peuvent être plusieurs fois deux, la pluralité enrichit - là. C'est le seul cas.
Les femmes, vous les crûtes, chacune, amies. Les dialogues, l'espérance, les projets, en avoir avec celle du lieu, du moment ou de beaucoup d'années, vous était une souveraine douceur. Vous oubliiez toute l'imperfection de la relation, l'imperfection radicale pusique ce n'était pas celle que vous aviez choisie, que vous auriez choisie… ce n'était pas celle du rêve, de l'attente, de l'impossible, mais la douceur parfois était telle, la sensation de communion plus forte que dans l'assouvissement sexuel qui a parfois un tranchant tel, ou qui déphase tellement l'un de l'autre les amants que vous étiez avec celle-ci puis celle-là, que la vraie coque de la navigation ensemble, c'étaient la conversation, un échange vespéral, et tiède, des marches au figuré ou dans de grandes allées, ou en a parte prolongé des salles anciennes de restaurants d'autres siècles hors de France et du temps, de l'époque et de l'âge qui battait la mesure, sans que vous vous en en aperçûtes, les femmes n'en perdent jamais la tonalité, elles entendent le temps, le temps de l'autre si elles sont jeunes, tellement plus jeunes que vous - selon la date de naissance - le temps qui est de plus en plus le leur quand elles avancent, plus jeunes que vous, mais plus très jeunes par rapport aux débuts de leur propre parcours, ou un peu plus âgées que vous et combinant déjà, sans vous en faire confidence, qu'il sera peut-être mieux de continuer sans vous, qui n'êtes vraiment pas un abri, et qui commencez, mais - vous c'est si visible - de regarder ailleurs.
Mourir à deux, physiologiquement, ce n'est pas possible. On ne naît pas même à deux, si jumeaux qu'on ait été conçu. Mais l'accompagnement, jusqu'à quand sent-on encore la main de l'autre ? accepte-t-on ensemble, simultanément d'avoir voulu mourir ainsi et de savoir que maintenant on est irréversiblement et uniquement en train, en voie, en marche, en respiration de mourir ? Est-ce de l'amitié, est-ce de l'amour ? Au paroxysme, le sexe est trouvé bien encombrant, il a dispersé nos puissances de réponse, il a développé nos envies prédatrices, il a criblé et fait dédaigner tant d'autres possibilités, tant de trouvailles quand nous allons au plus vite, au plus pressé, au visible, à la plus apparente complémentarité. Vous vous y êtes laissé prendre si longtemps, presque toujours. Car être deux, faute d'ami, faute de père, faute d'être contemporain du Christ, faute d'être choisi vous-même, cela fut pour vous de rencontrer une femme, de continuer avec elle. Les heures qui ont un lendemain, un visage qui s'oublierait comme tout visage s'il n'était photographié le plus intimement possible parce qu'il revient, se représente et exerce à l'identique la même attraction, voilà que commence quelque chose qui scande, répète, encadre la journée ou l'année, qui vous a fait goûter l'heure à suivre parce qu'il y aurait quelqu'un dans cette proximité qui approchait, comme les aiguilles gagnent le chiffre, les quarts et la demi. Etre deux, avoir résonnance et écho, vous ne vous mettez que maintenant à contempler ce que fut et ce que se pourrait être. Les couples, vous ont toujours attendri, la hausse des pointes de pieds, les aisselles et les seins féminins qui se découvrent et se voient, le baiser qu'on va chercher ainsi et l'homme ou le garçon a les cheveux ébourrifés, le col qui se défait, c'est de même, les amants toujours sont jeunes, insulaires, éperdus, vous n'avez prisé le baiser que très tard dans votre vie, très récemment donc, le liquide, la liquidité qui donne tout et qui fait tout imaginer, on se perd dans un baiser, à le faire durer et s'il dure, survient le vertige, les langues, la bouche, le palais, les dents ne sont plus des éléments d'anatomie, ce n'est pas une personne qui se donne à une autre, ce ne sont pas des sexes qui s'émeuvent et déjà balayent et effleurent un ventre qui se serre et durcit, tandis que les tailles se sont entourées, c'est une entrée ensemble dans un univers cosmogonique et caverneux, on est l'un l'autre à entrer ensemble dans l'autre, c'est magique, indicible, délicieux, dépassant. Et cet univers parce qu'il est liquide ramène au primordial, le vent, le froid, le sable, les insectes, un horaire, une peur, rien n'y fait : le baiser périme l'étreinte sexuelle surtout s'il ne l'anticipe plus. Sexe à sexe, on le demeure même interpénétré, même en chevauchée l'un de l'autre, même sur la voie escarpée et si large, lumineuse et angoissée qui va au plaisir dès le début ou à la chute, la déception, l'effort, l'abandon, car on lutte, on prend, on se déprend, on cherche, on agrippe et dénoue, on ajuste et reprend, on enfonce et découvre, on va et l'on va plus encore. Le silence du baiser, l'immobilité que seul interrompt le souffle, les yeux-mêmes qui démissionnent, le coeur qui s'est mélangé. Ainsi, est-on deux, mais l'amitié et l'amour ?
Vous choisîtes ainsi votre interlocuteur, elle serait au féminin. Tout le reste demeurerait système ou machine, la société, la civilisation et bien souvent la religion ne vous donnerait aucun vis-à-vis, qu'un décor, devant lequel sans trop y entrer, vous continueriez votre dialogue, le récitatif de vos rêves, à deux, vous croyant à deux, car qui avez-vous écoûté ? qui avez-vous regardé, sinon de dos quand vous devîntes seul ? La fable a pris son sens, la machine, le système, la société, la civilisation et la religion, toutes les institutions soudainement ont trouvé des visages et des voix. Vous crûtes d'abord être seul contre tous, ce qui vous convenait encore. Vous êtes, à présent, dans la réalité : pas d'interlocuteur, amours et amitiés balayent des cendres. Le banc, quand il y en avait beaucoup dans Paris, réunissait parfois en trio ou en couple, les miséreux, les clochards et l'état de misère semblait une forme d'existence choisie et cultivée, avec ses accessoires et un langage, la mendicité n'était pas lancinante, on s'arrêtait pour parler à un mendiant et celui-ci avait à dire. La déchéance avait encore ses interlocuteurs, elle était statistiquement peu nombreuse, elle était de qualité, elle avait des habitudes, on ne chômait pas, vous étiez jeune, les autobus avaient des plate-formes et un receveur, avec une machine à tourniquet, métallique, crochetée à la ceinture, maniait la chaine d'une clochette : c'était un art. L'époque était au noir-et-blanc, la couleur a rendu notre monde manichéen, le chômage et le grand nombre des faiseurs de manche et afficheurs de faim, de besoin, de demandes précises et parfois originales tranchent chaque jour davantage. Mais le cri qui monte, plus fort et hargneux quand Août arrive, s'étale, dure et chauffe, est un hurlement multiple qui n'assourdit personne, pas vos frères et soeurs qui le poussent, car chacun est seul, il n'y a plus deux miséreux là-bas qui s'organisent leur banquette de station du métro ou qui commentent un morceau de journal, il n'y a que des unités, des vies dissociées, parfaitement différentes les unes des autres, qui se sont soudain trouvées jetées.
La gloire, maintenant très souvent proclamée, d'une de vos parentes, est d'avoir reçu un mari et de l'avoir gardé. A longueur d'existence, elle a su se plaindre avec le talent d'une immense monotonie et de la sincérité, de la véracité de tout ce qu'elle n'avait pas reçu, mais à la question : qu'as-tu donc demandé, qu'attendais-tu, qu'attends-tu encore, elle ne répond que par l'expression de n'avoir jamais été prisée, de s'être donc toujours sentie de trop. Mais elle découvre sa gloire et pour davantage que vous n'auriez cru, à d'autres époques de votre propre vie, vous vous apercevez que le vieillissement chez certains humains est le chemin de la lucidité et presque du contentement. Or, elle ne fut jamais vraiment deux, parce qu'elle se dédaignait elle-même, ne réclamait qu'un dû naturel et non personnel, parce qu'elle a toujours eu soif de compagnie, d'échange et de conversation, mais n'a jamais su - même conjugalement - inspirer, attirer l'échange, attiser la conversation, faire naître une envie de durer. Ceux, celles chez qui on se lève de table ou dont on quitte le lit dès que c'est fini. Le sexe trop tôt, trop vite lavé ; les lèvres trop vite essuyées. Alors, il reste l'autre, parfois ce fut vous, attablé ou à plat dos, les yeux ouverts ; et vous pensez que c'est dommage, que c'aurait pu être, que ce n'est donc pas çà. Quant à votre cousine, il y a, à demeure,l’époux volontiers solidaire et à qui elle a apporté quelque chose, sa dignité sans doute, et en sus, maintenant davantage qu’avant-hier, leur dignité de couple.
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